Aller au contenu

Gouderien

Membre
  • Compteur de contenus

    38 227
  • Inscription

  • Dernière visite

  • Jours gagnés

    69

Billets posté(e)s par Gouderien

  1. Gouderien
    Durant les 45 minutes suivantes, Gérald, comme les autres participants de cette étrange réunion – sauf qu’eux connaissaient déjà le sujet – suivit, avec plus ou moins d’attention, le documentaire projeté.
    Ce film, qui avait été réalisé pour la télévision, remontait à une quinzaine d’années. Son titre était : « Le Grand collisionneur de hadrons » ; avec en sous-titre : « Des installations géantes pour traquer l’infiniment petit ». On commençait par expliquer comment était né le CERN : après la Seconde Guerre mondiale, la science européenne, autrefois triomphante, était tombée au plus bas. Et parmi toutes ces disciplines scientifiques en détresse on comptait la recherche en physique. Pourtant ni les idées ni les hommes ne manquaient. Un savant français, Louis de Broglie (prix Nobel de physique 1929) prit alors l’initiative, en 1949, de créer un laboratoire scientifique européen. En 1952, avec le soutien de l’UNESCO, onze gouvernements européens s’associèrent pour créer le Conseil européen pour la recherche nucléaire, ou CERN. On choisit d’implanter ses installations en Suisse. Les premiers travaux pour la construction du laboratoire du CERN et de son accélérateur commencèrent en mai 1954. En 1957, le premier accélérateur, le Synchro-Cyclotron à protons, fut mis en service, suivi trois ans plus tard du premier gros accélérateur, le Synchrotron à Protons.
    En 1965, le gouvernement français donna son accord pour que les installations du CERN s’agrandissent en débordant sur le sol français. Dans les années 70, d’autres installations et laboratoires, toujours plus perfectionnés, entrèrent en service : les anneaux de stockage à intersections ou ISR, une chambre à bulles à hydrogène, enfin le Super Synchrotron à Protons (SPS), de 7 kilomètres de circonférence.
    En 1981 on décida de construire le « Large Electron Positron collider” (LEP ou « Grand Collisionneur Électrons-Positrons » en français), dans un tunnel d'une circonférence de 27 kilomètres. Il était alors le plus grand accélérateur de particules du monde. Il fut inauguré le 13 novembre 1989. Ce n'est qu'avec le LHC ou « Large Hadron Collider » (« Grand collisionneur de hadrons »), mis en service en septembre 2008 et qui réutilisait son tunnel, qu'il fut détrôné. Pour ceux qui se demanderaient ce que peut bien être un hadron, c’est (dixit la « Wikipédia ») « un composé de particules subatomiques régi par l'interaction forte ».
    Une grande partie du film montrait les travaux gigantesques qu’il avait fallu réaliser pour installer le LHC, dont la construction avait été décidée en 1994. Il avait d’abord fallu démonter le LEP, puisque son successeur le LHC allait utiliser le même tunnel. Ce démontage, qui commença en mai 2001, fut loin d’être une petite affaire. Une fois le tunnel libéré, la construction du « Large Hadron Collider » put enfin débuter. Il entra en service le  10 septembre 2008. Sept détecteurs de particules, dont quatre de très grande taille, étaient installés sur cet accélérateur, à savoir ATLAS, CMS, TOTEM, LHCb, ALICE, LHCf et MoEDAL. A ce moment, c’était le plus important accélérateur de particules au monde. Il conserva cette position pendant une douzaine d’années, avant d’être détrôné par l’accélérateur "Lomonossov" (du nom d’un célèbre savant russe, fondateur de l’université de Moscou), inauguré en 2021, qui était situé près de Smolensk, en Russie, et qui était encore en 2036 le plus grand du monde.
    Gérald suivait ce documentaire d’un œil distrait, en se demandant en quoi tout cela le concernait. D’ailleurs il était nul en physique. Mais quand il entendit – une fois de plus – parler de la Russie, le signal d’alarme résonna à nouveau dans sa tête, et il redoubla d’attention.
    En vain, d’ailleurs. Le reste du film proposait une visite guidée du LHC, incroyable machinerie faite d’interminables tuyaux bleus et gris qui filaient dans des tunnels sans fin, et d’installations qui semblaient tout droit sorties d’un film de science-fiction. Pour égayer un peu la chose, le narrateur citait quelques anecdotes, comme celle de la fouine qui s’était introduite fin avril 2016 dans les tunnels, endommageant un transformateur et provoquant une « perturbation électrique », interrompant pendant quelques jours la course folle des particules dans un système qui, autrement, ne s’arrêtait jamais pendant plusieurs années de suite. Personne ne disait ce qu’il était advenu de cet animal, mais on pouvait supposer le pire.
    On évoquait aussi, mais plutôt pour s’en moquer, les craintes qu’avait suscitées l’entrée en service du LHC. Le 21 mars 2008, deux Américains, Walter L. Wagner et Luis Sancho avaient  intenté un procès au CERN devant la cour d'Honolulu à Hawaï, au motif que le collisionneur pourrait se révéler dommageable d'une manière ou d'une autre, par exemple en créant un trou noir. Leur plainte avait été jugée recevable, pour être ensuite définitivement rejetée. Une autre plainte fut déposée, fin  août 2008, en Europe, devant la Cour européenne des droits de l'Homme de Strasbourg pour les mêmes raisons. La plainte fut finalement rejetée quelques jours plus tard.
    À la suite de ces affaires, plusieurs chercheurs, puis le  CERN, publièrent divers documents sur la  sécurité du LHC, concluant que l'accélérateur était sûr. Le principal argument mis en avant était que la haute atmosphère terrestre, et en fait tous les corps célestes, sont continuellement bombardés de particules très énergétiques, les rayons cosmiques. L'énergie dégagée par ces collisions peut parfois être bien supérieure à celle mise en jeu dans un accélérateur de particules sur Terre comme le LHC, aussi sont-ils certains que quels que soient les effets secondaires de ces réactions, ils ne seront pas dangereux pour la biosphère, sans quoi elle n'aurait pu se développer pendant plusieurs milliards d'années.
        La crainte que des collisions de particules élémentaires donnent lieu à un événement catastrophique n'était pas nouvelle, elle remontait à près de dix ans.
    En 2000, lors de la mise en service du collisionneur d'ions lourds « Realistic Heavy Ion Collider » (RHIC) du Laboratoire national de Brookhaven (État de New York), le physicien espagnol  Alvaro de Rujula et deux de ses collaborateurs avaient imaginé un scénario catastrophe susceptible, en principe, de provoquer la destruction de la Terre. L'affaire avait à l'époque également suscité suffisamment d'intérêt pour nécessiter une analyse détaillée expliquant l'innocuité d'une telle expérience.
    Le célèbre physicien anglais Stephen Hawking, après avoir exposé, en 2008, ses raisons de penser que l’on n’observerait pas le fameux « boson de Higgs », s'était exprimé sur ses craintes à l'égard de cette particule, en 2014 :
    « Le boson de Higgs a le potentiel inquiétant de devenir métastable à des énergies dépassant les 100 milliards de gigaélectron volt. Cela pourrait dire que l'univers pourrait subir une désintégration du vide catastrophique, avec une bulle s'étendant à la vitesse de la lumière. [...] Cela pourrait se produire à tout moment et nous ne le verrions pas venir. »
    Mais les défenseurs de l’accélérateur objectèrent que des collisions à 100 milliards de GeV par proton requerraient un accélérateur de la taille de la Terre.
    Au cours des années suivantes, diverses expériences avaient mis en évidence l’existence du boson de Higgs – que certains avaient baptisé « la particule de Dieu » -, sans provoquer pour cela les catastrophes redoutées.
    Le film se poursuivait en rappelant que le CERN avait joué un rôle essentiel dans la création d’Internet. On présentait ensuite un panorama des recherches en cours, y compris sur d’autres particules encore plus mystérieuses que le boson de Higgs. La conclusion évoquait l’avenir du site, et le remplacement du LHC par un « VLHC » (« Very Large Hadron Collider »). Cette fois on n’allait pas déconstruire les installations existantes, ce qui aurait représenté un travail colossal, mais simplement les agrandir et les perfectionner. 
    Et les lumières se rallumèrent.
    Qu’avez-vous pensé de ce film, Monsieur Jacquet ? demanda le commandant Trifaigne.
    Euh… commença-t-il. En fait, j’ai compris un mot sur deux. Vous savez, j’ai peur que vous ne vous adressiez pas à la bonne personne. J’étais déjà mauvais en physique au lycée, et ça ne s’est pas amélioré depuis.
    L’officier sourit :
    Ça n’a strictement aucune importance, parce que la personne qui vous accompagnera est très calée, elle, dans ce domaine.
    C’était la première fois que l’on faisait allusion à cette « seconde personne », et il se demanda à qui il allait être associé.
    Le colonel Geffrier intervint à son tour :
    Monsieur Jacquet, avez-vous entendu parler du « Concordoff » ?
    Là, Gérald retrouvait un domaine qui lui était plus familier :
    Tout à fait. C’était le Tupolev 144, la version soviétique du « Concorde ». On l’avait appelé ainsi en raison de la troublante ressemblance qu’il présentait avec le supersonique français.
    Absolument, dit Geffrier. Et savez-vous d’où venait cette similitude ?
    Bien sûr. A l’époque où on a conçu le « Concorde », c’est-à-dire dans les années soixante, les espions soviétiques sévissaient à l’Ouest dans tous les domaines, y compris naturellement en aéronautique. En bref, les Soviétiques se sont contentés de nous piquer les plans du « Concorde ».
    Et vous savez comment ça c’est fini ?
    Évidemment. Ce qu’ils ignoraient, c’est que nous savions qu’ils nous espionnaient. Et donc on leur a refilé des plans légèrement modifiés. Et le résultat a été la catastrophe du 3 juin 1973, quand le Tupolev 144 s’est écrasé au cours du salon du Bourget, devant les caméras de télévision du monde entier.
    C’est une triste histoire, remarqua Serreules. Sur le moment on s’est cru très malins, mais en fait s’il avait existé un second supersonique sur le marché, les Américains auraient eu beaucoup plus de mal à torpiller la carrière du « Concorde », ainsi qu’ils l’ont fait. Mais nous ne sommes pas venus ici pour évoquer l’histoire de l’aviation. Le deuxième film que nous allons vous projeter est beaucoup plus court que le premier, et il vous montrera à quoi ressemble l’accélérateur « Lomonossov ». C’est actuellement le plus grand du monde dans son genre, même si le VLHC dont il était question dans le premier documentaire le surpassera certainement quand il sera terminé. Vous vous demandez certainement quel est le rapport avec l’histoire du « Concordoff » ?
    Effectivement.
    Ce fut au tour d’Emma Courson de parler :
    Le CERN comprend un certain nombre de pays, essentiellement européens, mais il y a aussi des pays « observateurs ». Le Japon depuis 1995, les États-Unis depuis 1997, etc. La Russie en fait partie. Ces nations apportent un concours financier, et en contrepartie ont accès à toute la documentation concernant les expériences qui ont pu être effectuées grâce à leur argent.
    Je crois que je vous vois venir, dit Gérald.
    Geffrier prit la suite :
    Depuis la chute de l’URSS, les Russes n’ont pas perdu leurs mauvaises habitudes, et leurs agents de renseignement continuent à sévir dans le monde entier, espionnant tout et n’importe quoi. Donc, il y a environ 25 ans, quand ils ont commencé à s’intéresser au CERN, quelqu’un chez nous s’est dit que c’était un prétexte pour copier notre technologie afin de la reproduire dans leur pays, comme dans le cas du « Concorde ».
    Et alors ?
    Alors on leur a fourni une documentation revue et corrigée. C’était idiot, dans un sens, parce que les installations du CERN servent principalement à la recherche pure, et n’ont pas d’application militaire. Mais bon, c’est ce qui a été fait, et une fois de plus nous nous sommes plantés.
    Comment ça ?
    Ce fut Emma Courson qui répondit :
    Apparemment, nos documents modifiés ont ouvert de nouvelles voies de recherche aux physiciens russes. C’est ainsi qu’ils ont pu construire « Lomonossov », qui est plus puissant que tout ce que nous avions réalisé jusque-là. Mais ce n’est pas le seul problème. Les Russes ont obtenu des avancées foudroyantes dans des domaines où nous ne faisions jusque-là que balbutier. Mais eux, ils savent protéger leurs secrets. Les savants russes ne publient qu’une partie de leurs travaux – ce que le pouvoir les autorise à divulguer. Le reste demeure secret.
    Sauf, dit Serreules, que de nos jours il devient de plus en plus difficile de conserver un secret. Et puis, nous avons nous aussi nos espions, et nos hackers. Quand je dis « nous », il faut comprendre les Occidentaux en général, pas seulement les Français.
    Ce qui fait, poursuivit le professeur Courson, que nous avons une assez bonne idée de l’état des recherches en Russie. Et ce que nous savons n’est pas fait pour nous rassurer.
    Pourquoi ? demanda Gérald d’un air innocent.
    Parce que, dit Serreules, les Russes jouent avec le feu. Vous vous souvenez du documentaire, et des craintes exprimées par certains scientifiques à propos des accélérateurs de particules ? A l’époque, ces histoires étaient ridicules. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Mais faisons les choses dans l’ordre. Nous allons vous projeter un petit film russe, sous-titré en anglais – je suppose que vous êtes anglophone ?
    Of course I am !
    Perfect. Mais avant, nous allons faire une pause. Peut-être voudriez-vous boire quelque chose ?
    Ce n’est pas de refus.
    Gérald avait la gorge sèche, et il demanda un jus de fruit. Quand tout le monde eut exprimé ses souhaits, Geffrier donna un coup de téléphone, et quelques minutes plus tard un planton frappa à la porte, portant les boissons sur un plateau.
    Dix minutes plus tard, la pause terminée, on éteignit à nouveau les lumières, et la projection du deuxième film commença. Gérald connaissait un peu le russe, mais pas assez pour suivre le commentaire ; heureusement, il y avait les sous-titres. Le documentaire s’appelait « Le Grand accélérateur », et racontait la construction et la mise en service de ce qui était à présent la plus grande installation de ce type dans le monde. Le site choisi se situait non loin de Smolensk, à l’ouest de la Russie, près de la frontière biélorusse. L’accélérateur "Lomonossov", qui était couramment appelé « la Machine de Krasny », du nom de la localité la plus proche, avait demandé une douzaine d’années de travail. Commencé en 2008, il avait été inauguré en grande pompe par le président russe en mai 2021. En fait il n’y avait pas un mais trois accélérateurs, reliés ensemble et fonctionnant conjointement : par ordre de taille, « Petite Ourse », « Grande Ourse », et « Stalin Bolchoï », c’est-à-dire « Staline le Grand ». Victor Koromenko, président de la fédération de Russie depuis 2026, était, plus encore que ses prédécesseurs Vladimir Poutine et Youri Medvedev, un nostalgique de l’URSS et un admirateur de ce que l’on appelait « l'ère de la grandeur soviétique ». On passait sous silence les millions de morts du stalinisme, les déportations, les famines et les pénuries généralisées pour ne retenir que les aspects positifs du règne du « Petit père des peuples » : le développement du pays, la victoire dans la Seconde Guerre mondiale, le rayonnement international et le plein emploi.
    Le film montrait la construction de la « Machine de Krasny », et particulièrement de « Staline le Grand » qui, avec une circonférence de 43 kilomètres, dépassait tout ce qui existait dans le monde. On disait d’ailleurs qu’il s’étendait en partie en territoire biélorusse, ce qui n’était pas étonnant car les deux pays entretenaient des relations très amicales. Comme dans le cas du CERN, la plupart des installations étaient souterraines. Par contre le commentaire était beaucoup moins prolixe en ce qui concerne les expériences menées ; on mentionnait seulement des avancées décisives dans la recherche du fameux boson de Higgs, ainsi que des tentatives prometteuses visant à découvrir ce qu’était la mystérieuse « matière noire », dont les travaux des physiciens avaient démontré qu’elle était l’un des principaux constituants de l’univers.
    Le film approchait de sa fin, quand apparut sur l’écran un personnage en blouse blanche, souriant, l’air d’un tennisman plutôt que d’un scientifique, et qui présentait une certaine ressemblance avec l’ancien président de la République française Emmanuel Macron. Le commentaire précisait qu’il s’agissait du professeur Anatoli Visserianovitch Diavol, directeur de l’IRRPE, « Institut russe de recherche en physique expérimentale ».
    Mathieu, arrêtez-vous un instant sur cette image, ordonna Serreules.
    Le militaire s’exécuta, et la photo du physicien russe s’immobilisa sur l’écran.
    Regardez bien cet homme, déclara Trifaigne d’une voix grave, et n’oubliez pas son visage.
    Pourquoi ? parvint à balbutier Gérald, qui pressentait le pire.
    Ce sera votre cible.
  2. Gouderien
    Après avoir longuement hésité, Gérald s’habilla en gris clair, avec une chemisette blanche : sobre, classique et surtout léger, en raison de la chaleur. Il arriva dans les studios de Nation2, à Saint-Cloud, peu avant 18 heures. Sophia Wenger était déjà là, et ils se saluèrent. Il rencontra brièvement Roland Viellepousse, le journaliste qui devait les interviewer ; c’était un bellâtre blond et ignorant, qui avait la sale manie de couper systématiquement la parole à ses invités dès qu’ils étaient un peu trop diserts à son goût. Puis on l’emmena se faire maquiller, ce qui fut assez long. Sophia et lui se retrouvèrent ensuite dans une pièce proche du plateau, où on leur servit des rafraîchissements ; une télévision accrochée au mur diffusait le programme de Nation2. La jeune femme était plus belle que jamais, vêtue d’une robe rouge fuchsia qui découvrait ses bras et ses jambes. Avant qu’on ne les invite à entrer sur le plateau, ils durent subir le journal de Roland Viellepousse, durant lequel le présentateur, avec une satisfaction visible, énuméra les catastrophes du jour : guerre civile aux États-Unis et en Chine, famine en Afrique, tremblement de terre à Java, ouragan force 6 aux Caraïbes, accident de chemin de fer en Italie, canicule record sur l’Europe, etc. Enfin ce fut à eux. Gérald envisageait ce passage à la télévision comme une corvée, mais il était en-dessous de la vérité, car ce fut bien pire. D’abord le présentateur n’en avait que pour la belle musicienne, et c’est à peine s’il eut l’occasion de placer un mot. Par contre, on voulut à tout prix lui faire dire qu’il y avait quelque chose entre Sophia et lui, et il eut toutes les peines du monde à tenter de rétablir la vérité. Il faisait très chaud sur le plateau en raison des projecteurs, et bientôt, l’énervement aidant, il se retrouva en sueur ; Sophia, elle, était fraîche comme une rose, comme d’habitude. Elle parla de son prochain concert à Paris et de sa future tournée en Russie, et l’incorrigible Viellepousse demanda à Gérald s’il en serait.
    Pas à ma connaissance, non, répondit-il.
    Comme quoi tout le monde peut se tromper. On avait installé un piano sur le plateau, et on demanda à la jeune femme de jouer quelque chose ; elle choisit un morceau de Schumann, et ce fut le moment le plus agréable de cette soirée.
    Mais le pire, c’est qu’ensuite on fit venir des invités : Paul Ricquert, un idéologue du Front patriotique, et pour équilibrer les choses – car Nation2 se voulait une chaîne de télévision politiquement neutre, même si tout le monde savait de quel côté elle penchait en fait – Christelle Ragot, une mégère d’extrême gauche légèrement timbrée, vaguement écrivaine mais dont personne ne lisait plus les livres depuis longtemps. Naturellement Ricquert attaqua sur la question des clandestins, tandis que Ragot les couvrait d’injures, Sophia et lui, pour avoir tué trois Africains innocents. Puis les deux invités s’engueulèrent entre eux, et l’émission s’acheva dans le chaos le plus total.
    En sortant du plateau, on les invita à boire un verre, mais malheureusement la harpie Ragot était encore là, ce qui gâcha un peu l’ambiance. Et puis ils quittèrent les studios, et il eut à peine le temps de dire au revoir à la pianiste – « See you soon » lança-t-elle en s’éloignant -, que les appels commencèrent à se succéder : d’abord son père, qui voulait aller casser la gueule à cette Christelle Ragot, puis Ghislaine, qui l’avait trouvé très bien, et puis le magazine « Closer », immédiatement suivi par « Grazia » : l’un et l’autre voulaient à toute force faire un reportage sur Sophia et lui ; il refusa sèchement. Il rentra chez lui très énervé, et la perspective de son rendez-vous du lendemain n’était pas faite pour le calmer.
     
    Samedi 2 août 2036.
    Le lendemain, Gérald était d’une humeur massacrante. Il tourna toute la matinée chez lui comme un lion en cage, déjeuna rapidement, puis se décida à sortir en début d’après-midi. Il avait mis ses Ray-ban, à la fois en raison du soleil et pour ne pas qu’on le reconnaisse. Il alla au musée du Louvre, qui était sur son chemin ; au moins y faisait-il un peu plus frais, sauf sous la fameuse pyramide, où on aurait pu faire pousser des bananes. Il passa devant de nombreux tableaux sans les voir, tellement il était obsédé par son rendez-vous à venir. Vers 16 h 20, il ressortit, prit sa voiture et alla se garer place de la Concorde, ce qui lui prit un moment. A 16 h 45, il pénétra dans le célèbre hôtel Crillon (pour être précis : hôtel de Crillon), et se mit à la recherche du fameux bar « les Ambassadeurs ». Cela faisait une éternité qu’il n’était pas venu ici, mais il se repéra facilement. Comme il était un peu en avance, il décida de s’offrir un verre.
    Une Vodka-Martini avec une rondelle de citron, commanda-t-il au serveur ; au shaker, pas à la cuiller.
    C’était une des boissons favorites de James Bond, et ça faisait très longtemps qu’il avait envie de dire ça ; c’était le moment où jamais. Il était en train de déguster son cocktail en admirant la décoration du bar quand, à 17 heures précises, un grand type en costume gris impeccable, cravate bleue nouée autour du cou malgré la canicule, s’approcha de lui.
    Monsieur Jacquet ? demanda-t-il d’un ton aimable.
    Lui-même.
    L’homme lui montra, rapidement et discrètement, une carte avec sa photo barrée de tricolore ; il eut le temps de lire « Colonel François Geffrier » et en-dessous : « DGSE ».
    On vous attend, déclara l’officier.
    Gérald n’eut que le temps de finir sa Vodka. Il voulut la payer, mais l’homme dit :
    On s’en occupera.
    Alors il le suivit.
     
    Ils gagnèrent une berline Citroën noire, qui était garée non loin du palace. Ils montèrent à l’arrière, et le chauffeur démarra aussitôt.
    Où allons-nous ? demanda le journaliste.
    Dans les locaux de mon service, rue Saint-Dominique.
    Cela faisait longtemps que le ministère de la Défense avait déménagé ailleurs, mais apparemment il avait conservé quelques annexes dans cette célèbre rue de la rive gauche. C’était le mois d’août, et la circulation était assez fluide. Il ne leur fallut qu’une quinzaine de minutes pour parvenir à destination.
    Ils se garèrent devant le numéro 16, tout près de l’ancien ministère, et le colonel invita Gérald à descendre. C’était un petit immeuble, avec une porte cochère surmontée d’un blason tricolore marqué « RF ». Le colonel tapa un code, puis poussa l’un des montants. Ils entrèrent dans une cour où stationnaient deux factionnaires en uniforme, pistolet-mitrailleur au côté. Entre eux, une porte. Là encore, l’officier dut entrer un code pour entrer. Ils se retrouvèrent dans un couloir, où s’alignaient plusieurs portes de chaque côté ; au bout se trouvait un ascenseur.Geffrier le fit entrer dans une petite pièce sur la gauche ; là, deux fonctionnaires de police vérifièrent l'identité de Gérald, y compris en lui faisant passer un scanner de l’œil. Apparemment satisfaits du résultat, ils les laissèrent continuer leur chemin. Ils gagnèrent l’ascenseur. La cabine, ultra-moderne, était peinte en gris et blanc ; le panneau de commande ne comportait que cinq boutons. Le colonel appuya sur celui du bas. Ils descendirent très rapidement. Toujours sans un mot, l’officier ouvrit la porte et laissa Gérald passer devant. Des couloirs peints en jaune s’ouvraient dans tous les sens, et le journaliste songea qu’il aurait aussi bien pu se trouver dans un hôpital. Naturellement, les locaux étaient climatisés, et cela sentait le désinfectant. Des numéros et des flèches peints en noir en haut des murs permettaient de se repérer.
    Par ici, indiqua Geffrier en le conduisant vers la gauche.
    Là encore, des plantons en uniforme montaient la garde à intervalle régulier. Enfin le colonel ouvrit une porte, que rien ne distinguait apparemment des autres, sauf le grand « 1 » peint en haut du mur, juste à côté.
    Nous y voilà, annonça-t-il.
    Devant Gérald s’étendait une immense salle, aux murs couverts d’écrans et de cartes ; une vaste table en occupait le centre, et deux hommes et une femme se tenaient assis là ; ils se levèrent en les apercevant. Un peu à l’écart, un bidasse en uniforme était assis devant un ordinateur. Un autre soldat surveillait la porte. Et, tout au fond de la pièce, dans un recoin sombre, un sixième individu était également assis, immobile, le visage dissimulé dans la pénombre.
    Un grand type taillé en armoire à glace et vêtu d’un costume de prix s’approcha du journaliste et lui tendit la main :
    Nathan Serreules, conseiller du Premier ministre.
    Enchanté, marmonna Gérald.
    Son comparse se présenta à son tour ; il était plus petit et plus âgé, moustachu, le crâne dégarni, et habillé de vêtements plus ordinaires ; il lui serra également la main, d’une poigne énergique :
    Commandant Lucas Trifaigne, DCR.
    Ravi de vous rencontrer.
    La DCR, Gérald le savait, c’était la Direction centrale du Renseignement. Pas précisément n’importe quoi.
    Enfin l’unique femme du groupe lui tendit la main. Elle devait avoir la quarantaine, portait des lunettes, les cheveux coupés court, et était vêtue d’un tailleur gris.
    Professeur Emma Courson, déclara-t-elle. Je suis spécialiste en physique nucléaire, et j’appartiens au CERN.
    Enchanté.
    Gérald savait que l'Organisation européenne pour la recherche nucléaire, aussi appelée laboratoire européen pour la physique des particules et couramment désignée sous l'acronyme CERN (du nom du Conseil européen pour la recherche nucléaire, organe provisoire institué en 1952), était le plus grand centre de physique des particules du monde. Même si l’Europe unie n’existait plus, certaines organisations internationales lui avaient survécu ; le CERN en faisait partie.
    Asseyez-vous, commanda Geffrier. Je crains que nous en ayons pour un moment.
    Discipliné, le journaliste choisit un siège au hasard, parmi la demi-douzaine qui entourait la table ; ses quatre interlocuteurs s’installèrent dans les autres.
    Monsieur Jacquet, commença Serreules, qui semblait être le leader du groupe. Avez-vous la moindre idée de la raison pour laquelle nous vous avons fait venir ?
    Eh bien, déclara Gérald avec hésitation, je suppose que vous avez quelque tâche à me confier ? Que cela arrive quinze ans après mon départ du Service, je dois dire que cela me laisse pantois, mais vous avez certainement vos raisons, bien que je ne distingue pas lesquelles.
    Serreules regarda ses trois comparses ; il semblait ne pas savoir par où débuter. Puis Trifaigne prit la parole à son tour :
    Est-il nécessaire de préciser que tout ce que vous allez entendre ici est marqué du sceau du secret le plus absolu ? Que vous acceptiez ou pas la mission que nous allons vous confier, rien de ce que vous allez apprendre ne doit franchir ces murs.
    C’est évident, dit Gérald. J’ai appartenu aux forces spéciales, puis à la DGSE ; je connais la musique.
    Je vois que nous sommes sur la même longueur d’onde.
    Et je suis rassuré de constater que vous me laisserez la possibilité du choix.
    Bien entendu. Nous sommes entre gens civilisés, tout de même.
    Évidemment.
    Bien, dit Serreules.
    Il désigna l’écran principal qui couvrait une grande partie du mur, juste devant eux.
    Nous avons pensé qu’afin de vous expliquer le plus rapidement possible la situation délicate dans laquelle nous nous trouvons, et le rôle que vous serez éventuellement amené à jouer afin de la dénouer, le mieux était encore de vous montrer cela par l’image. Vous allez donc voir trois films, le premier étant le plus long. Maintenant, je laisse la parole au professeur Courson.
    Tout d’abord, une question, commença-t-elle d’une voix douce : savez-vous ce qu’est un accélérateur de particules ?
    Gérald s’était attendu à tout, sauf à ce genre de question.
    Euh… balbutia-t-il. C’est un appareil très grand et très coûteux, qui sert à la recherche en physique nucléaire, non ?
    Emma Courson fit une moue approbatrice :
    Grosso-modo, c’est ça. En langage scientifique, on pourrait dire qu’un accélérateur de particules est un instrument qui utilise des champs électriques ou magnétiques pour amener des particules chargées électriquement à des vitesses élevées. En d'autres termes, il communique de l'énergie aux particules. On en distingue deux grandes catégories : les accélérateurs linéaires et les accélérateurs circulaires. Maintenant nous allons vous projeter un documentaire, déjà ancien mais ce n’est pas grave, à propos du Grand collisionneur de hadrons, un accélérateur de particules est entré en fonction le 10 septembre 2008 et qui est situé dans la région frontalière entre la France et la Suisse, entre la périphérie nord-ouest de Genève et le pays de Gex. C’est l’un des principaux outils de recherche utilisés par le CERN, même si c’est loin d’être le seul. Mais je vous laisse visionner ce film, qui vous expliquera tout ça mieux que moi.
    Mathieu, c’est quand vous voulez, ordonna Trifaigne au soldat qui était assis devant l’ordinateur.
    Bien commandant.
    Toutes les lumières s’éteignirent, tandis que l’écran s’illuminait.
     
  3. Gouderien
    Il gagna le quatrième étage, où se trouvait le bureau de sa patronne. Il y avait peu de monde dans les locaux : certains étaient déjà rentrés chez eux, et de toute façon c’était les vacances. Quand elle l’aperçut, Ghislaine se jeta dans ses bras et l’embrassa. Il fut plutôt étonné de cette démonstration d’affection, qui n’était guère dans ses habitudes.
    Ça va ? demanda-t-elle.
    Disons que ça va mieux.
    Si tu savais ce que je m’en suis voulu, de t’avoir expédié à l’autre bout du monde, quand ta fille a été enlevée. Jusqu’au moment où on a annoncé sa libération, je n’en dormais pas de la nuit.
    Je comprends. Moi aussi, j’ai passé des moments très difficiles.
    Tu as quelque chose de spécial à faire ?
    Non.
    Alors je termine un boulot urgent, et puis on va dîner. Comme ça on aura le temps de parler.
    OK, pas de problème.
    Il en profita pour gagner son propre bureau, où en fait il mettait rarement les pieds, les nombreux messages qui lui étaient destinés étant transférés directement sur son portable. Quelques-uns de ses collègues étaient encore là, et ils vinrent le saluer et le féliciter pour son article.
    A 19 h 30, Ghislaine sortit de son bureau et vint le chercher. Il songea qu’elle faisait des progrès : quand elle était plus jeune, elle était tellement absorbée par son travail qu’elle ne voyait pas le temps passer. Elle était tout à fait capable de convoquer des gens pour une réunion à 11 heures du matin, et à trois heures de l’après-midi de regarder sa montre en s’exclamant, sur le ton de la plus grande surprise : ah ben il est déjà cette heure-là ? Zut, on a raté le déjeuner ! Certains croyaient qu’elle faisait ça par vacherie, mais en fait non, simplement elle était tellement concentrée sur son travail qu’elle en venait à oublier tout le reste – c’est comme ça qu’elle était arrivée à son poste actuel.
    Ils descendirent au parking, au deuxième sous-sol, et elle s’arrêta devant une Lexus grise.
    On ne prend pas ta BMW volante ? demanda-t-il.
    Non, mon chauffeur est déjà rentré chez lui. Et je n’ai pas le permis pour piloter ce genre d’engin.
    Ah d’accord !
    Qu’est-ce que tu as envie de manger ?
    Je te fais confiance.
    Elle le conduisit directement dans un restaurant étoilé du quartier des Champs-Élysées, une brasserie de l’avenue Franklin-Roosevelt où elle semblait avoir ses habitudes. Après être entré, il fallait monter au premier étage, où l’on découvrait un décor boisé et feutré et aussi – fort heureusement – climatisé.
    Tandis qu’ils examinaient la carte, elle dit :
    Alors tu passes au journal de Nation2, demain soir ?
    Et oui ! En compagnie de cette chère Sophia Wenger.
    Comment est-elle ?
    Comme femme, comme musicienne ou comme adepte des arts martiaux ?
    Fais-moi une synthèse !
    Il se calla sur sa chaise, et parut réfléchir.
    Eh bien, comme femme elle est très jolie mais un peu bizarre, en tant que musicienne elle est fabuleuse, et comme adepte des arts martiaux elle est redoutable.
    Tu es amoureux d’elle ?
    Quelle question étrange !
    Le garçon arriva, et ils commandèrent les apéritifs, les entrées, les plats et les vins. Gérald avait eu l’intention de manger léger, étant donné le temps, mais il céda aux sirènes de Ghislaine qui lui assurait qu’ici tout était délicieux, et il commanda finalement une salade de foies de volailles puis du confit de canard accompagné de pommes de terre sarladaises, le tout servi avec des Bordeaux blanc et rouge. En tous cas cela lui donna un peu de temps pour réfléchir.
    Quand je l’ai vue pour la première fois, répondit-il, elle m’a fait un effet prodigieux. Mais la suite m’a un peu refroidi. Elle a tué trois hommes sous mes yeux en moins de deux secondes, uniquement en se servant de ses mains. Je n’avais jamais vu ça, même à l’armée.
    Dans ton article, tu présentes ça comme de la légitime défense.
    Disons que c’est la version « politiquement correcte ».
    Les gendarmes s’en sont contentés ?
    Il faut croire, même s’ils n’étaient pas ravis. Mais je pense qu’ils ont subi de lourdes pressions. On avait fait appel à Sophia Wenger, il était difficile de lui reprocher ensuite d’employer des méthodes expéditives. Par contre, ma fille lui en veut beaucoup.
    Pourquoi ?
    Elle a dit que ses ravisseurs avaient été très gentils avec elle.
    Elle est très jeune, et facilement influençable.
    Oui. C’est possible.
    Le garçon vint apporter les apéritifs, deux kirs à la framboise. Ils trinquèrent :
    A nos retrouvailles ! lança-t-elle.
    A nos amours ! répliqua-t-il, sans bien savoir pourquoi.
    Il but une gorgée. Il avait soif, et la boisson était bien fraîche.
    Tu sais, reprit-il, j’ai trouvé toute cette histoire très étrange. Les ravisseurs avaient vraiment l’air de pieds-nickelés. Et nous avons découvert leur cachette un peu trop facilement.
    Il paraît que ta miss Wenger est aussi une bonne détective.
    Je sais. Il paraît. Bonne à ce point ?
    Si tout cela était une mise en scène, dans quel but ? Et pourquoi avoir tué ces trois hommes ?
    Cela fait plusieurs jours que je me pose ces questions, et je n’ai toujours pas trouvé la réponse.
    On apporta les entrées, et ils continuèrent leur conversation en mangeant.
    Tu avais raison, commença-t-elle.
    A quel propos ?
    L’accident d’avion de Roissy, l’autre jour.
    Ah oui.
    Il y a bien eu une panne générale d’électricité.
    Même dans les avions ?
    Oui.
    Qu’est-ce qui a pu produire ça ?
    On pense qu’il s’est produit une catastrophe en Russie. Mais nous n’avons que très peu d’informations. Moscou minimise les choses.
    Il secoua la tête, incrédule :
    Quel genre de catastrophe pourrait produire un tel effet ? Je ne vois qu’une explosion nucléaire.
    D’après les spécialistes, on n’a noté aucune élévation du niveau de radiation.
    Ouais, enfin je me méfie de ce genre de spécialistes ! C’est eux qui avaient assuré que le nuage de Tchernobyl s’arrêterait à la frontière française, en 1986. D’ailleurs, les russes possèdent encore des centrales nucléaires en activité ?
    Il paraît.
    C’est contraire à tous les traités.
    Tu sais, les Russes sont connus pour appliquer les traités quand ça les arrange. Cela dit, ça pourrait aussi être un accident militaire.
    Ces derniers temps, les théories les plus fantaisistes avaient circulé à ce sujet sur le Worldnet ; même s’il n’avait guère eu le temps de s’y intéresser, il avait quand même noté qu’on mettait souvent en cause la Russie – on ne prête qu’aux riches. Qui lui avait parlé de la Russie, aujourd’hui ? Ah oui, Sophia, à propos de la tournée qu’elle allait effectuer bientôt là-bas. Coïncidence ? Un signal d’alarme s’alluma dans sa tête, et il préféra changer de sujet.
    Dis-donc, dit-il, c’est une idée à moi, ou il fait de plus en plus chaud, à Paris ?
    Non, c’est une réalité. On est en train de battre tous les records de chaleur. Et de pollution.
    Elle se pencha vers lui par-dessus les assiettes et ajouta à mi-voix :
    On n’en parle pas trop encore, mais il paraît que de nombreuses personnes âgées n’y résistent pas. Les urgences des hôpitaux se remplissent. Et les morgues, aussi.
    C’est vrai ? fit-il, étonné. Pourtant on a eu assez de canicules ces dernières années. Je pensais que les gens étaient équipés, maintenant.
    Tu as toujours des radins, ou des personnes trop pauvres pour se payer la climatisation. Sans compter les maisons de retraite. Les choses se sont améliorées, mais il y a encore beaucoup à faire.
    Le sujet l’intéressait, et s’il n’avait pas eu son rendez-vous mystérieux de samedi au Crillon, il lui aurait proposé de rédiger un papier là-dessus. Mais il préférait ne pas prendre d’engagement pour le moment.
    Et si tu me parlais de ton voyage aux États-Unis ? demanda-t-elle, tandis qu’on enlevait les assiettes des entrées pour apporter les plats principaux.
    Houlà, il y en a pour un moment !
    J’ai tout mon temps.
    Ils sortirent de là plus d’une heure plus tard, rassasiés et un peu éméchés. Entre-temps, la nuit était tombée.
    Comme je suis venu avec Sophia, déclara-t-il, j’ai programmé ma voiture pour qu’elle vienne toute me seule me rejoindre près de chez moi. J’espère qu’elle aura su trouver son chemin.
    Tu tiens à rentrer chez toi ?
    Tu as une autre idée ?
    Eh bien, je pourrais t’héberger pour cette nuit.
    Tu ferais ça ? dit-il en la regardant d’un œil intéressé.
    Mais oui. Je crois que nous avons encore des choses à nous dire.
    Et à faire.
    Certainement.
    Ils s’embrassèrent, puis regagnèrent la voiture de Ghislaine pour se rendre chez elle. Elle habitait un immense appartement, décoré d’objets d’art et d’antiquités venus des quatre coins du monde – avant d’être rédactrice en chef au « Figaro », Ghislaine Duringer avait énormément voyagé pour des reportages - au huitième étage d’un immeuble moderne, avenue Philippe Pétain à Neuilly-sur-Seine, juste en face de la Défense. Cela faisait au moins un an qu’elle ne lui avait pas fait l’honneur de l’inviter chez elle. En arrivant, il se précipita vers les baies vitrées, qui donnaient sur ce que l’on appelait depuis longtemps le « Manhattan parisien ». Maintenant que l’on y avait construit deux tours de près de 300 mètres de haut, le quartier de La Défense commençait vraiment à mériter ce nom – et encore, l’édification d’un gratte-ciel d’un demi-kilomètre de hauteur était-elle en projet. De nuit, c’était un spectacle fascinant, et il songea que s’il avait habité là, il aurait passé sa vie à le contempler. Elle arriva discrètement derrière lui, et se pelotonna dans son dos.
    Tu boirais un verre ? demanda-t-elle.
    Pourquoi pas, mais je ferais bien quelque chose d’autre avant.
    Oh, coquin !
    A sentir la pression des pointes de ses seins dans son dos, à priori elle avait la même idée que lui.
    Ils firent l’amour, et cela lui fit un bien fou. Il songea qu’il avait un peu trop pensé à Sophia Wenger, ces derniers temps. Et puis, comme ni l’un ni l’autre n’avait sommeil, ils allèrent s’asseoir sur le balcon, une pina colada glacée à la main. Il faisait vraiment très chaud, heureusement les boissons étaient là pour les rafraîchir. Il montra à Ghislaine sur son portable toutes les photos qu’il avait prises pendant son bref séjour aux États-Unis, et dont il ne lui avait envoyé que quelques-unes, et elle les trouva très intéressantes et dignes, au moins pour les meilleures d’entre elles, de figurer dans un prochain numéro du « Figaro Magazine ». Il lui fit voir aussi les clichés pris à Charlagnac. Pendant un moment ils restèrent sans rien dire, observant les voitures qui filaient sur les quais, le long de la Seine. Et puis, à sa grande surprise, Ghislaine demanda :
    As-tu déjà songé à te remarier ?
    Pas ces derniers temps, non. J’ai été un peu trop occupé.
    Bien sûr. Mais avant ?
    Je vais t’avouer une chose, dit-il en la regardant droit dans les yeux, pendant des années après mon divorce, je n’ai pas ressenti le poids de la solitude, j’ai juste profité de ma tranquillité. Les dernières années de ma vie avec Isabelle avaient été épouvantables : des disputes permanentes, avec Agnès au milieu qui nous regardait d’un œil atterré.
    Je comprends.
    Et toi ? demanda-t-il. As-tu pensé à te marier ?
    Hum… Ça m’est arrivé, une ou deux fois. Mais finalement ça ne s’est pas fait.
    Elle ajouta en riant :
    Au moins ça m’a évité les frais de divorce.
    Sur ce elle finit son verre et se leva en disant :
    Il faut quand même que j’aille me coucher, demain je dois me lever tôt. Tu me rejoins ?
    Avec le plus grand plaisir.
     
    Vendredi 1er août 2036.
    Le son du radio-réveil les réveilla à sept heures du matin. Gérald se leva péniblement, la tête un peu embrumée à cause des libations de la veille. Une douche et un bon petit-déjeuner le remirent en forme. Tout en mangeant, Ghislaine était concentrée sur son portable, et répondait aux nombreux messages qu’elle avait reçus durant la nuit. Quant à lui, cela faisait longtemps qu’il avait résilié ses abonnements à « Facebook », « Twitter » et autres parasites – à l’indignation de sa fille, qui le traitait de ringard. Mais bien sûr, une rédactrice en chef ne pouvait se permettre un tel luxe. Elle le conduisit jusqu’au « Figaro », et de là il prit un taxi pour rentrer chez lui. Un peu après neuf heures, il était dans l’île Saint-Louis. Il eut le plaisir de retrouver Olga, sagement garée devant son domicile. Il fit le tour du véhicule pour vérifier qu’il ne lui était rien arrivé, mais la carrosserie était impeccable.
          Chez lui ne l’attendaient que des factures et des prospectus. Même si l’essentiel du courrier était désormais dématérialisé, le papier avait toujours ses adeptes. Il envoya un texto à Agnès pour lui dire qu’il était bien arrivé à Paris, elle lui répondit presque aussitôt pour l’assurer que tout allait bien de son côté. Il fit un peu de ménage puis des courses, car son frigo était vide. A midi, il alla déjeuner dans un restaurant grec du Quartier latin. Puis il rentra chez lui. Un peu plus tard, il reçut un coup de fil de la production de Nation2, qui lui rappelait son rendez-vous du soir et lui demandait de se présenter au moins deux heures en avance, pour le maquillage et autres préliminaires. Il promit d’être ponctuel.
     
  4. Gouderien
    En fait, il dormit tellement mal qu’au bout d’un moment, las de tourner et se retourner dans son lit, il finit par se lever. Il alluma la lumière, chercha un papier et un stylo dans ses affaires, et s’assit devant la petite table placée contre un mur, en face de son lit. Et il établit une liste. Elle comportait dix lignes, chacune commençant par un numéro. La voici :
     
    La panne. Interdiction de dire la vérité.
    Visite des policiers chez moi.
    On me parle du Trianon.
    Départ pour Las Vegas.
    Enlèvement d’Agnès.
    Arrivée de Sophia Wenger.
    Elle trouve facilement la cachette et tue les truands.
    Elle propose de me conduire à Paris.
    Rendez-vous à l’hôtel Crillon.
    ?
     
          Le lecteur l’aura compris, c’était la liste de tous les événements étranges qui étaient arrivés dans la vie de Gérald, depuis cette nuit où sa rédactrice en chef l’avait réveillé pour l’envoyer sur le site d’un crash aérien. En fait il avait failli rajouter une autre ligne, entre la 4 et la 5, qui se serait intitulée « Guerre civile aux USA » ou quelque chose de ce genre. Mais il s’était ravisé : il ne fallait pas qu’il devienne parano, la Maison Blanche ne prenait pas ses décisions en fonction des faits et gestes de M. Gérald Jacquet, insignifiant journaliste français.
         Quelle serait la suite ? Il n’en avait pas la moindre idée. Il la connaîtrait sans doute samedi, s’il allait à ce fameux rendez-vous – mais pouvait-il ne pas y aller ? En bonne logique, on allait lui confier une mission, mais si elle était aussi insignifiante que celles qu’il avait effectuées au temps lointain où il faisait partie des Services secrets, cela valait-il le dérangement ? Et si c’était une vraie mission, alors quoi ? Qu’est-ce qui pouvait justifier qu’on aille le chercher, lui, un ex-agent de 5e catégorie, sans qualification particulière ? Ça ne tenait pas debout. Une chose était certaine en tous cas, c’est que Mlle Sophia Wenger, pianiste, artiste lyrique et maîtresse ès arts martiaux – sans compter ce qu’il ne savait pas – tenait une grande place dans cette histoire. Une trop grande place, pour que ce ne soit qu’une suite de coïncidences. D’ailleurs les coïncidences n’existent pas : on le lui avait assez répété durant sa formation d’agent de renseignement. Il déchira la liste en petits morceaux et la jeta dans sa corbeille à papiers, puis finit par se recoucher.
         Bien plus tard, revenant sur cette période de sa vie, il songea que son analyse de la situation à l’époque était juste, sauf sur un ou deux points, dont celui-ci : pour ce qu’on allait attendre de lui, il était largement assez qualifié. Et surtout, ainsi qu’il le comprit tardivement, il était sacrifiable…
     
    Jeudi 31 juillet 2036.
    Gérald avait réglé la sonnerie de son portable à sept heure – ce qui n’était pas vraiment une bonne idée, car il avait été très long à trouver le sommeil. Mais comme Sophia Wenger n’avait pas précisé à quelle heure elle passerait le chercher, il préférait se lever tôt. Il prit sa douche, se lava les dents puis se rasa, enfin descendit à la cuisine. Son père était déjà là, dans une somptueuse robe de chambre bleue et jaune qu’il ne lui connaissait pas.
    - Un cadeau d’Irène, dit le vieillard en réponse à sa question muette, après qu’il lui ait fait la bise. Alors tu pars avec ta copine anglaise à Paris ?
    - Ce n’est pas ma copine, papa, objecta Gérald.
    - Je dis ça en plaisantant. Remarque, si c’était ta copine, je serais le dernier à te le reprocher ! Elle est très jolie. Et, ce qui ne gâte rien, elle doit être riche à millions.
    - Toujours romantique, à ce que je vois ! dit le journaliste en remplissant son bol de café fumant.
    - Il y a quand même un truc qui me gêne en elle, dit son père.
    - Quoi ?
    - Ben je sais pas. C’est ça qui est étrange.
    - C’est peut-être l’idée qu’elle ait tué trois hommes ?
    - Non. C’est physique. C’est comme quand un mec se déguise en femme. Même s’il est parfaitement habillé, maquillé, parfumé etc., tu sens qu’il y a quelque chose qui ne va pas.
    Gérard se fit la réflexion qu’au cours de ses voyages et de ses pérégrinations à travers le monde, que ce soit pour le compte de l’armée, en simple touriste ou en tant que journaliste, il avait parfois été amené à fréquenter des endroits où évoluaient ce que l’on appelait maintenant des « transgenres », dont certains auraient facilement déjoué la sagacité de son père.
    - Tu la soupçonne d’être un travelo ? interrogea-t-il.
    Philippe Jacquet soupira.
    Ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit ! Je dis juste qu’il y a quelque chose de bizarre en elle. Et pourquoi fait-elle peur aux chiens ?
    Elle fait peur aux chiens ? demanda Gérald de son ton le plus ingénu.
    Ne te fais pas plus bête que tu n’es. Éric est venu m’en parler, tellement il était troublé par l’attitude de ses animaux.
    Tu fais trop travailler ton imagination. En attendant, bizarre ou pas, tu ne t’es pas privé de lui refiler une de tes sculptures à 10.000 dollars ! J’en étais gêné pour toi.
    Pourquoi donc ? Elle est pleine de fric. Et moi j’ai de gros frais. Faire édifier une clôture du côté de la rivière, ça va me coûter un bras.
    Arrête ! Pas à moi ! Je sais que tu n’es pas dans le besoin, très loin de là.
    Et alors ? J’ai bien le droit de mettre de l’argent de côté, non ? Je te rappelle que quand je mourrai, c’est toi qui héritera de tout : de mon argent, de ma propriété et de mes œuvres. Sauf une part que je laisserai à Irène.
    Gérald détestait quand la conversation glissait sur ce terrain.
    Papa, dit-il, tu es en parfaite santé.
    Pas tant que ça. J’ai des douleurs au genou. Et des fois, j’ai des trous de mémoire : si ça se trouve, j’ai la maladie d’Alzheimer !
    Le journaliste leva les yeux au ciel.
    Tout le monde a des trous de mémoire ! s’exclama-t-il.
    Avant, je n’oubliais jamais rien. Ce n’est pas normal.
    Si, c’est normal et ça s’appelle vieillir. Personne n’est à l’abri de ça. Même pas toi. Maintenant tu m’excuseras, il faut que je fasse ma valise.
    Il remonta dans sa chambre, énervé. Il adorait son père, mais c’est vrai qu’en vieillissant son caractère ne s’améliorait pas. Il devait cependant reconnaître qu’à propos de Sophia, le vieil homme n’avait pas tout à fait tort. Effectivement, il y avait quelque chose d’étrange en elle, même s’il n’avait pas la plus petite idée de ce que c’était.
    Il fit sa valise, ce qui ne lui prit que peu de temps. Théoriquement, il ne partait que pour quelques jours, et si jamais son séjour devait se prolonger, il avait tout ce qu’il fallait dans son appartement parisien. Puis il redescendit, et prépara le petit-déjeuner pour Agnès. Elle fit son apparition un peu plus tard, mal réveillée. Pendant qu’elle mangeait, profitant qu’ils étaient seuls dans la cuisine, il lui fit part du très étrange appel qu’il avait reçu la veille au soir ; elle était la seule personne à qui il pouvait en parler.
    Alors tu vas avoir une mission ? demanda-telle.
    Je le crains, oui. Mais d’une manière ou d’une autre, que ce soit avant ou après, nous partirons à Venise tous les deux.
    J’espère bien !
    Surtout, tu ne parles à personne de ce que je viens de te dire. C’est notre secret. En temps utile, je dirai moi-même ce qu’il faut – et pas plus – à ton grand-père.
    J’ai bien compris.
    Et n’oublie pas de me regarder à la télé vendredi soir, au journal de Nation2.
    Bien sûr !
     
    Il avait eu raison d’être matinal, car la Mercedes verte de Sophia Wenger se posa peu de temps après devant la maison. Il embrassa sa fille et son père, leur dit « A bientôt », prit sa valise et sortit.
    Cette fois, la pianiste était vêtue très simplement, d’un haut bleu et d’un jeans. Elle semblait d’excellente humeur.
    Comment allez-vous ? demanda-t-elle en lui ouvrant la portière.
    Ça va, et vous ?
    Oh très bien, comme d’habitude. Mettez votre valise dans le coffre.
    Il rangea son bagage puis embarqua à l’arrière, à côté de la jeune femme. Il régnait à l’intérieur une bonne odeur du cuir, mêlée aux effluves du parfum capiteux que portait la belle. Son père, Agnès et aussi Irène étaient sortis sur le pas de la porte, et ils lui firent au revoir de la main. Il répondit de même. Puis le véhicule décolla, et prit rapidement de la hauteur et de la vitesse, avant de se diriger vers Paris.
    Même s’il existait pour le moment infiniment moins d’aircars que de voitures traditionnelles, le législateur n’avait pas perdu de temps pour leur imposer des contraintes, et elles n’avaient pas le droit de voler à plus de 160 km/h - ce qui représentait tout de même le double de la limitation de vitesse qui s’appliquait aux véhicules traditionnels. De plus les voitures volantes devaient suivre des couloirs aériens bien précis, véritables « autoroutes du ciel », et ne pas dépasser une altitude de plus de 200 mètres au-dessus du sol, cela bien sûr pour ne pas risquer d’entrer en collision avec un avion.
    Voulez-vous un café, Monsieur Jacquet ? proposa aimablement la virtuose.
    Oh vous savez, vous pouvez m’appeler simplement Gérald, dit l’intéressé. D’accord pour un café.
    Un café ou quelque chose de plus fort, naturally ! intervint Cindy MacLaird depuis l’avant.
    Comme d’habitude elle était vêtue de noir, et coiffée d’une casquette de marin.
    Non, un café suffira, dit-il. Il est encore tôt.
    Sophia Wenger manipula quelques boutons sur un tableau de bord installé entre les deux sièges avant, et un expresso fumant ne tarda pas à apparaître dans un compartiment situé en-dessous. Finalement, c’était une installation très semblable à celle de la BMW de Ghislaine Duringer, à bord de laquelle il avait volé à Paris – sauf que la Mercedes était plus confortable.
    Nous nous arrêterons vers midi pour déjeuner quelque part, précisa la pianiste. Avez-vous une préférence pour un genre de cuisine, Gérald ?
    Si vous voulez – et si c’est sur notre chemin, bien entendu -, je connais un très bon restaurant à Bourges, qui sert de la cuisine française traditionnelle.
    Pourquoi pas ?
    Dans ce cas je vais appeler pour réserver, en espérant qu’il y ait de la place.
    Ce restaurant s’appelait l’« Auberge Jacques-Cœur », et il était situé non loin du palais du même nom. Ils avaient de la chance, car il y avait de la place. Il réserva pour trois personnes, entre midi et 12 h 30.
    Ils mirent un peu plus de deux heures pour gagner Bourges, où ils arrivèrent vers midi et quart. Ils passèrent tout ce temps à discuter, de musique et d’autres sujets. Elle lui parla de ses voyages. Au cours de ses tournées, elle avait fait plusieurs fois le tour du monde. Et pourtant, elle paraissait bien jeune. Elle évoqua longuement la Russie, un pays qui semblait l’avoir particulièrement impressionnée.
    Connaissez-vous la Russie, Gérald ? demanda-t-elle.
    Un peu. J’y suis allé trois fois. Une fois en touriste, et les autres fois pour mon métier.
    C’est un pays extraordinaire. Je vais y faire une tournée de récitals, dans un mois. Les Russes adorent la musique.
    C’est un peuple d’artistes.
    Elle parut vouloir ajouter quelque chose, et puis finalement se tut. Naturellement Gérald profita du voyage pour tester son pouvoir de séduction sur la jeune britannique, dont la présence à ses côtés ne pouvait le laisser indifférent - même si, comme le disait son père, il y avait quelque chose d'étrange en elle, c'était le genre d'étrangeté dont, pour l'instant, il pouvait s'accommoder. En fait, il avait même espéré que ce soit elle qui lui fasse des avances, car elle semblait du genre à bien savoir ce qu'elle voulait, et cette proposition de le raccompagner à Paris était prometteuse ; mais il en fut pour ses frais. Alors il lui frôla l’épaule, le coude ou la jambe, lui fit même ostensiblement du genou, sans que cela semble émouvoir si peu que ce soit sa charmante voisine. Comme il n’était pas un goujat – enfin, pas trop – il n’insista pas. Arrivés à Bourges, ils se posèrent sur un parking, puis gagnèrent le restaurant à pied. Une fois de plus, il faisait très chaud, et en sortant de la fraîcheur climatisée du véhicule, on avait l’impression de se retrouver au Sahara. Cela faisait plus de deux mois que la canicule régnait sur la France et sur une bonne partie de l’Europe, et, si l’on en croyait les prévisions météo, il ne fallait pas espérer un changement avant la fin août. Mais fort heureusement, la salle était elle aussi climatisée.
    Ce fut un excellent repas, même si c’était surtout Gérald qui mangeait. Sophia avait un appétit d’oiseau, et Cindy buvait plus qu’elle ne mangeait.
          A un moment, le journaliste s’inquiéta :
    Vous croyez qu’elle sera encore capable de conduire ? demanda-t-il à la pianiste en désignant son assistante.
    Bien sûr, répondit Sophia. Et de toute façon, cette voiture possède un pilote automatique.
    Évidemment.
    Ne parlez pas de moi comme si je n’étais pas là, grommela Cindy en finissant son verre d’un très bon Bordeaux.
    Je m’inquiétais juste à propos de votre capacité à conduire. Vous avez une descente impressionnante.
    On dirait que vous ne connaissez pas les Écossaises.
    Effectivement, je n’ai pas ce privilège.
    Keep cool !
    Ils dégustèrent une salade de fruits comme dessert, puis Sophia régla la note – malgré les protestations de Gérald, qui voulait au moins payer sa part – et ils regagnèrent la Mercedes. Ils reprirent le chemin de la capitale, survolant la campagne française écrasée de soleil. En fait, depuis Chennevières, ce qui faisait quand même un certain nombre de centaines de kilomètres, ils n’avaient pas aperçu le bout d’un nuage.
    En réfléchissant, Gérald se rendait compte maintenant qu’il aurait sans doute besoin de sa voiture à Paris, et il prit son portable afin de la programmer pour qu’elle vienne le rejoindre en se garant le plus près possible de chez lui. Olga n’avait jamais parcouru une aussi longue distance toute seule, mais après tout il n’y avait pas de raison pour qu’il y ait des problèmes. Vers 16 heures ils s’arrêtèrent une fois de plus, à Étampes, histoire de faire une pause et de boire un café - ou "a cup of tea" - avant de gagner la capitale. Puis ils repartirent.
    Et où allons-nous vous larguer, cher Monsieur? demanda Cindy.
    En face du « Figaro », si ça ne vous gêne pas.
    Aucun problème.
    Et ils finirent par arriver à Paris, où il faisait encore plus chaud, si une telle chose est possible, qu’en province. Il téléphona à Ghislaine, juste pour vérifier qu’elle était bien là. Elle fut ravie d’apprendre sa venue. Quelques minutes plus tard, la Mercedes le déposa devant le siège du « Figaro ». Il remercia les deux femmes, puis sortit du véhicule.
    See you to morrow ! lança Sophia.
    A demain.
    C'est vrai qu'ils allaient être amenés à se revoir dès le lendemain, puisqu'ils allaient participer - ensemble, on pouvait le supposer - au journal de Nation2.
    Il récupéra sa valise, et pénétra dans l’immeuble du journal.
     
  5. Gouderien
    Mardi 29 juillet 2036.
    Une fois de plus, il se leva tard ; décidément, il prenait des mauvaises habitudes. Après avoir fait sa toilette, il descendit à la cuisine, et incroyable ! Agnès s’y trouvait déjà !
    Toi, tu t’es couché tard ! dit-elle.
    Ben oui, j’ai un article à écrire.
    Il lui fit la bise, puis s’attaqua à son petit-déjeuner.
    Je pense qu’on ne pourra partir qu’une semaine en Italie, dit-il après avoir bu son bol de café.
    Pourquoi ?
    Quand mon article sera publié, on va sûrement vouloir m’interviewer.
     Tu ne peux pas y échapper ?
    Si c’est le journal de la 2, ça sera difficile. Quelle région aimerais-tu voir, en Italie ? Parce que si on n’a qu’une semaine, il va falloir sélectionner.
    Venise.
    Ah oui. Pourquoi pas ?
    Tu y es déjà allé ?
    Oui, avec ta mère. Autant dire que ça fait un bail… OK, va pour Venise.
    Génial !
     
         Il travailla à son article toute la matinée et une partie de l’après-midi ; vers 16 heures, il put enfin l’expédier par mail à Ghislaine. La réaction ne se fit pas attendre : « Excellent - On le publie demain en première page. » Une bonne chose de faite ! De très bonne humeur, il alla se promener dans le village avec sa fille, et ils mangèrent une glace chez Sandra. Il lui semblait qu’un peu de la tension accumulée au cours des derniers jours s’évanouissait, mais il n’osait se réjouir trop vite.
     
    Mercredi 30 juillet 2036.
    Le lendemain matin, Irène alla, comme tous les jours ou presque, faire ses courses à Chennevières, et elle en rapporta, outre du lait, du pain et des croissants, l’exemplaire du « Figaro » du jour. Gérald en avait déjà pris connaissance sur son portable, mais il était du genre à n’apprécier vraiment un texte que s’il l’avait dans la main et sous les yeux, sous forme d’encre et de papier. Le titre s’étalait en gros sur la première page : « La semaine la plus mouvementée de ma vie », par Gérald Jacquet. C’était une idée de sa rédactrice en chef ; lui avait mis « De guerre civile en kidnapping », mais bien sûr Ghislaine Duringer avait toujours le dernier mot. Sinon il n’avait pas trop à se plaindre, il n’y avait que quelques coupures, essentiellement parce que le texte était trop long. Par égard pour les États-Unis et leur président, on avait quelque peu atténué ses remarques acides quant à la politique américaine et à la brutalité de l’action décidée contre les indépendantistes latinos, mais en gros ça allait. Comme il fallait s’y attendre, les journalistes recommencèrent à faire le pied de grue devant l’entrée de la propriété, et les téléphones se mirent à sonner. Il refusa toutes les propositions d’interview, sauf celle du journal du soir de Nation2. Rendez-vous fut pris pour le vendredi suivant, le 1er août. Il passerait dans la grand-messe du vingt heures.
    Dans la matinée, Sophia Wenger fit téléphoner par Cindy MacLaird, afin de prévenir que, suite à leur invitation, elle se ferait un plaisir de venir boire le champagne chez eux en fin d’après-midi. Vers 16 heures, la Mercedes vert foncé de la diva se posa dans l’enceinte de la propriété, et les deux femmes en sortirent. La jeune femme, qui semblait décidément apprécier le vert, était vêtue d’un tailleur de cette couleur, avec une jupe qui s’arrêtait à mi-cuisse. Son assistante portait une chemise à carreaux et un jeans noir. Comme Gérald, Philippe et Irène sortaient de la maison pour les accueillir, ils entendirent le grondement du tonnerre. Le temps, qui jusque-là avait été encore plus étouffant que d’habitude, tournait à l’orage.
    Nous ne sommes pas venues les mains vides, annonça la pianiste après avoir salué tout le monde.
    L'assistante tenait à la main un sac en carton recyclable, qui, une fois ouvert sur la table de la cuisine, se révéla contenir un pudding et une bouteille de whisky écossais pure malt.
    Cela vient d’un supermarché anglais de Toulouse, précisa Cindy. Le meilleur de la région, je suppose.
    Votre charmante fille n’est pas là ? demanda Sophia.
    Elle doit être dans sa chambre, en train de jouer sur son portable, répondit Gérald.
    J’espère qu’elle ne s’est pas encore fait enlever ! dit la diva en riant : je ne serai pas toujours là pour aller la rechercher !
    Tout le monde eut la politesse de rire, même si en fait ce n’était pas très drôle. Agnès fit son apparition peu après, l’air mécontent. De toute évidence, rencontrer Sophia Wenger, qu’elle tenait pour une brute épaisse, était plutôt pour elle une corvée qu’un plaisir. Elle dit bonjour poliment, mais sans plus.
    Philippe Jacquet avait déjà disposé sur la table des couverts, des assiettes, des verres, des biscuits, des amuse-gueules, de la charcuterie, du fromage local et des tranches de pain ; bref, de quoi faire un vrai repas. Il rajouta des verres à whisky, puis alla chercher une bouteille de champagne dans le frigo.
    Tu veux que je l’ouvre, papa ? proposa Gérald aimablement.
    Pas besoin, répliqua le vieillard, j’ai encore de la poigne.
    Et effectivement, il ôta le bouchon avec dextérité. Puis il servit tout le monde, sauf Agnès qui préférait du Coca-Cola. Dehors, il s’était mis à pleuvoir assez fort. Ils trinquèrent et remercièrent la pianiste de son intervention, qui avait permis de libérer la jeune fille ; seule celle-ci continuait à faire la tête. Gérald coupa le pudding et en distribua des parts à tout le monde. Comme il fallait s’y attendre, c’était du pudding anglais, et donc il était à la fois bourratif et d’un goût… particulier. Mais avec une coupe de champagne ou un verre de whisky, cela passait mieux.
    Agnès devrait boire du champagne plutôt que cet awful american drink, suggéra Cindy. Ça lui rendrait peut-être sa bonne humeur.
    Eh, minute, intervint Gérald. N’oubliez pas qu’elle n’a que quatorze ans. Elle a bien le temps de découvrir ce genre de choses.
    L’intéressée haussa les épaules, vexée :
    Franchement, papa, tu me prends pour une demeurée ? Il y a longtemps que je bois de l’alcool – sans être une poivrote, je te rassure.
    Et du coup, elle se servit une coupe de champagne.
    Philippe Jacquet, qui semblait être sous le charme de la pianiste, lui proposa de venir visiter son atelier afin de découvrir ses sculptures. Ils prirent des parapluies pour traverser le jardin et gagner le bâtiment. Il pleuvait de plus en plus, et des éclairs zébraient le ciel.
    C’est très bien, ça va faire fuir les journalistes, nota cyniquement Gérald.
    Vous n’êtes pas très tendre avec vos collègues, remarqua la pianiste. Après tout, ils ne font que leur métier.
    Métier de merde… Je peux en parler en connaissance de cause, puisque je l’ai fait. Maintenant je suis grand reporter, c’est quand même autre chose !
    Ils croisèrent le garde Éric, qui rentrait chez lui avec ses deux chiens. L’homme, qui n’était pas du genre bavard, se contenta d’un signe de tête en les voyant, mais les chiens réagirent très différemment : quand elles aperçurent Sophia, les deux bêtes se figèrent brusquement sur place et se mirent à grogner ; leur maître dut les traîner par la laisse pour les faire bouger.
    Vous avez un problème avec les chiens ? demanda Irène.
    C’est possible, répondit la pianiste. Quand j’étais petite j’ai été mordue par un pitbull, et ça m’a assez marquée. Depuis je garde une certaine crainte de ces animaux, et ils le sentent.
    Gérald la regarda avec surprise. Durant leur périple dans les souterrains de Charlagnac, elle lui avait plutôt fait l’effet de quelqu’un qui n’avait peur de rien ni de personne. Avait-elle un point faible, comme les super-héros des bandes dessinées et des films ? Et puis il se rappela de Malabar, à Charlagnac justement, et c’était plutôt le chien, qui semblait effrayé. Tout cela était surprenant.
    Ils arrivèrent enfin à l’atelier, et les deux femmes s’extasièrent devant les œuvres de Philippe Jacquet.
    C’est wonderful ! s’exclama Sophia. Very exciting ! Il faut que je vous en achète une.
    Elle avait jeté son dévolu sur une sorte de grosse taupe de métal, qui ressemblait plutôt à un char d’assaut, mais hélas l’objet était déjà vendu à un milliardaire texan. En fait c’était le cas de bon nombre d’œuvres qui se trouvaient là, mais le père Jacquet finit par lui en dénicher une qui lui plaisait, et qui était encore disponible.
    Nous ne pourrons jamais assez vous remercier pour ce que vous avez fait pour nous, déclara-t-il, mais je vais quand même faire un geste : je vous la cède à moitié prix.
    Gérald faillit s’étrangler quand il comprit que le « moitié prix » en question s’élevait quand même à 10.000 dollars, ce qui semblait beaucoup pour une sculpture petite et plutôt banale, mais la jeune femme paya sur le champ. Elle parut satisfaite de son acquisition, que l’artiste emballa aussitôt dans un papier kraft tout ce qu’il y a de plus commun, avant de la mettre dans une boîte en carton.
    Donnez-ça à Cindy, dit Sophia, elle le rangera dans le coffre de la voiture. Quel bonheur vous avez de vivre dans cette magnifique région, ajouta-t-elle. Hélas moi je dois rentrer à Paris dès demain.
    Moi je vais aller à Paris vendredi, dit Gérald. Je passe au journal de vingt heures.
    Sur quelle chaîne ? demanda la pianiste.
    Nation2.
    Oh ! Mais moi aussi ! Je suis sûr que nous serons interviewés ensemble. Comme c’est amusant !
    Vous croyez ?
    Mais oui !
    Ils ressortirent de l’atelier – il pleuvait déjà moins – et retournèrent dans la maison, histoire de donner le coup de grâce aux boissons et au pudding. Puis ils reconduisirent ces dames à leur véhicule. Gérald dut aider Cindy à porter la sculpture achetée à son père : malgré sa petite taille, elle paraissait très lourde. Comme ils achevaient de la ranger dans le coffre, Sophia se tourna vers le journaliste et dit, à sa grande surprise :
    Et si vous veniez avec nous demain à Paris ? Ça vous ferait gagner du temps !
    Il demeura interdit. Il avait envisagé de partir le lendemain en début d’après-midi, ce qui l’aurait fait arriver dans la capitale dans la soirée.
    Euh, pourquoi pas ? balbutia-t-il.
    Il est vrai que cela présenterait quelques avantages. Entre autres, cela lui permettait certainement d’aller voir Ghislaine dès demain. Le seul inconvénient était qu’il ne pourrait pas disposer de sa voiture, mais bon, pour un bref séjour à Paris il pouvait s’en passer – à moins de la faire venir toute seule, bien entendu, mais étant donnée la distance il y avait de quoi hésiter.
    Vous partez à quelle heure ? demanda-t-il.
    Tôt le matin. Si ça vous intéresse, nous viendrons vous chercher.
    Pourquoi pas ? C’est bien aimable de votre part.
    Il faut bien que les amis servent à quelque chose.
    Sophia Wenger avait prononcé cette phrase en le regardant droit dans les yeux, et il sentit un grand trouble l’envahir.
    Alors entendu. A demain.
    See you to morrow.
    Il regagna la demeure dans un état second, mais il mit ça sur le compte des boissons alcoolisées qu’il venait d’ingurgiter en quantité déraisonnable.
     
    Il rentra dans la maison, et annonça qu’il partait le lendemain matin pour Paris, en compagnie de la belle virtuose. Naturellement cela déplut à sa fille, mais plutôt moins qu’il le craignait. Pour se faire pardonner, il promit de s’occuper rapidement de leur futur séjour à Venise.
    Le soir venu, et alors qu’Agnès était allée se coucher, il prit son père à part :
    Je vais aller à Paris quelques jours ; ais-je besoin de souligner que, cette fois, tout doit bien se passer ?
    Ne m’en parle pas, dit le père Jacquet, la tête basse. J’en suis toujours malade. Cette fois, elle ne sortira pas de la propriété.
    Oui, et n’oublie pas qu’il faut clôturer la partie qui donne sur la rivière.
    On va s’en occuper.
     
    Il gagna sa chambre à son tour. Il était bien 11 heures du soir, et il s’apprêtait à se mette au lit, quand le son aigu du cythar de George Harrison éclata dans sa tête. Saloperie d’implant ! Qui osait le déranger à cette heure tardive ?
    Mister Jacquet ? demanda une voix masculine, teintée d’un fort accent britannique.
    Euh… yes, fit-il.
    Vous connaissez le bar de l’hôtel de Crillon, à Paris ?
    Bien sûr.
    Il se sentait tout à coup la bouche sèche.
    Il serait agréable à certaines personnes… importantes que vous soyez au bar de l’hôtel de Crillon, samedi soir à cinq heures P.M.
    Euh… balbutia-t-il. Quel bar ?
    Si ses souvenirs étaient bons, l’hôtel Crillon possédait plusieurs bars.
    Le bar traditionnel, "les Ambassadeurs".
    D’accord. J’y serai.
    Alors à bientôt, Mister Jacquet.
    Et l’on raccrocha. Cette nuit-là, il dormit très mal…
  6. Gouderien
    CHAPITRE V : RENDEZ-VOUS A L'HÔTEL CRILLON.
     
     
    Lundi 28 juillet 2036.
    Le lendemain matin, Gérald se réveilla à une heure normale – 9 heures, ce qui pour ce lève-tôt était bien tard.  Après avoir pris sa douche et s’être rasé, il descendit à la cuisine pour prendre un solide petit-déjeuner, bientôt rejoint par sa fille. Elle semblait en forme, et pas trop traumatisée par ce qui lui était arrivé. Les adolescents de cet âge font souvent preuve d’une résilience exceptionnelle, face aux événements de la vie. Mais quand il lui proposa d’aller écouter le récital de Sophia, ce fut un « Non » net et définitif.
    Pas grave, dit-il, on t’emmènera chez Agnès, elle t’apprendra à préparer des salades.
    Ou des cocktails ?
    Ça, c’est moins sûr.
    Quand va-t-on prendre nos vacances finalement ? demanda-t-elle.
    Je ne sais pas. Avec tout ce qui s’est passé, ça a un peu chamboulé mes projets. Laisse-moi quelques jours pour me retourner.
    OK.
    Il pensait reprendre le cours normal de sa vie, écrire son article puis penser à autre chose. Mais une petite voix en lui murmurait que c’était un rêve, une illusion. C’était comme vouloir reprendre une vie normale après avoir été heurté par un train. Un wagon lui était passé dessus, mais miracle ! il était encore vivant. Ne restait plus qu’à attendre le suivant…
    A sa demande, son père avait conservé un antique PC, bien sûr pas connecté à Internet, mais disposant d’un traitement de texte et d’une imprimante en état de marche. C’est là-dessus qu’il commença à écrire son article. 
     
    Avant le repas de midi, comme tout le monde était réuni dans la cuisine, il en profita pour distribuer enfin les cadeaux qu’il avait ramenés de Las Vegas. Cela fit plaisir aux intéressés, et quant à lui, il en fut grandement soulagé, comme s’il se libérait d’un poids. La télévision était allumée, et diffusait les actualités.
    On dirait qu’on parle de toi, remarqua son père.
    Et en effet, le journaliste relata brièvement l’enlèvement d’Agnès, et comment la célèbre pianiste Sophia Wenger, assistée du père de la victime, avait délivré la malheureuse et infligé à ses ravisseurs un juste châtiment.
    En général je ne suis pas pour les justices expéditives, mais là j’avoue que ça ne me dérange pas trop, déclara Philippe Jacquet d’un ton satisfait.
    A priori ça n’a pas trop dérangé non plus les gendarmes, persifla Agnès. En d’autres temps, elle se serait retrouvée en prison, cette chère Mlle Wenger.
    Et comment tu sais ça, toi ? répliqua Gérald. En d’autres temps, t’étais pas encore née, je te le rappelle.
    Je sais lire.
    Commencez pas à vous disputer, dit le père Jacquet. Moi j’écoute les informations.
    Et justement le journaliste annonçait que suite à l’affaire de Charlagnac, le Front patriotique avait décidé d’organiser dans une trentaine de villes des manifestations contre le danger représenté par la présence des clandestins sur le sol français. Apparut sur l’écran un défilé de quelques dizaines de milliers de personnes dans les rues de Paris (on reconnaissait la place de la République), avec des banderoles « La France aux Français », « Clandestins dehors » et autres classiques du genre.
    Bande de cons, grommela Philippe Jacquet. Regardez-moi ça. Je suis sûr qu’ils vont en profiter pour durcir encore une fois les lois sur l’immigration.
    Là je suis d’accord avec toi papy, approuva Agnès.
    Plutôt mal à l’aise, Gérald préféra changer de sujet :
    Dis donc papa, je te rappelle qu’il va falloir se préparer pour aller au concert.
    Mouais, fit le vieillard d’un ton peu enthousiaste. J’espère qu’il ne faut pas se fringuer en pingouin, car je te signale que mon dernier costume trois pièces doit être en train de servir de repas aux mites au fond d’une penderie.
    Mais non. Ça fait longtemps qu’on ne s’habille plus pour aller au concert. Une tenue correcte suffit.
    Tant mieux. Tu sais, ça fait au moins vingt-cinq ans que je n’ai pas assisté à ce genre de truc. Ta mère aimait ça, et il m’est arrivé de l’accompagner, mais moi c’est pas mes goûts.
    Quand il était jeune, Philippe Jacquet avait plutôt été un rocker. Quelque part dans la maison devaient encore se trouver quelques centaines de CD et de vinyles de Johnny Halliday, Eddy Mitchell, Elvis Presley, les Rolling Stones et quelques autres.
    Moi j’aime bien, intervint Irène. En attendant, si vous avez faim, je vous signale que c’est prêt.
    Plutôt deux fois qu’une ! s’exclama Gérald.
     
    Après le repas, ils prirent donc la route de Toulouse, non sans avoir laissé Agnès chez Sandra au passage. Ils portaient donc des vêtements "corrects" mais légers, car une fois de plus il faisait très chaud. Gérald conduisait. Quand on avait goûté de l’aircar, toute voiture classique paraissait un veau. Mais, exceptionnellement la circulation était fluide, et ils arrivèrent avec un peu d’avance devant le théâtre du Capitole.
    Ils se présentèrent à l’accueil, et on leur désigna leurs places, au deuxième rang. Sophia Wenger ne s’était pas moquée d’eux. Pour demeurer incognito – car son visage était souvent apparu à la télévision ces derniers temps – Gérald s’était coiffé d’une casquette ridicule et avait chaussé de grosses lunettes de soleil, qui lui mangeaient la moitié de la figure, mais ce fut efficace car on ne le reconnut pas. Quand les lumières s’éteignirent il ôta ses lunettes. L’artiste fit son apparition juste à l’heure, saluée par un tonnerre d’applaudissements. Elle était vêtue d’une somptueuse robe rose et verte légèrement fendue, qui tombait presque jusqu’à ses pieds mais laissait entrevoir ses belles jambes. Elle salua le public puis s’assit devant son piano. Et ses doigts effleurèrent les touches… L’heure et quart suivante passa comme un rêve. Elle entama le concert par le « Concerto italien » de Bach, continua par une sonate de Mozart, poursuivit avec les « Moments musicaux » de Schubert, interpréta la « Suite bergamasque » et la fameuse « Cathédrale engloutie » de Debussy, enfin termina par la ballade de Chopin qu’elle lui avait promise. Le public était sous le charme, et tandis que les morceaux se succédaient pour le ravissement des auditeurs, un profond silence régnait. On n’entendait que la musique, même les bavards invétérés et les traditionnels tousseurs qui hantent habituellement les concerts se taisaient. Quand enfin le récital se termina, Gérald se rendit compte qu’il l’aurait bien écoutée comme ça pendant encore des heures. Tandis que la virtuose se levait et saluait, des salves d’applaudissements se succédèrent, tellement fort qu’on avait l’impression que la salle – qui était pleine – tremblait. Les gens se levèrent en masse et se mirent à crier « Bis ! Bis », et finalement elle se remit au piano pour interpréter encore une pièce de Chopin, la très célèbre étude n° 3 dite « Tristesse » (bien mal nommée car elle n’est pas spécialement triste). Quand elle plaqua les derniers accords, toute la salle se leva et applaudit avec encore plus d’énergie, faisant trembler les murs. Submergée par l’émotion, une femme assise quelques rangs derrière eux se trouva mal, et on dut l’emporter à l’extérieur.
    C’était magnifique ! dit Irène, assez fort pour se faire entendre malgré le tumulte.
    Et toi papa, ça t’a plu ? demanda Gérald.
    Oui, balbutia le vieillard, et le journaliste se rendit compte, à son grand étonnement, qu’il avait la larme à l’œil.
    Mais lui-même était très ému. La pianiste qui venait de les enchanter de son talent n’avait rien à voir avec l’aventurière qui l’avait entraîné dans les souterrains de Charlagnac et avait exécuté froidement trois hommes pour libérer sa fille.
    Quand ils revinrent après l’entracte, on avait enlevé le piano, mais l’orchestre du théâtre du Capitole de Toulouse s’était installé à sa place sur la scène. Quand les lumières s’éteignirent, Sophia Wenger réapparut, vêtue cette fois d’une robe mauve et vert pâle presque transparente, en compagnie du célèbre chef vénézuélien Gustavo Dudamel. Tous deux furent bien sûr salués par des tonnerres d’applaudissements. Souvent, lors de ses tournées de concerts, Sophia Wenger chantait en s’accompagnant elle-même au piano, mais aujourd’hui elle allait bénéficier du soutien d’un grand orchestre. Elle commença par quatre airs de Puccini, tous très connus : le fameux air de Mimi de « La Bohême », l’encore plus célèbre s’il est possible air de « Madame Butterfly » (« Un bel di »), l’archi-connu « Vissi d’arte » de l’opéra « Tosca », qui était jadis l’un des morceaux de bravoure préférés de l’illustre Maria Callas, enfin, peut-être le morceau le moins connu des quatre, l’air de Liu au premier acte de « Turandot ». A chaque fois qu’elle arrêtait de chanter, toute la salle était debout et en délire. Ensuite elle changea complètement de registre, et interpréta les « Quatre derniers lieder » de Richard Strauss. Quand elle eut terminé, cette fois il y eut un moment de silence, et Gérald sut avec certitude qu’au moins la moitié de l’assistance était en train de pleurer – tout comme lui, son père et Irène.
    Tandis qu’une fois de plus le public croulait en applaudissements, deux jeunes filles apportèrent d’énormes bouquets de fleurs et les offrirent à la diva. Les gens applaudirent pendant un quart d’heure, réclamant encore une fois un bis ; après plusieurs rappels elle se laissa convaincre et chanta un lied de Gustav Mahler – avant, cette fois, de disparaître définitivement en coulisses.
    Comme ils se levaient de leurs places, apparut la mine renfrognée de Cindy MacLaird.
    Miss Wenger vous attend dans sa loge, annonça-t-elle d’un ton indifférent.
    Ils ne se firent pas prier pour la suivre. Elle resta devant la porte, tandis qu’ils entraient. L’odeur des fleurs embaumait la petite pièce, où s’entassaient de multiples bouquets. La belle était devant son miroir, en train de se démaquiller. Malgré l’effort qu’avait dû représenter cette double prestation, Gérald nota qu’elle semblait avoir à peine transpiré. Elle leur serra la main.
    Ça vous a plus ? demanda-t-elle.
    C’était sublime ! s’enthousiasma le journaliste.
    Et les autres confirmèrent.
    Et la ballade de Chopin ? interrogea-t-elle. C’était à votre goût ?
    Oui, c’était magnifique. Vous savez pourquoi je vous ai demandé ça ?
    Aucune idée.
    Parce que je possède un vieil enregistrement de ce morceau par Sviatoslav Richter. Comme on vous compare souvent à lui, je voulais voir comment vous vous en sortiez.
    Elle eut un petit sourire :
    Et alors ?
    Votre jeu est aussi subtil que le sien, mais peut-être encore plus puissant.
    Elle éclata de rire :
    Vous avez enchanté ma journée ! Vous me direz combien je vous dois !
    Non non, je vous assure, c’est sincère.
    C’était fabuleux, renchérit Irène. Et la partie chant peut-être encore plus que la partie piano.
    Bah, dit la diva modestement, j’étais bien aidée par l’orchestre.
    Il faut encore pouvoir faire jeu égal avec lui, dit Gérald.
    Quand vous avez une partition comme l’air de « Madame Butterfly », ce n’est pas trop difficile. Cela dit je préfère l’autre grand air du deuxième acte.
    Celui qui commence par « Ah ! M’ha Scordata ? »
    Oui, c’est très beau.
    Mais ce n’est pas très gai.
    Non, c’est pour ça qu’on l’entend rarement en concert.
    A ce moment on frappa à la porte de la loge, puis elle s’ouvrit sur le visage grincheux de Cindy MacLaird :
    I’m sorry, but Mister Dudamel is here.
    OK, no problem. Je suis désolée, déclara Sophia à ses invités, mais je suis très demandée.
    Passez-donc nous voir un de ces jours à Chennevières, dit le père Jacquet d’un ton chaleureux, on vous offrira le champagne pour vous remercier de ce que vous avez fait pour nous.
    Je n’y manquerai pas, avant de remonter sur Paris. Merci beaucoup.
    Merci à vous. Bye.
    Bye.
     
    Ils reprirent la route de Chennevières. Alors qu’ils étaient environ à mi-chemin, son ex-femme l’appela. Il aurait déjà dû la rappeler, mais comme ça lui cassait les pieds il avait remis cette corvée à plus tard. Comme il était discipliné et que désormais on ne plaisantait plus avec ce genre de choses, il se gara sur le bas-côté pour lui répondre. Elle était de méchante humeur, très en colère à cause de la façon dont les gendarmes l’avaient renvoyée dans ses foyers, mais moins agressive quand même que l’autre jour, maintenant qu’Agnès avait été retrouvée saine et sauve.
    J’espère que tu vas me la ramener rapidement, lança-t-elle.
    Je te signale que nous ne sommes toujours pas partis en vacances.
    Après ce qui s’est passé, ne me dis pas que tu envisages encore de prendre des vacances ?
    En fait je n’en sais rien. Rappelle-moi dans quelques jours, j’y verrai un peu plus clair.
    Tu es gonflé. Passe-la-moi.
    Désolé, elle n’est pas avec moi. Mais tu peux l’appeler sur son portable.
    Et il raccrocha.
     
    Ils arrivèrent dans la soirée à Chennevières ; naturellement, ils s’arrêtèrent chez Sandra pour récupérer Agnès.
    Elle est géniale Sandra ! dit-elle après avoir embarqué. Elle m’a appris des gros mots en espagnol !
    Je vois, fit son père, tandis que Philippe Jacquet éclatait de rire.
    C’était bien, votre concert ? demanda-t-elle.
    Super ! dit Gérald.
    Ça ne m’étonne pas, déclara la jeune fille d’un ton sarcastique. Si elle chante et joue du piano aussi bien qu’elle tue les gens, votre Sophia Wenger, ça doit être quelque chose !
    Un grand silence se fit dans la voiture. Que répondre à ça ? Gérald songeait que sa fille était une petite peste, mais en même temps, il était bizarrement fier d’elle, car sa remarque ne manquait pas de pertinence.
    C’est une grande artiste, se contenta-t-il de dire. Dans tous les domaines…
    Passant du coq à l’âne, il ajouta :
    Ta mère t’a appelée ?
    Oui.
    Et alors?
    Elle veut que je rentre à Paris tout de suite. Elle prétend que je ne suis pas en sécurité, avec toi.
    Et qu’est-ce que tu lui as dit ?
    Que pour l’instant je n’avais pas envie de bouger, et que pour les vacances on n’avait encore rien décidé.
    Ce qui est la pure vérité. Excellente réponse.
    Merci. 
    Peu après, ils retrouvèrent enfin la maison. Après un souper tardif, Gérald se remit à son article, et, comme il se sentait inspiré, il en écrivit une grande partie avant de s’arrêter, content de lui, vers deux heures du matin, et d'aller se coucher.
  7. Gouderien
    CHAPITRE IV : DISPARUE.
     
     
    Samedi 26 juillet 2036.
    Gérald atterrit à l’aéroport de Toulouse-Blagnac en fin de matinée. Le temps qu’il récupère sa valise, il était midi. Il repéra facilement sa voiture dans le parking, grâce à la puce GPS dont elle était équipée. Et il prit la route de Chennevières. Peu après, comme il s’y attendait, Isabelle l’appela. Ce fut pire que tout ce qu’il avait imaginé. Après lui avoir rappelé tous les griefs qu’elle nourrissait à son encontre depuis le jour déjà lointain où ils s’étaient rencontrés – la rancune et la mémoire des femmes étaient décidément incroyables -, elle menaça de les découper en morceaux, lui et son père, si on ne retrouvait pas rapidement Agnès vivante et en bonne santé. Et il la connaissait assez pour savoir que ce n’étaient pas des paroles en l’air : Isabelle Bourdet – de son nom de jeune fille Isabella Stella Lélia Mattei – était d’origine corse, et partageait le tempérament passionné des natifs de son île.
    Il passa par Agen pour gagner Chennevières, qui se trouvait au sud de la Dordogne, pas très loin de Bergerac. Au bout d’un moment, il abandonna la conduite à Olga, et chercha des renseignements sur Charlagnac sur Internet. Après tout, c’est là qu’Agnès avait disparu. Et il se rendait compte maintenant qu’il ne savait presque rien sur ce site. Pendant qu’il traversait des paysages ruraux écrasés de soleil (on parlait de la sécheresse du siècle, mais l’expression avait déjà beaucoup servi au cours des dernières années), il se plongea dans l’histoire de ce petit bourg du sud-ouest, où s’étaient déroulés, au début du siècle précédent, des événements mystérieux.
     
    Charlagnac, un peu comme Oradour-sur-Glane en Haute-Vienne (mais pour des raisons différentes), n’était plus un village habité. C’était à présent une bourgade abandonnée, où les maisons tombaient en ruines sans que personne fasse quoi que ce soit pour l’empêcher. Voici ce qu’en disait la "Wikipédia" (le gouvernement français avait bien tenté quelques années plus tôt de censurer cette encyclopédie en ligne, sous prétexte de manque d’objectivité, au profit d’un site français, mais vouloir bloquer quelque chose sur Internet c’est un peu comme espérer arrêter la mer avec un château de sable : une perte de temps. La manip, élémentaire, qui permettait de se connecter à la "Wikipédia" était à la portée du premier geek venu) :
    « Charlagnac (en occitan Charlanhac), ancienne commune de la Dordogne, à 60 km au sud de Périgueux. Elle comptait 292 habitants au début du XXe siècle. Suite au drame de juillet 1905, le village fut évacué puis partiellement rasé. Ce qui restait de la population a été relogé dans la commune voisine de Chennevières-sur-Isle. »
    Pas un mot d’explication à propos de ce fameux « drame de juillet 1905 ». Il vérifia sur Google s'il pouvait trouver autre chose, mais comme souvent sur Internet, les autres sites ne faisaient que reprendre les éléments de la "Wikipédia", sans donner plus de détails. Soudain une idée lui vint, et il retourna sur le premier site. Il avait oublié de regarder les liens. Il y en avait deux : « Charlagnac sur le site de l’IGN », et « L’énigme de Charlagnac », sur un site baptisé « Histoire & Mystères ». Vite, il cliqua sur le second lien. Et là il trouva un assez long article, déjà ancien, signé d’un certain François le Curieux :
     
    « Les amateurs de la théorie du complot, ceux qui sont persuadés que nos dirigeants nous mentent et que, suivant l’expression bien connue, « la vérité est ailleurs », pourraient trouver une confirmation exemplaire de leurs idées dans la mystérieuse affaire de Charlagnac, survenue en juillet 1905. Le drame qui s’est déroulé dans cette petite commune de la Dordogne est en effet un cas d’école de désinformation. Nous verrons cependant qu’en l’occurrence, l’administration a été très loin, tellement loin en vérité qu’on ne voit pas de cas similaire en France, du moins durant les deux derniers siècles.
    Charlagnac, petit village paisible du Périgord qui vivait essentiellement de l’agriculture et de l’élevage, présentait la particularité d’abriter sur son sol une mine d’or assez ancienne, dont le filon était en voie d’épuisement, mais qui était encore exploitée à cette époque. 42 ouvriers y travaillaient, dans des conditions relativement pénibles. Le 7 juillet 1905, deux d’entre eux trouvèrent la mort, dans des circonstances mystérieuses. Si l’on consulte les journaux des années précédentes, on s’aperçoit qu’en dix ans 5 autres mineurs avaient déjà péri, ce qui fait beaucoup pour un effectif aussi réduit. Cette fois ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase ; les ouvriers se mirent en grève, réclamant de meilleures conditions de travail. J’ai retrouvé dans « l’Aurore » du 11 juillet 1905 l’interview d’un des meneurs, qui insiste sur l’insécurité de leur travail et raconte qu’au fond de la mine rôde « une bête qui tue les gens ». On envoya la troupe, ce qui à l’époque était classique : même Clémenceau dut s’y résoudre après la catastrophe de Courrières (1906). La 23e compagnie du 72e Régiment d’infanterie s’installa dans le village. Ce qui se passa ensuite n’a jamais vraiment été expliqué. Le 13 juillet 1905, les habitants des villages voisins entendirent des bruits de fusillades qui provenaient de Charlagnac ; on parla même de coups de canon. Progressivement, l’intégralité de la population du hameau, grévistes et militaires compris, fut évacuée. On donna 24 heures aux gens pour partir. Ils eurent le droit d’emporter leurs biens et leurs animaux de compagnie, mais pas leur bétail, qui fut abattu sur place. Mais quand on fit les comptes, on s’aperçut qu’il manquait 67 personnes, dont 12 militaires (la version officielle ne fait état que de 25 morts). Pour expliquer les décès, on évoqua le choléra, ce qui suffit à faire taire les curieux : c’était à l’époque – ça l’est encore dans une grande partie du monde - une maladie redoutable, qui avait causé de nombreuses victimes en France durant le siècle précédent, et dont le traitement était encore au stade expérimental. Les coups de feu furent mis sur le compte d’échauffourées entre ouvriers et soldats, mais on passa rapidement sur cet aspect des choses. Deux des responsables de la grève furent toutefois jetés en prison. La compagnie du 72e régiment d’infanterie fut envoyée en Indochine, mais elle fut remplacée par des sapeurs du génie qui, durant la deuxième partie du mois de juillet, brûlèrent les cadavres des victimes, puis s’employèrent méthodiquement à faire sauter à coup d’explosifs l’intégralité des maisons de Charlagnac. Ils n’oublièrent pas la mine d’or, qui fut condamnée. Cependant toutes les habitations ne furent pas détruites, pour d’obscures raison d’économies et de manque d’explosifs, ce qui fait qu’une partie du village est toujours debout. Les survivants de Charlagnac furent relogés dans des conditions très confortables pour l’époque dans le bourg voisin de Chennevières-sur-Isle. Pour justifier une mesure aussi exceptionnelle, les autorités racontèrent que le germe du choléra avait tellement contaminé habitations et terrains, que l’endroit était devenu inhabitable. En 1905, les connaissances scientifiques n’étaient pas encore répandues dans le grand public comme elles le sont aujourd’hui, et donc cette explication fantaisiste passa comme une lettre à la poste. D’ailleurs, qui se souciait d’un village perdu au fin fond de la campagne française ? Cependant il existait des journalistes un peu plus curieux que les autres, et plusieurs d’entre eux tentèrent de savoir ce qui s’était vraiment passé à Charlagnac le 13 juillet 1905. Mais ils firent chou blanc. Progressivement, le bruit se répandit qu’en échange d’une forte somme, on avait fait signer à tous les témoins du drame un document écrit comme quoi ils s’engageaient à ne jamais révéler ce qu’ils avaient vu, sous peine d’une forte amende et de 20 ans de prison. Une ou deux voix s’élevèrent pour faire remarquer que c’était parfaitement illégal, mais l’administration opposa un ferme démenti à ces rumeurs. Un reporter spécialisé dans les questions militaires dénicha quand même un document curieux, qui prouvait que la décision d’envoyer la 23e compagnie à Charlagnac avait été prise avant le déclenchement de la grève, suite à une demande du maire. Comme celui-ci avait péri dans l’affaire, on ne put l’interroger. Et bien sûr l’armée refusa de répondre à toute question. Au bout de quelques semaines, d’autres événements retinrent l’attention de la presse, et l’on parla d’autre chose.
    Cette étonnante histoire connut un épilogue curieux en 1935. Presque trente ans jour pour jour après le drame de Charlagnac, un incident éclata pendant le traditionnel bal du 14 juillet, à Chennevières-sur-Isle, là où s’étaient repliés les réfugiés du village perdu. Tout démarra, semble-t-il, à la suite d’une rivalité amoureuse. Une violente bagarre, qui dégénéra rapidement en une véritable bataille de rue, impliqua plus d’une centaine de personnes ; on releva 12 morts et de nombreux blessés. Depuis lors, cette tranquille région de la Dordogne est retombée dans sa torpeur, mais on ignore toujours ce qui s’est réellement produit le 13 juillet 1905. Une seule chose est certaine, c’est que le choléra n’avait certainement rien à voir là-dedans. Le contexte social tendu pourrait faire penser à un affrontement meurtrier entre grévistes et militaires – et l’on sait qu’il y eut effectivement des heurts, mais pas au point de provoquer un tel nombre de victimes -, mais dans ce cas pourquoi ne pas l’avoir dit ? En effet, en cette époque troublée, le cas aurait été loin d’être unique. Plus de cent ans après, le mystère demeure toujours aussi complet, et toute demande de renseignements auprès de l’administration se heurte à une fin de non-recevoir, comme si Charlagnac n’avait jamais existé. J’ai visité les lieux, qui offrent une étrange ressemblance avec les environs de Tchernobyl. Les humains partis, la nature a repris ses droits, et une épaisse végétation recouvre peu à peu les ruines. Le gibier est abondant, car les chasseurs fréquentent peu la région. Une atmosphère bucolique imprègne l’endroit, et pourtant on n’a guère envie d’y rester. On dit qu’un couple de Suédois qui faisaient du camping dans le coin a été retrouvé égorgé, en août 1976. On n’a jamais arrêté le coupable. C’est le dernier en date des mystères de Charlagnac… »
     
    Tout cela n’était pas très rassurant ; c’était même franchement flippant. Pourtant Gérald ne pouvait guère reprocher à son père d’avoir emmené Agnès à Charlagnac, car il savait que c’était un lieu de promenade assez courant dans la région. Certes, l’endroit avait toujours eu mauvaise réputation, mais en fait bien des gens ne savaient pas exactement pourquoi, et fort peu auraient été capable de parler des événements de 1905. Lui-même avait visité le site lors d’un circuit gastronomique en Périgord effectué avec ses parents, alors qu’il était tout jeune, et il n’en conservait guère de souvenirs, sauf que l’endroit paraissait alors très tranquille. C’est d’ailleurs peut-être ce voyage qui avait donné l’idée à son père de venir vivre dans la région, après la mort de sa femme. Désormais des clandestins s’étaient installés dans le coin, et si on pouvait encore visiter Charlagnac pendant la journée, par contre il était fortement déconseillé de s’y aventurer la nuit…
    A 14 heures, et alors qu’il avait déjà parcouru plus de la moitié du trajet, il mit la radio pour écouter les informations. Après de longs développements à propos de la guerre civile qui faisait rage maintenant dans une bonne partie de États-Unis – son honneur de journaliste saignait en entendant cela, mais bon, on ne peut pas être partout à la fois - on parla enfin de l’enlèvement de sa fille. Et, surprise ! il y avait du nouveau. On soupçonnait maintenant trois clandestins d'origine étrangère d’avoir kidnappé la jeune fille. Il se demanda comment on pouvait bien avoir de tels soupçons, puisque la police avait cherché vainement des témoins. Enfin c’était quand même positif, cela prouvait que l’enquête progressait. Il appela son père. Au téléphone, Philippe Jacquet semblait toujours aussi démoralisé, et honteux de ce qui était arrivé. Il tenta de lui relever le moral, ce qui était difficile puisque le sien était aussi en berne. Il lui annonça qu’il arrivait bientôt, et qu’il avait l’intention de se rendre immédiatement à Charlagnac – non sans avoir pris un café très fort auparavant, bien sûr.
    Je crois que ça ne va pas être possible aujourd’hui, dit son père sur un ton d’excuse.
    Pourquoi donc ?
    Parce que la gendarmerie est là, et ils ont tout un tas de questions à te poser.
    Merde… Il aurait dû s’en douter.
    Mais pourquoi à moi ? interrogea-t-il. Je n’étais même pas là quand c’est arrivé.
    Je ne sais pas. Ils te le diront eux-mêmes…
    Il ne voyait pas trop ce qu’il pourrait leur dire qui fasse avancer l’enquête. C’était ce qu’on appelle en aviation la « loi de l’Emmerdement maximum ». Il rectifia aussitôt : non, l’emmerdement maximum, ça serait que son ex débarque comme une hystérique à Chennevières, traînant à sa suite son Kévin de mari. Oui, là il y aurait de quoi avoir les boules.
    Mais les boules, il les avait déjà, rien qu’à la pensée que sa fille puisse être en danger…
    Il n’y a pas eu de demande de rançon ? demanda Gérald.
    Non, répondit son père, mais les gendarmes ont mis mon téléphone sur écoute.
    Les téléphones fixes étaient de plus en plus rares chez les particuliers, mais, sur ce point comme sur quelques autres, Philippe Jacquet était plutôt vieux jeu.
    Bon, dit Gérald avant de raccrocher, on parlera de tout ça de vive voix tout à l’heure. Je serai bientôt là.
    Je t'attends.
     
    Peu avant 15h30, il arriva enfin à Chennevières. Devant la propriété de son père étaient garées une camionnette de la gendarmerie - et aussi, chose qu'il n'avait pas prévue mais à laquelle il aurait bien dû s'attendre, plusieurs voitures de presse. Même la télévision était là. Ce qui le sauva, c'est qu'on ne le reconnut pas tout de suite. Le gardien Éric lui ouvrit le portail, et Gérald n'eut que le temps de s'engouffrer à l'intérieur de la propriété, avant que ses collègues journalistes ne se ruent sur lui. Il gara son véhicule, puis en descendit. Le temps qu’il extraie ses bagages du coffre, son père et Irène sortirent de la maison pour venir à sa rencontre. Ils étaient suivis par trois gendarmes en uniforme dont un gradé. Celui-ci était un personnage longiligne, barbu, portant la tenue réglementaire ; il faisait très chaud en ce samedi, et la transpiration avait formé des auréoles sur sa chemise d’uniforme, à hauteur des aisselles. Il eut la politesse de laisser Gérald saluer son père, avant d’intervenir.
    Philippe Jacquet faisait une sale tête ; en fait, son fils ne lui avait pas vu une mine aussi sombre depuis la mort de sa mère, Bernadette Jacquet. Et même alors, on ne discernait pas sur son visage ce sentiment de honte qui y apparaissait aujourd’hui.
    Ils se donnèrent l’accolade, puis s'embrassèrent.
    On va la retrouver, papa, dit Gérald.
     J’espère, dit son père. Je l’espère de tout mon cœur. Si tu savais comme je m’en veux…
    Ne culpabilise pas.
    Il salua Irène, qui elle aussi semblait accuser le coup. L’officier de gendarmerie avait attendu sans broncher la fin de ces retrouvailles familiales, mais il finit par s’impatienter et rappela sa présence par un raclement de gorge.
    Capitaine Leclerc, dit-il en saluant.
    Gérald lui serra la main.
    Vous êtes Gérald Jacquet, le père de la gamine qui a disparu ? continua l’officier.
    Tout à fait.
    Nous allons rentrer dans la maison. J’ai un certain nombre de questions à vous poser.
    Ils pénétrèrent dans la vieille demeure, où il faisait nettement plus frais qu'au dehors.
    Je vais préparer du café, dit Philippe. Vous en voulez, mon capitaine ?
    Non merci, je préfèrerais une boisson fraîche. Mais vous pouvez en proposer à mes hommes.
    Gérald et le capitaine s’installèrent devant la table de la cuisine. Un autre gendarme s'assit à côté, prêt à enregistrer la conversation sur son portable.
    Vous avez du nouveau ? demanda le journaliste. J’ai entendu à la radio qu’on soupçonnait trois clandestins.
    La diffusion de cette information était quelque peu… prématurée, maugréa l’officier. Je ne peux rien vous dire de plus.
    Je vois.
    Qu’est-ce que vous pouvez m’apprendre à propos de votre fille ? De préférence, quelque chose que je ne sache pas déjà ?
    Gérald haussa les épaules.
    Malheureusement, pas grand-chose. C’est une ado comme les autres, sans histoire. Enfin j’imagine. Après tout, moi je ne la vois que pendant les vacances, et un week-end de temps en temps.
    Effectivement.
    Le gendarme demeura silencieux quelques secondes, puis déclara :
    Bon, on va faire les choses dans l’ordre. Nom, prénom, âge, adresse, profession?
    Gérald Jacquet, 43 ans. J'habite 26, rue Jean du Bellay, Paris 4e.
         Le capitaine Leclerc sifflota :
    C'est dans l'île Saint-Louis ça, non? Exactement. Un beau quartier, dites-moi! Oui, et alors? Non, rien. Continuez. Profession : journaliste, comme vous le savez déjà j'imagine. Vous étiez où, ces derniers jours ?
    Gérald soupira.
    Je ne vois pas en quoi ça va faire avancer votre enquête.
    Ça c’est mon problème.
    Oui ben, qu’on retrouve ma fille, c’est aussi le mien. Si vous voulez tout savoir, j’étais aux États-Unis, à Las Vegas, où je tentais de faire mon métier de journaliste, ce qui n’est pas facile tous les jours. Je suppose que vous savez ce qui s’est passé là-bas ?
    Effectivement. Il m’arrive d’écouter les informations.
    Je vous prie de croire que ça a été assez pénible comme ça – après tout, on a assassiné l’homme que je venais interviewer, et puis on m’a viré comme un malpropre, comme une bonne partie des journalistes présents d’ailleurs -, sans que j’apprenne en plus dans l’avion du retour que ma fille avait disparu.
    Je m’en doute. Excusez-moi, j’essaye simplement moi aussi de faire mon métier.
  8. Gouderien
    Tandis que les hommes du GIGN poursuivaient leur chemin afin d’aller fouiller la cachette des ravisseurs, le capitaine Leclerc et les autres gendarmes raccompagnèrent Gérald et les autres à la surface. Là, une petite femme vêtue de noir, l’air renfrogné, attendait impatiemment Sophia Wenger.
    C’est Cindy MacLaird, une native d’Édimbourg. C’est à la fois mon agent, mon chauffeur et mon chien de garde, la présenta plaisamment la pianiste. Quand elle ne m’a pas vue depuis une heure, le mélange de whisky et de sang qui coule dans ses veines se met à bouillir.
    C’est très exagéré, dit la dénommée Cindy avec un épais accent écossais. Je suis ravi de faire votre connaissance.
    Sophia lui expliqua qui était qui, et Cindy, au fur et à mesure, serra la main de tout le monde. Gérald trouva qu’elle avait la main moite. Puis la pianiste et elle se lancèrent dans une discussion animée en anglais. Gérald était familier de la langue de Shakespeare et de Tolkien, mais les deux femmes parlaient tellement vite, et Cindy possédait un tel accent, qu’il ne comprit qu’un mot sur deux. Cela lui suffit néanmoins pour deviner de quoi il était question. L’Écossaise ne se gênait pas pour engueuler celle qui était pourtant sa patronne, lui demandant où elle était encore passée ; à quoi la pianiste répondait qu’elle avait délivré une jeune fille enlevée par des bandits. Cela calma quelques instants son chien de garde, mais pas longtemps, car Sophia crut opportun d’ajouter qu’elle en avait profité pour débarrasser la surface de la terre de trois vermines.
    My Godness ! s’exclama l’Écossaise en portant la main à son cœur.
    L’explication en resta là pour le moment, car les gendarmes embarquèrent Gérald et Sophia pour un débriefing, tandis qu’Agnès était conduite dans le plus proche hôpital pour vérifier son état de santé.
     
    On les emmena à la gendarmerie de Périgueux, où ils furent interrogés séparément par les pandores pendant des heures interminables ; interminables, parce que Gérald raconta son histoire en dix minutes, et que tout le reste ne fut que redites. Il s’efforça de couvrir sa coéquipière en légitimant la version de la légitime défense, même si c’était passablement tiré par les cheveux. Cela dit, la notion de « légitime défense » avait été singulièrement élargie, depuis que le Front patriotique était au pouvoir.
    Quand il sortit enfin de la gendarmerie, la nuit était tombée. Il aperçut Sophia et Cindy sur le trottoir ; apparemment, les gendarmes avaient relâché la pianiste avant lui. Ça, c’était la bonne nouvelle. Mais la mauvaise, c’est qu’elle était en grande conversation avec un groupe de journalistes qui, en l’apercevant, changèrent aussitôt de cible. Il n’avait strictement aucune envie de répondre aux questions de ses chers collègues ; et d’ailleurs, il était épuisé. Il dut se résoudre cependant à dire quelques mots, avant d’ajouter qu’il raconterait tout le reste dans un article à paraître bientôt dans « le Figaro », mais à une condition seulement : qu’on lui foute la paix.
     Vous n'êtes pas en prison, vous ? demanda-t-il à la pianiste, quand, enfin, ils se retrouvèrent seuls.
    Et non, désolée. Vos gendarmes sont des gens intelligents.
    Première nouvelle. Pas si intelligents que ça, s’ils ont gobé votre histoire de légitime défense !
    Que voulez-vous, quand on fait appel à mes services, on sait à quoi s’attendre.
    Je vois.
    Ça vous dirait, un bout de conduite ?
    C’est pas de refus.
    Il avait laissé sa voiture à son père, pour qu’il regagne Chennevières avec ses deux femmes et le chien.
    Mais je vous préviens, ajouta-t-il, faut qu’on passe récupérer ma fille. Elle est au Centre hospitalier de Périgueux.
    La gendarmerie lui avait envoyé un SMS, indiquant qu’il pouvait venir la chercher, et précisant où elle se trouvait.
    Pas de problème, dit Sophia.
    La somptueuse Mercedes de la virtuose britannique était garée non loin de là. Cindy se mit au volant, tandis que les deux autres s’installaient à l’arrière.
    Accrochez-vous, on va décoller, dit l’Écossaise.
    Le vol fut court. Quelques minutes plus tard, ils atterrissaient dans le parking de l’hôpital. Personne de la presse à l’horizon, ça c’était chouette – et étonnant. D’accord, il était onze heures du soir, mais de vrais paparazzi ne s’attardent pas à ce genre de détail. Agnès les attendait à l’entrée, d’une humeur de chien, en compagnie de deux gendarmes.
    Enfin ! s’exclama-t-elle en les apercevant. C’est pas trop tôt.
    Vous êtes son père ? demanda l’un des gendarmes.
    J’ai ce privilège, répondit le journaliste.
    On peut voir vos papiers ?
    C’est comme si c’était fait !
    Il fallut encore dix bonnes minutes pour que l’on consente à admettre qu’il était bien le géniteur de la jeune fille, et qu’on pouvait la lui confier sans crainte qu’il lui arrive malheur. D'après les examens qu'on lui avait faits, elle était en bonne forme, et n'avait subi aucun mauvais traitement.
    Alors il paraît que tu vas bien ? dit Gérald, quand enfin ils purent sortir de l’hôpital.
    Oui, sauf que je meurs de faim et que je tombe de sommeil.
    Il en connaissait un autre dans le même cas ! Il n’avait rien mangé depuis le matin, sauf un des casse-croutes qu’ils avaient emportés pour leur expédition, et un café tiède aimablement offert par les gendarmes. Et il sentait encore les effets du jetlag et des heures de sommeil qui lui manquaient.
    Les journalistes ne t’ont pas embêtée ?
    Non, les gendarmes les ont virés.
    Bien fait pour eux. Maintenant, il faut qu’on rentre.
    J’aurais bien mangé un hamburger, râla Agnès.
    Pourquoi pas, si on trouve un McDo ouvert. On peut encore abuser de votre bonne volonté ? demanda-t-il à Sophia.
    No problem. De toute façon, on vous ramènera chez vous.
    C’est sympa, dit Gérald, mais ça va vous faire coucher à quelle heure ? Vous n’avez pas un concert demain, à Toulouse ?
    Si, mais ne vous inquiétez pas, je suis infatigable.
    Mais moi je ne le suis pas, intervint Cindy. Alors si vous voulez bouger, c’est maintenant ou jamais !
    Ils cherchèrent sur le Web, et trouvèrent le restaurant McDonald’s le plus proche – il était situé à Trélissac, au centre commercial La Feuilleraie. Il était temps qu’ils arrivent, car il fermait à minuit. Tout en mangeant, Gérald appela son père pour le rassurer, puis sa rédactrice en chef, qui attendait son coup de fil avec impatience. Il lui promit un article complet, illustré de photos, sur tout ce qui s’était passé depuis son arrivée à Las Vegas, mais pas avant trois jours – il avait beaucoup de choses à raconter. Il songea qu'il lui faudrait aussi appeler son ex-femme pour la rassurer - mais ça, ça pouvait attendre demain. D'ailleurs, elle avait sûrement déjà appris la nouvelle de la libération de sa fille par les médias.
    Le journaliste remarqua que Cindy mangeait comme une ogresse – ce qui était étonnant, car elle était plutôt maigre –, une ogresse qui en plus n’aurait pas craché sur la bière, mais que par contre Sophia se contentait d’un hamburger simple, avec une petite frite et une bouteille d’Évian. A priori, elle soignait sa ligne.
     
    Lundi 28 juillet 2036.
    Quand ils sortirent du restaurant, celui-ci était en train de fermer. Ils reprirent la Mercedes, puis se dirigèrent vers Chennevières.
    J’ai oublié de vous dire, déclara Sophia au bout d’un moment, que bien entendu vous êtes invités à mon concert de demain à Toulouse. C’est à 16h30, au Capitole.
    Je vous remercie, dit Gérald. Je ne manquerai ça pour rien au monde.
    Et Agnès ?
    Elle dort. Dès qu’elle s’est assise sur la banquette, elle s’est assoupie, sans même boucler sa ceinture de sécurité. C’est moi qui ait dû la lui mettre. Ça fait trop d’émotions, pour quelqu’un de si jeune.
    J’espère qu’elle viendra.
    Je ne vous garantis rien. En matière de musique, elle considère tout ce qui a plus de trois ans comme ringard et démodé. Alors le piano et le chant classiques, c’est pas vraiment sa tasse de thé.
    Il faut un début à tout.
    On verra bien.
    Une demi-heure plus tard, ils atterrissaient devant la maison de Philippe Jacquet. Deux gendarmes montaient encore la garde devant le portail, mais la plupart des journalistes avaient déjà disparu. Gérald était bien placé pour savoir comment ça se passait. Quand il aurait publié son article, on parlerait de l’affaire pendant encore peut-être une semaine, mais dans quinze jours au maximum, plus personne ne s’en soucierait. L’actualité fonctionne comme ça. Et c’était très bien, car il avait vraiment hâte de retrouver sa petite vie tranquille. Son père vint leur ouvrir. Il salua ces dames, et leur proposa d’entrer boire une tisane – ou quelque chose de plus fort -, mais elles déclinèrent l’invitation : il était temps qu’elles regagnent leur hôtel de Toulouse, où Sophia n’aurait que quelques heures pour se reposer et se préparer à son concert.
    Comme elles s’apprêtaient à repartir, Gérald prit le temps de remercier la pianiste.
    Je ne sais pas comment les choses auraient évolué sans votre intervention, dit-il. Encore merci.
    Elle fit un mince sourire.
    Oh, c’est trois gaillards n’avaient pas l’air très méchants. J’ai presque du remord de les avoir tués. De toute façon, vous auriez fini par récupérer votre fille.
    J’en suis moins certain que vous. Et j’ai horreur qu’on me fasse du chantage.
    Allez, il faut que je rentre. Alors n’oubliez pas : à demain ! Je vais vous faire réserver de bonnes places, vous n’aurez qu’à vous adresser à l’accueil.
    Merci beaucoup ! A demain.
    A demain.
    Il aurait souhaité lui faire la bise, mais elle l’intimidait, et il se contenta d’une poignée de main. Sophia Wenger regagna son aircar, où Cindy se trouvait déjà, prête à décoller. Soudain elle stoppa et fit demi-tour :
    Quel morceau voulez-vous que je joue spécialement pour vous, demain ?
    Interloqué, il réfléchit quelques secondes, puis dit, presque au hasard :
    La ballade n° 3, opus 47, de Chopin.
    Chopin ? OK. Vendu !
    Elle courut vers le véhicule et, cette fois, ne s’arrêta pas.
    Intéressante personne, déclara son père en regardant la Mercedes s’élever dans le ciel nocturne. Elle doit gagner à être connue.
    Je me demande, dit Gérald. Je n’en reviens pas de la façon dont elle a tué ces trois malfaiteurs. On aurait dit Bruce Lee.
    Ouais. En tous cas, j’ai récupéré ma petite fille, et c’est tout ce qui compte pour moi.
    Oui. Dis-donc, papa, tu aimes le piano classique ?
    Boff… Pourquoi pas ?
    Alors je te signale que tu es invité par Mlle Wenger à venir écouter son récital piano/chant au Capitole de Toulouse, demain à 16h30. Tu peux inviter Irène, si tu veux.
    Eh bien on ira ! Je me demande si ta Sophia est aussi bonne musicienne que détective.
    Je pense, oui.
    Des moustiques avaient découvert leur présence, et ils n’eurent que le temps de rentrer dans la maison, avant d’être dévorés tout vifs. Gérald salua son père et monta dans sa chambre. Il eut juste le temps de se déshabiller et de se coucher, avant de s’endormir comme une souche.
  9. Gouderien
    Histoire de changer de sujet de conversation, Gérald demanda :
    Vous avez exploré le reste de la cachette ?
    Oui, répondit-elle. Deux chambres pouilleuses, une salle de prière, un semblant de bath room, un débarras, la pièce où se trouve le générateur et une réserve de carburant.
    Il siffla :
    C’est drôlement grand ! C’est incroyable qu’on ait aménagé un abri pareil à une telle profondeur.
    J’ai l’impression que ça date de la guerre. Ça devait servir de cachette aux résistants.
    Sans doute.
    J’ai aussi trouvé deux fusils-mitrailleurs, des pistolets, des grenades, des couteaux, bref, tout un arsenal.
    Constatant qu’on ne s’occupait pas d’elle, Agnès s’était entre-temps levée, et était sortie de sa cellule. Quand elle découvrit le spectacle morbide qui l’attendait dans la pièce principale, elle éclata derechef en sanglots.
    Oh non, s’écria-t-elle en se mordant le poing, pourquoi vous avez fait ça ?
    Pour te délivrer, dit son père en la rejoignant.
    Mais ils ne m’ont fait aucun mal. Ils me disaient tout le temps que tout allait s’arranger, que c’était une simple blague entre eux et toi.
    Ils m’ont quand même appelé pour me réclamer une rançon d’un million, répliqua Gérald.
     
    C’était une piètre justification pour ce massacre, il en était bien conscient, mais il était très surpris par la réaction de sa fille ; il ne s’y attendait vraiment pas. A sa décharge, il ne s’attendait pas non plus à ce que Sophia exécute le trio des ravisseurs en une seconde et demie. C’étaient des choses dont il avait entendu parler, mais dont il n’avait jamais été le témoin, même quand il faisait partie des forces spéciales ; ou alors, uniquement au cinéma. Il repensa à ce qu’elle lui avait raconté, à propos de ses connaissances en arts martiaux coréens. L’« Ange de la mort ». Eh bien, elle n’exagérait pas. C’est sans doute à cet instant qu’il commença à soupçonner que tout cela n’était qu’une machination, car c’était trop énorme. Mais dans quel but ? Il n’eut la réponse que plusieurs mois plus tard, comme nous l’avons déjà vu, et c’est la jeune femme elle-même qui la lui fournit.
    C’était pour que nous fassions connaissance, dit-elle.
    Que nous fassions connaissance ? répéta-t-il, abasourdi. Mais pourquoi avoir tué les ravisseurs ? Je suppose que ces malheureux n’avaient pas été prévenus du sort fâcheux qui les attendait !
    Non, bien sûr. En fait, mes ordres à ce sujet étaient vagues. En les liquidant d’une façon aussi spectaculaire, je poursuivais deux buts. D’abord, il fallait que vous me preniez au sérieux, et pas pour une fofolle pleine de fric qui veut se donner des émotions.
    Et la seconde raison ?
    Elle le considéra d’un air étonné :
    Vous n’avez pas deviné ? Ça me paraît pourtant évident, et d’une logique totale : il ne fallait pas laisser de témoins vivants, qui risquaient de bavarder.
    Elle parlait souvent de la logique, un peu à la manière de Mr Spock, ce héros d’une vieille série américaine, « Star trek » ; mais il songea que le Vulcain aurait certainement trouvé une façon moins définitive de neutraliser ces trois clandestins doublés de petits truands. Il est vrai que Spock, lui, était à moitié humain…
     
    Je ne savais pas, balbutia Agnès entre deux crise de larmes. Je devais dormir, à ce moment.
    Il sortit un paquet de mouchoirs en papier de sa poche, et lui en donna un pour qu’elle sèche ses larmes. Puis il appela Sophie, qui devait toujours être en train de fouiller le repaire des ravisseurs :
    Vous pouvez m’apporter des draps ou des couvertures pour recouvrir les corps, s’il vous plaît ? Ce n’est pas un spectacle pour ma fille.
    J’arrive.
    On est sûr qu’ils sont morts, au moins ? demanda Agnès.
    Je crois malheureusement qu’il n’y a pas de doute.
    Elle soupira, et il crut qu’elle allait à nouveau se mettre à pleurer. La pianiste survint peu après, les bras chargés de deux couvertures marron, qu’elle disposa sur les cadavres.
    Pourquoi vous avez fait ça ? demanda la jeune fille.
    Fait quoi ? répliqua Sophia.
    Tuer ces trois hommes. Il n’y avait pas une façon moins barbare de procéder ?
    La pianiste, les mains sur les hanches, la regarda d’un air ironique :
    C’est facile de dire ça quand tout est fini. Nous ignorions à qui nous avions affaire, ma petite. Et je te signale quand même que tes gars si gentils étaient armés jusqu’aux dents.
    Mais ils ne m’ont jamais fait de mal !
    Encore heureux ! Si ça peut te consoler, essaye d’examiner les choses sous un angle positif : d’abord, nous t’avons libérée, ce qui est le principal. Et puis, en les débarrassant de leur défroque de chair, j’ai fait accéder ces trois hommes à un nouvel état de conscience.
    De la façon dont elle parlait, Gérald se demanda si elle était sérieuse, ou si elle se moquait tout simplement de la jeune fille. En tous cas, celle-ci ne se posa pas la question :
    C’est pas vrai ! s’exclama-t-elle. J’hallucine ! Une tueuse new age ! J’ai jamais entendu un pareil tas de conneries !
    Votre fille a du caractère, Monsieur Jacquet, déclara la pianiste.
    Ouais. Parfois trop. Bon, assez bavardé. Il faut prévenir les gendarmes. Je vais appeler mon père.
    J’ai hâte de sortir de là, dit Agnès.
    Je m’en doute ! Tu as faim ?
    Non, ça va. Ils me faisaient du couscous, j’ai trop mangé, même. Faudra que je me mette au régime.
    C’est cela, oui…
    Il sortit son portable de la poche de son blouson, et s’aperçut qu’il n’y avait pas de réseau, ce qui ne l’étonna guère.
    Essaye avec leur téléphone, suggéra sa fille.
    Leur téléphone ? Il est où ?
    Je crois qu’ils le rangeaient dans un tiroir.
    Ils fouillèrent le mobilier, et il mit rapidement la main dessus. En découvrant l’appareil, modèle ultra-moderne d’une grande marque japonaise, bien plus avancé que le sien, tous ses doutes furent balayés : à sa connaissance, ce genre d’engin n’était même pas encore dans le commerce, il ne voyait donc pas comment trois clandestins auraient pu se le procurer. Il avait bel et bien été victime d’une machination. Mais ce n’était pas le moment de chercher le pourquoi du comment : il fallait d’abord sortir de là. Il composa le numéro du portable de son père ; presque aussitôt, la voix de Philippe Jacquet retentit, tandis que le visage du vieil homme s’affichait sur l’écran intégré :
    Gérald ?
    Oui papa.
    Vous l’avez retrouvée ?
    Bien sûr. Elle est avec moi.
    C’est fabuleux. Elle va bien ?
    Impec, répondit-elle. Et toi papy, ça va ?
    Je suis avec les gendarmes, nous venons vous chercher. Mais c’est un peu humide pour mes vieux os, par ici.
    Je vais t’expliquer par où passer, dit Gérald, parce que sinon, dans une semaine, vous serez encore en train de tourner.
    Je vais te passer les gendarmes. Juste une chose, avant : et les ravisseurs ?
    Alles Kaputt !
    Le père Jacquet fit entendre un sifflement sonore :
    C’est toi qui…
    Non, c’est ma charmante coéquipière.
    Décidément, il n’y a plus de faibles femmes. Fais-moi penser à ne jamais la contrarier.
    Ça me paraît une bonne idée.
    J’entends tout ce que vous dites, Messieurs, intervint Sophia, et je peux vous garantir que je n’ai pas pour habitude de taper sur n’importe qui.
    J’espère bien ! dit Philippe dans l’appareil. Bon, je te passe le capitaine Leclerc.
    Merci, à tout de suite.
    Gérald expliqua au gendarme comment parvenir jusqu’à la cachette des ravisseurs.
    Nous allons remonter, conclut-il. Je pense que nous nous rencontrerons en chemin.
    Alors à tout de suite, dit le capitaine Leclerc avant de raccrocher.
    Prends toutes tes affaires, dit Gérald à Agnès. J’imagine que tu ne seras pas fâchée de quitter cet endroit.
    Ça c’est sûr, confirma-t-elle.
    En fait elle n’avait pas grand-chose à emporter. Les vêtements qu’elle portait le jour de son enlèvement étaient dans une pochette en plastique ; elle y joignit son sac à mains et la console Nintendo, cadeau des ravisseurs pour la faire tenir tranquille. Cependant, avant de partir, le journaliste voulait quand même découvrir les lieux par lui-même… et aussi faire quelques photos.
    Attendez-moi, dit-il, je n’en ai que pour quelques minutes.
    Pendant ce temps, moi je vais fouiller ces tristes individus, dit Sophia.
    Excellente idée.
    Il retourna dans le couloir. La première porte à droite ouvrait sur la chambre des ravisseurs. Elle était petite et miteuse, avec des lits superposés. Du linge sale traînait par terre. Il prit quelques clichés, en vue de l’article qu’il ne manquerait pas d’écrire – et qui, il en était sûr, connaîtrait un grand succès. Juste à côté se trouvait une autre chambre, plus confortable, avec un seul lit. La chambre du chef ? Était-ce l’homme qu’il avait eu au téléphone ? Probablement. En plus du lit, la pièce ne comprenait qu’une petite commode et une table de nuit. Il ouvrit tous les tiroirs, mais ne trouva que des objets d’usage courant : cigarettes, peigne, vêtements, affaires de toilette etc. Là encore, il mitrailla consciencieusement. Sur la gauche, à côté de la cellule où avait été enfermée Agnès, se trouvait la salle d’eau, plutôt spartiate, avec un évier, une douche sommaire et des WC électriques. Plus loin encore il entra dans ce qui devait être une salle de prière, avec un tapis comportant une boussole indiquant la direction de La Mecque. Sur une petite table il trouva deux Coran, un en français et l'autre en arabe. Tout au fond du local il découvrit la pièce du générateur, un vieil engin mais qui semblait fonctionner parfaitement ; une lourde odeur d’essence régnait ici, et plusieurs jerrycans, les uns vides, les autres pleins, étaient entreposés dans un coin. Il y avait aussi un débarras, avec une armoire où étaient rangées les armes. Il se demanda si elles avaient servi ; nul doute que les spécialistes se pencheraient sur la question. Enfin, il jeta un coup d’œil à l’installation de ventilation, assez moderne, et qui diffusait dans tout l’abri un air étonnamment frais. Tout cela était très étonnant. Par quels efforts surhumains avait-on amené ces meubles et ce matériel au fond de ce souterrain, enfoui à des centaines de mètres sous la surface de la terre ? Si cela avait été fait par le chemin qu’ils avaient emprunté, Sophia et lui, pour venir jusqu’ici, cela tenait de l’exploit. Ou alors existait-il une autre voie d’accès, plus aisée ? C’était possible aussi.
    Il retourna dans la pièce principale. Il était temps qu’ils partent, car sa fille faisait la tronche.
    Ça y est ? T’as fini ? demanda-t-elle. On peut s’en aller ?
    On y va ! dit-il.
    Tandis qu’ils sortaient du repaire, il demanda à Sophia :
    Et vous ? Vous avez trouvé quelque chose ?
    Leurs papiers, répondit-elle. Ainsi que nous le pensions, nous avons eu affaire à trois clandestins : Mohamed, un Algérien, Samir, un Mauritanien, et Patrick, un Camerounais.
    Et à part ça ? Quelque chose qui nous renseigne sur leurs motivations ?
    Pas vraiment. J’ai aperçu tout un tas de paperasses qui traînaient dans un tiroir, mais je n’ai pas eu le temps de tout examiner. Mais j’ai vu des lettres. Ces gens avaient l’air d’être en relation avec une organisation terroriste.
    Oui, ce n’est pas étonnant. Bah, il faut bien laisser un peu de boulot aux gendarmes !
    Ils auront de quoi faire.
    Il ramassa le téléphone, dont l’examen se révélerait certainement très révélateur. Et puis ils regagnèrent le tunnel principal, et se dirigèrent vers la sortie.
    Vous pensez que vous aurez des ennuis, pour avoir liquidé ces trois malfrats ? demanda Gérald à Sophia.
    Ça m’étonnerait. Dans une société bien faite, on me donnerait une médaille.
    Vous êtes gonflée ! s’indigna Agnès.
    Ma chère amie, répliqua la pianiste, si on ne veut pas avoir d’ennuis, il ne faut pas sortir du droit chemin.
    Vous êtes un peu facho sur les bords, non ? Remarquez, ça correspond assez au climat actuel. N’oubliez pas que ce sont des gens qu’on a forcés à vivre dans la clandestinité, pour éviter l’expulsion.
    Je ne te demande pas de sauter au cou de notre amie Sophia, intervint Gérald, mais enfin tu pourrais quand même avoir un peu de reconnaissance envers elle. C’est quand même grâce à elle que tu vas revoir la lumière du jour.
    Tu l’as dit bouffi !
    Pendant un moment, la jeune fille se mura dans un silence boudeur ; mais cela ne dura pas. Sur le chemin, elle ouvrait de grands yeux étonnés ; elle expliqua que quand elle avait été enlevée, on lui avait tout de suite mis un bandeau sur les yeux, et donc qu’elle n’avait rien vu du trajet qu’ils avaient parcouru. Elle se souvenait juste que c’était très long. Comme ils longeaient quelques-uns des grands passages qui s’ouvraient dans la paroi du tunnel, Gérald s’aperçut qu’Agnès n’était pas rassurée du tout.
    Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il.
    Rien.
    Bien plus tard, elle lui avoua que ses ravisseurs eux-mêmes n’étaient pas ravis de devoir se cacher dans cet abri, et ils ne l’avaient fait que parce qu’on leur avait promis une régularisation de leur situation, doublée d'une récompense financière appréciable (sans même parler de la rançon réclamée, mais au sujet de laquelle ils semblaient ne pas nourrir trop d’illusions) - à propos de ce « on », elle ne pouvait pas donner plus de détails, car ses kidnappeurs étaient très discrets à ce sujet. Ce réseau souterrain avait, paraît-il, la réputation d’être hanté par des créatures meurtrières, ce qui ne l’empêchait pas toutefois d'héberger toute une faune de marginaux, qui s'y planquaient dans des niveaux encore plus profonds que celui où on l’avait retenue. C’était d’ailleurs la justification de leur armement, et non pas l’intention de commettre un attentat.
    Peu après, ils tombèrent sur les gendarmes, conduits par le capitaine Leclerc. Son père, Irène et Sandra étaient là aussi, ainsi que tout un groupe appartenant au GIGN. Ce furent de grandes embrassades, et aussi de nouvelles crises de larmes, de joie cette fois.
    Où sont les ravisseurs ? demanda l’officier qui commandait le détachement du GIGN, le capitaine Rénier.
    L’homme était chauve et moustachu ; tout comme ses hommes, il était protégé par tout un harnachement bleu foncé mêlant cuir et métal impénétrable aux balles, et portait un pistolet mitrailleur avec visée laser – ce qui se faisait de mieux en la matière.
    Toujours dans leur repaire, répondit Sophia. Morts. Vous voyez, on a fait votre job, finalement.
    Je vois, fit le capitaine en lui jetant un regard noir.
    Il ne devait pas apprécier que des amateurs se mêlent de ses missions, et accomplissent le travail à sa place.
  10. Gouderien
    Tout à coup, une ouverture apparut sur la gauche. Encore des marches, humides et glissantes. Il commençait à se demander combien de temps ils allaient descendre, comme ça.
    Ça vous est venu comment, cette passion pour les arts martiaux coréens ? demanda-t-il.
    Lors d’une tournée de concerts en Corée, comme vous pouvez vous en douter. Comme vous, j’avais un peu pratiqué le karaté, mais sans plus. On m’a approchée, pour me proposer de m’enseigner le Chung Sool Won. Comme je venais de perdre mon père peu de temps auparavant, j’avais besoin de m’occuper l’esprit, et aussi de me fatiguer le corps. J’ai accepté.
    La musique ne vous suffisait pas ? Je croyais que le piano exigeait une pratique constante, et très astreignante. Le chant aussi, d’ailleurs.
    J’ai la chance de n’avoir pas trop besoin de répéter. D’ailleurs ça m’ennuie. J’aime le contact avec le public, cela m’oblige à me dépasser.
    Entre parenthèses, toute cette humidité n’est sûrement pas bonne pour votre gorge.
    Effectivement, de l’eau suintait du plafond et coulait sur les murs.
    Vous avez raison, approuva-t-elle. Il faut que nous trouvions rapidement l’endroit où est cachée votre fille.
    Peu après, les marches s’interrompirent. Rien qu’à la façon dont les sons résonnaient, ils surent qu’ils étaient arrivés dans une grande salle. Ils promenèrent la lumière de leurs torches dans tous les sens. Le plafond était très haut, et les parois éloignées. Peu à peu, ils se rendirent compte que la salle souterraine où ils se trouvaient était de forme circulaire. Des ouvertures apparaissaient à intervalle régulier dans la circonférence ; ils en comptèrent six.
    Soudain la torche de Sophia éclaira un détail au sol.
    Regardez, dit-elle ; je crois que nos amis les gendarmes sont venus jusqu’ici.
    Effectivement, se dessinait sur le sol humide une empreinte caractéristique, et Gérald reconnut la marque de ce que Boris Vian, trois quarts de siècle plus tôt, appelait une « chaussette à clous ». En fait ce n’était pas la première trace de ce genre qu’il voyait depuis qu’ils étaient entrés dans ce café délabré. Il regarda de tous côtés, sans apercevoir d’autres empreintes. Il faut dire que le sol dégoulinait tellement d’eau, que toute trace devait être rapidement effacée. Celle qu’avait remarquée la jeune femme se trouvait sur une sorte de saillie rocheuse, c’est pourquoi elle avait été épargnée.
    - Il est possible qu’ils n’aient pas été plus loin, supposa-t-il.
    - Je pense que vous avez raison, dit-elle. Ils ont dû penser qu’ils n’étaient pas assez nombreux pour explorer tous ces passages.
    - Alors à deux, je vous dis pas !
    Elle fit un grand sourire, ce qui ne lui arrivait pas fréquemment :
    Oui mais je suis là, moi !
    La suite fut assez déconcertante. Elle se dirigea vers le premier passage sur la gauche. Elle s’immobilisa, bien droite, face à l’ouverture béante impossible à détecter sans torche électrique, puis rejeta la tête en arrière, et plaça ses mains écartées de chaque côté de son visage.
    Qu’est-ce que vous faites ? demanda-t-il, éberlué.
    J’ouvre mes chakras, pour entrer en communication avec votre fille.
    De mieux en mieux ! se dit-il. V’la qu’elle nous la joue new age, maintenant.
    Il aurait mieux valu que je m’asseois par terre, continua-t-elle, mais c’est vraiment trop humide. Cela me déconcentrerait. Maintenant, restez silencieux.
    Elle demeura ainsi durant plusieurs minutes, rigoureusement immobile ; c’est à peine si sa respiration était perceptible. Puis elle se secoua, comme si elle se réveillait d’un profond sommeil.
    Non, dit-elle, ce n’est pas là. Passons au suivant.
    Le suivant n’était pas le bon non plus. Mais au troisième, son visage, qu’il observait à la lueur de sa lampe électrique, se détendit soudain :
    Votre fille est là ! s’exclama-t-elle. Et elle va bien, j’en suis certaine.
    Bien sûr, tout cela était encore de la mise en scène, mais sur le coup il fut très impressionné. Ils s’engagèrent dans un tunnel rond, qui avait bien deux mètres cinquante de diamètre. Là encore, il était légèrement en pente, ce qui fait qu’ils s’enfonçaient dans les profondeurs de la terre. Jusque-là, la température n’avait pas cessé de fraîchir, et il grelottait dans ses vêtements d’été trop légers, mais peu à peu elle se réchauffa.
    Vous ne trouvez pas qu’il fait de plus en plus chaud ? s’étonna-t-il au bout d’un moment
    C’est normal, dit-elle. Allez visiter n’importe quel puit de mine, et pourvu qu’il soit assez profond, vous verrez que plus on s’enfonce et plus la température augmente. C’est la chaleur interne de la terre, qui se diffuse à travers la croute terrestre.
    Je n’avais jamais pensé à ça. Nous sommes à quelle profondeur, à votre avis ?
    Pas très profond. A vue de nez, je dirais que nous sommes à 300 mètres sous la surface.
    Je me demande bien qui a creusé ces tunnels.
    Oui, c’est un travail étonnant.
    A mesure qu’ils avançaient, le souterrain allait s’élargissant. Plus surprenant encore, des ouvertures béaient sur les côtés ; à ce que put distinguer Gérald à la lueur de sa lampe, l’une d’elles était tellement grande, qu’un éléphant aurait pu la franchir aisément. Malgré lui, il pensa aux sculptures de son père, et aux rêves qui les avaient inspirées.
    Vous êtes certaine que c’est tout droit ? demanda-t-il. J’ai vu des ouvertures, sur les côtés.
    Je les ai vues aussi. Mais notre objectif est droit devant.
    Des bruits furtifs se faisaient entendre, et une ou deux fois il aperçut des yeux brillants dans l’obscurité.
    Il y a des rats ! s’écria-t-il.
    Certainement. Et sans doute des créatures plus grosses que ça.
    Vous êtes vachement rassurante !
    Il commençait à regretter de ne pas avoir emporté le revolver de Sandra.
    Avec moi vous ne risquez rien, dit-elle sur un ton apaisant.
    Vous me vexez. Habituellement, c’est la femme qui a peur, et l’homme qui la rassure.
    Elle fit entendre un rire étrange, qui ressemblait presque à un grincement.
    Vous comprendrez tôt ou tard que je suis une femme assez spéciale. Maintenant, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, il faudra parler plus bas, car je crois que nous approchons.
    Il se demandait bien comment elle s’en rendait compte, car il faisait toujours aussi noir : grâce à ses « chakras » ? Comme si, encore une fois, elle avait lu dans ses pensées, elle dit :
    Écoutez !
    Il s’arrêta. D’abord il n’entendit rien, sauf le « flic-floc » incessant produit par les gouttes d’eau qui tombaient du plafond. Il se demandait d’où venait toute cette eau ; en ces temps de sécheresse, c’était étonnant. Et puis il perçut un bourdonnement sourd, qui semblait provenir de partout à la fois. Il connaissait ce son :
    C’est le bruit d’un générateur électrique !
    Exact. Nous ne sommes plus très loin.
    Comme ils continuaient d’avancer, le sol devint de plus en plus pentu et glissant. Un véritable ruisselet d’eau s’écoulait à présent. Au bout d’une quarantaine de mètres, un nouveau bruit vint se rajouter aux autres : celui que produirait de l’eau, tombant d’une grande hauteur.
    Je n’aime pas ça, dit-il. Vous êtes certaine que nous sommes dans le bon passage ?
    Aucun doute là-dessus.
    Le problème, c’est que ça devient de plus en plus glissant.
    Vous avez raison. Arrêtez-vous.
    Pour la première fois, elle parut hésiter. Elle fit quelques pas en avant, et balaya de sa torche l’obscurité devant elle. A la stupéfaction de Gérald, un grand trou apparut, noir comme la nuit ; l’eau qui coulait le long du couloir s’y déversait avec fraças. Le journaliste fut content de constater que, finalement, cette Madame-Je-Sais-Tout n’avait pas toujours raison. Par contre, tout cela ne les rapprochait pas de sa fille. La lumière de leurs lampes balaya toute la largueur du passage, mais ne rencontra que l’obscurité de ce puits, qui exhalait une odeur méphitique. Impossible de passer par là.
    Restez où vous êtes, commanda-t-elle.
    Elle s’approcha du trou avec précaution, se pencha au-dessus du bord et promena la lumière de sa torche à l’intérieur.
    Rien à faire, dit-elle en reculant. On n’en voit même pas le fond. Il doit y avoir un autre tunnel quelque part, mais nous l’avons raté. Il faut rebrousser chemin.
    Pas de problème, on y va.
    Regardez bien de chaque côté. Il y a fatalement une issue.
    OK.
    Ils trouvèrent cette fameuse issue peu de temps après : un passage bas, étroit, qui s’ouvrait dans la paroi de gauche. A peine eurent-ils fait quelque mètres que le bruit du générateur se fit plus fort, ce qui confirma que, cette fois, ils étaient dans la bonne direction.
    Silence, maintenant, murmura-t-elle. On peut tomber sur eux à n’importe quel moment.
    Et si ça arrive, qu’est-ce qu’on fait ?
    Ne vous occupez pas de ça. Laissez-moi faire.
    As you like it.
    Il devait avouer que la perspective d’assister en simple spectateur à la suite des événements ne lui disait rien qui vaille. D’un autre côté, la jeune femme semblait très sûre d’elle. Néanmoins il était bien décidé à intervenir, si le besoin s’en faisait sentir. Ils avançaient courbés depuis un moment, car ce passage, contrairement à l’autre, ne devait pas faire plus d’un mètre et demi de haut. Et puis le plafond se réhaussa, et ils purent se redresser. Quelques mètres après, ils tombèrent sur une porte ; une porte de bois, toute bête. Et à travers elle, ils percevaient un bruit de discussion. Ils écoutèrent un moment. Il y avait trois voix, qui s’exprimaient dans une langue ou un dialecte africain. Gérald reconnut l’un des personnages qui parlaient ; c’est l’homme qu’il avait eu au téléphone, celui qui avait réclamé une rançon d’un million de francs. C’était trop facile : où était le piège ? Il n’y avait pas une sentinelle, même pas un détecteur de mouvement – et pourtant on trouvait ce genre d’appareil pour un prix modique dans n’importe quelle quincaillerie. Il soupira, puis regarda Sophia, et leva la main, pouce dressé :
    Good job !
    It’s just the beginning ! répondit-elle à mi-voix
    Il ne comprit toute la signification cachée de cette phrase que bien plus tard.
    Reculez ! chuchota-t-elle
    Tandis qu’il s’exécutait, elle observa la porte un moment. Contrairement à ce qu’il pensait, elle ne se donna même pas la peine de vérifier si elle était ouverte ou fermée. Elle prit un peu d’élan puis donna un coup de pied d’une extraordinaire violence dans le ventail, dont le bois éclata sous le choc. Elle se rua en avant tête la première en faisant une roulade pour repousser ce qui restait de la porte, retomba sur ses pieds puis se lança à l’assaut, Gérald sur les talons. Ce qui suivit ne dura pas plus d’une ou deux secondes. Ils se trouvaient à présent dans une pièce carrée pas très grande (trois mètres sur trois, tout au plus), sommairement meublée d’une table, de quatre chaises et d’une commode ; un peu plus loin on voyait un coin cuisine, avec un évier, un frigo, un four à micro-onde, un buffet etc. La pièce, qui devait faire moins de deux mètres de haut, sentait le renfermé, l’urine et le tabac ; s’y mélaient des odeurs de cuisine africaine.
    Trois hommes étaient assis autour de la table. Gérald garda longtemps gravée dans sa mémoire l’image de leurs visages stupéfaits, tandis que son acolyte et lui pénétraient en tempête dans leur repaire. Deux d’entre eux avaient le visage cuivré des Noirs d’Afrique, le troisième était sans doute un Maghrébin. Ils voulurent se lever, et l’un des Noirs fit un geste, comme pour attraper une arme. Mais la jeune femme ne leur en laissa pas le temps. Il y eut deux chocs sourds, comme elle frappait leur tempe de toute sa force avec le tranchant de la main, puis immédiatement après un bruit écoeurant, comme d’œufs que l’on casse, au moment où elle fracassait leur crâne. Le troisième homme, celui qui avait tenté de s’emparer de son arme, connut un sort légèrement différent ; elle commença par lui casser le bras, lui balança ensuite un coup direct au foie, puis l’étourdit d’un revers de la main. Il s’effondra près des corps de ses complices, qui étaient morts avant même d’avoir touché le sol. Gérald se pencha vers le survivant :
    Où est ma fille ?
    Il avait le nez cassé, et le sang qui coulait semblait gêner sa respiration. Il ouvrit la bouche, comme pour dire quelque chose.
    Ça…
    Oui ? fit le journaliste.
    Ça...
    Quoi ?
    Ça ne devait pas se passer comme ça.
    Et sur cette phrase énigmatique, il mourut.
    A ce moment, Gérald entendit une voix qu’il chérissait entre toutes :
    Qui êtes-vous ?
    Pendant qu’il essayait de faire parler le troisième larron, Sophia avait exploré les lieux, et elle avait rapidement découvert une pièce fermée à clef. C’est là que se trouvait Agnès. Inutile de dire que la porte n’avait pas résisté longtemps aux assauts de la jeune femme. C’est ainsi qu’Agnès Bourdet s’était retrouvée face à cette furie vêtue de vert, qui venait en fait la délivrer – mais ça elle ne le savait pas, bien sûr. Gérald se rua dans la direction d’où venait la voix. Il tomba sur un couloir mal éclairé ; des deux côtés s’alignaient des portes. La plus à gauche était ouverte. 
    Me voilà, ma chérie ! s’écria-t-il.
    Papa !
    Dépassant Sophia, il se rua vers sa fille, l’embrassa et la serra dans ses bras.
    Bon, je vous laisse à vos retrouvailles familiales, lança la pianiste. Moi je vais continuer à explorer les lieux.
    La pièce où Agnès avait été détenue mesurait environ un mètre et demi sur deux ; dans cet espace on avait casé, outre le lit sur lequel elle était assise, une table et une chaise ainsi qu’une petite commode. Une ampoule nue au plafond assurait la lumière – comme dans la pièce principale. Agnès était vêtue d’une tenue de sport bleu et rouge qu’il ne lui connaissait pas, et semblait en assez bonne forme, même si, sur le coup de l’émotion de sa libération, elle pleurait comme une madeleine – et lui aussi, d’ailleurs, tellement il était soulagé de retrouver sa fille saine et sauve. Elle tenait encore à la main une vieille console Nintendo, avec laquelle elle était manifestement en train de jouer quand Sophia avait démoli la porte pour la délivrer.
    Les flics sont là ? demanda-t-elle.
    Ils vont arriver.
    Il n’avait pas fait attention à l’heure, et en regardant sa montre, il s’aperçut que ça faisait une heure et demie déjà qu’ils étaient dans le souterrain. Son père avait certainement dû appeler les gendarmes. Il allait falloir qu’il les contacte, sinon ils n’avaient pas fini d’errer dans les souterrains.
    Qu’est-ce que vous avez fait des trois gars ? demanda-t-elle.
    Tu veux parler de tes ravisseurs ?
    Oui. Il ne faut pas leur faire de mal. Ils ont été gentils avec moi.
    Le journaliste se sentit subitement très mal à l’aise.
    Hum, dit-il. Je suis ravi de l’apprendre. Hélas, ça ne changera rien à ce qui s’est passé.
    Elle le regarda avec effarement :
    Il s’est passé quoi ?
    Je crains qu’elle ne soit atteinte du syndrome de Stockholm, intervint Sophia, qui venait de rentrer dans la cellule.
    Le syndrome de quoi ? demanda la jeune fille. Et puis c’est qui, cette grande bringue ? C’est marrant, sa tête me dit quelque chose.
    C’est normal, ma chérie, répondit Gérald. Tu as vu des photos d’elle. C’est Sophia Wenger, la… pianiste.
    La pianiste ? Qu’est-ce que le piano vient foutre dans cette histoire ? Et tu ne m’as toujours pas répondu à propos des trois mecs.
    Malheureusement, dit-il d’un ton embarrassé, je crois que ma coéquippière est du genre à taper d’abord, et à discuter ensuite.
    Ça fait gagner du temps, déclara la jeune Britannique d’une voix imperturbable.  Et comme chacun sait, « Time is money ».
     
  11. Gouderien
    Pendant que la jeune femme discutait avec les gendarmes, Gérald en profita pour se connecter discrètement à la « Wikipédia » sur son portable, et il lut la fiche de Sophia Wenger ; il dut se mettre à l’ombre d’un arbre pour pouvoir déchiffrer quelque chose, car la lumière du soleil, qui brillait de plus en plus fort, se reflétait sur l’écran. Elle était née à Londres le 13 août 2003 – elle était donc du signe du Lion -, et avait 32 ans. Elle était la fille de sir Edward Wenger, grand savant britannique, célèbre pour ses travaux en informatique et robotique. Selon la version officielle – contestée sur le Web par les amateurs de théorie du complot -, il s’était suicidé, pour des raisons indéterminées, une dizaine d’années auparavant. Elle était considérée comme l’une des plus grandes pianistes vivantes. On comparait parfois son style de jeu à celui de Svatoslav Richter, qu’on avait surnommé au siècle précédent « le Titan du piano ». En France, on n’aime pas trop que les gens sortent de la case qu’on leur a attribuée, aussi se contentait-on de signaler en passant qu’elle chantait également, notamment des airs d’opéras de Puccini et des lieder de Schubert, Mahler et Richard Strauss. Il passa à la version anglaise, qui était plus complète. Là, après un résumé très détaillé de sa carrière musicale, on rappelait que Sophia Wenger avait plusieurs hobbies. Elle adorait jouer au détective, et avait résolu des enquêtes criminelles sur lesquelles la police se cassait les dents depuis longtemps. C’était aussi une pratiquante assidue des arts martiaux, et elle avait atteint le plus haut degré de maîtrise possible dans deux de ces sports traditionnels. Elle avait écrit deux livres, l’un sur Frédéric Chopin, l’autre sur un sujet très différent, l’histoire des arts martiaux en Corée. On ne savait pas grand-chose de sa vie privée, sinon qu’elle était fiancée depuis des années à un joueur de tennis américain.
    Il y avait des notes signalant des trous et des failles dans la biographie de la jeune femme, et renvoyant pour plus d’informations à des articles consacrés à ces questions, mais il n’eut pas le temps de les lire, car elle avait terminé sa conversation avec les gendarmes et revenait vers eux. Il ferma son portable.
    Alors ? lança-t-elle. Par où commence-t-on ?
    Que vous on dit les gendarmes ? demanda Philippe.
    Rien de spécial. J’ai l’impression qu’ils pataugent, les malheureux. Si nous ne nous en mêlons pas, ça peut durer longtemps comme ça.
    Soudain, son attention fut attirée par le chien :
    Il a du flair ? demanda-t-elle.
    Vous savez, dit Gérald, c’est plutôt un chien de garde et de défense.
    Pourquoi l’avoir amené, alors ?
    Des fois qu’on tombe sur les ravisseurs…
    Je vois. Mais bon, c’est un chien, donc il a forcément un sens olfactif plus développé que le nôtre. Quelqu’un a un objet appartenant à la gamine enlevée ?
    Oui dit Irène, j’ai ça.
    Elle sortit de son sac à main un petit foulard rouge, enveloppé dans une pochette en plastique. Elle le présenta à Malabar, qui le renifla longuement.
    Cherche, dit-elle.
    Pendant un moment l’animal ne fit rien d’autre que regarder autour de lui d’un air perplexe, comme s’il se demandait ce qu’on lui voulait, puis il sentit à nouveau le foulard et partit à petits pas dans la rue Gambetta, où ils étaient un moment plus tôt.
    Eh bien vous voyez, dit Sophia. Il semble savoir où aller.
    J’espère que vous avez raison, dit Irène.
    Le chien avança ainsi sur plus d’une centaine de mètres, la truffe au ras du sol, et ils dépassèrent la ferme qu’ils avaient aperçue de loin tout à l’heure, ainsi que plusieurs maisons. Et puis Malabar s’assit sur ses pattes de derrière, et ne bougea plus. Irène lui présenta à nouveau le foulard en répétant « Cherche ! », mais il ne voulut rien savoir.
    C’est comme si la piste se terminait ici, constata Gérald.
    Alors, c’est à partir d’ici qu’il faut chercher, conclut Sophia. Le repaire des ravisseurs ne doit pas être loin.  
    Comme elle s’agenouillait afin d’examiner le sol de plus près, sa jupe remonta, découvrant encore un peu plus ses cuisses galbées. A Gérald, qui lui faisait observer qu’elle n’avait pas choisi la bonne tenue pour se livrer à ce genre d’exercice, elle répondit :
    Ce n’est pas grave, je vous enverrai la facture de blanchissage !
    Si vous retrouvez ma fille, je la paierai de grand-cœur ! Et même une autre tenue identique, si vous voulez !
    Méfiez-vous, je pourrais vous prendre au mot ! Et ce n’est pas exactement bon marché.
    Elle se releva, et jeta un regard circulaire. A leur droite se dressait une grande maison, en ruines bien entendu. Ce qui restait d’une enseigne permettait de voir que là se trouvait autrefois un café.
    Puisque vous êtes si malin, Monsieur le journaliste célèbre, commença-t-elle, dites-moi donc en quoi cette bâtisse diffère des autres que nous avons aperçues jusque-là.
    Tout le monde regarda dans la direction qu’elle indiquait. Et puis Irène lança :
    Je sais ! Il y a beaucoup moins de végétation qu’ailleurs.
    Bravo ! la félicita la pianiste.
    Et c’est vrai que, contrairement à la majorité des maisons qui demeuraient encore debout, celle-ci avait été très peu envahie par les ronces, les plantes grimpantes, les racines et les mauvaises herbes. Elle se dirigea vers l’entrée ; la porte avait disparu. Tout le monde la suivit. Le chien trottinait derrière eux, s’efforçant de toujours conserver une distance raisonnable entre lui et la mystérieuse anglaise.
    Et qu’est-ce que ça peut vouloir dire, cette absence de végétation ? demanda Sophia sur le ton d’une institutrice interrogeant des élèves.
    Qu’on a fait du nettoyage, répondit Irène. Et donc que cette maison est encore utilisée de nos jours.
    Exact.
    Vous ne croyez pas, intervint Gérald, que des gens mal intentionnés auraient au contraire conservé cette végétation, et même en auraient rajouté, en guise de camouflage ?
    Tout à fait, approuva la pianiste. Sauf si nous avons affaire à des gars pas très malins, ce que laisse déjà supposer la facilité avec laquelle les services de gendarmerie ont repéré l’origine de leur coup de téléphone.
    Ils se trouvaient maintenant à l’intérieur de la maison, dans ce qui avait été la salle d’un bistrot. On discernait encore les vestiges d’un comptoir, ainsi que, dans un coin, une table et deux chaises cassées. Au mur, à côté d’un grand miroir piqué et très sale, s’affichait une antique publicité pour une marque d’apéritif.
    Et si c’étaient les gendarmes qui avaient nettoyé ? objecta Philippe.
    Pourquoi ici, et pas ailleurs ?
    En tous cas ce nettoyage avait été sommaire, comme en témoignait l’épaisse couche de poussière qui recouvrait tout. On discernait par terre des traces de pas, sans savoir bien sûr à qui ils appartenaient ; ils les suivirent. A gauche du comptoir s’ouvrait une autre porte ; ils entrèrent, et se retrouvèrent dans une grande pièce qui avait dû, autrefois, servir de réserve, ainsi qu’en témoignaient les grands casiers à bouteilles, couverts de toiles d’araignées, qui occupaient deux des murs. Il faisait sombre, mais heureusement ils avaient pensé à emporter des torches électriques. Sur la droite, on voyait une trappe, qui devait déboucher sur une cave ; les pas se dirigeaient vers elle. Comme Gérald se précipitait déjà pour l’ouvrir, Sophia lança :
    Attendez ! Il faut que je vérifie quelque chose.
    Elle retourna dans la salle du bistrot, dont elle se mit à inspecter méthodiquement chaque centimètre carré, en commençant par les murs.
    Qu’est-ce que vous faites ? demanda Philippe, étonné.
    Si les ravisseurs sont bien ici, répondit-elle, ils ont certainement laissé un signe quelque part, pour prévenir d’éventuels complices. Vous pouvez m’aider, ça permettra de gagner du temps.
    Et on recherche quoi ? demanda Irène.
    N’importe quoi qui vous semble bizarre. Une marque, un dessin, quelque chose de ce genre.
    A leur tour, ils se penchèrent donc sur les murs et le plancher du vieil estaminet, à la recherche de quoi que ce soit d’étrange. Dix minutes s’écoulèrent ainsi, sans qu’ils trouvent rien. Sophia en était arrivée à la vieille table entassée dans un coin en compagnie de deux chaises, quand tout à coup elle s’écria :
    Je le savais ! Venez voir.
    Ils s’approchèrent. Elle désigna une marque, tracée au milieu de la poussière qui recouvrait le meuble. On aurait dit un « H », avec une sorte de trait incurvé ressemblant à un sabre, en travers.
    Vous n’avez jamais entendu parler de l’alphabet des voleurs ? demanda-t-elle.
    Comme personne ne répondait, elle poursuivit :
    C’est très ancien, ça remonte au moins au XVe siècle. Chaque pays a le sien. Les voleurs tracent ces signes près de la porte d’une maison – aussi discrètement que possible, naturellement. Par exemple un rond avec deux flèches tournées vers la gauche, ça veut dire « Ici danger ». Un triangle, c’est « Une femme seule ». La lettre « D », ça signifie « A cambrioler le dimanche ». And so on. Enfin en France, bien sûr, parce que dans d’autre pays c’est différent.
    Et alors, ce signe, il veut dire quoi ?
    Ça vient de l’alphabet des voleurs d’Afrique du Nord. Et ça signifie : « Nous sommes là ».
    Elle les regarda d’un air triomphant :
    Ils sont ici ! Nous les tenons !
    Gérald photographia discrètement cette marque. Malgré les recherches qu’il effectua plus tard, il n’en retrouva aucune mention nulle part. Par la suite, il soupçonna qu’en fait Sophia avait dû la tracer elle-même dans la poussière déposée sur la table. Elle n’avait nullement besoin de signes pour la guider, puisque – ainsi qu’elle le reconnut à demi-mot, alors qu’ils crapahutaient dans la boue d’un marécage de la Russie profonde, plusieurs mois plus tard – elle savait parfaitement où se trouvaient les ravisseurs d’Agnès, et comment les rejoindre afin de libérer celle-ci. C’était juste de la comédie. A ce moment elle pouvait bien s’offrir le luxe d’être franche avec lui, puisqu’il était déjà tellement impliqué dans les événements, que nul retour en arrière n’était possible.
    Le lecteur se demandera sans doute : pourquoi étaient-ils en train de patauger dans un marécage de l’immense Russie ? Et de quels événements est-il question ? Un peu de patience, s’il vous plaît !
     
    Ils retournèrent dans la réserve et, cette fois, ouvrirent la trappe ; une volée de marches apparut. Ils les descendirent, et se retrouvèrent dans la cave classique d’un café, avec d’autres casiers – certains contenant encore des bouteilles vides -, de vieux tonneaux éventrés et même des futs de bière. La cave sentait le renfermé, le moisi, la vinasse abîmée et d’autres odeurs plus désagréables encore, qu’ils ne se donnèrent pas la peine d’identifier. Au moins y faisait-il frais, ce qui en ces temps de canicule constituait un avantage non négligeable. A la lueur des lampes électriques ils aperçurent encore de la poussière, des toiles d’araignées et même des squelettes de rats ou de souris.
    Logiquement, il devrait y avoir une autre trappe quelque part, expliqua Sophia.
    La cave n’était pas très grande ; d’autres traces pas les guidèrent rapidement vers une  nouvelle trappe. Ils l’ouvrirent, découvrant encore une volée de marches s’enfonçant dans l’obscurité. Sophia en descendit quelques unes, la torche électrique à la main. Puis elle remonta.
    Ça semble très profond, dit-elle. Voilà ce que nous allons faire. Gérald, vous allez venir avec moi. Les autres, vous attendrez ici. Si d’ici une heure nous ne sommes pas revenus, vous allez cherchez les gendarmes.
    Pourquoi ne pas les prévenir tout de suite ? demanda Philippe.
    Parce que nous ne sommes pas certains que c’est bien ici que se trouve la cachette des ravisseurs.
    Vous sembliez pourtant très affirmative, tout à l’heure.
    Oui, mais je peux quand même me tromper. Il est possible que cette marque soit ancienne. Vous avez une lampe, Gérald ?
    Oui.
    Vous êtes armé, Monsieur Jacquet ? demanda Sandra avec son délicieux accent espagnol. Je peux vous prêter mon Glock, si vous voulez.
    Et ce disant, elle ouvrit son sac à main, montrant l’arme en question.
    Gérald hésita. Quand il était à l’armée, et plus tard lors de son entraînement en tant qu’agent de renseignements, il avait appris à se servir de nombreuses armes – et d’ailleurs il en avait utilisé certaines sur le terrain, quand il appartenait aux forces spéciales. Mais tout cela remontait à bien longtemps. Sophia décida à sa place :
    Inutile. Je suis ceinture noire de deux arts martiaux coréens. Je peux vous garantir que je peux tout à fait neutraliser ces bandits toute seule, sans avoir besoin d’arme.
    Et si eux sont armés ? objecta Philippe. Qu’est-ce que vous ferez ? Êtes-vous plus rapide que les balles ?
    Oui, cher Monsieur, répondit-elle en le regardant droit dans les yeux.
    Sur le moment, Gérald pensa qu’elle se vantait. Plus tard, il eut l’occasion de changer d’avis sur la question.
    Assez discuté, trancha la pianiste. Ce n’est pas ainsi que nous retrouverons votre fille.
    Et elle commença à dévaler cet escalier qui plongeait vers l’inconnu. Gérald la suivit, sans savoir si ce qu’il faisait était bien raisonnable.
    Attention, dit-elle, les marches sont glissantes. Pas de problème, répliqua-t-il, j'ai de bonnes chaussures. Et c'était vrai : ignorant dans quoi cette aventure les entraînerait, il avait choisi des chaussures de randonnée.
    Vous parliez d’arts martiaux coréens, dit-il au bout d’un moment, histoire d'alimenter la conversation. Je peux savoir lesquels ?
    Pourquoi, vous vous y connaissez ?
    J’ai pratiqué les arts martiaux à l’armée, mais plutôt ceux du Japon : judo, karaté, etc.
    Bien sûr. Moi je suis spécialiste en Chung Sool Won et en Tang Mu do.
    Jamais entendu parler.
    Ça ne m’étonne pas. Très peu de gens en dehors de la Corée les connaissent. Ce sont des disciplines très anciennes, et presque secrètes, car elles sont très meurtrières. Alors il n'est pas question d'apprendre ça aux enfants de cinq ans dans les écoles, comme on le fait avec le judo. J’ai eu la chance de suivre l’enseignement de grands maîtres, et j’ai atteint le plus haut niveau possible – enfin c’est une façon de parler, parce que tant qu’on vit on ne doit jamais cesser de continuer à progresser, même si ça devient de plus en plus difficile. En Corée on m’appelle la « Légende vivante ».
    Il sourit intérieurement. La belle avait sans doute beaucoup de qualités, mais ce n’est pas la modestie qui l’étouffait ! Comme si elle avait lu dans ses pensées, elle se retourna et lui braqua sa lampe dans la figure :
    Je ne vous dis pas ça pour me vanter. C’est un fait, c’est tout.
    Bien sûr, bien sûr !
    Ils continuèrent à avancer pendant un moment sans parler. Ils avaient descendu au moins deux-cents marches, quand elle dit :
    Je crois que nous arrivons en bas.
    Ils se trouvaient à présent dans un couloir rectiligne, très légèrement en pente, et qui semblait s’étendre sur une longueur indéterminée, car le faisceau de leurs torches n’en atteignait pas l’extrémité. Il n’y avait qu’une seule chose à faire : le suivre.
    Tout en marchant, elle revint sur le sujet des arts martiaux coréens, qui semblait lui tenir à cœur :
    Celui – ou celle – qui maîtrise le Chung Sool Won ou le Tang Mu do devient un combattant très redoutable. Mais si jamais il apprend à combiner ces deux techniques, alors c’est l’Ange de la Mort en personne.
    Eh bien ! songea-t-il. On ne se méfie jamais assez des pianistes ! Et puis, à la grande stupéfaction de Gérald, elle s'arrêta, le regarda et ajouta :
    Ça vous dirait que je vous les enseigne ?
    A moi ?
    Oui.
    Vous ne croyez pas que je commence à être un peu vieux pour ce genre de choses ? Pour l’instant, ma seule ambition se borne à retrouver ma fille, saine et sauve de préférence.
    Vous ne savez pas ce que l’avenir vous réserve…
    Le ton sur lequel elle avait dit cela le fit frissonner.
  12. Gouderien
    Avec toutes ces histoires, Gérald avait oublié de donner à son père le livre sur l’Ouest américain qu’il avait acheté pour lui. Il alla le chercher dans sa chambre. Il était emballé dans un sac rouge portant en grandes lettres dorées « Las Vegas Airport ». Il faillit redescendre et le remettre au vieillard, et puis il songea aux mangas qu’il avait achetés pour Agnès. Il distribuerait les cadeaux quand on l’aurait retrouvée. Pas avant.
    Il était encore dans sa chambre, quand il entendit soudain un tumulte de voix, lequel fut suivi bientôt par des aboiements de chiens ; un coup de feu retentit. Il descendit en hâte. La porte d’entrée était ouverte ; il sortit. Son père était là, qui observait d’un œil goguenard Éric, fusil dans une main, une torche électrique dans l’autre, reconduisant plusieurs individus vers la sortie ; les chiens les suivaient en grognant sourdement.
    Qu’est-ce qui se passe ? demanda Gérald.
    On dirait que tes chers collègues journaleux ont découvert le point faible de la propriété. Ils sont passés par l’Isle. Heureusement, le gardien veillait.
    Gérald songea que le destin avait d’amères vengeances : combien de fois cela lui était-il arrivé, d’harceler des gens qui se trouvaient dans la même situation que lui aujourd’hui, ou qui venaient de perdre un proche dans un accident ou une catastrophe, pour obtenir à tout prix une interview ? Le pire, c’est qu’il avait totalement bonne conscience : après tout, il ne faisait que son métier. 
    Il n’y a pas de blessés ? demanda-t-il.
    Non, répondit Philippe. Les chiens voulaient s’en payer une bonne tranche, histoire de découvrir quel goût ça a, un gratteur de papier – excuse-moi, j’oublie toujours que tu fais partie de cette corporation. Mais Éric les a arrêtés à temps.
    Vous n’avez pas le droit ! s’écria un des journalistes, et Gérald reconnut un de ses collègues du « Monde ».
    On va se gêner ! répliqua Jacquet père.
    Le gardien ouvrit la petite porte métallique qui se trouvait à côté du portail, et fit sortir tout ce beau monde. Le père et le fils demeurèrent quelques instants devant la maison, observant Éric qui, après avoir expulsé les intrus, refermait soigneusement à clef derrière eux. Le soleil n’allait pas tarder à se lever, mais on n’y voyait pas encore grand-chose. En cette période de canicule, c’était certainement le moment de la nuit où il faisait le plus frais.
    Va vraiment falloir que je fasse quelque chose pour clôturer ce passage, marmonna Philippe Jacquet en rentrant dans la demeure, son fils à sa suite. En plus, comme il fait de plus en plus chaud, il y a de moins en moins d’eau dans la rivière, si on peut encore appeler ça une rivière. En tous cas, ce n’est plus un obstacle.
    C’est sûr, dit Gérald. Et maintenant que ceux-là se sont aperçus qu’on peut passer par là, ils vont le dire à tout le monde. En attendant mieux, faudrait mettre du fil de fer barbelé.
    Ouais, je vais voir si je peux dénicher ça sur Internet, et me le faire livrer. Parce que sinon, faudrait aller je ne sais où pour trouver ça. Pas à Chennevières, en tous cas. En plus on va arriver au mois d’août, la plupart des magasins seront fermés.
    Un peu plus tard, Irène se leva, et alla acheter du lait, du pain, des croissants et des chaussons aux pommes. Quand elle revint, ils firent un solide petit-déjeuner.
    On dirait que l’appétit revient, remarqua Jacquet père.
    Ben oui, répliqua Gérald. Faut pas se laisser abattre. Je suis sûr qu’on va retrouver Agnès, et qu’elle ira bien.
    Qu’est-ce qui te fait croire ça ?
    D’abord je fais confiance aux gendarmes. Et puis mon instinct me le dit.
    Ton instinct ?
    Oui. Dans mon métier, si on ne sent pas les choses, on ne va pas loin.
    J’espère que tu as raison.
    Moi aussi, déclara Irène.
    Lui aussi l’espérait. En fait, il était moins confiant qu’il ne voulait bien le laisser paraître. Mais il croyait aux vertus de la « positive attitude ».
     
    Le capitaine Leclerc, toujours flanqué de deux acolytes (sauf qu’aujourd’hui l’un des deux était une femme) passa dans la matinée, alors qu’ils se préparaient à partir pour Charlagnac. Malheureusement, il n’avait pas de bonnes nouvelles – ni de mauvaises d’ailleurs : en fait, il n’avait pas de nouvelles du tout, sauf qu’il leur apprit qu’Isabelle Bourdet était pour le moment neutralisée, ce qui soulagea grandement Gérald. A part ça les gendarmes poursuivaient leurs recherches, pour l’instant infructueuses. Ils remuaient chaque pierre des ruines de Charlagnac, mais jusque-là sans rien trouver. Apprenant que les Jacquet Père et fils allaient se rendre sur le lieu de la disparition, l’officier fit une moue dubitative : 
    C’est votre droit, et je ne chercherai à vous en empêcher, mais qu’est-ce que vous espérez découvrir, là-bas ?
    Je n’en sais rien, dit Gérald. Je pense que je le saurai quand je le verrai.
    Si des professionnels avec des chiens n’ont rien trouvé, malgré des jours de recherche, je doute fort que des amateurs dans votre genre aient plus de chance.
    Attention, dit Philippe Jacquet. Ce n’est pas un simple amateur, c’est un journaliste célèbre ! Ça change beaucoup de choses !
    Te fous pas de moi, Papa ! grogna Gérald.
    Loin de moi cette pensée !
    Leclerc reparti, ils embarquèrent tous dans le 4x4 de Gérald. Éric aurait voulu les accompagner, mais il fallait bien que quelqu’un surveille la propriété, surtout après les incidents de la nuit. Par contre Irène emmena avec elle l’un des chiens du gardien, un rottweiler de 5 ans qui portait le doux nom de « Malabar » ; et c’est vrai qu’on n’avait pas trop envie de s’y frotter. La sortie de la propriété fut un peu folklorique, avec tous les représentants de la presse agglutinés aux portières, mais Gérald avait décidé qu'il ne donnerait aucune interview tant qu'on n'aurait pas retrouvé sa fille; jusque-là, il n'avait rien à dire à ses collègues journalistes. Quelques-uns tentèrent bien de les suivre, mais les gendarmes les en dissuadèrent rapidement. Sur leur chemin ils s’arrêtèrent à la boutique de Sandra, et celle-ci monta dans la voiture. Elle avait, semble-t-il, signé une trêve provisoire avec sa rivale ; mais Gérald la soupçonnait d’être armée – cela dit, contrairement à son ex-épouse, elle possédait un permis de port d’armes. Charlagnac n’était éloigné que d’une douzaine de kilomètres, et le trajet ne fut pas très long. En arrivant près du village fantôme, ils tombèrent sur un barrage de la gendarmerie, mais quand Gérald dévoila son identité, on les laissa passer. Juste à l’entrée du bourg se dressait un second barrage, mais là encore, ils n’eurent aucun problème. Ils laissèrent la voiture sur le parking proche. Non loin de là, une petite construction en dur, à peine plus grande qu’une guérite, abritait ce qui tenait lieu de syndicat d’initiative ; c’est là que se tenaient en temps ordinaire les guides qui faisaient visiter les ruines aux touristes. Mais comme aujourd’hui ils accompagnaient les gendarmes dans leurs recherches, il n’y avait personne. 
    Ils descendirent du véhicule. Le chien tirait sur sa laisse, impatient de bouger, et Irène avait du mal à le maîtriser ; Philippe prit la relève. Le site était impressionnant, et rappelait Oradour-sur-Glane - village du Limousin anéanti par la division SS « Das Reich » le 10 juin 1944, et dont presque tous les habitants avaient été exécutés -, sauf qu’il y avait moins de maisons, et que les ruines étaient en grande partie recouvertes par la végétation. Naturellement, ils se dirigèrent vers l’endroit où Agnès avait disparu – enfin, où ils supposaient qu’elle avait disparue, car maintenant, avec le recul, les protagonistes de cette triste affaire n’étaient plus trop sûrs de rien.
    Ce que je sais, c’est que nous étions dans cette rue, déclara Philippe Jacquet. J’étais persuadé qu’Agnès me suivait. Et soudain je me retourne : plus personne.
    Moi j’étais un peu plus loin, dit Irène, et je pensais que la petite était avec toi.
    L’artère en question s’appelait « rue Léon Gambetta », à en juger par le plan qui s’affichait sur le portable de Gérald. Au sol, l’herbe poussait entre les pavés disjoints. C’était l’une des rues principales du village. D’un côté, les sapeurs avaient tout rasé, et la nature avait repris ses droits, dressant un entrelac touffus d’arbustes, de ronces et de hautes herbes. De l’autre, pour quelque raison inconnue, on avait à peine touché aux maisons, et si les toits s’étaient la plupart du temps effondrés, les murs tenaient encore presque tous debout. Depuis le temps, toutes les portes avaient été enfoncées, et la plupart des carreaux des fenêtres étaient cassés. . Gérald se dirigea vers la demeure principale, et poussa ce qui restait de la porte. Le toit crevé avait laissé s’échapper ses tuiles, qui s’entassaient sur le plancher de ce qui avait dû être une cuisine. Une porte s’ouvrait vers une autre pièce – une chambre, peut-être, ou une salle-à-manger – et une énorme araignée au corps noir strié de jaune, comme le journaliste n’en avait jamais vue dans notre pays – même s’il avait aperçu des spécimens encore plus impressionnants lors de ses séjours en Australie ou en Amérique du Sud -, avait édifié sa toile en travers. Avec le réchauffement climatique, de plus en plus d’espèces d’animaux divers migraient d'Afrique vers l’Europe. Ce n’était pas en soi un phénomène nouveau, sauf que maintenant, ces bestioles s’acclimataient et faisaient souche…
    Rien d’intéressant ? demanda son père.
    Une grosse araignée, s’il y a des amateurs.
    Brrr ! fit Sandra.
    Sinon, rien de spécial. Mais je pense que les gendarmes ont déjà fouillé les lieux.
    Il était encore tôt, et pourtant il faisait déjà très chaud. On avait l’impression que plus l’été avançait, et plus la chaleur augmentait. Des grillons ou des cigales stridulaient avec entrain, produisant un tintamarre d’enfer. Ils firent quelques pas ; la rue faisait un angle, et derrière s’alignaient d’autres constructions, dont une vaste ferme, encore en assez bon état. Gérald commençait à comprendre la nature du problème. Explorer méthodiquement ce village devait prendre un temps fou, sans parler des souterrains. Le découragement commença à s’emparer de lui…
    C’est alors qu’ils entendirent un bruit venant du ciel. Un rapide aircar se dirigeait vers le parking. Avec un brin d’envie, Gérald reconnut une Mercedes « Adler ».  Ce véhicule était un véritable mythe ; c’était ce qui se faisait de mieux – et de plus cher – dans ce domaine. L’engin se posa et, malgré eux, ils se hâtèrent dans sa direction, curieux de voir quel personnage important se déplaçait dans ce bolide aéro-terrestre. Ils n’avaient pas beaucoup de chemin à faire, et quand ils arrivèrent près du parking, le conducteur – on avait plutôt envie de dire le pilote – n’était pas encore sorti.
    La Mercedes était d’un vert tellement sombre qu’il tirait sur le noir. Soudain, ses portières en aile de papillon s’ouvrirent, et en descendit une sublime créature vêtue de ce qui ressemblait à un costume folklorique bavarois, avec une jupe courte verte qui découvrait de très longues jambes, une veste à galons de même couleur et un chapeau tyrolien orné d'une plume. Gérald Jacquet en demeura bouche bée. Il crut qu’il était en train de délirer.
    Bon sang, articula-t-il avec peine, c’est Sophia Wenger.
    Qui ça ? fit son père.
    La pianiste ! s’exclama Irène, qui devait être plus mélomane que son patron et amant. Qu’est-ce qu’elle fout ici ?
    That’s the question ! comme disait l’autre, prononça Gérald.
    La belle ramassa un sac à main Hermès dans sa voiture, referma les portières puis se dirigea hardiment vers la sortie du parking, un grand sourire aux lèvres. Elle était chaussée de bottines qui devaient valoir une fortune. Les gendarmes qui surveillaient l’entrée la regardèrent passer comme si elle était un rêve. Finalement l’un d’entre eux sortit de sa torpeur, et se dirigea vers elle pour lui signaler qu’en raison des événements l’entrée du village était interdite ; mais elle tira de son sac une carte qu’elle lui mit sous le nez, et non seulement le militaire la laissa pénétrer à Charlagnac, mais c’est tout juste s’il ne se mit pas au garde-à-vous.
     
    Bien plus tard, à chaque fois que l’on évoquait cette affaire devant Gérald – et c’était souvent -, on ne manquait jamais de lui demander : « Mais enfin, quand vous l’avez rencontrée, vous avez bien dû vous rendre compte qu’il y avait quelque chose de bizarre en elle ? » A quoi il répondait généralement que des dizaines de milliers de spectateurs – des millions même, si l’on comptait tous les téléspectateurs - avaient assisté à ses concerts, sans rien noter d’étrange en elle, sauf l’immensité de son talent. Mais ce n’était pas tout à fait la vérité. Quand il l’avait vue pour la première fois « en vrai », à la sortie de ce parking, il avait été sidéré. Il savait déjà qu’elle avait les yeux vairons et six doigts à une main – ce qui lui avait valu le doux surnom de « Mutante » -, mais quand on la découvrait on comprenait que ce n’était qu’une petite partie de ce qui constituait sa singularité. Mais si on ressentait vivement cette singularité, par contre il était plus difficile de déterminer en quoi elle consistait exactement. Elle était grande, fortement charpentée sans être grosse, avec des formes épanouies mais harmonieuses. Elle était très belle. Ainsi qu’il l’avait déjà remarqué sur ses photos, elle ressemblait un peu à l’actrice Charlize Theron quand elle était jeune – mais, avait-on envie de dire, en mieux. Sous des cheveux blond vénitien, elle avait un visage de poupée de porcelaine, sauf qu’elle était bronzée – plus tard il se rendit compte qu’en fait elle n’était pas bronzée, c’était sa couleur de peau -, avec un sourire délicat et un peu espiègle. Sa démarche était souple, avec toutefois quelque chose de saccadé, comme si elle avait un problème à une jambe. Il se dit simultanément qu’il n’avait jamais rencontré une femme comme ça – ce qui était la pure vérité -, et qu’il en était amoureux. Et quand on est amoureux, même les petits défauts de son aimée deviennent des charmes de plus. Ce qu’ignorait Gérald en cet instant, c’est qu’au cours des mois suivants, il aurait amplement le temps et l’occasion de se pencher sur les singularités de la jeune femme. Mais déjà, aujourd’hui, il allait avoir un bon aperçu de ses multiples compétences…
    Elle remarqua leur groupe et se dirigea vers eux. Comme elle approchait, le rottweiler gronda sourdement, puis recula – ce qui était très étonnant, de la part d’un animal qui, en général, n’avait peur de rien. Mais sur le coup, personne n’y prêta attention.
    Excusez-moi, dit Gérald, vous êtes bien… Sophia Wenger ?
    Son sourire s’élargit :
    On ne peut rien vous cacher.
    Sa voix, comme toute sa personnalité, était étrange, à la fois sourde et suave, teintée d’un léger accent anglais. Mais sa maîtrise de la langue française était parfaite.
    Je dois jouer demain à Toulouse, mais comme j’avais une journée de disponible, je me suis dit que j’allais mettre mes talents au service de la police française, afin d’aider à retrouver cette jeune fille.
    Vos talents ? demanda Philippe, interloqué. Vos talents de pianiste ?
    Elle éclata de rire :
    Bien sûr que non ! Mes talents de détective.
    Gérald la dévisagea, stupéfait :
    De détective ?
    Vous allez répéter tout ce que je dis ? C’est vrai qu’en France vous n’êtes peut-être pas au courant. Dans mon pays, j’ai résolu plusieurs affaires criminelles. On m’appelle la Sherlock Holmes du piano.
    Le journaliste et son père, ainsi qu’Irène et Sandra, se dévisagèrent, éberlués. Gérald avait l’impression de vivre un rêve éveillé.
    Enchanté, dit-il, je suis Gérald Jacquet. Je suis le père de la jeune fille disparue.
    Et moi je suis son grand-père, dit Philippe.
    Il désigna les deux femmes :
    Et voici, Irène, et Sandra.
    Tout le monde serra la main de la jeune femme. Elle avait une poigne étonnamment ferme.
    Alors vous êtes vraiment détective ? insista Philippe. Ce n’est pas une blague ?
    Oh bien sûr que non, répondit-elle. Vous croyez vraiment que je m’amuserais à faire de l’humour sur un sujet aussi délicat ?
    Non, je ne pense pas.
    A ce moment, le capitaine Leclerc apparut, suivi d’un groupe de gendarmes, parmi lesquels se trouvait le commandant Lamotte – un homme de taille moyenne, chauve, l’air bourru -, qui dirigeait les opérations de recherche. Ils ne parurent pas surpris outre-mesure de la présence de Sophia Wenger.
    Commandant Lamotte, dit-il en se présentant. Un de mes collègues anglais m’a prévenu de votre arrivée.
    Good morning, commandant ! How do you do ?
    Fine, and you ?
    Fine.
    Ainsi, vous venez mettre vos compétences à notre service ?
    Comme vous le voyez.
    C’est très aimable à vous.
    Vous en êtes où ?
    Il lui expliqua qu’un des ravisseurs avait appelé pour demander une rançon, et que les services d’écoute de la gendarmerie avaient localisé l’origine de l’appel.
    C’est ici, à Charlagnac, conclut-il. Pourtant nous avons tout fouillé, et nous n’avons encore rien trouvé.
     
  13. Gouderien
    A ce moment Philippe revint avec des boissons sur un plateau, ce qui détendit un peu l’atmosphère. Il servit un café à son fils, puis, s’adressant au capitaine :
    Je vous aurais bien proposé une bière, mais je suppose que vous n’avez pas le droit de boire durant les heures de service. Alors je vous ai apporté un jus d’orange.
    C’est parfait, merci.
    Moi je veux bien un café aussi, si c’est possible, intervint l’autre gendarme.
    Pas de problème.
    Heureusement, le café du père Jacquet était très fort, car son fils commençait à ressentir sérieusement la fatigue du voyage, doublée par les effets du jetlag. Mais, impitoyable, le capitaine Leclerc continuait à poser ses questions, dont certaines semblaient n’avoir qu’un très lointain rapport avec la disparition d’Agnès. Au bout d’un moment, excédé, Gérald explosa :
    Pourquoi n’êtes-vous pas sur le terrain à rechercher ma fille, au lieu de me casser les pieds avec vos questions à la con ?
    Le capitaine le considéra d’un air préoccupé, comme s’il était un enfant légèrement attardé auquel un professeur tentait en vain de faire entrer dans la tête des notions de calcul ou de grammaire pourtant élémentaires :
    Monsieur Jacquet, avez-vous la prétention de m’apprendre à faire mon travail ?
    Certainement pas.
    Alors répondez à mes questions aussi calmement et précisément que possible, ça nous fera gagner du temps à tous les deux. Dites-moi, Monsieur Jacquet, vous connaissez-vous des ennemis ?
    A part mon ex-femme, vous voulez dire ?
    Très drôle. Je parle sérieusement.
    Moi aussi. Si elle débarque ici ce soir, vous comprendrez ce que je veux dire.
    Pourquoi débarquerait-elle ?
    Agnès est sa fille à elle aussi, je vous le rappelle. Et quand je l’ai eue au téléphone tout à l’heure, elle était vraiment de très mauvaise humeur.
    Vos relations avec elle sont conflictuelles ?
    Gérald haussa les épaules :
    Vous vous doutez bien que si nous avons divorcé, c’est que ce n’était plus l’amour fou. Mais sans ça non, nos relations jusqu’à aujourd’hui n’étaient pas particulièrement mauvaises. Mon ex-femme a refait sa vie avec un dentiste, Kévin Bourdet.
    Rien de spécial à dire sur ce monsieur ?
    Non. Personnellement, je l’ai toujours trouvé insignifiant, même pour un dentiste. Mais vous allez peut-être me dire que je ne suis pas objectif.
    Le capitaine Leclerc se permit un demi-sourire :
    En effet.
    L’interrogatoire dura comme ça encore une bonne heure. Ils évoquèrent notamment son passé militaire : l’enlèvement pouvait-il avoir un lien avec ce qu’il avait fait durant les années où il appartenait aux forces spéciales ? Mais Gérald assura Leclerc que tout cela était de l’histoire ancienne, que d’ailleurs il n’avait jamais fait qu’obéir aux ordres, et qu’aucune des missions qu’il avait effectuées alors n’avait un caractère personnel. Ce n’était pas tout à fait exact, mais le gendarme n’avait pas besoin de le savoir – pas plus qu’il n’avait à connaître des cinq ans qu’il avait passés au sein des Services secrets. De toute façon, tout ce qu’il avait accompli durant cette période était tellement anodin, qu’il y avait peu de chances qu’il se soit attiré des inimitiés. Le capitaine n’était pas un méchant homme, et comme il l’avait dit, il ne faisait que son métier ; le questionnement tournait d’ailleurs souvent à la conversation entre gens de bonne compagnie. Néanmoins, Gérald, qui sentait l’épuisement le gagner, avait hâte que ça se termine.
    Et puis soudain, peu avant 18 heures, le téléphone de la maison sonna. Gérald se précipita sur le combiné.
    Monsieur Jacquet ?
    L’homme qui parlait ne tentait même pas de déguiser sa voix ; elle était pourtant teintée d’un accent africain à couper au couteau.
    C’est lui-même.
    Vous allez m’écouter bien sagement, sans m’interrompre une seule fois. Nous détenons votre fille.
    La phrase en elle-même n’était pas particulièrement rassurante, et pourtant, malgré tout, il ressentit un immense soulagement. Se tournant vers les gendarmes, il murmura, aussi discrètement que possible :
    C’est le ravisseur !
    Faites durer la conversation ! chuchota Leclerc en saisissant son portable.
    Il reprit l’appareil.
    Elle va bien ? demanda-t-il.
    Je vous ai dit de ne pas m’interrompre !
    Excusez-moi.
    Si vous tenez à la revoir vivante, voilà ce que vous allez faire. Nous vous donnons deux jours pour réunir un million de francs en petites coupures.
    Un million ! Comment voulez-vous que je réunisse une somme pareille ?
    Débrouillez-vous ! Demain soir nous vous rappellerons, et nous vous dirons où déposer l’argent. Nous sommes aujourd’hui samedi. Si nous n’avons pas cette somme d’ici lundi minuit, vous ne reverrez jamais votre fille vivante.
    Qu’est-ce qui me garantit qu’elle est toujours en vie ? Passez-la moi !
    Il n’en est pas question.
    Pour un million, il me faut une preuve qu’elle va bien.
    Il entendit des bruits étouffés de conversation, comme si plusieurs personnes se chamaillaient à mi-voix. A priori, les ravisseurs étaient plusieurs, et ils n’étaient pas d’accord entre eux. Ils s’exprimaient dans une langue africaine ou arabe – mais il ne réussit pas à reconnaître laquelle. Et puis soudain :
    Papa !
    C’était Agnès.
    Ça va bien ma chérie ?
    Oui mais…
    Vous devrez vous contenter de ça, la coupa le ravisseur d’une voix mécontente. Préparez un million de francs ! Pour un type de la télé comme vous, ça ne devrait pas être trop difficile !
    Et l’on raccrocha sèchement. La télé ! Comme s’il y passait souvent, à la télé ! On l’invitait parfois dans des débats, c’est vrai, ou pour parler de ses livres, mais il n’était en aucune façon ce qu’il est convenu d’appeler une star de la télévision. Et en plus, elle payait mal, la télé !
    Le capitaine Leclerc, qui avait son portable contre l’oreille, lui fit un grand sourire et un signe victorieux de la main.
    On les a localisés ! triompha-t-il. De vrais amateurs !
    Ils sont où ? demanda Gérald.
    Toujours à Charlagnac ! C’est curieux, car on a fouillé les ruines de fond en comble sans rien trouver.
    Vous avez exploré les souterrains ? intervint Philippe Jacquet. Le sous-sol est un vrai gruyère, dans le coin.
    Nous en avons fouillé une partie, et nos hommes continuent à chercher. Mais il est exact que c’est un vrai labyrinthe. Nous attendons des spécialistes en spéléologie.
    L’officier se tourna vers Gérald :
    Ils vous demandent un million ?
    Oui. Il est pourtant évident que je ne possède pas une pareille somme.
    Et vous ? demanda Leclerc à Philippe.
    Celui-ci eut l’air surpris, et même gêné.
    Pourquoi vous me demandez ça à moi ?
    Après tout, vous êtes le grand-père de la petite Agnès. Et vos affaires ont l’air de bien marcher.
    Bien marcher, bien marcher, c’est vite dit. D’accord, un émir d’Abou Dabi m’a acheté une sculpture 300.000 dollars. Mais enfin, ça n’arrive pas tous les jours. Et puis j’attends encore le paiement…
    300.000 dollars ? s’exclama Gérald, tout en regardant son père d’un œil nouveau. Ben mon cochon ! Tu t’es bien gardé de m’en parler !
    C’est tout récent.
    Rassurez-vous, dit l’officier de gendarmerie, vous ne devriez rien avoir à payer. D’ailleurs payer la rançon n’est pas la bonne méthode. Cela ne garantit pas le retour de la personne enlevée, et cela donne aux malfaiteurs l'envie de recommencer. Nos services ont repéré sur la carte l’endroit où les ravisseurs se cachent. Nous aurons certainement libéré la petite avant demain soir.
    Oui enfin sur la carte et sur le terrain, ça fait deux, persifla Philippe.
    Évidemment.
    Et puis, lors d’une intervention, il y a toujours un risque que ça tourne mal.
    Le capitaine Leclerc soupira.
    C’est le GIGN qui va prendre les choses en main, expliqua-t-il patiemment. Ses hommes sont extrêmement entraînés, et tout à fait habitués à ce type de situation. Dans ce genre d’affaire, l’objectif numéro un est de sortir les otages vivants et sans la moindre égratignure. Et vous pouvez me croire, neuf fois sur dix c’est ce qui se passe.
    Avant que le père Jacquet n’ait eu le temps de répliquer quoi que ce soit, il ajouta :
    Sur ce, je ne vais pas vous déranger plus longtemps.
    Il tendit une carte à Gérald :
    Si les ravisseurs rappellent, ou s’il se passe quoi que ce soit de nouveau, n’hésitez-pas à me joindre, quelle que soit l’heure. Je viendrai demain matin pour vous dire où nous en sommes.
    Merci de vos efforts.
    C’est mon job. Je vais laisser deux factionnaires à l’entrée de chez vous, pour écarter les curieux… et les journalistes !
    Il salua et dit « Bonsoir ! », puis sortit, suivi des deux gendarmes.
    Il y a un truc pas logique dans cette histoire, remarqua Gérald quand il se retrouva seul avec son père.
    Ah bon ?
    Oui. Ils réclament un million en petites coupures. Mais c’est absurde. Presque plus personne n’utilise l’argent liquide, de nos jours.
    En fait, même les chèques avaient quasiment disparu. Ces deux moyens de paiement, les espèces et les chèques, étaient à présent jugé aussi archaïques que les sesterces ou les louis d’or.
    A moins qu’ils ne veuillent les utiliser en Afrique ? continua Gérald, qui pensait tout haut. Le type que j’ai eu au bout du fil avait un net accent africain.
    Et c’est vrai que dans la plupart des pays africains, on se servait toujours des pièces et des billets de banque.
    Peut-être des clandestins qui souhaitent retourner chez eux, et qui veulent avoir de quoi payer les passeurs ? suggéra Jacquet père.
    Les passeurs, ça marche dans l’autre sens, Papa. Personne n’est prêt à payer pour revenir en Afrique. D’ailleurs ils n’avaient qu’à se livrer à la police, et on les aurait reconduits dans leur pays, gratuitement et par le premier avion.
    Ils ne veulent peut-être pas rentrer chez eux les mains vides ?
    A ce moment, Irène entra dans la pièce.
    Vous avez faim ? demanda-t-elle.
    C’est vrai que je commence à avoir les crocs, dit Gérald. Je n’ai rien mangé de la journée, sauf ce qu’on nous a servi dans l’avion de Toulouse, et c’était pas terrible.
    Je vais remédier à ça, promit l’intendante.
    Une heure plus tard, ils étaient assis devant une copieuse salade périgourdine. Gérald avait un peu retrouvé l’appétit en même temps que le moral, et il fit honneur à la cuisine d’Irène, dont les talents gastronomiques n’étaient plus à démontrer.
    Peu après le repas, Gérald alla se coucher. Il était exténué, et il pensait qu’il allait dormir comme une souche. C’était compter sans les effets pervers du décalage horaire, combinés à l’énervement dû à la situation. Après s’être tourné et retourné dans son lit, il finit par s’endormir d’un mauvais sommeil, hanté de cauchemars durant lesquels, à la recherche d’Agnès, il errait dans des souterrains sinistres où rodaient des créatures monstrueuses.
     
    Dimanche 27 juillet 2036.
    Gérald se réveilla vers cinq heures du matin, à la fois en sueur et glacé. Il se demanda un instant si, en plus du jetlag, il n’avait pas rapporté la crève de son voyage à Las Vegas. C’est bien connu, avec la climatisation – et particulièrement dans les avions -, on attrape toutes sortes de cochonneries de microbes. Il alla prendre une douche brûlante, et après se sentit mieux. Il était optimiste : son instinct de journaliste, qui l'avait rarement trompé, lui disait qu’aujourd’hui il allait revoir sa fille, et qu’elle irait bien. Il gagna la cuisine. Son père était assis là, pensif, une cigarette au bec. Il lui fit la bise.
    Toujours insomniaque ? demanda-t-il.
    Ouais. En plus, je m’en fais pour la petite.
    Je suis certain qu’on va la retrouver.
    J’espère que tu as raison. Il y a du café chaud, sers-toi.
    Gérald ne se fit pas prier.
    Bien dormi ? demanda Philippe Jacquet.
    Moins bien que je n’aurais cru. En plus j’ai fait des cauchemars.
    Ça ne m’étonne pas.
    La télévision de la cuisine diffusait les images d’une chaîne d’infos en continu. Sur le coup, Gérald n’y avait pas prêté attention, et puis il reconnut une voix familière :
    …Et je vous garantis qu’il ne change de linge que deux fois par semaine.
    Mais c’est Isabelle ! s’exclama-t-il, stupéfait, découvrant sur l'écran l'image en gros plan de son ex-femme.
    Ouais mon gars, fit son père. Comme on ne l’a pas laissée entrer, elle est en train de tenir une mini-conférence de presse devant la propriété. Et je peux t’assurer qu’elle raconte toute ta vie.
    Ça ne va pas se passer comme ça !
    Il saisit son portable, et composa le numéro que le capitaine Leclerc lui avait donné la veille.
    Ouais ? fit la voix ensommeillée de l’officier. Leclerc j’écoute !
    C’est Gérald Jacquet.
    Du nouveau ? interrogea le militaire. Les ravisseurs vous ont rappelé ?
    Non. Il s’agit d’autre chose. Je ne sais pas où vous vous trouvez, mais je vous signale que mon ex-épouse est en train de tenir une conférence de presse devant le portail de la propriété de mon père. Elle déballe tous les griefs qu’elle a contre moi.
    Sur l’écran du portable, il vit le capitaine cesser de se frotter les yeux pour le regarder d’un air amusé.
    Et alors ? répliqua-t-il. Nous sommes encore dans un pays libre, je crois. Elle a le droit de dire ce qu’elle veut, et vos chers collègues journalistes ont le droit de l’écouter. Et de prendre des notes.
    Mais ça passe à la télévision!
    Je n'y peux rien.
    Gérald sentait la moutarde lui monter au nez. Soudain il trouva l'argument imparable :
    Je suis à peu près certain qu’elle est armée.
    Ah ? Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
    Fouillez-la, et vous verrez. Et sa voiture, aussi.
    Elle a un permis de port d’arme ?
    Vous rêvez !  Elle est corse, ajouta-t-il, comme si ce mot à lui seul expliquait tout.
    Je vais voir ce que je peux faire.
    Plus tard, Gérard sut qu’on avait trouvé dans la boîte à gants de la Volvo de son ex-femme un revolver avec assez de munitions pour soutenir un siège, ainsi qu’un poignard type commando, à la lame très affutée. Ce qui valut à Isabelle Bourdet et à son mari, en plus d’une lourde amende, un billet de retour immédiat pour le Vésinet, avec menace de poursuites pénales si jamais ils repointaient leur nez dans la région. Les gendarmes en avaient profité pour les interroger à propos de la disparition d’Agnès, mais ils ne leur apprirent rien de plus que ce qu’ils savaient déjà.
  14. Gouderien
    CHAPITRE II : VACANCES INTERROMPUES.
     
     
    Samedi 19 juillet 2036.
    Vers 9 heures du matin, Gérald se présenta devant la maison de son ancienne femme, au Vésinet. Son nouveau mari – un dentiste – et elle vivaient dans une belle villa entourée d’un grand jardin. Comme elle était directrice commerciale d’une célèbre maison de prêt-à-porter, autant dire qu’ils étaient à l’abri du besoin. A peine le 4x4 Toyota se fut-il arrêté devant la grille, qu’Agnès sortit en criant :
    Papa !
    A chaque fois qu’il la voyait, il manquait ne pas la reconnaître, tellement elle grandissait vite.
    C’était une grande bringue brune de 14 ans, qui mesurait déjà 1m70 – et sa croissance était loin d’être achevée. Il sortit du véhicule et l’embrassa.
    Si tu savais ce que je suis contente ! dit la jeune fille. Au moins je vais échapper à la canicule parisienne.
    En raison des changements climatiques, les étés à canicule – style 2003 – se produisaient à présent une année sur deux, et malheureusement on était dans une année « chaude ».
    Vous n’avez donc pas de climatisation ?
    Si, mais on ne peut pas passer tout son temps à l’intérieur !
    Il rentra dans la maison, pour aller saluer Isabelle et son mari, Kévin Bourdet. Il n’avait jamais réussi à sympathiser avec celui-ci, peut-être en raison de son prénom, ou bien de son métier : il avait toujours l’impression qu’il allait lui glisser un doigt dans la bouche, afin de vérifier l’état de sa dentition. Quant à Kévin, il semblait le prendre pour une sorte de saltimbanque, ce en quoi il n’était peut-être pas très loin de la vérité. On lui proposa de boire un café, ce qu’il accepta, à condition que ce soit rapide, car ils avaient une longue route à faire pour gagner le sud de la France.
     
    Tandis qu’ils roulaient vers le sud par l’autoroute A10 encombré, Agnès regardait d’un air envieux les rapides aircars qui, volant une centaine de mètres au-dessus d’eux sur le même itinéraire, les dépassaient de temps à autre en vrombissant.
    Quand est-ce que tu en achètes une ? demanda-t-elle en désignant un des bolides volants.
    Malheureusement, ce n’est pas encore dans mes moyens, répondit-il en doublant une vieille Peugeot.
    Je croyais que les journalistes étaient bien payés.
    Pas à ce point. En plus le permis est hors de prix.
    C’est dommage. Ça fait déjà quelques années que ça existe, je pensais que les prix allaient baisser.
    Ça finira bien par arriver.
    Et tu en achèteras une, à ce moment-là ?
    Si je le peux, bien sûr !
    Chic ! Vivement que ça arrive ! Ça ne te gêne pas que je mette de la musique ?
    Sans même attendre sa réponse, elle alluma l’autoradio et commença à rechercher une station diffusant le genre de musique qui lui plaisait. Elle en trouva malheureusement une assez tôt, et un épouvantable vacarme emplit bientôt l’habitacle du véhicule.
    J’adore ce tube ! s’exclama-t-elle.
    Je m’en doutais un peu.
    C’est les « Flashing Sammies », le nouveau groupe sud-coréen. Tu connais ?
    Euh non, désolé.
    C’est vrai que tu as des goûts ringards en matière de musique !
    J’ai MES goûts. Qui valent bien ceux des autres.
    Bon bon, te vexe pas !
    Ils s’arrêtèrent dans la matinée à Orléans pour se désaltérer et aller aux toilettes. Tandis qu’ils étaient installés à une terrasse, lui buvant son troisième café de la journée et elle un Coca-Cola, elle lui demanda :
    Tu n’écris plus de bouquins sur les chanteurs ?
    Pas pour le moment, non.
    J’avais bien aimé ton livre sur Justin Bieber.
    Oui, il avait bien marché.
    Pourquoi tu n’as pas continué dans ce genre, au lieu de faire des livres sur des musiciens que personne ne connaît ?
    Il hésita un instant avant de lui répondre. Pouvait-il lui dire la vérité, à savoir qu’il avait écrit ça juste pour se faire connaître et gagner de l’argent – un double but parfaitement atteint d’ailleurs -, mais qu’au fond les chanteurs à minettes l’avaient toujours ennuyé ?
    C’était une commande, dit-il avec une parfaite mauvaise foi. On m’avait demandé de le faire. Mais ce n’était pas ma tasse de thé.
    Tu devrais faire un livre sur Madonna. On dit qu’elle est malade. Quand elle mourra, tout le monde va parler d’elle.
    Ouais, c’est une idée. J’y songerai, quand j’aurai fini d’écrire le bouquin sur lequel je travaille en ce moment.
    C’est quoi ?
    Un livre d’histoire.
    Ah bon ? C’est nouveau.
    Ben oui. Faut bien changer.
    Et ça parle de quoi ?
    Une guerre en Amérique du sud, dont tu n’as certainement jamais entendu parler.
    Dis tout de suite que je suis bête ! Je te signale que j’ai d’excellentes notes en histoire. Comme dans la plupart des matières, d’ailleurs, soit dit en passant.
    Excuse-moi, j’ai toujours du mal à me faire à l’idée que ma fille unique est une forte en thème. Cela dit, si je te parle de la guerre de la Triple-Alliance, ça ne va pas t’évoquer grand-chose.
    Elle fit la moue :
    Effectivement.
    Il regarda sa montre. Il était temps qu’ils y aillent. Il laissa un billet de 10 francs sur la table et se leva. Ils regagnèrent la voiture.
    L’idée d’écrire ce livre m’est venue il y a quelques années, dit-il en reprenant la route. Je faisais un reportage de trois mois en Amérique latine, et je devais parcourir six pays. A Asunción, au Paraguay, j’ai visité un peu par hasard le mausolée où est enterré le maréchal Francisco Solano Lopez.
    Jamais entendu parler.
    A l’époque moi non plus. J’ai demandé de qui il s’agissait, on m’a répondu que c’était le plus grand héros du pays. Et on m’a raconté l’histoire de la guerre de la Triple-Alliance… Enfin la version paraguayenne. Parce que je peux t’assurer que suivant la nationalité de tes interlocuteurs, le récit n’est pas tout à fait le même. Enfin c’était quand même l’histoire la plus dingue que j’ai entendue de ma vie. A côté, les guerres franco-allemandes font presque figure d’aimables querelles de village. C’est ce qui m’a convaincu d’écrire ce livre.
    Durant le trajet qu’ils firent jusqu’à Châteauroux, il eut le temps de lui raconter une bonne partie de ce qu’il avait appris à propos de ce conflit quasiment ignoré en Europe, et elle admit qu’il y avait là de quoi faire un livre intéressant. Une fois à Châteauroux, elle voulut à tout prix déjeuner dans un McDonald’s, et il eut toutes les peines du monde à la convaincre d’aller dans un restaurant plus classique. A cette époque le déclin de l’empire McDonald’s avait déjà commencé, mais le trio infernal hamburger/frites/Coca était encore le genre de nourriture préféré de nombreux jeunes.
    Ta mère va bien ? demanda-t-il tandis qu’ils attendaient les entrées.
    Ouais, ça va.
    Ça se passe toujours bien, avec son arracheur de dents ?
    Elle rit :
    Pourquoi, tu envisages de te remettre avec elle ?
    Oh non, pas du tout, c’est juste une question.
    Oui, ça se passe bien. Et toi, tu te remaries quand ?
    Il leva les bras au ciel :
    Houlà, quelle idée ! Ce n’est pas encore à l’ordre du jour.
    Tu n’en as pas marre, d’être célibataire ?
    Pour l’instant, je tiens le choc.
    Il avait du mal à croire que c’était sa fille de quatorze ans, ce bout-de-chou qu’il faisait sauter sur ses genoux quand elle était petite, qui lui posait ce genre de question. Décidément, le temps passait trop vite…
    Le garçon apporta leurs plats, ce qui mit un terme momentané à la conversation.
    Tu sais que j’ai des copines qui te connaissent, et qui me parlent de toi ? dit-elle en terminant son avocat.
    C’est vrai ?
    Oui. Surtout quand tu passes à la télé.
    Et alors ? Que disent-elles à mon sujet ?
    Que tu es cool.
    Ça va, alors ?
    Ouais, ça va.
     
    Le repas terminé, ils reprirent l’A20, et continuèrent vers le sud. Dans l’après-midi, le temps changea. Le ciel, immuablement bleu depuis leur départ du Vésinet, vira progressivement au gris, puis de lourds nuages de pluie firent leur apparition. Enfin l’orage éclata. Les aircars regagnèrent précipitamment le sol, car en l’air ces engins étaient assez vulnérables à la foudre. Il se mit à pleuvoir à torrent. Ce genre d’averse tropicale était de plus en plus fréquent – encore une conséquence du réchauffement climatique. Malgré le ballet des essuie-glaces, la visibilité diminuait de seconde en seconde, tandis que le niveau de l’eau montait sur la chaussée. Après avoir demandé à Olga d’afficher la carte des environs, Gérald emprunta la plus proche bretelle, afin de sortir de cette autoroute qui ressemblait de plus en plus à un piège. Ils se réfugièrent dans le premier café venu, et tandis qu’Agnès dégustait une glace, il appela son père pour le prévenir qu’ils arriveraient en retard. Le vieil homme décrocha dès la première sonnerie – est-il utile de préciser que lui non-plus ne possédait pas d’implant ?
    Gérald ?
    Oui. Salut papa.
    Je m’inquiétais. Je viens de voir à la télé qu’il y a eu un carambolage sur l’A20.
    On est sortis juste à temps. Il s’est mis à pleuvoir… un vrai déluge. On va être obligés d’emprunter les petites routes, donc on sera un peu en retard.
    C’est pas grave. L’important est que vous arriviez en un seul morceau. On vous attendra pour dîner.
    OK. A tout à l’heure.
    A tout à l’heure.
    Ils profitèrent d’une accalmie pour reprendre la route. Après avoir fait un détour, ils récupérèrent l’autoroute largement plus au sud. Finalement, quand ils arrivèrent à Chennevières-sur-Isle, près de Ribérac (Dordogne), il était près de dix heures du soir. Philippe Jacquet les attendait devant l'entrée de sa propriété, une lampe torche à la main. Une femme bien plus jeune l’accompagnait ; c’était Irène Maillet, celle qu’il appelait pudiquement son « intendante ». Elle ouvrit le portail, et Gérald gara le 4x4 à l’intérieur.
     
    Philippe Jacquet était légèrement plus petit que son fils, assez trapu, avec une moustache, une barbiche et des cheveux blancs ; on aurait dit un vieux mousquetaire. Il était maintenant âgé de soixante-quatorze ans. Veuf depuis près de vingt-cinq ans, il ne s’était jamais remarié mais cela ne voulait pas dire qu’il vivait en célibataire. Outre Irène, il partageait sa vie avec Sandra Lopez, jeune auto-stoppeuse qu’il avait un jour ramassée sur la route de Ribérac : d’origine espagnole, elle rentrait dans son pays après des vacances. Au lieu de ça, elle avait posé son sac à Chennevières, et n’en était jamais repartie. Il avait même racheté, à son intention, un café-épicerie-PMU-poste en triste état, qu’il avait entièrement fait refaire et qu’elle exploitait maintenant avec l’aide d’une employée. Beaucoup d’hommes de la génération de Philippe Jacquet avaient vécu plusieurs vies au cours de leur existence : travailleur, puis chômeur, à nouveau travailleur et encore chômeur et, suivant leur habileté ou leur chance, SDF ou retraité. Lui aussi avait connu plusieurs vies, mais il avait un peu mieux mené sa barque. Cadre dans une grande banque, la maladie de sa femme – un cancer du sein foudroyant – lui était tombée dessus alors qu’il approchait du cap fatidique de cinquante ans. Une fois veuf, il s’était rendu compte qu’il ne pouvait plus vivre comme avant. Son fils étant maintenant adulte, plus rien ne le retenait à Paris. Il avait donné sa démission, puis était parti vers le sud. Dans un coin perdu du Périgord, il avait racheté, quasiment sur un coup de tête, un garage qui tombait en ruine, avec la maison attenante. Il ne connaissait même pas la mécanique, et avait appris sur le tas. Il avait embauché un apprenti, et avait vécu tant bien que mal pendant une quinzaine d’années de la réparation des rares voitures qui avaient la bonne idée de tomber en panne dans le coin. A 63 ans, il avait pris sa retraite, mais n’avait pas réussi à revendre son garage. Les années passées dans la banque lui assuraient une existence confortable, mais il s’ennuyait. C’est alors que, par désœuvrement, il avait entamé sa troisième carrière : il s’était mis à la sculpture. Il avait commencé avec des boulons, de vieux outils, des débris accumulés dans son garage - en fait, depuis un certain temps déjà, il entassait tout ce qui lui tombait sous la main, au risque de passer pour un chiffonnier, sans bien savoir ce qu'il allait en faire. Par la suite, il s’était mis à fouiller les casses à la recherche de pièces métalliques propres à être utilisées dans ses œuvres. Il construisait des personnages, la plupart du temps de taille réduite, mais parfois plus grands, des animaux, des êtres hybrides, des monstres, des chimères. Un jour, il avoua à son fils, qui le pressait de questions, qu’il recréait ce qu’il voyait dans ses rêves – ce qu’il avait toujours vu dans ses rêves, depuis son installation en Dordogne. Environ deux ans après que son père ait commencé à s’adonner à la sculpture, Gérald tomba par hasard sur son atelier – en fait l’ancien garage reconverti. Il avait trouvé l’ensemble étrange, curieux, fascinant. Il était revenu un peu plus tard avec Jeannette Klemens, une photographe spécialisée dans l’art moderne, et ils avaient fait toute une série de clichés. Un jour qu’il manquait un reportage dans « Le Figaro Magazine », il avait proposé, presque comme une blague, les photos des œuvres de son père. A son grand étonnement, cela avait plu. On lui en avait demandé plus. Des visiteurs commencèrent à faire le voyage de Chennevières. Quelqu’un proposa 10.000 francs au sculpteur pour une œuvre, qui représentait un personnage qui semblait un croisement entre Napoléon et un Saint-Sébastien percé de flèches. Philippe Jacquet, ancien rugbyman et qui avait toujours eu plutôt mauvais caractère, chassa l’importun, en pensant qu’il se moquait de lui. Mais trois mois plus tard, c’est un Chinois de Hong-Kong qui lui offrit 150.000 francs pour la même sculpture, dont il avait vu la photo sur Internet. Alors, comme il le reconnut lui-même plus tard, l’artiste capitula devant la bêtise humaine, et il accepta. Dès lors ce fut la marche à la gloire. Des équipes de télévision vinrent le filmer, on organisa des expositions de ses œuvres en France et à l’étranger, de doctes spécialistes écrivirent des commentaires profonds à son sujet. Et surtout, il gagna beaucoup d’argent, ce qui lui permit de restaurer sa maison et de racheter les deux propriétés voisines des siennes. Il prenait tout cela avec un mélange de détachement et de fatalisme, ne se privant pas, parfois, de raconter n’importe quoi à des journalistes souvent venus de fort loin pour l’interviewer. Il était vêtu d’un jeans et de santiags, d’un blouson et d’un pull léger bleu. A ses côtés se tenait Irène Maillet, femme d’une quarantaine d’années aux cheveux très bruns. Et un peu plus loin veillait Éric, le gardien, un malabar en tenue camouflée qui portait un fusil de chasse en bandoulière et tenait en laisse un doberman et un rottweiler à l’air menaçant.
     
  15. Gouderien
    Tu piques ma curiosité, là.
    J’en suis désolée.
    OK, je viens. A bientôt.
    Bon voyage.
    Comme il rangeait son portable, tous les écrans se mirent à diffuser un discours martial du président Simons, qui appelait à l’unité du pays face à la rébellion d’une minorité d’agitateurs. Il avait déjà entendu ça ailleurs…
    Il acheta son billet, puis fit la queue au guichet de la compagnie Iberia pour enregistrer sa valise. Au moment de passer le contrôle des passeports, l’employée, une grosse Noire boudinée dans un uniforme trop étroit pour contenir son opulente poitrine, lui lança :
    Journaliste, hein ?
    C’est vrai.
    Ne revenez pas ici avant un moment. Le climat risque d’être malsain pour les gens qui font votre métier, ces temps-ci.
    Comme pour confirmer ces paroles, dans la salle d’embarquement il retrouva son collègue Richard Saint-André.
    Tiens ! fit celui-ci en l’apercevant. Alors beau gosse, vous aussi ils vous virent ?
    On le dirait.
    Ouais, les journalistes sont devenus persona non grata. Je vous avais prévenu, hein ! Le bruit courait sur le Worldnet depuis quinze jours que Simons voulait se débarrasser de Perez. On dit que le Mossad lui a donné un coup de main ; ça ne m’étonnerait pas.
    Comme Gérald demeurait silencieux, il ajouta :
    Si vous regardez autour de nous, vous apercevrez au moins une douzaine des représentants les plus célèbres de la presse mondiale. Je ne sais pas ce qui va se passer ici, mais apparemment on ne souhaite pas de témoins. J’ai voulu prendre un avion pour Paris, mais il n’y avait plus de places. Alors je me rabats sur Madrid.
    La paroi de verre du bâtiment donnait sur les pistes, où des gros porteurs de l’USAF continuaient à amener troupes et matériels, et même des blindés légers. Malgré le bruit des avions, on entendait distinctement des échos de fusillade.
    Si vous voulez mon avis, continua Saint-André, c’est idiot d’avoir buté Perez-Santiago.
    Ah ?
    Oui. On pouvait discuter avec lui. Alors que son second, Carlos Colombo, le gouverneur du Nouveau-Mexique, est un homme beaucoup plus déterminé, un extrémiste et un partisan de la manière forte.
    Les Américains ne l’ont pas eu, lui ?
    Non. On dirait bien qu’il avait prévu le coup : depuis longtemps, il mène une vie semi-clandestine. Personne ne sait où il se trouve aujourd’hui. On disait déjà avant en plaisantant que c’était lui le véritable chef du Mouvement hispanique, alors maintenant que le leader est mort, c’est lui qui va commander. Et je vous assure que ça va chauffer…
    A entendre les coups de feu, que ne parvenaient pas à masquer le vacarme des réacteurs, apparemment ça chauffait déjà… Il pensa à Dolores : qu’allait-elle devenir ? Il avait presque failli lui proposer de venir avec lui en France, et puis finalement il ne l’avait pas fait. Il n’est même pas certain qu’on l’aurait laissée partir. Et puis, sa vie était là…
    C’est quand même une sale affaire, maugréa Saint-André. Moi j’étais bien peinard, ici, j’avais mes petites habitudes, j’avais même réussi à m’habituer à la chaleur ET à la climatisation, ce qui est encore plus difficile. Les salauds ! Deux types du FBI m’ont sorti du lit à 6 heures du matin, ils m’ont à peine laissé le temps de remplir une valise…
    Tout à coup, Gérald réalisa que ce n’était pas parce que son voyage avait tourné court, qu’il ne devait pas ramener des souvenirs à ses proches. Laissant ses bagages à la garde de son collègue, il se rua vers un magasin et acheta des mangas en anglais pour sa fille – ça lui donnerait l’occasion de se perfectionner dans la langue de Shakespeare. Pour son père, il hésita entre une bouteille d’un alcool local, et un très beau livre sur l’Ouest américain, rempli de photos en couleurs. Finalement il choisit le livre : son père buvait déjà bien assez comme ça, ce n’était pas la peine de lui rapporter un échantillon de tord-boyaux du Nevada. Au moins le livre lui donnerait-il peut-être l’envie de voyager, ce qu’il avait fort peu fait jusque-là.
    Quand, trente minutes plus tard, leur appareil décolla, tout le monde eut le même réflexe : malgré les invitations à boucler les ceintures, les passagers se ruèrent vers les hublots pour observer le paysage. Aux quatre coins de la ville, des panaches de fumée s’élevaient. L’un des plus grands palaces était même en flammes, mais il ne réussit pas à identifier lequel. Saint-André était assis plus loin, au milieu de l’allée, mais il s’approcha du siège de Gérald – qui lui était installé juste contre l’aile gauche – afin de regarder par le hublot.
    J’aurais bien aimé rester pour couvrir ça, dit Saint-André. D’un autre côté, je dois dire que je ne suis pas fâché de rentrer en France, parce que ça va saigner. Et vous ?
    Oh, moi ! fit Gérald. On ne m’a pas demandé mon avis. Ma rédactrice en chef m’a ordonné de rentrer. Et comme je suis quelqu’un d’obéissant…
    Quelques minutes plus tard, des chasseurs vinrent les escorter, et ces chiens de garde demeurèrent à leurs côtés pendant une bonne demi-heure. Puis, ils battirent des ailes en guise d’adieu, et les abandonnèrent à leur sort. Peu après, on leur servit des boissons, et il prit un cognac, en espérant que ça le ferait dormir durant l’interminable voyage de retour.
    Cependant, avant d’essayer de se reposer, il fallait qu’il appelle Agnès. Il ne l’avait fait qu’une seule fois depuis son arrivée à Las Vegas, et il avait hâte de l’avoir au téléphone. Il composa le numéro sur son portable, et tomba sur sa messagerie : « Hello. Vous êtes bien sur le téléphone d’Agnès Jacquet, mais je ne suis pas disponible pour le moment. Merci de rappeler plus tard. » Surpris, il recommença, mais le résultat fut le même. Satanée ado ! Elle réclamait un implant, mais en attendant la moitié du temps elle ne répondait même pas à ses appels. Il réfléchit un instant : avec ce foutu décalage horaire, il avait du mal à réaliser quelle heure il était en France. Il regarda sa montre : il était presque 15 heures. On était encore au milieu du territoire américain, donc il fallait rajouter six ou sept heures pour avoir l’heure française. OK, en France c’était donc la fin de la soirée, et sa fille dormait. Déjà? Habituellement elle ne se couchait pas si tôt. Il décida d’attendre le repas avant de faire sa sieste. Pour s’occuper, il commença à rédiger son article sur son bref séjour américain, et sa rencontre expéditive avec feu Perez-Santiago. Finalement, il avait été l’un des derniers journalistes à rencontrer le gouverneur de Californie.
    Au bout d’un moment, il s’interrompit et chercha une chaîne d’information en continu sur son portable. Les journalistes tentaient de conserver leur flegme habituel, mais leur air tendu était révélateur. On confirmait la mort d’Eduardo Perez-Santiago, exécuté par un drone alors qu’il tentait de fuir Las Vegas. Mais si les dirigeants de Washington espéraient, en tuant le leader indépendantiste, désarmer ses partisans, ils s’étaient lourdement trompés. Le chaos commençait à régner dans tout l’Ouest américain, et même dans quelques États de l’Est. Ce n’étaient pas juste des rixes, mais de véritables batailles rangées entre les forces fédérales et la milice, ou des bandes de Latinos armés – apparemment, tous les gangs hispaniques du pays, de Los Angeles au Bronx, s’étaient soulevés comme un seul homme, ce qui confirmait les liens du défunt Perez-Santiago avec la pègre. En plus, le Mexique et d’autres États d’Amérique latine s’inquiétaient fortement du sort de la minorité hispanophone aux États-Unis, et l’armée mexicaine avait été mise en état d’alerte. Pas de quoi inquiéter l’US Army certainement, mais cela prouvait à quel degré de gravité on en était arrivé. D'ailleurs la Bourse était en chute libre, sauf les valeurs de l'industrie d'armement. Peu après, on servit le repas.
    Il achevait de manger, quand il reçut un SMS de Dolores : « I’m safe, but the situation here is dreadful. I’m fleeing to California ». Il répondit : « Take care of you. Good luck. »
    Une heure après, l’avion atterrit à New York, pour une simple escale. La situation ici semblait relativement calme, mais il ne s’y fiait pas. Bizarrement, durant toute la durée de l’escale, il s’attendit à voir des flics américains monter à bord pour venir le chercher. Il avait l’impression que l’Oncle Sam n’allait pas le laisser partir aussi facilement. Pourtant, il n’avait fait que son métier, et en plus il n’avait appris aucune révélation fracassante ; mais il avait été le témoin des sales manœuvres de Washington, et ça c’était déjà trop
    Quand l’avion quitta définitivement le sol américain, Gérald poussa un soupir de soulagement. Il décida d’essayer de dormir. Il passa les heures suivantes dans un état de demi-sommeil. Il y avait trop de bruit, et pas assez d’obscurité, pour sombrer dans un sommeil profond. Même si la plupart des rideaux étaient tirés devant les hublots, la lumière entrait quand même. C’était ce qui rendait si déstabilisants les voyages dans ce sens-là : on avait l’impression qu’on vous volait une nuit.
    Ce qui se passa ensuite demeura dans son souvenir comme une sorte de cauchemar. « Norvegian Wood » tonitrua dans sa tête. La technologie avait fait des progrès, et désormais il n’était plus nécessaire d’éteindre son portable ou son implant en avion – ce qui était dommage, en un sens. Il décrocha, et à sa grande surprise entendit la voix de son père :
    - Salut fiston.
    Tout de suite il se dit que quelque chose n’allait pas, car son père ne l’appelait JAMAIS fiston.
    - Salut papa.
    - Tu es où, là ?
    - Dans l’avion pour Madrid.
    - Il faut que je te dise quelque chose...
    Il y eut un silence, comme si Philippe Jacquet tentait de rassembler son courage pour annoncer la suite. Et puis vint la phrase :
    - Ta fille a disparu.
    Gérald eut l’impression de se liquéfier de l’intérieur.
     - Quoi ?
     -  On a voulu aller à Charlagnac, pour montrer le site à la petite. C’est vrai, c’est un peu la curiosité locale. Tout le monde était là, Éric avec l’un de ses chiens, et Irène aussi. On n’a rien compris : à un moment Agnès était avec nous, l’instant d’après elle avait disparu.
    Gérald sentit un violent mal de tête commencer à lui vriller les tempes. Celui lui arrivait, parfois, quand il faisait des excès. Et ces derniers jours, il avait trop bu, et pas assez dormi.
    Tu as prévenu la police ? parvint-il à articuler.
    Bien sûr. Elle a passé tout le coin au peigne fin. Mais tu sais comment c’est, par ici : un vrai gruyère.
    On a déclenché l’Alerte enlèvement ?
    Oui, mais jusqu’à présent ça n’a rien donné.
    Bon. J’arrive. Je devais passer par Paris, mais je vais prendre un avion pour Toulouse, pour gagner du temps.
    Je suis vraiment navré…
    Écoute, ce n’est pas de ta faute. On reparlera tout à l’heure.
    Il raccrocha. Et à l’abattement succéda soudain la colère. On l’avait envoyé à l’autre bout du monde pour une interview qui finalement n’avait pas eu lieu… et pendant ce temps sa fille se faisait enlever. C’était quoi, ce délire ? Et pourquoi Ghislaine ne lui en avait-elle pas parlé ? La question de savoir si elle était au courant ne se posait même pas : s’il y avait eu une Alerte enlèvement, évidemment qu’elle était au courant ! C’était ça, la nouvelle dont elle ne pouvait pas lui parler par téléphone ? Elle était gonflée !
    Il prit son portable et l’appela. Elle décrocha presque immédiatement. Il trouva qu’elle avait l’air préoccupé. Ça tombait bien.
    Dis-donc, commença-t-il, tu me fais des cachotteries, maintenant, et sur des sujets capitaux en plus! Tu le savais, que ma fille avait disparu ?
    Oui, mais je n’avais pas envie de te secouer avec ça alors que tu es dans un avion et que tu ne peux rien y faire.
    C’était juste pour m’annoncer ça, que tu voulais que je vienne à Paris ?
    Elle parut hésiter :
    Euh… non, pour parler de ton voyage aussi. Tes impressions sur ce qui est arrivé.
    Oui ben déjà il faudrait que je termine mon article, et je n’ai pas vraiment la tête à ça. Et je te l’enverrai par mail quand il sera fini. Mais en attendant, je vais prendre le vol de Toulouse pour rentrer chez mon père le plus vite possible, et me mettre à la recherche de ma fille. Je viendrai à Paris quand je l’aurai retrouvée.
    Oui je comprends. Ce n’est pas la peine de t’énerver.
    Comment ça ce n’est pas la peine de m’énerver ? Tu connais le nombre d’adolescents – et surtout d’adolescentes – qui disparaissent chaque année en France, et dont on ne retrouve jamais la trace ? Je crois qu’il y a de quoi s’énerver.
    Oui, ne te fâches pas. Tu sais, l’alerte enlèvement c’est très efficace. En général on retrouve très vite les enfants disparus.
    Eh bien j’espère que ça sera le cas ! Bonne nuit !
    Il raccrocha sèchement. Sans s’en rendre compte, il avait élevé le ton, et ses voisins le regardaient à présent d’un air curieux et étonné. En temps normal, il possédait déjà une voix forte, mais quand il se mettait en colère – ce qui lui arrivait rarement – elle pouvait enfler jusqu’à devenir tonitruante. Heureusement, une bonne partie des passagers de l’avion étaient étrangers – espagnols ou américains pour la plupart -, et ils n’avaient pas dû comprendre ce qu’il avait dit.
    Un problème, Monsieur ? demanda une hôtesse d’un air soucieux.
    Il faillit dire la vérité, mais il détestait raconter sa vie – sauf dans ses articles, bien entendu -, et il songea aux regards de commisération dont on allait l’accabler.
    Non ça va, merci.
    Mais il passa le restant du vol, qui lui parut très long, sur des charbons ardents. Jamais de sa vie, sans doute, il ne s’était senti aussi impuissant. Il regarda sur son portable une chaîne d’information en continu française, et, après avoir longuement évoqué la riche actualité internationale, elle parla effectivement de l’enlèvement. Mais il n’y avait rien de nouveau : les recherches continuaient, en vain pour le moment. Soudain il pensa à son ex-femme : si on ne retrouvait pas leur fille, elle allait le tuer. Il était d'ailleurs étonné de ne pas l'avoir déjà eue au téléphone.
    Il tenta d’appeler Agnès, et tomba encore une fois sur sa messagerie. Il laissa un message, disant qu’il se faisait du souci pour elle, qu’il se demandait où elle se trouvait, et bien sûr qu’il l’aimait ; il espéra que sa voix n’était pas trop angoissée. Il rappela une heure plus tard, et cette fois la ligne sonnait dans le vide. Puis il entendit un message disant que le numéro n’était plus attribué. On avait dû retirer la puce de l’appareil, pour éviter qu’il soit repéré. 
     
    L’avion atterrit à Madrid vers huit heures du matin. Gérald fut content de sortir de l’appareil ; il espérait que l’air frais lui ferait du bien, car il se trouvait dans un état second, à la fois épuisé par le voyage et le manque de sommeil, et très inquiet à l’idée de ce qui avait pu arriver à sa fille. Mais il faisait déjà assez chaud. Il récupéra sa valise, puis acheta un billet pour le prochain vol pour Toulouse – départ dans une heure et demie. Ensuite, il se connecta au parking de l’aéroport de Bordeaux et paya la facture, puis programma Olga pour qu’elle vienne le chercher à Toulouse-Blagnac. Saint-André, qui rentrait directement sur Paris, lui serra la main en lui disant un "au-revoir" laconique, sans évoquer la disparition de sa fille; Gérald se doutait bien qu'il était au courant, mais la compassion n'avait jamais été sa tasse de thé. Ça ne le gênait d'ailleurs pas, car il n'avait aucune envie de parler de ses problèmes, et surtout pas avec ce type. Après avoir enregistré son bagage, il alla prendre un café très fort, mais sans rien manger car il n'avait pas d'appétit. Enfin, il se dirigea vers la salle d’embarquement.
  16. Gouderien
    Elle le regarda avec curiosité :
    Pourquoi donc ?
    Il désigna le paysage qu’on apercevait par la fenêtre :
    Je voudrais bien visiter les bidonvilles qui entourent Las Vegas.
    Les favelas, vous voulez dire ?
    Il nota avec étonnement qu’elle avait employé le mot brésilien. A part ça, cela ne semblait lui faire ni chaud ni froid.
    Ces favelas sont la honte de notre ville. Quand nous aurons déclaré l’indépendance, c’est naturellement l’un des premiers problèmes auxquels le nouveau gouvernement s’attaquera.
    Raison de plus pour les visiter tant qu’elles existent encore.
    Si vous y tenez…
    Je suis sûr que je ne dois pas être le premier à vous demander ça.
    Bien entendu ! Mais je dois souligner quand même qu’une excursion dans les favelas comporte certains risques.
    Il haussa les épaules : il en avait vu d’autres.
    Alors c’est d’accord ? interrogea-t-il.
    Oui. Mais il faut s’y rendre immédiatement : après la tombée de la nuit, cela devient trop dangereux.
    OK.
    Pendant que vous finissez votre bière et que vous vous habillez, je vais passer un petit coup de fil pour tout organiser.
    Je vous laisse faire.
    Surtout n’emportez pas d’objets de valeur.
    Évidemment.
    Mais à part ça vous pouvez vous accoutrez comme vous voulez : de toute façon on s’arrêtera en route pour mettre des vêtements « couleur locale ».
    A vos ordres.
    Elle sortit sur le palier et, pendant qu’il s’habillait, il l’entendit parler au téléphone. Dix minutes plus tard, il était prêt. Il ouvrit la porte, et faillit renverser Dolores, qui se trouvait juste derrière.
    Voilà, tout est organisé, annonça-t-elle. Au fait, j’ai une bonne nouvelle : vous êtes invité à dîner ce soir à 21 heures par le chef du service de presse du gouverneur de Californie.
    Et ça se passera où ?
    Au restaurant Guy Savoy. Comme ça, vous ne serez pas dépaysé.
    Il n’osa pas lui dire qu’il aurait aussi bien dégusté de la vraie cuisine américaine – bon, pas de la jelly quand même – ou de la cuisine mexicaine, plutôt que la gastronomie française snob et trop sophistiquée que l’on servait habituellement dans ce genre d’établissement. Comme son père, il avait toujours eu des goûts simples en matière culinaire.
    Excellente nouvelle, dit-il d’un ton hypocrite. J’espère que vous serez là aussi.
    Mais naturellement : j’ai bien l’intention de ne pas vous quitter d’une semelle.
    Faites attention, je pourrais vous prendre au mot !
    J’espère bien !
    En disant cela, son œil pétillait. Ils prirent l’ascenseur pour descendre, et traversèrent une salle de casino, décorée de reproductions de statues antiques, pour gagner Flamingo Road. Des haut-parleurs diffusaient une musique suave. Quand il était venu ici dix ans plus tôt, ce genre d’endroit grouillait de retraités exubérants et de touristes venus des quatre coins du monde, mais aujourd’hui il n’y avait pas foule.
    Vous jouez ? demanda-t-elle en désignant les tables de roulette.
    Boff, dit-il, j’ai eu ma période poker pendant ma jeunesse, mais j’ai arrêté depuis longtemps. En fait, je n’étais pas très doué.
    J’espère que vous n’avez pas trop perdu.
    Non. Généralement, je me contentais de mises modestes.
    Il se souvenait encore des interminables nuits passées à jouer aux cartes – poker, tarots, belotte - avec les gars de son unité des forces spéciales, quand ils étaient en alerte, prêts à tout moment à s’envoler vers l’autre bout du monde. Depuis cette période, il n’avait quasiment plus touché à un jeu de cartes, sauf pour jouer quelquefois avec sa fille à la bataille ou au rami. Non pas qu’il gardât un souvenir particulièrement mauvais de son passage dans l’armée, mais bon, c’était une autre époque.
     
    Ils sortirent, et retrouvèrent la fournaise extérieure. A croire qu’il faisait encore plus chaud que tout à l’heure – sans doute l’effet de la climatisation. Son hôtesse l’entraîna vers un imposant véhicule kaki, garé un peu plus loin. Deux costauds en uniforme de la milice stationnaient devant, les bras croisés. Il reconnut un « Raider », la version gavée aux hormones du « Hummer » de jadis : un 6x6, avec 4 roues à l’arrière. Certains modèles possédaient une petite tourelle avec une mitrailleuse automatique sur le toit, mais celui-ci en était dépourvu. Les deux hommes le saluèrent en anglais, et Dolores fit les présentations. Le plus grand, un Noir massif quasiment chauve, était le sergent Tobias ; l’autre, un Latino brun et moustachu, s’appelait le caporal Narcisso.
    On y va, M’sieur ? demanda le plus grand.
    Quand vous voulez.
    Alors c’est parti. On s’arrêtera en chemin pour s’équiper.
    OK.
    Ils grimpèrent dans le véhicule, qui démarra. Le sergent Tobias conduisait. La climatisation marchait à fond, ainsi que la radio qui diffusait du rap. Ils passèrent au-dessus du Las Vegas Freeway, puis empruntèrent South Dean Martin Drive vers le nord, avant de tourner dans Twain Avenue et de se diriger vers l’ouest. Il y avait une circulation modérée, mais fort peu de piétons – normal, Las Vegas, comme Los Angeles, est une ville faite pour l’automobile – et l’on apercevait de loin en loin des sans-abri assis sur un carton. Gérald songeait au fameux « Las Vegas Parano » de Hunter S. Thompson, et se disait que malgré son imagination délirante survoltée par un abus de substances illicites, l’illustre inventeur du journalisme gonzo n’avait pas prévu l’étrange destin qui attendait cette ville hors du commun. Il avait lu le bouquin il y avait bien longtemps, et vu l’adaptation qu’en avait tiré Terry Gilliam, avec Johnny Depp. Il n’avait d’ailleurs pas tellement aimé le film, détestant les histoires de drogués. Pour dire la vérité, il n’avait pas beaucoup apprécié le livre non plus. Plus ils progressaient vers les limites de la ville, et plus ils dépassaient des villas délabrées, des maisons en ruines, des immeubles incendiés, le tout déjà à moitié enseveli sous le sable du désert. Pelouses et jardins appartenaient au passé, recouverts par ce même sable qui regagnait peu à peu le territoire perdu. La route elle-même était parsemée de nids de poule, comme si on ne se donnait plus la peine de l’entretenir. Si les faubourgs de la cité du jeu ressemblaient à ça, il n’osait même pas imaginer dans quel état devaient être les favelas. Soudain, juste après une série de villas toutes semblables qui semblaient avoir subi un bombardement, ils tournèrent à droite, et franchirent une barrière. Les miliciens qui l’avaient ouverte se hâtèrent de la refermer. Devant eux se dressaient deux grands bâtiments vert foncé, qui ressemblaient vaguement à des hangars à avions. Un peu plus loin, divers véhicules peints en kaki étaient garés sur un parking. Le « Raider » s’arrêta devant l’une des bâtisses.
    Tout le monde descend ! beugla le sergent Tobias.
    Dès qu’ils furent à terre, il fit signe à Gérald :
    M’sieur le touriste ! Venez ici une seconde !
    Le journaliste approcha.
    Bon, expliqua le sergent, ici vous allez vous changer. Comme nous tous d’ailleurs. Vous pouvez laisser vos affaires, ça ne craint rien. Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas de se déguiser pour se faire passer pour des gens du coin. Ça ne marcherait pas cinq secondes, et cela pour une excellente raison : à cause de l’odeur. Faut pas les prendre pour des demeurés, ils sauront tout de suite qui nous sommes. Mais si nous ne les provoquons pas en étalant notre fric et nos beaux vêtements, il n’y a aucune raison que ça se passe mal. Parce que si ça se passait mal pour vous, ça se passerait aussi mal pour moi ; et moi je tiens à ma peau. OK ?
    Ça me paraît clair.
    Parfait. Alors allons-y. Choisissez des vêtements propres, mais quelconques, et déjà usés.
    D’accord.
    Un factionnaire les fit entrer, et ils pénétrèrent dans ce qui était en fait, il l’avait déjà compris, une caserne de la milice. La construction, pas très haute, comportait un toit métallique. Le long d’un couloir s’alignaient des portes, à gauche et à droite. Au fond on apercevait une petite cafeteria, avec quelques tables et un serveur au bar. Tobias désigna deux portes sur la gauche.
    C’est ici, dit-il en ouvrant la première, tandis que Dolores se dirigeait vers la seconde.
    Il s’agissait d’un vestiaire où quantité de vêtements, plus ou moins dépenaillés, étaient accrochés à des cintres. Par terre étaient alignées des paires de chaussures et aussi des bottes. Gérald échangea rapidement ses habits contre un vieux jeans, une chemisette ocre passablement usée, un blouson de cuir qui avait connu des jours meilleurs, des rangers et une casquette de base-ball. A l’invitation du sergent il déposa ses affaires personnelles dans un casier fermé à clef, ne conservant qu’un paquet de kleenex (la poussière du désert le faisait éternuer). Il garda aussi ses lunettes de soleil qui, sous un aspect ordinaire, pouvaient faire office de caméra et d’appareil-photo. Quelques instants plus tard, ils se retrouvèrent tous les quatre dans le couloir. Tobias ouvrit alors une autre porte, cette fois sur la droite.
    Attendez-moi, dit-il.
    Peu de temps après, il ressortit en tenant par les lanières quatre petits sac à dos, qu’il leur distribua. Gérald prit le sien, et constata qu’il était froid.
    Il y a du Coca-Cola, de la bière, des barres chocolatées et aussi des cigarettes, expliqua le sergent. C’est le meilleur des sauf-conduits.
    Cette fois ils étaient prêts. Mais moment où ils allaient sortir, une personne qui les avait observés pendant un moment depuis la cafeteria se leva et se rua vers eux. C’était une journaliste japonaise, déjà habillée en crado.
    Je peux venir avec vous ? demanda-t-elle en anglais. J’étais aux toilettes, et mon groupe est parti sans moi.
    Tobias observa une seconde la nouvelle venue.
    Ça c’est pas sympa, dit-il. OK, venez avec nous. Mais je vous préviens, Madame, faudra rester tranquille et faire preuve de discipline.
    Aucun problème. Merci beaucoup.
    De rien.
    Ainsi donc, ils se retrouvèrent finalement à cinq. Le reste de l’excursion se déroula à pied. Après la caserne, on voyait encore quelques ruines, et puis plus rien que du sable, de plus en plus de sable, au travers duquel on avait du mal à distinguer le tracé de la route. Ils marchèrent pendant environ deux-cents mètres dans cette sorte de no man’s land désolé, et atteignirent enfin la frontière qui séparait la zone civilisée du territoire des « barbares ». Quand il découvrit comment cette fameuse frontière était gardée, le journaliste n’en crut pas ses yeux et, tapotant discrètement ses lunettes, il prit cliché sur cliché. Deux énormes chars « Jackson », peints en camouflage de guerre, surveillaient la zone, canon de 155 mm pointé en direction des favelas. Il aperçut également plusieurs nids de mitrailleuses, et quelques soldats en train de bavarder, cigarette au bec. Un peu plus loin se trouvaient les positions de la milice, avec une automitrailleuse, une casemate et un mortier. Deux rangées de fil de fer barbelé barraient la route ; la partie du milieu était amovible, afin de laisser un étroit passage en cas de besoin. Le plus étonnant est qu’en regardant à gauche et à droite, il découvrit qu’aussi loin que portât le regard, ces défenses se poursuivaient de chaque côté. Les deux lignes de barbelés étaient séparées par un profond fossé qui, il en était sûr, devait être semé de mines. Derrière la rangée intérieure se dressaient, à intervalle régulier, des miradors d’où des sentinelles, fusil en main, surveillaient les fortifications. On se serait cru sur le 38e parallèle, la ligne de démarcation entre les deux Corées. Ils se dirigèrent vers les miliciens qui gardaient le passage.
    Salut mec ! dit un grand Black en reconnaissant Tobias. Alors, on vient faire du tourisme ?
    Et oui, comme tu vois !
    Ils se saluèrent à la mode des ghettos, en se frappant la paume de la main levée.
    A quelle heure vous revenez ? questionna le milicien.
    Qu’est-ce que vous avez prévu ? demanda le sergent à Gérald.
    Il ne faut pas rentrer trop tard, intervint Dolores. On a un dîner après. Et de toute façon, il vaut mieux ne pas traîner par ici la nuit. Disons 19h30.
    Vous êtes d’accord ? interrogea Tobias.
    Le journaliste jeta un coup d’œil à sa montre. Il était un peu plus de 17 heures. Cela laissait presque deux heures et demie pour explorer les favelas. Ça devrait suffire. Il avait toujours pensé que quand on voit bien, on voit vite.
    OK, dit-il, disons 19h30.
    Entendu, je passerai la consigne à la garde de nuit, déclara le milicien. Bonne promenade !
    Merci !
    Avec un de ses collègues, il souleva la barrière qui fermait le passage, et le petit groupe pénétra en territoire interdit…
     
    Derrière la « frontière », le paysage ressemblait beaucoup à ce qu’ils venaient de voir dans les faubourgs de Las Vegas. Tobias fit arrêter le petit groupe, et prit la parole.
    Bon cette fois nous y sommes. Dites-vous bien qu’ici c’est dangereux. Mais si on se comporte normalement, il n’y a pas de raison qu’il nous arrive quoi que ce soit. Nous on connaît déjà, et nous sommes bien connus, donc laissez-nous faire. Les principaux dangers qui pourraient nous menacer sont, dans l’ordre : les bandes de chiens errants, les drogués agressifs, les gangs.
    Il sortit de la poche de son blouson râpé un pistolet Sig-Sauer, et le désigna.
    En dernière instance on a ça. Mais on doit éviter autant que possible de s’en servir. La plupart du temps les problèmes éventuels se règlent en donnant une bouteille de Coca ou une bière. Il n’y a qu’avec les chiens errants que ça ne marche pas, ils ne doivent pas apprécier ce genre de boissons.
    Par contre, intervint le caporal Narcisso, ils aiment les barres chocolatées.
    Ouais, c’est vrai, admit Tobias en souriant. C’est nous qui nous chargeons de déterminer quand on doit distribuer quelque chose à quelqu’un. Parce que c’est la misère, ici : tout le monde va vous réclamer à boire ou à manger, mais si vous commencez à faire les généreux bientôt vous n’aurez plus rien, et c’est là que les vrais problèmes débuteront. Compris ?
    Oui sergent ! fit Gérald en se mettant au garde-à-vous.
    Repos, bleusaille !
  17. Gouderien
    Mais ce vol-là fut calme. Même s’il n’avait pas très faim, ayant déjà déjeuné, il fit honneur au repas qu’on leur servit un peu plus tard, puis s’assoupit. Quand il se réveilla, l’appareil approchait des côtes américaines. Trois quarts d’heure plus tard, ils atterrirent à New York. L’escale lui parut très longue. Heureusement, peu après l’envol vers Las Vegas, ils eurent droit à une collation. Il sommeilla encore un peu, puis se plongea dans la lecture des questions qu’avait préparées son collègue à destination de Perez-Santiago. Du politiquement correct dans toute son horreur. Aucun risque de faire bondir le gouverneur de Californie sur son siège. Il se promit de pimenter un peu la chose… Enfin ils arrivèrent à Las Vegas à 21 heures – 14 heures heure locale, puisqu’il y avait 7 heures de décalage avec la France. En approchant du McCarran International Airport, l’aéroport principal de la capitale du jeu, ils survolèrent l’immense bidonville qui encerclait la ville, et cela rappela à Gérald Calcutta – enfin Calcutta avant la guerre avec le Pakistan, bien entendu. L’appareil se posa sur la piste à l’heure prévue. Quand il déboucha en plein air, Gérald encaissa de plein fouet la chaleur du Nevada. Il faisait encore plus chaud que dans son souvenir, et il se dit qu’à côté de ça la canicule française ce n’était vraiment pas grand-chose. L’air était tellement sec, qu’en respirant on avait l’impression d’avaler du sable. Trempée par la sueur, la chemise de coton bleu Lacoste, qu’il portait sous une veste saharienne, lui colla instantanément dans le dos. Une navette les conduisit aux bâtiments de l’aéroport, où régnait une climatisation si forte qu’il eut l’impression de passer directement du Sahara à l’Antarctique. Heureusement il avait prévu le coup, et il enfila un pull léger qu’il conservait dans son bagage de cabine. Il récupéra sa valise sur le tapis roulant, puis se dirigea vers les contrôles. Comme toujours en Amérique, on étudia son passeport très soigneusement. Le fonctionnaire qui examina ses papiers, un grand Noir au physique de catcheur, lui demanda ce qu’il venait faire aux États-Unis. « Je suis journaliste, et je viens interviewer le gouverneur de Californie », répondit-il.
     – Vous autres de la presse, vous êtes attirés par ce type comme les mouches par une charogne, répliqua l’homme.
    Et Gérald se dit qu’à Las Vegas, tout le monde n’était pas partisan de l’indépendance… Il fallut qu'il donne ses mots de passe sur les différents réseaux sociaux, histoire de prouver qu'il ne diffusait pas des messages à caractère terroriste - à priori, sa renommée n'était pas encore arrivée jusque-là. Les vérifications durèrent une éternité, après quoi on lui rendit son passeport dûment tamponné, et on consentit enfin à le laisser pénétrer en territoire américain. Puis il se mit à la recherche du comité d’accueil. De nombreux militaires américains armés de fusils d’assaut surveillaient l’aéroport, mais on voyait aussi des miliciens du Mouvement hispanique, reconnaissables à leur uniforme vert olive et à leurs vieilles Kalachnikov. Les deux troupes semblaient s’ignorer consciencieusement, ce qui créait une atmosphère curieuse, un peu surréaliste. Enfin il aperçut un bureau avec un écriteau « Presse ». Une jeune femme très brune l’accueillit :
    Je peux vous aider ?
    Je suis Gérald Jacquet, journaliste au « Figaro ». J’ai rendez-vous avec Mr Perez-Santiago demain.
    Pouvez-vous me montrer vos papiers d’identité ?
    Une fois de plus, il dut exhiber son passeport. A priori, la confiance ne régnait pas.
    Excusez-nous de notre méfiance, dit-elle en lui rendant le document. Vous ne tarderez pas à constater que la situation est un peu tendue.
    Je m’en suis déjà rendu compte.
    Attendez ici. On va vous conduire à votre hôtel.
    Merci.
    Quelques minutes plus tard, une charmante métisse, vêtue d’un tailleur bleu dont la jupe s’arrêtait à mi-cuisses, se présenta à lui.
    Buenas tardes, senor Jacquet, dit-elle en lui tendant la main. Je suis Dolores Esperanza. C’est moi qui m’occuperai de vous durant votre séjour à Las Vegas.
    Je suis enchanté, senorita. Buenas tardes.
    Il détailla la fille des pieds à la tête, et songea qu’il aurait pu plus mal tomber.
     
    Ils sortirent dehors, et se replongèrent dans la fournaise du Nevada, même si ce ne fut que pour un bref instant car une limousine blanche les attendait. L’espace d’un instant, il se demanda pourquoi ils n’utilisaient pas un aircar – sans doute en raison de la brièveté du trajet. Il jeta un coup d’œil vers le ciel et aperçut quelques rares véhicules volants, la plupart appartenant à l’armée, à la milice et à la police, les autres étant des taxis. A l’invitation de sa guide il monta à bord, et retrouva avec plaisir l’air climatisé. A côté du chauffeur était assis un malabar en costume-cravate, qui lui fit un salut de la tête quand il entra ; une bosse déformait le haut de sa veste, du côté gauche. Là aussi il y avait un bar, et Dolores Esperanza lui proposa une boisson fraîche ; il choisit une téquila. La jeune femme se contenta d’un Coca. Ils trinquèrent, et elle lui souhaita un bon séjour à Las Vegas. Assise sur la banquette, les genoux repliés sous elle, elle le dévisageait avec un intérêt certain, et il songea qu’il y avait longtemps qu’une femme ne lui avait pas fait un tel effet. Le senor Perez-Santiago savait recevoir… Ils n’avaient que peu de chemin à faire pour gagner le Caesars Palace : contrairement à beaucoup d’aéroports du monde, le McCarran International Airport est situé pratiquement en centre-ville. Ils empruntèrent Paradise Road vers le nord ; il y avait presque autant de circulation que jadis, sauf qu’une bonne partie des véhicules appartenaient à l’armée ou à la milice. Tout de suite, il fut frappé par l’état de délabrement de nombreux bâtiments. D’après ce qu’il avait lu, la ville avait perdu environ la moitié des 600.000 habitants qu’elle comptait à sa grande époque ; il est vrai qu’elle en avait récupéré une grande partie en tant que locataires des bidonvilles, mais ceux-là n’entraient pas dans les statistiques officielles… Le gros problème de Las Vegas, dès l’origine, avait été l’eau. Il pouvait d’ailleurs sembler fou d’avoir bâti une aussi grande cité, pratiquement à partir de rien, au beau milieu du désert le plus aride du pays. Mais à l’époque on avait une foi aveugle en la technologie, et on n’avait pas encore entendu parler du réchauffement climatique. On avait gaspillé l’eau, cette denrée précieuse entre toutes : Las Vegas était la ville des fontaines, mais aussi des piscines, des terrains de golf et des pelouses, dont le vert rivalisait avec le gazon britannique. Pour cela, on avait été obligé de capter l’eau de plus en plus profondément au sein de la terre. Quand les nappes phréatiques locales avaient commencé à donner des signes de faiblesse, on avait construit d’immenses aqueducs pour faire venir l’eau du lac Mead, lac artificiel créé par la construction du barrage Hoover sur le Colorado, dans les années 1930. Dès le début du XXIe siècle, on pouvait présager que la surconsommation entraînerait un jour l’assèchement de ce lac, qui d’autre part était gravement pollué par l’utilisation massive des pesticides dans l’agriculture. Déjà il fallait prévoir des solutions de rechange, et on envisageait la construction, à grand frais, d’un pipe-line, qui irait puiser l’eau 400 kilomètres plus au nord, dans la région de Great Basin. La pénurie généralisée d’énergie consécutive au rejet massif de l’électricité d’origine nucléaire qui avait suivi la catastrophe de la centrale du Blayais, en 2021, n’avait pas arrangé les choses. Et puis il y avait eu la canicule de 2028, couplée à la plus grave sécheresse que l’Amérique ait connue depuis au moins 150 ans. 30.000 personnes étaient mortes aux États-Unis, de terribles incendies de forêt avaient dévasté des centaines de milliers d’hectares. Le Nevada avait eu des problèmes avec ses voisins, la Californie et l’Arizona, qui l’accusaient de gâcher le précieux liquide. Et, pour la première fois de son existence, Las Vegas s’était trouvée à court d’eau. Asséchées les fontaines, terminées les piscines, carbonisé le gazon. Il avait fallu prendre des mesures de rationnement, ce que beaucoup de personnes n’avaient pas supporté. Et les gens avaient commencé à fuir la ville de tous les rêves… Des squatters avaient tenté de s’approprier les villas abandonnées, mais ils avaient été chassés sans ménagement par la police. Alors ils étaient allés grossir le flot des miséreux qui, depuis la crise des subprimes de 2008, avaient commencé à s’entasser dans des mobil-homes, des baraques en planches ou de simples tentes, aux portes de la ville. C’est ainsi, au fur et à mesure que le pays plongeait dans la misère, que s’était constitué l’immense bidonville qui cernait à présent la cité, et qui comptait maintenant certainement plus d’habitants que la ville elle-même.
     
    Ils tournèrent à gauche dans Tropicana Avenue, puis remontèrent Koval Lane, avant d’obliquer une nouvelle fois vers la gauche dans Flamingo Road. Enfin ils traversèrent le Las Vegas Boulevard, le fameux Strip, là où se trouvent la plupart des palaces et des casinos célèbres. Devant eux se dressait à présent l’immense complexe hôtelier du Caesars Palace. Contrairement à d’autres, cet illustre établissement, fondé en 1962 par Jay Sarno, semblait avoir à peu près résisté aux crises à répétition qui secouaient l’Amérique depuis bientôt trois décennies. La légende, qui en faisait une sorte de vitrine et de navire amiral de la mafia italo-américaine, expliquait peut-être que ce casino ait survécu quand d’autres, non moins célèbres pourtant, avaient sombré dans la tourmente. Les gigantesques bâtiments d’un blanc immaculé qui constituaient le Palace étincelaient au soleil ; un toit rose imitant vaguement les tuiles romaines les surmontait. En pénétrant dans le domaine, il constata que là aussi les fontaines avaient été coupées, même s’il y avait encore de l’eau dans les bassins. La limousine s’arrêta devant l’une des entrées, et son hôtesse l’invita à descendre. Il remit ses Ray Ban, qu’il avait ôtées dans le véhicule, afin d’affronter le soleil éblouissant, et admira le décor de péplum qu’il avait sous les yeux. Plus encore que New York, Las Vegas avait toujours été la ville de toutes les extravagances, de toutes les folies ; et il était forcé d’admettre qu’elle avait encore de beaux restes. Un porteur se précipita pour l’alléger de sa valise. Il suivit son hôtesse, qui le conduisit vers le lounge de l’Augustus Tower, où il échangea son voucher contre une carte magnétique permettant d’entrer dans sa chambre, située au 18e étage. Dolores l’accompagna dans l’ascenseur.
    - Ça va ? s’inquiéta-t-elle. Vous ne souffrez pas trop du décalage horaire ?
    - Pour l’instant ça va encore, dit-il. Vous savez, le jetlag c’est surtout pénible dans l’autre sens.
    Pour le moment, il se sentait surtout désorienté. Il savait par expérience que si, dans un premier temps, l’idée de vivre une journée de plus de trente heures était séduisante, on la payait ensuite assez cher, par des insomnies et surtout par une fatigue qui vous tombait dessus à un moment ou à un autre. Étant donné la brièveté de ce séjour, il pensait que c’est au retour qu’il aurait des vrais problèmes. Ils arrivèrent à l’étage indiqué, et il découvrit sa chambre, qui était à la fois immense et luxueuse. Par contre il y régnait un froid polaire, et il se promit de s’attaquer tout de suite au réglage de la climatisation. La jeune femme s’assit sur le lit, où trois personnes auraient pu tenir à l’aise. Elle croisa les jambes, posa les mains sur le couvre-lit en soie et se pencha légèrement en arrière, mettant son buste en valeur.
    Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’ayez pas peur de faire appel à moi, dit-elle d’un ton sans ambiguïté, en lui tendant un bristol où était inscrit son numéro de téléphone. Le senor Perez-Santiago aime beaucoup la France, et il sait que vous êtes un journaliste influent. Alors je ferai tout pour vous satisfaire. De jour comme de nuit.
    Au moins comme ça c’était clair.
    Vous êtes très gentille, dit-il d’un ton appréciateur. Mais pour l’instant je vais m’installer, prendre une douche et me reposer un peu.
    Entendu. Je suis à l’accueil.
    D’accord. A tout à l’heure.
    Elle se leva et sortit, laissant dans son sillage les effluves d’un parfum capiteux. Il contempla durant quelques secondes la porte par laquelle elle venait de disparaître, et, pour la première fois depuis que l’appel de Ghislaine Duringer avait interrompu ses vacances, songea que finalement, son collègue Guilbert avait bien fait de se casser une jambe. Pendant un moment il s’était demandé si ce voyage à Las Vegas n’avait pas un rapport avec le rappel de sa condition d’agent secret « dormant », et il avait craint que l’on profite de sa rencontre avec Perez-Santiago pour lui demander de commettre quelque mauvaise action. Il était à présent pleinement rassuré : si cela avait été le cas, il aurait été déjà prévenu. D’ailleurs les Yankees n’avaient pas coutume de faire accomplir leurs basses besognes par des services étrangers, et surtout français. Il se rua vers le tableau qui permettait de régler l’air climatisé : crise ou pas, la passion pour la climatisation à outrance demeurait la grande manie des Américains. Avant d’aller prendre une douche, il jeta un coup d’œil par la fenêtre. Droit devant se dressait un autre des hôtels mythiques de Las Vegas, le Bellagio. Plus loin encore s’élevaient d’autres palaces : le Mandarin Oriental et le Monte Carlo et, plus loin encore, à présent inoccupé et tombant en ruines, le fameux Mandala Bay ; c’est du balcon du 32e étage de cet hôtel qu’un cinglé avait ouvert le feu sur la foule qui écoutait un concert, le 2 octobre 2017, tuant plus de 50 personnes et en blessant des centaines. Mais en se tournant vers la droite on découvrait une vue étonnante sur la cité, les bidonvilles qui la cernaient, les collines pelées dominées par le Charleston Peak, et le désert au loin. Dans le ciel d’un bleu d’azur, un hélicoptère de l’armée faisait des rondes. Malgré l’épaisseur du double vitrage, on entendait vaguement le bruit de la circulation, ainsi que le hurlement d’une sirène de police – une composante habituelle du paysage sonore des villes de ce pays. Il contempla ce panorama quelques instants, en regrettant qu’il n’y ait pas de balcon ; la faute à la chaleur, et à la sacro-sainte climatisation. Il envoya un texto à son père et à Agnès, pour les prévenir qu'il était bien arrivé, puis il se dirigea vers la salle de bains. Après s’être douché il s’enveloppa dans une robe de chambre et se sécha les cheveux, puis s’étendit un moment pour se reposer, après avoir prévenu la réception qu’on le réveille une heure plus tard – s’il voulait avoir une chance de dormir cette nuit, c’était le maximum qu’il puisse se permettre. Quand le téléphone sonna, il sursauta, et mit un moment à réaliser où il se trouvait. Il s’étira et se leva, contemplant sa chambre avec un plaisir évident. Il était bien forcé de le reconnaître, il était reçu princièrement. Mais si le gouverneur de Californie s’imaginait que cela lui ferait changer une virgule dans l’article qu’il rédigerait pour son journal, il se mettait le doigt dans l’œil jusqu’au coude. Il explora le minibar, qui était bien rempli. Sur une tablette, devant l’immense poste de télévision, s’entassaient des cartes et des coupons de réduction, à utiliser dans les bars, restaurants ou casinos du Caesars Palace ou des établissements des environs. Jadis Las Vegas avait la réputation d’être une ville relativement bon marché, car tout était fait pour que les touristes se sentent à l’aise, restent le plus longtemps possible et finalement abandonnent leur argent sur les tapis des tables de roulettes ou de blackjack, ou dans les bandits manchots. Cela demeurait en partie vrai, même si ce « bon marché » restait encore bien trop cher pour une large partie de la population. Il découvrit aussi un encart publicitaire, faisant la promotion des shows qui se donnaient actuellement au Colosseum, l’immense salle de spectacle construite spécialement pour Céline Dion : en alternance, Lana del Rey et Justin Bieber. Il s’apprêtait à appeler son hôtesse, quand on frappa à la porte. C’était elle.
    Vous tombez bien, j’allais justement vous téléphoner, lança-t-il.
    J’ai senti que vous alliez avoir besoin de moi, dit-elle avec un sourire.
    Puis elle se rendit compte qu’il était en robe de chambre, et ajouta :
    Mais je vous dérange, peut-être ?
    Non non, pas du tout.
    Elle entra et referma la porte. Il se pencha vers le bar.
    Vous voulez quelque chose ? proposa-t-il.
    Je vous remercie, mais je n’ai pas le droit de boire pendant le service.
    Bah, moi aussi je suis en service, et pourtant je ne me gêne pas, répliqua-t-il en prenant une cannette de bière mexicaine. Un Coca light, alors ?
    Si vous voulez.
    Il posa les boissons sur une petite table devant l’une des fenêtres, ajouta des verres, approcha deux chaises et s’assit. Elle l’imita. Elle but une gorgée de soda, puis demanda :
    Alors, vous avez établi votre programme ?
    Oui, et je ne suis pas certain qu’il vous plaise.
  18. Gouderien
    CHAPITRE III : LAS VEGAS.
     
     
    Jeudi 24 juillet 2036.
    Après un vol sans histoire, qu’il mit à profit pour se documenter sur le Worldnet en vue de son reportage, il débarqua à Orly vers 9h15. Malgré l’heure matinale, un soleil ardent illuminait déjà la Région parisienne de ses rayons. Il toussa en retrouvant la pollution habituelle. Il prit aussitôt un taxi pour gagner Paris. Une demi-heure plus tard, traînant sa valise, il pénétrait dans les locaux du Figaro.
    Tu m’enlèves une belle épine du pied, s’écria la rédactrice en chef en se levant pour l’embrasser.
    Elle ramassa sur son bureau une serviette de cuir, et la lui tendit.
    Tiens, tout ce dont tu auras besoin est là.
    Merci.
    Je t’emmène à Roissy.
    C’est sympa !
    Elle prit sa veste, l’entraîna vers l’ascenseur, et deux minutes plus tard ils débouchaient sur le parking de l’immeuble. Elle s’arrêta devant une splendide BMW noire. Un chauffeur en uniforme les attendait, et il débloqua les portières arrière. Ils montèrent à bord.
    Belle bête, commenta-t-il en s’asseyant sur la confortable banquette de cuir. C’est nouveau ?
    C’est un cadeau d’une entreprise allemande. Pour favoriser l’entente entre nos deux pays. Et attends, tu n’as pas vu le plus beau !
    Le chauffeur fit démarrer le véhicule, qui sortit dans la rue. Il vérifia dans le rétroviseur qu’il avait la place d’évoluer, puis appuya sur un bouton sur le tableau de bord. Avec un doux ronflement, deux ailettes sortirent du bas de la carrosserie. Gérald avait l’impression de se trouver dans un film de James Bond. Chacune de ces ailettes comportait en son centre un rotor, qui se mit aussitôt à tourner. A l’arrière, un petit réacteur se mit en marche avec un ronflement discret, et la voiture décolla.
    Étonnant, non ? commenta la rédactrice en chef.
    En effet.
    La BMW prit de l’altitude, et ne tarda pas à rejoindre une des autoroutes aériennes dont le tracé avait été délimité au-dessus de la capitale. Il se pencha pour contempler avec étonnement le spectacle éblouissant des toits de Paris.
    Attends que je te montre les merveilles que dissimule cet engin, annonça-t-elle d’un ton prometteur. Et surtout, n’oublie pas de boucler ta ceinture !
    Tandis qu’il s’exécutait, elle examina sa portière, sur laquelle se trouvait une rangée de boutons. Elle appuya sur le premier, et une cloison beige s’éleva avec un doux chuintement juste derrière le chauffeur.
    Ainsi nous serons plus tranquilles, expliqua-t-elle.
    Elle actionna un autre bouton, et un petit bar monta du plancher, s’arrêtant au niveau de leurs genoux. Elle ouvrit un compartiment réfrigéré, et plusieurs bouteilles apparurent.
    Vodka ? Téquila ? Whisky ? proposa-t-elle gentiment.
    Je prendrais bien une vodka orange, dit-il après une légère hésitation.
    Il n’était pas habitué à voler dans un aircar, et il avait un peu le mal de l’air.
    Pas de problème. Je crois que je vais t’imiter, d’ailleurs.
    D’un autre casier elle sortit deux verres. Elle les remplit, ajouta des glaçons et ils trinquèrent.
    A ton reportage et à tes amours ! lança-t-elle.
    A ta réussite et à celle du journal ! répliqua-t-il. Pour ce qui est des amours, pour l’instant c’est le calme plat.
    C’est vrai ça ? Ça m’étonne de toi. Tu as toujours été plutôt du genre chaud lapin.
    Il faut croire que je vieillis.
    Elle le regarda avec un intérêt soudain.
    Dis-donc, ça fait longtemps que nous n’avons pas fait l’amour.
    Mais elle ajouta presque aussitôt :
    Je rêve de faire ça avec toi dans ce véhicule, ça serait follement romantique. Mais malheureusement ça sera pour une autre fois, car nous sommes pressés. Et il faut qu’on parle de ta rencontre avec Eduardo Perez-Santiago.
    Je t’écoute, dit-il en se calant confortablement au fond de la banquette.
    Eh bien, commença-t-elle, dans deux jours les représentants de la Californie, de l’Arizona, du Colorado, du Nevada, du Nouveau-Mexique et du Texas vont se rencontrer à Las Vegas. D’autres États, comme la Floride et l’Illinois, enverront des observateurs. On pense qu’Eduardo Perez-Santiago va profiter de cette réunion pour déclarer l’indépendance des États hispaniques d’Amérique.
    Il sifflota.
    C’est un sacré truc !
    Cette histoire lui en rappelait une autre. Une vingtaine d’années plus tôt, la Catalogne avait cherché à déclarer son indépendance par rapport à Madrid, mais tout cela avait tourné au ridicule, et l’affaire s’était achevée en eau de boudin. Seulement voilà, Eduardo Perez-Santiago n’avait rien à voir avec le pathétique Carles Puigdemont. C’était un personnage d’une toute autre trempe.
    Comme tu dis, approuva-t-elle. C’est un peu comme ça qu’a commencé la guerre de Sécession. Mais les Hispaniques font le pari que l’État fédéral n’a plus la force ni les moyens de réagir énergiquement, comme en 1861. D’autre part il semble qu’un certain nombre d’États du Sud, qui se souviennent de leur histoire, aient promis de conserver au moins une bienveillante neutralité. Mais ce n’est pas une certitude – pour beaucoup d’élus du Sud, tout cela est de l’histoire ancienne.
    Elle se rapprocha de lui sur la banquette et passa sa main dans ses cheveux.
    Je pensais à une chose, dit-elle, changeant de sujet.
    Oui ? demanda-t-il d’un ton méfiant.
    Si tu pouvais rester deux jours de plus, tu pourrais assister à la déclaration d’indépendance. Ce n’est pas le genre de chose que l’on voit tous les jours.
    Il se tourna vers elle avec un grand sourire :
    Sauf que tu m’as parlé de trois jours. Et j’ai promis à ma fille d’être rentré pour dimanche.
    Bien sûr, bien sûr, je comprends. Ce n’est pas grave. D’ici là je pense que j’arriverai à envoyer quelqu’un d’autre. A la limite je m’adresserai aux agences américaines.
    Elle désigna la serviette de cuir qu’elle lui avait confiée :
    Là tu as les billets d’avion, ton visa, un voucher pour deux nuits au Caesars Palace…
    Je vois que tu fais toujours bien les choses, dit-il d’un ton appréciateur.
    Ne te réjouis pas trop vite. Je suppose que tu connais Las Vegas ?
    Bien sûr.
    Mais si tu n’y as pas été depuis longtemps, tu vas avoir quelques surprises. La moitié des palaces sont fermés. Une bonne partie de la ville tombe en ruines à cause du manque d’eau, et ce qui reste est cerné par un immense bidonville.
    La joie.
    Effectivement. Cela dit, il y aurait assez de matière pour faire plusieurs reportages intéressants. Autant te consacrer à ça plutôt que de perdre ton temps et ton argent au casino. A condition d’être prudent, bien sûr.
    De toute façon je n’ai jamais été joueur. A part le poker. Mais c’était il y a bien longtemps. Maintenant je ne joue plus qu’aux échecs.
    Il y eut un bref moment de silence, puis elle ajouta :
    Je t’ai mis aussi une liste de questions préparées par Guilbert pour l’interview. Il vaut mieux que tu t’y tiennes, parce qu’elles ont déjà été approuvées par Perez-Santiago.
    Ah d’accord, je vois le genre. Et si j’ai envie de lui en poser une de mon cru ?
    Une ça passera peut-être, mais je ne suis pas sûre qu’il en accepte d’autres. Il a plutôt une réputation de sale caractère.
    Oui, j’ai un peu regardé ce qu’on dit de lui sur le Net.
    Et puis tu ne seras pas le seul journaliste.
    Il fallait s’en douter.
    Gérald regarda par la vitre, et constata qu’ils approchaient de Roissy. Une idée lui vint soudain :
    Le trafic aérien a déjà repris à Roissy ?
    Pas totalement, mais en grande partie, oui.
    Ils ont fait vite.
    Les équipes ont travaillé jour et nuit. Il est évident qu’une capitale moderne ne peut pas survivre sans un aéroport opérationnel. Nous avons publié plusieurs reportages là-dessus, d’ailleurs.
    Excuse-moi, j’étais en vacances.
    Bien sûr.
    Je suis toujours en vacances, d’ailleurs, rectifia-t-il au bout d’un instant.
    La BMW s’inclina doucement vers la gauche, comme le chauffeur entamait la descente. Gérald eut un haut-le-cœur, et il réalisa que, malgré son expérience des voyages et les trajets qu’il avait effectués à bord des véhicules les plus divers, il n’était pas encore vraiment accoutumé à ce genre d’engin. Malgré tout il se pencha vers la vitre, et observa les équipes de réparation encore au travail sur certaines pistes. Un peu plus loin se dressaient les ruines calcinées des immeubles de Goussainville dans lesquels le gros porteur s’était encastré ; des engins de chantier s’affairaient à déblayer les gravats, au milieu desquels on distinguait encore quelques débris de la carlingue de l’E-390. Une vision sinistre, surtout quand on allait soi-même prendre l’avion bientôt. Le chauffeur atterrit souplement devant l’aéroport. Finalement ils étaient largement en avance, l’enregistrement des bagages ne commençant qu’à 13 heures. Ils allèrent donc déjeuner dans un bon restaurant du coin.
     
    Pendant le repas, Ghislaine lui parla longuement d’Eduardo Perez-Santiago et de l’histoire du Mouvement hispanique américain. Elle semblait bien connaître le sujet, au point qu’au bout d’un moment il ne put s’empêcher de lui demander pourquoi elle n’allait pas faire l’interview elle-même.
    Hélas ! dit-elle. J’y ai bien pensé. Mais il faut que quelqu’un tienne la barre du navire. Même pendant les vacances.
    Passant du coq à l’âne, elle lui demanda des nouvelles de son père. Elle l’avait rencontré quelquefois, et il l’avait toujours fascinée.
    Il va bien, répondit-il. Physiquement, je veux dire. Parce qu’on ne peut pas dire que son caractère s’améliore.
    Qu’est-ce qu’il a encore fait ?
    Il devient de plus en plus parano. Et je l’ai vu commencer à mettre en pièces une voiture devant moi, avec son propriétaire dedans ! Heureusement que le malheureux est parvenu à s’enfuir.
    Elle rit :
    C’est une force de la nature !
    Comme tu dis !
    Et ta fille s’entend bien avec lui ?
    Oui. Tu sais, il est en adoration devant elle.
    Ça ne m’étonne pas. Quand j’étais petite, je m’entendais très bien avec mon grand-père. Mais ce n’était pas un personnage extraordinaire comme le tien.
    Oh, n’exagérons rien. Malgré ce que prétendent certains, ce n’est pas un génie.
    Tout de même. La côte de ses œuvres ne cesse de grimper.
    Oui, il le sait. Si tu veux mon avis, il est en train de prendre la grosse tête !
    Elle s’esclaffa :
    A son âge, ça peut encore arriver ?
    La preuve !
    Ils mangèrent une glace comme dessert, puis burent un café. Elle paya, ils sortirent et reprirent le chemin de l’aéroport. Elle l’accompagna au guichet d’enregistrement, et ne l’abandonna qu’à l’entrée de la zone d’embarquement.
    Bon reportage, et sois prudent ! recommanda-t-elle en déposant un baiser sur sa joue.
    Merci. Je te tiendrai au courant.
    J’y compte bien !
     
    L’Europ E-390 décolla avec un bruit à peine perceptible. L’insonorisation des avions avait fait de grands progrès ces dernières années. Il n’en allait pas de même de leur vitesse : depuis le début du siècle, on n’avait gagné qu’environ deux heures sur la traversée de l’Atlantique Nord. Il avait une dizaine d’heures de voyage devant lui, dont six jusqu’à New York, où ils feraient une escale d’une heure avant de rejoindre Las Vegas. Le vieux « Concorde » était bien plus rapide, mais la carrière de cet appareil mythique s’était brutalement interrompue, après l’accident du 25 juillet 2000 – presque 36 ans plus tôt jour pour jour. Il avait rédigé des articles sur cet appareil pour un magazine d’aviation, et avait été stupéfait de découvrir que cet avion, considéré comme un mode de transport haut de gamme et dont les places étaient vendues à prix d’or aux gens de la jet-set, avait toujours été équipé de ses ordinateurs à lampe d’origine, car on avait jugé trop compliqué et trop coûteux de les remplacer par du matériel plus moderne. De nombreux incidents plus ou moins sérieux avaient d’ailleurs émaillé sa carrière, mais personne ou presque n’en avait parlé, afin de ne pas égratigner la légende ; jusqu’au drame de juillet 2000, dont les causes n’avaient d’ailleurs jamais été établies clairement, malgré le procès qui avait suivi. Depuis, plusieurs avionneurs avaient envisagé de relancer le transport de passagers par appareils supersoniques, mais jusque-là ces projets ne s’étaient pas encore concrétisés. On disait que les Chinois avaient fait voler un prototype de supersonique, mais la guerre civile qui faisait rage dans l’ex-Empire du milieu avait pour l’instant mis un terme à leurs ambitions aéronautiques – du moins dans le domaine civil.
     
    Gérald s’installa confortablement dans son fauteuil de la classe affaires, et se plongea dans la lecture de la presse. Certains passagers semblaient nerveux, mais lui ne pensait déjà plus à la catastrophe de Roissy. Il avait pris l’avion d’innombrables fois dans sa vie, et n’avait jamais connu de problème plus sérieux qu’une ou deux heures de retard parfois, ou un passager éméché qui faisait du scandale – mais il était très doué pour ramener ce genre de personnage à la raison, à la grande satisfaction des hôtesses. C’est d’ailleurs au cours de l’un de ces incidents qu’il avait rencontré – il y avait des siècles de cela – Isabelle, celle qui devait devenir sa femme, et dont il était à présent divorcé.
  19. Gouderien
    Elle le savait ? demanda-t-elle au bout d’un moment.
    Qui ça ?
    Maman.
    Bien sûr que non.
    Plus d’une fois, elle m’a dit qu’elle avait la sensation que tu lui cachais des choses. Elle avait raison, finalement.
    Quand je l’ai rencontrée, cette partie de ma vie était déjà de l’histoire ancienne.
    Quand même. Tu aurais peut-être dû lui en parler.
    Il la regarda, en tâchant de prendre l’air aussi sérieux que possible.
    Il y a des consignes dans ce métier, figure-toi. Personne ne doit être au courant. Même pas sa famille proche.
    Oui mais là c’était fini.
    Non, la preuve.
    Pourquoi tu m’en as parlé, alors ?
    D’abord parce que j’ai confiance en toi. Et puis malheureusement, si on me confie une mission, il est possible que nos vacances en Italie tombent à l’eau.
    Ah zut. J’avais pas pensé à ça. Ça serait trop bête.
    Attends, rien n’est fait. Au pire, tu resteras ici avec grand-père.
    Oui, mais ça ne serait pas pareil. Papy il est amusant cinq minutes, mais à la longue…
    Ben oui, il a 74 ans. Ça t’arrivera un jour aussi.
    Oui, enfin j’ai le temps !
    Ils allèrent comme prévu prendre une glace chez Sandra, mais pour Gérald la quiétude des vacances était définitivement brisée. Il s’attendait d’un instant à l’autre à recevoir le mot d’ordre « Amadeus 33 » - qui voulait dire qu’il devait immédiatement se rendre à Paris dans un endroit prévu à l’avance, en l’occurrence le bar de l’hôtel Crillon – ou bien encore « Moonlight Eleven » - qui signifiait qu’il ne devait pas bouger de chez lui, et guetter les ordres. En fait, vers 5 heures de l’après-midi, alors qu’ils se trouvaient sur le chemin du retour, il reçut bien un appel, mais ce n’était pas celui auquel il s’attendait. Les premières notes de « Norvegian Wood » éclatèrent dans sa tête – quand il avait choisi cette chanson des « Beatles » en guise de sonnerie il l’adorait, mais maintenant il en était venu à la détester. Il décrocha, et à sa grande surprise entendit la voix de sa rédactrice en chef.
    Ça va ? demanda Ghislaine Duringer.
    Salut. Oui, jusqu’à présent ça allait.
    Je suis absolument navrée de te déranger pendant tes vacances. J’ai un petit problème.
    Aïe ! songea-t-il. Qu’est-ce qui lui arrivait, encore ?
    Oui ? dit-il d’un ton prudent.
    Tu parles bien espagnol ?
    Comme cinq autres langues, oui. Pourquoi ?
    Je ne sais pas si tu suis l’actualité durant tes congés.
    Vaguement.
    En fait il la suivait assez attentivement, ne manquant pas les principaux journaux télévisés, les nouvelles sur le Worldnet, et aussi bien sûr la radio : déformation professionnelle oblige…
    Le gouverneur de Californie, Eduardo Perez-Santiago, est à Las Vegas, avec ses collègues des États hispaniques américains. Les sénateurs et les représentants de ces États vont se réunir en congrès dans les jours à venir, et on suppose qu’ils vont déclarer leur indépendance.
    Et alors ? demanda-t-il. En quoi cela me concerne-t-il ?
    Inutile de dire que c’est un évènement d’une portée considérable, qui peut déboucher sur une nouvelle guerre de Sécession.
    Houlà ! S’il elle tentait de lui vendre sa marchandise comme ça, c’était très mauvais signe.
    Je suppose que Raoul Guilbert va s’en charger, non ? dit-il d’un ton plein d’espoir. Après tout, c’est le spécialiste des États-Unis.
    Oui, sauf que Guilbert vient de se casser une jambe lors d’une randonnée en montagne. Fracture ouverte, il est indisponible pour au moins deux mois.
    Ça c’était la tuile…
    Et Gaillard ? 
    Elle est en Chine, tu le sais bien.
    Il passa en revue dans sa tête les noms de plusieurs de ses collègues, mais il avait déjà compris que si elle faisait appel à lui, c’est qu’il n’y avait personne d’autre de disponible. Mais il n’était pas disposé à se rendre sans combattre.
    Je te vois venir avec tes gros sabots, maugréa-t-il. Je te rappelle quand même que c’est toi qui m’as expédié en vacances, alors que je ne t’avais rien demandé.
    Il n’y en aurait que pour trois jours. L’avion est déjà retenu, ainsi que l’hôtel – un palace, soit dit en passant. Tu pars demain, tu fais l’interview de Perez – tout est déjà organisé – et tu rentres aussitôt en France. Tu seras de retour en Dordogne dimanche matin au plus tard.
    Et je mettrai une semaine à me remettre du jetlag. Et encore heureux si je n’attrape pas la crève à cause de leur foutue clim. C’est un beau cadeau, que tu me fais là !
    Écoute, essaye de mettre ton mauvais caractère de côté pour une fois! Tous les journalistes rêvent d’interviewer le Chavez américain ! En plus tu seras payé intégralement en heures sup, tu toucheras une prime confortable, et toutes tes dépenses passeront en notes de frais.
    Effectivement, c’était tentant. De toute façon, il était inutile d’essayer de lutter avec Ghislaine, qui était non seulement quelqu’un de bien informé, mais en plus une personne entêtée au-delà de tout ce que l’on peut imaginer.
    OK, soupira-t-il, tu as gagné. Une fois de plus.
    Bravo ! Je savais que je pouvais compter sur toi ! On t’a retenu une place dans le vol Bordeaux-Paris de demain matin. Tu passes au journal récupérer tous les documents dont tu auras besoin, et ensuite direction Roissy pour prendre l’avion pour Las Vegas.
    Entendu. A demain.
    A demain. Et bonjour à ta fille.
    Je lui dirai, merci.
    Elle raccrocha.
    Ghislaine Duringer te donne le bonjour, dit-il.
    C’est gentil de sa part.
    Agnès sembla hésiter un instant, puis elle demanda d’un ton nerveux :
    Alors tu vas repartir ?
    Hélas oui. Les inconvénients du métier. Mais il n’y en a que pour trois jours. Normalement, dimanche je serai là.
    Elle fit une petite grimace, puis posa une question à laquelle il ne s’attendait pas :
    Ça a un rapport avec ce que tu m’as raconté tout à l’heure ?
    Bien sûr que non.
    En même temps qu’il répondait, le doute s’insinuait en lui. Au cours de sa formation d’agent, il y a bien longtemps de cela, on lui avait expliqué que les coïncidences, ça n’existe pas. Le « Figaro » avait toujours été proche du pouvoir, il était bien placé pour le savoir. Et si ce reportage n’était qu’une couverture pour une mission secrète dont on ne lui avait pas encore parlé ? D’ailleurs, pourquoi Ghislaine tenait-elle à ce qu’il passe au journal ? Elle aurait pu lui envoyer tous les papiers nécessaires par mail. Sa fille dut sentir son trouble, car elle dit :
    J’ai l’impression que tu n’en aies pas très sûr toi-même.
    Écoute, je n’en sais rien. Et de toute façon, même si c’était vrai, je ne pourrais pas t’en parler. Je t’en ai déjà trop dit. Mais tu n’as aucune raison de t’inquiéter.
    Si tu le dis…
    Ce n’est pas la première fois que ça arrive, tu le sais bien. Et ce ne sera sûrement pas la dernière.
    Oui, je sais. Je sais aussi que c’est en partie à cause de ça que Maman et toi vous vous êtes fâchés. Je n’ai pas encore vraiment d’idée au sujet de ce que je ferai plus tard, mais en tous cas je sais bien que je ne serai jamais journaliste.
    Bah ! Tous les boulots ont leurs inconvénients. Et celui-là présente quand même quelques avantages.
    Comme ?
    Eh bien, c’est un métier passionnant et prestigieux, où l’on voyage beaucoup. Et c’est assez bien payé.
    Il n’ajouta pas que c’était un métier bien pratique pour draguer. Et aussi – point à ne pas négliger - que la presse bénéficiait d’une Convention collective particulièrement intéressante, même si certains des avantages qu’elle offrait avaient été quelque peu rognés par les gouvernements successifs au cours des dernières décennies.
    Boff, dit-elle, il faut avoir le goût de l’aventure. Et ce n’est pas mon cas.
    Tu n’as aucune idée de ce que tu veux faire plus tard ?
    Peut-être m’occuper des animaux.
    Ils rentrèrent à la maison en passant en revue les différentes professions en rapport avec le monde animal qui auraient pu la séduire, depuis vétérinaire jusqu’à gardienne de zoo. Tandis qu’Agnès prenait une douche, Gérald alla retrouver son père dans son atelier, et lui annonça qu’il partait en reportage trois jours aux États-Unis, et donc qu’il allait devoir s’occuper de sa fille jusqu’à la fin de la semaine.
    Pas de problème, dit le vieillard en souriant.
    L’idée de jouer les grands-papas gâteau semblait lui plaire.
     
    Gérald regagna sa chambre, et prépara sa valise pour le voyage à venir. Après le dîner, il regarda un peu la télévision, fit une partie d’échecs avec sa fille, et se coucha tôt. Il fut réveillé au milieu de la nuit par des cris féminins. Il mit un moment à réaliser que c’était Agnès. Il se leva et se rua dans sa chambre. Elle était assise dans son lit, la tête entre les mains.
    Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda-t-il, inquiet.
    J’ai fait un cauchemar… Une horreur. J’étais perdue dans un immense souterrain sombre, et il y avait des choses qui me poursuivaient… Des choses qui ressemblaient aux sculptures de Papy. C’est le pire rêve de ma vie.
    Rendors-toi. Je vais rester là, et quand tu dormiras j’éteindrai la lumière.
    Merci. Tu es gentil.
    Elle se recoucha et tenta de trouver le sommeil. Comme il faisait chaud, elle ne portait qu’une nuisette par-dessus ses sous-vêtements, et elle n’était recouverte que d’un drap. Qu’elle était belle. Cela lui rappelait une scène qui remontait à des années, avant son divorce. Un soir d’hiver, en revenant de l’école, elle était brusquement tombée malade. Elle avait mal à la tête, et brûlait de fièvre. Ils avaient appelé un toubib de « SOS médecin », qui n’avait rien trouvé.
    Faites-lui prendre de l’aspirine, et couchez-là. Si demain matin ça ne va pas mieux, amenez-là aux urgences.
    Qu’est-ce qu’elle a, docteur ?
    Au mieux un simple rhume… au pire une méningite.
    Ah d’accord.
    Sa mère et lui l’avaient veillée toute la nuit. Au matin, ils étaient épuisés, mais elle se portait comme un charme. Ils n’avaient jamais su ce qu’elle avait eu, mais ça n’avait plus d’importance.
     
    Elle ne tarda pas à se rendormir. Quand il regagna sa chambre, il constata qu’il était presque 3h30. Il avait réglé son réveil à 5 heures du matin. Il se recoucha quand même, et parvint à dormir jusqu’à l’heure prévue.
     
    Jeudi 24 juillet 2036.
    A 5 heures, Gérald se leva comme un zombie. Il devait se dépêcher, il devait être à l’aéroport de Bordeaux Mérignac à 7h30 pour l’enregistrement du vol de Paris. Avant toute autre chose, il se dirigea vers la cuisine pour y prendre un café. A sa grande surprise, son père était là. Il plaqua une bise sur sa joue mal rasée.
    Tu ne dors pas ? demanda-t-il en versant de l’eau dans la cafetière.
    Eh non, comme tu vois, répondit le patriarche. Je suis sujet à des insomnies. Parfois je travaille dans mon atelier une bonne partie de la nuit, et je vais me coucher après.
    Agnès a fait un cauchemar, cette nuit. Un peu dans le genre des tiens.
    Ah oui ? Ça ne m’étonne pas trop. C’est une gamine sensible.
    Sensible à quoi ?
    A l’atmosphère des lieux, sans doute. C’est un patelin bizarre, ici. Quand j’ai commencé à faire ces rêves, ça m’a vivement impressionné. Je me suis demandé si j’étais le seul dans ce cas, ou si d’autres gens faisaient des cauchemars semblables.
    Et alors ?
    Et alors les habitants ont la bouche cousue, dans le coin. Surtout que je débarquais de Paris. Et puis au fil du temps ils se sont habitués à moi, et certains m’ont fait des confidences. C’est là que je me suis rendu compte que je n’étais pas un cas isolé. Ça m’a rassuré, dans un sens.
    Seulement dans un sens ?
    Oui, parce que c’est quand même bizarre. Surtout quand on sait ce qui s’est passé dans le coin.
    Tu fais toujours ce genre de rêves ?
    Moins. Mais ça m’arrive encore parfois.
    Gérald finit d’avaler son café, en le faisant passer avec un croissant qui datait de la veille.
    Bon, je prends une douche, je m’habille et j’y vais, annonça-t-il.
    Moi je vais aller me coucher, dit le vieillard. Bon reportage.
    Merci. Occupe-toi bien d’Agnès.
    Tu peux compter sur moi. Elle va se trouver tellement bien ici, qu’elle ne voudra plus en partir !
    Ça, ça m’étonnerait !
    Il posa une bise sur le front ridé de son père, retourna dans sa chambre, prit ses affaires de toilette et se dirigea vers la douche. Une demi-heure plus tard, il roulait vers Mérignac.
     
     
     
     
     
     
  20. Gouderien
    Certaines sculptures portaient une étiquette blanche, avec la mention : « Vendu – A expédier ». D’autres étaient déjà empaquetées, et prêtes à l’envoi, parfois à l'autre bout du monde. Le lourd rideau métallique qui constituait l’entrée originale du garage du côté de la rue subsistait. Par contre, dans la maison d’à côté, la porte et les fenêtres du rez-de-chaussée qui donnaient sur la rue avaient été condamnées. Philippe se servait de son ancien logis comme d’un débarras, et d’une remise où il rangeait ses outils et encore d’autres stocks de matériaux qu’il utilisait dans ses sculptures. Ils ressortirent, et longèrent le mur. Ils descendirent ainsi près de la rivière. Une digue de plus d’un mètre de haut avait été construite en prévision des crues, fréquentes dans la région à la mauvaise saison, mais à présent cette précaution semblait bien inutile. Même si le temps avait été pluvieux durant les derniers jours, le printemps et le début de l’été avaient été marqués par la sécheresse ; aussi le niveau de l’Isle était assez bas. On voyait même des bancs de sable au milieu du cours d’eau. Plus loin s’étendait une zone de bois et de marécages, presque secs eux-aussi. N’importe qui aurait pu pénétrer dans la propriété en passant par la rivière, en ayant à peine besoin de se mouiller les pieds. Si Philippe Jacquet tenait à sa sécurité, une nouvelle clôture allait devoir être construite, soit au niveau de la digue, soit plus haut. Ils s’assirent un moment sur le sommet couvert d’herbe de la digue. Le lieu était bucolique, et d’un calme absolu. Un appontage avait été construit près de là. Une barque y était amarrée, flottant dans quelques centimètres d’eau. Soudain le téléphone portable d’Agnès sonna, et elle s’éloigna de quelques mètres pour répondre. Quand elle revint un peu plus tard, elle semblait énervée.
    Quand est-ce que tu me payes un implant ? demanda-t-elle. Toutes mes copines en ont, j’ai l’air ridicule avec ce truc !
    Elle montra son portable, un Nokia 12.000, un engin aux multiples fonctionnalités – par exemple il servait aussi de console 3D - qui, vingt ans plus tôt, aurait semblé sortir d’un film de science-fiction.
    Tu sais bien que ta mère n’est pas d’accord, dit-il en soupirant – ils avaient déjà évoqué ce problème à de multiples reprises. Et moi non plus, d’ailleurs. A ton âge l’opération est douloureuse. Et de plus en plus d’études estiment que les implants sont dangereux. D’ailleurs beaucoup de gens se les font enlever.
    Tu parles ! C’est de la blague ! Et pourquoi tu gardes le tien, alors ?
    Dans mon métier, c’est indispensable. Mais si je n’étais pas journaliste, je me le ferais enlever aussi. C’est très pénible.
    Ce n’est pas ce que pensent mes copines.
    Dans quelques années elles changeront d’avis.
    Elle haussa les épaules et s’éloigna. Au bout d’un moment des « bips » sonores lui indiquèrent qu’elle jouait sur son portable. Il regarda sa montre : on approchait de 13 heures. Il se leva, descendit de la digue et commença à remonter vers la maison.
    Tu viens ? lança-t-il. Ça va être l’heure du déjeuner.
    J’arrive !
    Elle le suivit, tout en poursuivant son jeu.
     
    Irène avait préparé un cassoulet traditionnel au canard, et même Agnès dut admettre que c’était délicieux. Pendant le repas, Gérald dévoila les conclusions de son inspection : il fallait construire une clôture supplémentaire du côté de l’Isle. Philippe acquiesça, il y avait déjà pensé. Après la sieste, le patriarche les invita à venir manger une glace chez Sandra ; mais Irène ne les accompagna pas.
     
    Chennevières-sur-Isle avait jadis été un bourg opulent, comptant jusqu’à 4.000 habitants, mais les pertes de la Ire Guerre mondiale, l’exode rural et la désertification des provinces françaises avaient ramené ce chiffre à guère plus d’un millier d’âmes. Bien sûr les étranges événements qui s’étaient produits dans la région au début du XXe siècle (le massacre de Charlagnac le 13 juillet 1905, et les incidents du bal de Chennevières le 14 juillet 1935, durant lesquels 12 personnes trouvèrent la mort) n’avaient pas non plus été étrangers à cette diminution de la population. A partir des années 1980, de nombreux Hollandais ainsi que des sujets britanniques s’étaient installés dans la région. La plupart des Néerlandais étaient rentrés chez eux dans les années 2018-2020, quand se produisit l’éclatement de l’Europe et le net refroidissement des relations avec ce qu’on appelait le « bloc germanique », mais la plupart des Anglais, eux, étaient restés. La propriété de Philippe Jacquet se situait un peu dehors du village, et légèrement en hauteur. Pour gagner le centre du bourg, il fallait prendre la route de Ribérac. Un grand nombre de maisons étaient inhabitées, et certaines tombaient en ruine. L’essentiel de l’activité se concentrait à présent autour de la place principale, la place Philippe Pétain (ex-place du Général de Gaulle, ainsi que l’annonçait le panneau). Quand le Front patriotique était arrivé au pouvoir en avril 2022, un grand nombre des innombrables places et artères portant le nom de l’homme du 18 juin avaient été rebaptisées, et on leur avait donné le plus souvent le nom du vainqueur de Verdun. Depuis, les relations franco-allemandes s’étant refroidies, la figure historique du Général était de nouveau en odeur de sainteté, même si on préférait se souvenir du héros de juin 40 que du président qui avait abandonné l’Algérie. C’est sur cette place que se trouvait « El Flamenco », l’épicerie-buvette-PMU-poste tenue par Sandra Lopez. Celle-ci était une jeune femme brune de taille moyenne, assez jolie, et Gérald s’était déjà dit que son père avait bien de la chance. Quand ils arrivèrent, une demi-douzaine de clients buvaient un verre en regardant les courses à la télévision. Ils saluèrent Sandra, puis s’assirent en terrasse. Son employée, Christine, vint noter les commandes.
    Vous voulez du gaspacho ? proposa-t-elle. On en a du tout frais.
    Une autre fois. Moi je vais prendre une glace au chocolat et une bière.
    Drôle de mélange, Papy ! commenta Agnès.
    Je te conseillerais bien d’essayer, mais ton père ne serait pas d’accord !
    Ça c’est sûr ! approuva Gérald. Mais de toute façon elle est plutôt du genre Coca.
    Ils prirent tous une glace et une boisson fraîche. Ils restèrent là, confortablement installés à l’ombre, pendant près d’une heure. Le temps s’était remis à la chaleur, rappelant la canicule qui régnait en région parisienne, et ils n’avaient pas très envie de bouger. Sandra vint s’asseoir un moment parmi eux. Histoire de meubler la conversation, Gérald, qui se souvenait des paroles de son père, lui demanda si elle se sentait en sécurité dans sa boutique.
    Bien sûr, répondit-elle avec son délicieux accent ibérique. Je ne conseille à personne de venir m’embêter. J’ai un Glock sous mon oreiller, et un fusil à pompe chargé sous mon comptoir.
    Vous avez un permis de port d’arme ?
    Naturellement. Je fais partie d’un club de tir, et je m’entraîne deux fois par mois à Ribérac.
    Entendant cela, Philippe Jacquet adressa à son fils un regard éloquent. Sandra annonça qu’elle prenait l’addition à sa charge. Le vieil homme lui demanda, sur le ton de la plaisanterie, quand elle s’installerait chez lui, mais elle répondit, sur le même ton, que ce n’était pas demain la veille. Ils remercièrent la jeune femme, puis allèrent se promener dans le village. Comme ils reprenaient le chemin de la maison, un cabriolet Citroën roulant à vive allure faillit les heurter, freinant au dernier moment.
    Qu’est-ce que c’est que ce con ? rugit le patriarche.
    Ta gueule, péquenot ! cria le conducteur, qui semblait n’avoir aucune intention de s’excuser.
    Va rouler à pied, connard ! hurla le vieillard.
    Bye bye les ploucs ! répliqua le chauffard en redémarrant.
    La voiture prit de la vitesse et se dirigea vers le centre du village, mais à ce moment un tracteur tirant une remorque pleine de foin déboucha en face, et le véhicule pila juste à temps pour l’éviter.
    Petit saligaud ! s’exclama Philippe Jacquet. Il va me payer ça !
    Papa ! cria son fils, qui le connaissait bien.
    Le vieil homme se rua sur la Citroën, qu’il atteignit en un instant. Il empoigna à deux mains l’arrière de la voiture, et la souleva. Mais à sa grande surprise, le pare-chocs arrière se détacha, et lui resta dans la main. Il considéra pendant une seconde son étrange trophée avec stupéfaction, puis, s’en servant comme d’une lance, il commença à taper sur la carrosserie du véhicule. Voyant cela le conducteur fit mine de sortir en poussant des cris. Mal lui en prit. Changeant de cible, le vieillard se rua sur lui, son arme improvisée à la main, tout en injuriant copieusement sa victime.
    Paltoquet ! Malotru ! Déchet nucléaire ! Parisien ! Tu vas voir ce que je vais te mettre, moi !
    Terrifié, l’homme se rassit et referma sa portière et, profitant de ce que la route était à présent dégagée, il démarra et accéléra. En quelques secondes, le cabriolet fut loin.
    Fumier, va ! Et lâche en plus ! assena Philippe Jacquet en guise de conclusion.
    C’est comme ça que tu récupères des matériaux pour tes sculptures, Papy ? demanda Agnès en désignant le pare-chocs, que son grand-père tenait toujours à la main.
    Jusqu’à présent non, répondit le vieillard en examinant son butin d’un œil critique. Mais après tout, c’est une technique qui en vaut une autre !
     
    Le soir, comme ils regardaient les actualités régionales à la télévision, il y eut un reportage sur la fameuse pianiste Sophia Wenger. Le commentateur expliqua qu’elle donnerait un concert à Toulouse le 28 juillet. On la montrait, jouant le début des célèbres « Variations Goldberg » de Bach. Gérald avait déjà vu des reportages sur elle, mais il fut une fois de plus frappé par sa beauté, et son immense talent.
    C’est le genre de femme qu’il te faudrait, Papa, dit Agnès.
    Étonné, il regarda sa fille avec curiosité. Plus d’une fois par la suite, il devait se demander pourquoi elle avait prononcé cette phrase.
    Ça te dirait d’aller la voir ? demanda-t-il.
    Bof, tu sais, le piano et moi… Enfin si ça te fait plaisir…
    Je regarderai sur le Net, pour voir s’il reste des places.
    Brusquement, une idée lui vint : après tout, il était journaliste. Et s’il profitait de son passage dans la région pour interviewer la célèbre artiste ? Ce serait une façon habile de joindre l’utile à l’agréable…
     
    Le soir même, il réserva deux places pour le concert du 28 juillet. Après le dîner, il fit une partie d’échecs avec sa fille, et gagna. Elle jouait bien, mais il avait beaucoup plus d’expérience et de connaissances qu’elle. Elle alla se coucher, et il fit une autre partie, cette fois contre son père. Il faillit perdre : le vieux renard avait de la ressource. Mais il finit par le battre, ce qui mit le vieillard de mauvaise humeur. Il se coucha vers onze heures, ce qui était très tôt en comparaison de ses habitudes parisiennes.
     
    Au cours des deux jours suivants, Gérald joua les pères de famille, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Profitant du beau temps qui régnait sur le Sud-ouest, il fit découvrir la région à sa fille en voiture. Ils firent de grandes ballades en vélo, des parties d’échecs et de longs tournois de badminton. Le père Jacquet, occupé dans son atelier, ne faisait son apparition qu’aux repas et dans la soirée. Et puis l’après-midi du troisième jour, le 23 juillet, se produisirent trois événements qui bouleversèrent le rythme paisible de ces vacances. Après la sieste, ils se dirigeaient vers le centre de Chennevières pour prendre une glace chez Sandra. Ils roulaient à vélo sur la route, le long des bois. Malgré les inquiétudes exprimées par Philippe, les environs semblaient tout à fait tranquilles. Soudain une BMW immatriculée au Royaume-Uni, avec le volant à droite, les dépassa, puis freina, recula et enfin s’arrêta à leur hauteur. Le conducteur – un homme roux pourvu d’une épaisse moustache - passa la tête par la vitre ouverte et, s’adressant au journaliste, dit avec un fort accent anglais :
    Excuse-me sir, connaissez-vous le chemin de Trianon ?
    Le chemin de Trianon ? répéta Gérald interloqué. Mais nous ne sommes pas à…
    Soudain une idée lui traversa l’esprit, et ce fut un choc tellement violent qu’il dut s’arrêter et mettre pied à terre.
    Oui, dit-il à voix basse, je connais le chemin de Trianon.
    C’est parfait. Thank you sir !
    La voiture redémarra, et ne fut bientôt plus qu’un point à l’horizon. Gérald posa sa bicyclette dans l’herbe du bas-côté, et vint s’asseoir à côté. Inquiète, sa fille le rejoignit aussitôt.
    Ça va, papa ?
    Oui oui, ça va.
    On ne dirait pas ! C’est quoi, cette histoire de Trianon ? Je croyais que c’était à Versailles, ce truc ?
    C’est à Versailles.
    Il hésita un instant à lui dire la vérité. Mentir à sa fille lui coûtait. Mais il aurait fallu lui dévoiler tout un pan de sa vie qu’il croyait sincèrement, jusqu’à ces derniers instants, avoir laissé derrière lui. Quand il avait quitté la DGSE, on lui avait dit : « Si dans l’avenir on a besoin de vous, on commencera par vous faire parvenir un message d’alerte, vous avertissant de vous tenir prêt car on risque de faire appel à vous dans les quinze jours. » Et ce message, c’était ça : « Connaissez-vous le chemin de Trianon ? » Aucune chance qu’il l’oublie, d’ailleurs durant sa formation d’agent on lui avait enseigné des techniques visant à améliorer la mémoire. En un instant, il prit sa décision. Il se releva et se remit en marche vers Chennevières, poussant son vélo. Agnès le suivit.
    Ce que je vais te dire, tu ne dois le répéter à personne, commença-t-il. Même pas à ta mère ou à ton grand-père.
    Houlà !
    Promets-le-moi.
    C’est promis.
    OK. Tu sais que quand j’étais jeune, il y a une vingtaine d’années de cela, j’ai été militaire.
    Oui. Et alors ? L’armée a de nouveau besoin de toi ?
    Pas l’armée.
    Qui, alors ?
    Des gens du gouvernement. Je ne peux pas t’en dire beaucoup plus. Cette histoire de Trianon, c’était un code. Ça veut dire que je dois me tenir prêt. On va peut-être faire appel à moi.
    Pour quoi ?
    Je ne sais pas. Une mission.
    Comme James Bond ?
    Mais non pas comme James Bond ! En général c’est beaucoup plus banal que ça.
    Wouah ! Mon papa était un espion, et je le savais pas ! C’est trop fort.
    Oui, ben garde ça pour toi. D’ailleurs si ça se trouve on ne me demandera rien du tout.
    Dès cet instant, il eut l’impression qu’elle le regardait d’un autre œil, comme une sorte de Superman, ou tout du moins de « Super-papa ».
  21. Gouderien
    (Je rappelle que ceci est un roman, pas du prévisionnisme.)
     
    Arrivé à 3 kilomètres du lieu de l’accident, l’ordinateur de bord arrêta la voiture le long d’un trottoir, et il reprit les commandes. S’il n’avait pas été totalement réveillé, le spectacle qu’il apercevait à l’horizon depuis déjà un moment aurait achevé de lui rendre ses esprits. La banlieue nord brûlait. La lueur de l’incendie se reflétait sur les nuages, et on avait l’impression que les flammes s’étendaient jusqu’aux cieux.  Il appuya sur un bouton, et le volant jaillit. Mais il avait à peine fait quelques centaines de mètres, qu'il tomba sur une nouvelle barrière de police. Il lui suffit de montrer sa carte de presse, et on le laissa passer.
    Olga, commença-t-il une fois le barrage franchi. Oui patron. Tu peux m’indiquer sur la carte le périmètre de la catastrophe ? A vos ordres ! Sur l’écran apparut une zone rouge, qui englobait une large partie de l’ouest de Goussainville, et débordait sur l’autoroute « La Francilienne ».
    Il faudrait que tu me trouves le meilleur point de vue pour filmer tout ça.
    OK.
    Un instant plus tard, une croix s’afficha dans le haut de l’écran.
    Au sommet de la tour « José Antonio Primo de Rivera », ex-Pablo Néruda, à Louvres, prononça la voix synthétique.
    Bien. Reprends les commandes, et amène-moi là-bas.
    C’est comme si c’était fait.
    Les ordinateurs avaient fait tant de progrès… qu’ils étaient maintenant capables de mentir comme des humains. Car en fait il fallut, pour atteindre la tour en question, contourner la zone critique, ce qui prit un bon quart d’heure. Enfin le véhicule s’arrêta devant l’imposant bâtiment. Celui-ci, construit une vingtaine d’années plus tôt, comptait 25 étages et mesurait près de 70 mètres de haut. Deux malabars de la milice, en uniforme bleu et gris, montaient la garde devant la porte principale. Quelques années plus tôt, à leur place on aurait trouvé des dealers de drogues, mais c’était terminé depuis le premier mandat de Martine le Bihan, la tante de la présidente actuelle. 
     
    La nouvelle locataire de l’Élysée était une admiratrice de Clémenceau, qui en son temps se proclamait le « premier flic de France ». C’était aussi une disciple de Machiavel, qui écrivait : « Le mal doit se faire tout d’une fois : comme on a moins de temps pour y goûter, il offensera moins. » Un exemple fameux de cette théorie était l’empereur Hadrien qui, juste après son arrivée au pouvoir, fit égorger les quelques individus qui auraient pu aspirer également au Principat, et qui constituaient donc des rivaux potentiels. Par la suite il gouverna avec sagesse et modération, laissant dans l’Histoire l’image d’un prince éclairé, ami des lettres et des arts, et dont le règne coïncidait avec l’apogée de l’Empire romain. Après les élections législatives de juin 2022, qui donnèrent une ample majorité au Front patriotique et à ses alliés écologistes, Martine Le Bihan, prétextant les vacances prochaines, se fit accorder par les députés le droit de gouverner par décrets durant 90 jours. Les Verts tiquèrent bien un peu (c’est dans leur nature), mais ils ne menacèrent pas de quitter le gouvernement. Quelques jours plus tard, dans la soirée du 21 juin 2022, alors que sur toutes les places des villes françaises se déroulaient les concerts de la Fête de la Musique, la présidente signa trois décrets, d’application immédiate. Le premier rétablissait la peine de mort, supprimée par François Mitterrand peu après son élection du 10 mai 1981. Le deuxième autorisait la consommation du cannabis sur l’ensemble du territoire français, mais faisait de sa culture et de sa vente un monopole d’État, analogue à celui du tabac. Enfin le troisième, pour compenser ce que tout le monde allait considérer comme un cadeau aux Verts, sanctionnait de peines très lourdes, pouvant aller jusqu’à l’exécution capitale, le trafic de toutes les autres sortes de drogues. A ses conseillers qui s’étonnaient, Martine Le Bihan répondit : « Il y a des millions de fumeurs de cannabis en France. On ne peut pas tous les mettre en prison. Une loi inapplicable doit être supprimée, sinon l’État se couvre de ridicule. Par contre, nous serons absolument féroces avec tous les autres trafics de stupéfiants. » Ce n’étaient pas des paroles en l’air, comme le prouva ce qui se passa à l’aube du jour suivant. Un quatrième décret avait également été signé par la présidente ce soir-là, mais il demeura secret pendant des années : il déclarait « zones de guerre » une cinquantaine de cités considérées comme les plus dangereuses de France, avec autorisation pour les forces de l’ordre de faire usage de leurs armes à discrétion. Durant la nuit du 21 au 22, des forces de police et de gendarmerie (notamment le Raid et le GIPN), renforcées d’unités spéciales de l’armée, encerclèrent quatre cités connues pour être des repaires de trafiquants : La Busserine, dans les quartiers nord de Marseille (13), et trois cités de l’Ile de France ayant particulièrement mauvaise réputation : Les Tarterets à Corbeil-Essonnes (91), La Grande Borne à Grigny (91), enfin le Val Fourré à Mantes-la-Jolie (78). Les forces de l’ordre avaient reçu des consignes impitoyables : les revendeurs de cannabis écoperaient d’une simple amende, mais les dealers de toutes les autres drogues seraient emprisonnés ; et surtout, les gens pris en possession d’une grande quantité de drogue (autre que le cannabis) ET d’une arme à feu seraient immédiatement fusillés, sans jugement. Aux cadres de la police et de l’armée convoqués dans son bureau de l’Élysée quelques jours avant l’opération, et qui n’en croyaient pas leurs oreilles la présidente assena : « La République n’a pas pour mission d’héberger et de nourrir des criminels ». Quelques-uns des officiers obtempérèrent sans sourciller, mais d’autres refusèrent, menaçant de démissionner. « Pas de problème, répliqua la présidente. Si vous démissionnez, on trouvera bien quelqu’un pour vous remplacer. Et si on ne trouve personne, on fera faire le travail par la milice du Front patriotique. »
     
    La milice du Parti avait été créée au printemps 2012, au lendemain de l’affaire Mohammed Merah, par Régis Marchall, chargé des questions de sécurité au sein du Front patriotique. Comme de plus en plus de gens, il était persuadé qu’il existait une menace islamiste en France, ainsi qu’en témoignait l’affaire Merah, et qu’il fallait se préparer à l’affronter. Les attentats des années suivantes confirmèrent ce point de vue. Au départ simple groupuscule évoluant aux marges de la légalité, la milice avait peu à peu grandi en nombre et en puissance. Elle comptait maintenant environ 60.000 membres, dont 20% de femmes, tous armés, y compris un bataillon d’un millier d’hommes équipés d’hélicoptères, de véhicules blindés et d’armes lourdes. Son travail principal avait longtemps été d’assurer la sécurité des meetings du Parti. A présent elle assistait la police et l’armée dans leurs diverses missions, ce qui était loin de réjouir policiers et militaires. La milice du Front était souvent comparée par ses détracteurs aux SA nazies, ou aux « Chemises noires » de Mussolini.
     
    Finalement, seul un commandant de gendarmerie maintint son intention de démissionner. La menace de faire appel au service d’ordre du parti majoritaire se montra très efficace, et de nombreux policiers et militaires purent prétendre qu’ils avaient accepté cette mission, que d’aucuns jugeaient digne du IIIe Reich, « afin de limiter les dégâts ». Le 22 juin 2022 à 6 heures du matin, donc, plus d’un millier de policiers, de gendarmes et de soldats commencèrent le nettoyage des quatre cités évoquées. Des forces équivalentes avaient dressé des barrages aux sorties, et guettaient les fuyards. Quand les premiers trafiquants armés capturés furent fusillés sur place, les autres comprirent rapidement ce qui se passait, et l’intervention dégénéra en une bataille rangée. Même s’ils ne constituaient pas la cible principale, les islamistes étaient aussi concernés par l’opération : un certain nombre d’entre eux furent cueillis sans résistance, mais d’autres rejoignirent les gangs pour faire le coup de feu avec eux contre policiers et militaires, voyant là l’occasion de mettre en application les appels au Djihad qui circulaient sur le Worldnet depuis longtemps. Cela faisait d’ailleurs des décennies qu’islamisme et trafics en tous genres étaient intimement liés, au sein des banlieues chaudes. Au total plusieurs centaines de personnes furent arrêtées, une soixantaine fusillées, enfin une trentaine tuées dans les combats qui opposèrent les dealers et leurs bandes aux forces de l’ordre. Malgré l’usage d’armes lourdes, celles-ci comptèrent dans leurs rangs 5 morts et 27 blessés. Comme on pouvait le craindre, plusieurs civils innocents périrent également dans l’affaire ; on mit cela sur le compte des « dégâts collatéraux ». Trois jours plus tard, la même opération fut répétée en banlieue parisienne, une nouvelle fois à Marseille, et dans une cité lyonnaise. La reconquête des quartiers difficiles était en marche. Il s’agissait certainement de l’une des plus grandes opérations de police jamais lancées en France en temps de paix, et si elle fut fermement condamnée par l’ensemble des partis démocratiques français, par contre la grande majorité de la population des cités concernées était d’une opinion différente, et cela malgré les risques entraînés par de telles interventions. Ce n’est pas par hasard que la présidente du Front patriotique avait été élue à l’Élysée, et elle savait pouvoir compter sur le soutien des masses, qui voyaient d’un bon œil la fin de ces zones de non-droit et l’éradication de gangs qui avaient si longtemps imposé leur loi aux cités, et qui étaient devenus si puissants, qu’il fallait maintenant de véritables opérations militaires pour les déloger. Cependant l’opposition ne demeura pas inactive : en guise de protestation il y eut des grèves, des émeutes dans certaines villes qui furent fermement réprimées, des manifestations monstres qui, en d’autres temps, auraient sans doute entraîné la chute du gouvernement. Apercevant lors d’un défilé de la gauche à Paris une banderole arborant le slogan fameux « le fascisme ne passera pas », un journaliste célèbre remarqua qu’elle venait bien tard, car le fascisme était déjà passé. Ce qui était un peu exagéré[1]. Naturellement, Martine Le Bihan n’avait pu agir ainsi qu’en raison de la situation internationale : l’ONU était moribonde, l’Europe unie avait vécue, les États-Unis étaient paralysés par des émeutes ; enfin, après la signature d’un nouveau pacte germano-russe et le retour de Königsberg (l’ex-Kaliningrad) au Vaterland, l’attention internationale était fixée sur l’est de l’Europe, où l’on craignait que l’Allemagne n’attaque une nouvelle fois la Pologne, qui venait de refuser de lui rendre les provinces annexées à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
     
    Gérald exhiba son badge de journaliste et sa carte du parti, et on le laissa passer.
    Vous aussi vous allez voir la catastrophe ? demanda le plus petit des deux hommes.
    Oui.
    Y a des collègues à vous, là-haut.
    D’accord.
    Il pénétra dans le hall désert et se dirigea vers les ascenseurs. Il appuya sur le bouton « Terrasse ». Il ne fallut que quelques instants à l’appareil pour le conduire à destination. Quand les portes s’ouvrirent avec un chuintement, il sortit et constata immédiatement qu’il y avait déjà beaucoup de monde : des habitants de l’immeuble, des voisins, mais aussi, comme le lui avait indiqué le vigile, une équipe complète de Nation2, la deuxième chaîne de télévision. Et il est vrai que le spectacle était saisissant. En temps normal, on devait jouir, à partir d’ici, d’un point de vue incomparable sur les pistes de Roissy ; aujourd’hui, c’était plutôt un fauteuil d’orchestre sur l’Enfer. Quand on regardait vers le sud, on n’apercevait qu’un rideau de flammes. Les carcasses noirâtres des deux appareils, ainsi que ce qui restait des bâtiments sur lesquels le gros porteur s’était encastré, se détachaient sur la lueur du brasier. On voyait aussi les véhicules, terrestres et aériens, des pompiers, mais ils avaient l’air de minuscules fourmis tentant de lutter contre un incendie de forêt. L’air empestait le kérosène, et aussi la chair brûlée. Gérald avait vu bien des choses dans son métier, il avait couvert plusieurs guerres, une éruption volcanique, un tsunami et deux séismes de grande amplitude, mais il n’avait jamais assisté à semblable spectacle. Les gens de l’immeuble regardaient, à la fois fascinés et horrifiés, et une femme d’une quarantaine d’années, qui avait quitté son lit pour ne pas manquer l’événement et portait encore des bigoudis sur la tête, s’écria :
    Qu’est-ce que c’est beau !
    Il empoigna sa caméra (qui, sous un format réduit, combinait en fait les fonctions d’une caméra, d’un appareil photo, d’un ordinateur portable, d’un téléphone et j’en oublie – en fait une sorte d’iPod, mais en beaucoup plus puissant et en plus pratique) et se mit à filmer, tout en commençant à rédiger dans sa tête l’article qui paraîtrait le lendemain matin dans son journal. Soudain quelqu’un le tira par la manche. Il tourna la tête et reconnut Francis Jaffart, un collègue de la chaîne Nation2 qu’il connaissait bien.
    Quelle histoire ! dit celui-ci.
    Oui. C’est terrible.
    Qu’est-ce qui a bien pu se passer, à ton avis ?
    Aucune idée. Mais c’est pas ça qui va améliorer l’image de l’aéroport de Roissy, qui a déjà mauvaise réputation…
    Il filma et photographia pendant dix minutes, puis se dit que, pour compléter son reportage, il lui fallait les témoignages de quelques pompiers, et aussi de membres du personnel de Roissy. Il salua ses collègues, puis se dirigea vers l’ascenseur. Mais avant qu’il y arrive, un homme se jeta littéralement sur lui :
    Monsieur ! Monsieur !
    Oui ?
    Vous êtes journaliste ?
    Oui.
    J’ai tout vu, Monsieur. Je peux tout vous raconter.
    Il examina son interlocuteur. A la lueur de l’incendie, on y voyait presque comme en plein jour. L’homme était de type méditerranéen, peut-être marocain. Il arborait une moustache grisonnante, au milieu d’un visage fatigué. Il était vêtu d’un simple pyjama, et portait une casquette.
    Je vous écoute, dit Gérald en mettant son micro sur la position « on ».
    Je n’arrivais pas à dormir, à cause de la chaleur. Alors je suis venu fumer une cigarette sur la terrasse.
    Vous habitez à quel étage ?
    Au 15e. Bref, en tirant sur ma cigarette j’ai observé les avions, comme je le fais souvent. A cette heure, bien sûr il y en avait peu. J’ai vu le gros manœuvrer pour le décollage, et l’autre aussi. Lui, il venait d’atterrir. Normalement, il n’aurait pas dû y avoir de problème, car ils étaient sur des pistes éloignées. Mais voilà, tout à coup il y a eu la panne.
    La panne ?
    Oui, plus de lumière. Nulle part. Ni dans les avions, ni dans l’aéroport, ni sur les pistes, ni à la tour de contrôle, nulle part.
     Ça paraît impossible.
    Je vous assure, Monsieur.
    Et ça a duré combien de temps ?
    Une vingtaine de secondes, environ. Et c’est juste après que les deux avions se sont heurtés.
     
      [1] En effet, durant les presque cinq années où elle demeura au pouvoir, Martine Le Bihan gouverna certes de façon autoritaire, et prit des décisions que d’aucuns jugèrent contestables, mais elle ne remit jamais en cause le fonctionnement des institutions de la Ve République.
  22. Gouderien
    Bien sûr, la plupart des responsables de la construction du parc nucléaire français étaient morts depuis longtemps, mais on allait quand même juger quelques dirigeants politiques et économiques impliqués dans le lobby nucléaire, dont deux anciens présidents de la République et trois Premiers ministres. En attendant de passer en jugement, ils croupissaient dans les geôles de la République, certains depuis des années. Ce triste sort ne choquait pas grand-monde, tellement on avait pris conscience de la terrible erreur qu’avait constituée le choix du tout-nucléaire. Non seulement on savait à présent à quel point cette industrie présentait des risques, mais aussi combien il était coûteux et difficile de démonter (déconstruire, comme disent les spécialistes) une centrale, sans même parler du problème des déchets, qui n’avait toujours pas trouvé de solution.
    Tu vas où, sans indiscrétion ? demanda-t-elle.
    Trois semaines en Italie, avec ma fille.
    Et si tu partais plus tôt ? Je me suis rendue compte, en feuilletant ton dossier, que cela fait des années que tu ne prends pas tous tes congés – très exactement depuis ton divorce.
    Il haussa les épaules :
    Qu’est-ce que tu veux, pendant longtemps, je me suis étourdi dans le travail.
    Oui, je sais. C’est classique, après une rupture.
    D’ailleurs je pensais que tu allais me demander de me mettre immédiatement sur cette histoire de panne.
    Non. Lafont va s’en occuper.
    Mais Lafont est un âne !
    N’exagère pas.
    OK, ce n’est pas peut-être pas un âne, mais il n’est quand même pas aussi bon que moi.
    La modestie ne t’a jamais étouffé.
    Tu sais bien que j’ai raison !
    Tu veux me faire plaisir ?
    C’est mon souhait le plus cher !
    Alors quitte Paris. Va dans ta maison familiale. Fais-toi oublier pendant quelque temps.
    Mais pourquoi ?
    Elle frappa violemment son bureau de la paume de la main droite, un geste qui ne lui ressemblait pas car elle perdait rarement son sang-froid.
    Je ne sais pas pourquoi ! L’ordre vient de plus haut, comme tu peux l’imaginer. Tu as vu ou entendu quelque chose qu’il ne fallait pas.
    La panne des avions ?
    Sans doute, oui !
    Si on t’a demandé de m’écarter de l’enquête, c’est que j’avais raison.
    C’est bien possible. Mais pour une fois dans ta vie, fais ce qu’on te demande ! Va te reposer quelques semaines à la campagne. Quand tu reviendras de vacances, le procès débutera et on ne parlera plus de cette affaire de panne.
    Comme il demeurait silencieux, l’air dubitatif, elle fit le tour du bureau et lui tapota l’épaule :
    Et si je t’invitais à déjeuner ?
    Voilà une bonne idée !
     
    Dix minutes plus tard, ils étaient assis dans un excellent restaurant du quartier, « Chez M. Charles », qui servait de l’authentique cuisine française.
    Et ton livre, il avance ? demanda Ghislaine alors qu’ils buvaient un Kir en guise d’apéritif.
    Boff… Doucement. C’est un sujet assez pointu, donc j’ai un peu de mal à trouver de la documentation.
    Ça parle de quoi, déjà ? C’est un livre historique, non ?
    Il soupira intérieurement. Il le lui avait déjà expliqué au moins trois fois.
    Ça parle de la guerre de la Triple-Alliance, qui opposa, juste après la guerre de Sécession, le Paraguay à une coalition formée de l’Argentine, du Brésil, et de l’Uruguay.
    Il avait commencé ce livre deux ans auparavant, après un assez long reportage qui lui avait permis de découvrir plusieurs pays d’Amérique du Sud.
    Ah oui, c’est vrai, dit-elle. Tu as trouvé un titre ?
    Pour l’instant je l’appelle « Götterdammerung sous les tropiques », mais c’est juste un titre de travail. Si je veux le publier, il faudra que je trouve mieux.
    Tu crois que ça va intéresser quelqu’un ? Personne n’a jamais entendu parler de cette histoire !
    C’est justement pour ça que je l’écris ! Si c’est pour répéter la même chose que les autres, on n’a pas besoin de moi.
    Je te reconnais bien là.
    Ils rirent. A ce moment, le garçon apporta les entrées, et ils mangèrent pendant un moment en silence. C’est lui qui reprit la parole le premier :
    Finalement je crois que je vais suivre ton conseil. Avec un peu de chance, mon ex-épouse acceptera peut-être que ma fille vienne passer quinze jours à la campagne avec moi, avant de partir pour l’Italie.
    Ah, tu vois ! J’ai toujours de bonnes idées.
    Ça n’empêche pas que je continue à trouver cette histoire de panne bizarre.
    Si j’apprends quoi que ce soit à ce sujet, je te préviendrai.
    J’y compte bien !
     
    Comme ils sortaient du restaurant, un peu plus tard, ils passèrent devant une colonne Morris, et Ghislaine désigna une affiche qui annonçait pour le 15 août un concert de la fameuse pianiste et chanteuse lyrique britannique Sophia Wenger.
    Tiens, dit-elle en plaisantant, c’est la femme qu’il te faudrait : belle, célèbre, riche et pleine de talent !
    A ce degré là ce n’est plus du talent, c’est du génie, remarqua-t-il en jetant un coup d’œil à l’affiche. Si j’étais resté à Paris, je crois que j’aurais essayé d’aller la voir.
    A condition encore d’obtenir une place.
    Sûr !
    L’affiche montrait un portrait de l’artiste, très belle jeune femme blonde qui ressemblait un peu à l’actrice Charlize Theron quand elle était jeune. Sous son nom, on voyait la date du concert et le programme : Bach, Mozart, Schubert, Chopin, Puccini.
    Tu sais qu’on l’appelle la Mutante ? reprit-il.
    Pourquoi ?
    D’abord parce qu’elle a un œil vert et un œil violet, et six doigts à la main gauche. Et puis parce que des pianistes de son niveau qui chantent aussi des lieder et des airs d’opéra, on n’avait jamais vu ça.
    Je vois que tu t’intéresses déjà à elle.
    Tu sais bien que je suis amateur de musique.
    C’est vrai !
    Il avait commencé sa carrière comme journaliste « people », et avait écrit des livres sur Lorie, Lady Gaga et Justin Bieber. Désireux d’aborder un domaine plus sérieux, il avait ensuite sorti sa biographie de Steve Joke – un vrai travail de journaliste d’investigation, dont il était assez fier -, qui lui avait valu des compliments mais aussi pas mal d’inimitiés. Aussi depuis il s’était lancé dans des sujets moins polémiques et était retourné à sa vraie passion, la musique classique, et avait pondu des biographies de Lully, Marin-Marais et Danican Philidor, célèbre musicien et joueur d’échecs du XVIIIe siècle. En fait il préférait la période romantique, mais il y avait moins de concurrence sur le créneau de la musique baroque.
         Il la raccompagna jusqu’en bas de l’immeuble du « Figaro ».
    Merci pour ce délicieux repas.
    Oh mais de rien. Je mettrai ça en note de frais !
    Je n’en doute pas !
    Alors tu vas suivre mon conseil et partir en vacances ?
    J’en ai bien l’impression.
    Excellente idée. Dans ce, cas bonnes vacances.
    Merci. Et toi, tu ne pars pas ?
    Je compte prendre quinze jours au mois d’août, si l’actualité m’en laisse le loisir.
    Que veux-tu, c’est le poids écrasant des responsabilités !
    Ils rirent tous deux et s’embrassèrent, puis elle pénétra dans l’immeuble, tandis qu’il regagnait son véhicule. Il devait souvent repenser à cette conversation par la suite, et d’innombrables fois il se posa cette question : que savait-elle alors ? Mais il n’obtint jamais de réponse…
     
    Une fois rentré chez lui, il appela Isabelle, son ex-femme. Elle n’avait pas d’implant, et avait refusé qu’on en pose un à leur fille, Agnès, lors de sa naissance. Il tomba sur celle-ci.
    Salut papa, ça va ?
    Ça va, et toi ?
    Ta mère n’est pas là ?
    Elle fait les boutiques !
    Dis-donc, ça te dirait de partir en vacances plus tôt que prévu ?
    Pourquoi ?
    Ma rédactrice en chef vient de m’obliger à prendre des vacances.
    Tu as fait une bêtise ?
    Non, pourquoi ?
    Je rigole. Et on irait où ?
    Ben en Dordogne, avant de partir en Italie comme prévu. Ça ferait plaisir à ton grand-père.
    Elle réfléchit un instant puis dit :
    Pourquoi pas ? Si Maman est d’accord, bien sûr.
    Évidemment ! Tu lui poses la question et tu me rappelles ?
    Dac. Tu viendrais me chercher quand ?
    Demain matin.
    Ça serait chouette.
    Je suis ravi que ça te fasse plaisir. A bientôt ma puce.
    Bisous.
     
    Dans la soirée, Isabelle l’appela. Non seulement elle était d’accord pour qu’il prenne en charge Agnès plus tôt que prévu, mais il eut l’impression que, pour quelque raison qu’elle ne lui révéla point, cela l’arrangeait. Il fut donc décidé qu’il viendrait chercher sa fille le lendemain matin dans leur maison du Vésinet. Après avoir prévenu son père de leur arrivée, il mangea une salade en guise de dîner et regarda un peu la télévision. Lors du journal télévisé du soir, le présentateur compara la catastrophe de Roissy à celle qui était survenue le 27 mars 1977 sur l’aéroport de Los Rodeos, à Ténérife. Ce jour-là, à la suite du brouillard et d’une série d’erreurs humaines, deux Boeing 747 – l’un appartenant à la compagnie hollandaise KLM, l’autre à la Pan American – s’étaient heurtés, faisant 583 morts, ce qui avait fait de cet accident pour plusieurs dizaines d’années le désastre le plus meurtrier de l’histoire de l’aviation civile. Mais Gérald n’était pas d’accord avec cette analyse. Ce matin, sur un coin de table, dans le café où il avait préparé son article pour « Le Figaro », il avait tracé un schéma sommaire de l’accident de Roissy, tel qu’il en avait compris le déroulement d’après les témoignages – et cela n’avait rien à voir. Énervé, il éteignit la télévision, puis prépara ses bagages – un exercice dans lequel il était passé maître, étant donné son métier -, et se coucha assez tôt. Il avait encore du sommeil à rattraper, et demain matin il devait se lever tôt…
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
  23. Gouderien
    (Où l'on fait la connaissance du redoutable Gérald Jacquet, journaliste, vaguement écrivain, ancien militaire, ancien un tas de choses.)
    CHAPITRE I : LA PANNE.
     
     
     
    Paris, vendredi 18 juillet 2036.
    Les premières notes d’une vieille chanson des « Beatles » éclatèrent dans la tête de Gérald Jacquet, le réveillant en sursaut. Saloperie d’engin ! S’il n’avait pas été journaliste, il se serait débarrassé depuis longtemps de ce maudit implant – comme beaucoup le faisaient aujourd’hui, surtout depuis que le bruit avait commencé à courir que ces minuscules appareils provoquaient des tumeurs au cerveau. Mais voilà, il était journaliste. Il se redressa dans le lit, frôlant le corps de la fille qu’il avait ramassée la veille au soir dans une boîte, et dont il ne connaissait même pas le prénom. Il fit un petit geste de la main près de son oreille, ce qui équivalait maintenant à l’action de décrocher. La voix de sa rédactrice en chef, Ghislaine, résonna dans sa tête :
    Bon sang, qu’est-ce que tu fous Gérald ?
    Au risque de t’étonner, je dors. Ce qui constitue somme toute une activité normale, à…
    Il jeta un coup d’œil aux chiffres lumineux du cadran digital de sa montre Casio.
    … 3 heures 34 du matin.
    Tu n’as pas entendu les informations ?
    Quelles informations ?
    Réveillée par le bruit, la brune à ses côtés s’ébroua dans le lit et se redressa en disant :
    Qu’est-ce qui se passe ?
    Un Europ E-390 de Singapore Airlines a heurté un autre appareil, et s’est crashé à Roissy cette nuit, continua Ghislaine. On parle de 2.000 morts.
    Quoi ?
    L’Europ E-390 était le successeur de l’Airbus A-380 (depuis la dissolution du groupe EADS quelques années plus tôt, les nouveaux appareils étaient baptisés « Europ », ce qui était assez ironique, car l’Europe unie n’existait plus). Il pouvait transporter jusqu’à 1.500 passagers.
    Il faut que tu y ailles tout de suite. C’est peut-être l’accident le plus meurtrier de toute l’histoire de l’aviation.
    Je veux bien te croire. J’y vais.
    Excellent. A bientôt. Tu me tiens au courant.
    Bien sûr. Bye.
    Qu’est-ce que c’est que ce boucan ? demanda la fille en allumant la lumière. Ça t’arrive souvent, de réveiller les gens au milieu de la nuit ?
    Désolé chérie, il va falloir que tu plies bagage. Le devoir m’appelle.
    Quoi ? C’est quoi, ton job ?
    Je suis journaliste.
    Il était surpris. Il pensait qu’elle l’avait reconnu, et que c’est pour ça qu’elle l’avait suivi aussi facilement chez lui. Mais apparemment, ce n’était pas le cas.
    A la télé ? A la radio ?
    Je suis pigiste pour plusieurs revues, répondit-il.
    Ça, c’était un gros mensonge. En fait il était grand reporter au « Figaro » (l’un des rares quotidiens à posséder encore une édition papier - mais au « Figaro », on avait toujours été traditionnaliste) et au « Figaro Magazine ». Proche du pouvoir, le « Figaro » était considéré comme une sorte de second « Journal officiel », ce qui était loin de plaire à tout le monde. Et il n’avait aucune envie d’entamer une discussion politique au milieu de la nuit.
    Il commença à s’habiller, imité par son invitée. Il n’avait même pas le temps de prendre une douche. Comme il ôtait son T-shirt pour en enfiler un neuf, elle aperçut le grand tatouage qui ornait son dos. Sa réaction fut celle de tous ceux - et surtout de toutes celles - qui le découvraient : d’abord un sentiment d’horreur, puis une admiration extasiée. En effet, du cou à la base des fesses, un énorme Alien noir, bavant, à la gueule hérissée de dents pointues, menaçant et agressif, avait été tatoué sur la peau. C’était un travail d’un réalisme saisissant. Sur un gringalet, l’effet aurait été ridicule, mais Gérald était grand et assez baraqué, aussi le résultat était-il impressionnant. A chaque fois qu’un de ses muscles bougeait, la monstrueuse créature semblait s’animer.
    Comment peut-on se faire faire un tatouage pareil ? demanda-t-elle, fascinée.
    Comme beaucoup de choses dans sa vie, comme sa décision de devenir journaliste, comme son mariage (mais pas son divorce), comme son adhésion au Front patriotique, cela s’était fait sur un coup de tête. Une vingtaine d’années plus tôt, alors qu’il séjournait à Londres, il avait vu à la télévision le film « Les hommes qui n’aimaient pas les femmes », adaptation par le cinéaste danois Niels Arden Oplev du premier volet de la fameuse trilogie « Millenium », du romancier suédois Stieg Larsson. A un moment, on découvrait que Lisbeth Salander, l’un des personnages principaux, portait dans le dos un énorme tatouage représentant un gigantesque dragon (le titre anglais du film était d’ailleurs « The girl with the dragon tatoo »). Cette vision l’avait enthousiasmé, et dès le lendemain, il s’était mis en quête d’un tatoueur assez doué pour tracer sur sa peau un tatouage comparable – pas un dragon, mais quelque chose d’aussi spectaculaire. Il avait fini par trouver un Chinois, au fond d’un quartier minable, un véritable artiste qui avait fixé sur son dos – dans des conditions d’hygiène tellement douteuses qu’il se demandait encore comment il n’avait pas attrapé des maladies - l’image dont il rêvait : cet Alien, qui le terrorisait quand, enfant, il regardait les films de la saga. L’opération avait duré des heures, et il en avait bavé ; mais le résultat avait été à la hauteur de ses espérances. Ce tatouage spectaculaire, associé à sa carrure d’athlète, lui avait valu, quand il était militaire, les doux surnoms que l’on imagine : « Alien » (normal), « la Bête » ou encore « le Monstre » et autres amabilités.
    A l’époque, j’étais un peu givré, avoua-t-il.
    Et c’était vrai.
    J’avais hésité entre ça et Dark Vador, poursuivit-il en fermant les rabats en velcro de ses chaussures de sport. Une façon de revendiquer mon côté obscur, sans doute. Mais finalement, Dark Vador, c’est juste l’infirme le plus puissant de la galaxie. Tandis qu’Alien, c’est la sauvagerie à l’état brut.
    Je trouve que ça te va bien, dit-elle en se collant contre lui.
    Il se retourna vers elle pour la repousser gentiment : il n’avait pas de temps pour les badineries. Ce faisant, il se rendit compte qu’elle était un peu « bronzée », comme on dit. Il ne l’avait pas remarqué la veille au soir, mais il faut dire qu’il était légèrement bourré. De toute façon ça n’aurait rien changé. Elle surprit son regard.
    Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle.
    Rien.
    Si, j’ai bien vu la façon dont tu me regardais. C’est la couleur de ma peau, qui te choque ?
    Pas du tout.
    Ma mère est de la Guadeloupe, si tu veux tout savoir. Je suis aussi française que toi.
    Je n’en doute pas un instant.
    J’ai des papiers en règle. Je peux te les montrer, si tu veux.
    Laisse tomber.
    Il acheva de s’habiller en soupirant. Par un mouvement réflexe, il enfila par-dessus la manche de sa saharienne le brassard portant le mot « Presse » en grosses lettres fluorescentes, et en dessous : « Le Figaro ».
    Tu travailles pour ce journal de merde ? interrogea son invitée d’un ton acide.
    Que veux-tu, il faut bien gagner sa vie.
    Il avait hâte de se débarrasser de cette emmerdeuse. Il ouvrit la porte d’entrée. Elle ramassa son sac à main et sortit. Après avoir refermé, il la suivit dans l’escalier.
    Tu veux que je te dépose à une station de taxis ? proposa-t-il.
    Il savait qu’il y en avait une pas très loin, place du Maréchal Pétain (ex-place de l’Hôtel de ville, ainsi appelée en raison du discours qu’y avait prononcé le grand homme en avril 1944).
    Merci, ça va. Je vais en appeler un.
    Comme tu veux. Bye.
    Ciao.
    Il la regarda s’éloigner sur le quai chichement éclairé (en raison des restrictions) avec une satisfaction non dissimulée. En voilà une qu’il ne regretterait pas beaucoup.
     
    Comme il approchait de son 4x4 Toyota Explorer vert foncé garé le long du trottoir, l’ordinateur de bord détecta sa présence, et la portière s’ouvrit. En montant dans le véhicule, il eut droit à un salut amical de la part d’Olga, qui n’était jamais qu’une version très élaborée du GPS de jadis.
    Salut patron. Vous êtes bien matinal, aujourd’hui.
    Salut Olga. Tu conduis.
    Bien sûr, patron. On va où ?
    A ton avis ?
    Il se glissa à la place du conducteur, mais releva le volant pour s’installer plus confortablement.
    Je suppose que l’on va à Roissy, suggéra-t-elle de sa voix teintée d’un léger accent scandinave (il l’avait paramétrée ainsi).
    Bien deviné. Tu me passeras les commandes quand on sera à trois kilomètres de l’aéroport. Et pendant le trajet, tu me raconteras tout ce que tu as appris au sujet de cet accident.
    Naturellement.
    Ah oui, encore une chose : prépare-moi un café. Très fort.
    A vos ordres.
    Une trentaine d’années plus tôt, on disait d’un ordinateur performant : « Il sait tout faire, sauf le café. » Cette phrase n’était plus de mise, car en plus de ses capacités de pilote et de navigatrice, Olga pouvait aussi préparer un excellent café, qui jaillit dans un gobelet de plastique, dans un compartiment situé un peu au-dessous du tableau de bord. Une sonnerie discrète retentit quand la boisson fut prête, et Gérald s’en empara. Ce n’était pas le meilleur café du monde, mais il était brûlant, ce qui était le principal.
    Tandis que le 4x4 roulait sur les quais de la Seine, un convoi de véhicules de pompiers le survola, volant à basse altitude. Il observa avec un peu d’envie les lumières de ces engins, qui reléguaient sa voiture, qu’il avait pourtant payée assez cher, au rang de déchet antédiluvien. De telles visions lui rappelaient toujours les images du ciel de Coruscant dans « Star Wars », de George Lucas. Sauf que ce n’est pas encore demain que les cieux parisiens connaîtraient des embouteillages de véhicules volants, comme on en voyait déjà, paraît-il, à New York ou à Tokyo. Pour le moment, pour des raisons impératives de sécurité, seuls la police, les pompiers, l’armée et divers services d’urgence avaient la possibilité d’acquérir de tels engins. Théoriquement, les particuliers aussi pouvaient en acheter, mais d’abord le prix de ces véhicules était prohibitif, et le permis de conduire coûtait aussi une fortune. Donc quand on apercevait une de ces merveilles volantes – comme la fameuse Mercedes 1.200 « Adler », - elle appartenait presque toujours à un riche visiteur étranger.
     
    Traverser le nord de Paris ne prit qu’une vingtaine de minutes. A cette heure de la nuit, les rues de ce que l’on appelait autrefois – avant les restrictions - la « Ville lumière » étaient plutôt vides. Par contre il fut contrôlé trois fois, deux fois par la police et une fois par une patrouille du Parti. A chaque fois l’interruption fut brève : il lui suffit de présenter sa carte d’identité à travers la vitre ; il ne fallait qu'une fraction de seconde pour la scanner et pour que l’ordinateur central l’identifie, d’autant plus qu’il était maintenant assez connu – enfin moins qu’il le pensait tout de même, puisque sa conquête de la veille ne l’avait pas reconnu ! Une seule fois on contrôla son alcoolémie, et, comme il fallait le supposer, elle était positive, mais comme ce n’était pas lui qui conduisait, il n’eut droit qu’à un rappel à l’ordre. Quand les premiers ordinateurs de conduite étaient apparus sur le marché, une quinzaine d’années auparavant, leur fiabilité avait donné lieu, comme il fallait s’y attendre, à d’ardentes polémiques. On leur avait imputé quelques accidents dont plusieurs mortels, mais leurs maladies de jeunesse avaient été guéries assez rapidement, et il s’agissait maintenant d’un outil parfaitement sûr, bien utile quand, comme lui, on ne se sentait pas en état de conduire.
     
    Pendant qu’il traversait la cité endormie, Olga fit le point sur l’accident qui venait de survenir à Roissy. Et bientôt, Gérald fut reconnaissant à sa rédactrice en chef de l’avoir tiré du lit. Il s’agissait non seulement d’un grave accident, mais en plus d’une véritable tragédie, qui allait remettre en question toute l’évolution de l’aviation civile depuis le début du siècle. Pour résumer, on était allé vers le toujours plus gros, sous le prétexte que c’était aussi le plus économique et surtout le moins polluant, argument décisif à une époque où la lutte contre les causes du réchauffement terrestre avait été promue au rang de grande cause internationale. Comme un chasseur, Gérald flairait non seulement l’odeur du sang, mais aussi celle du scandale, et pour un journaliste comme lui, c’était pain béni. Sur l’écran du tableau de bord, Olga diffusa les journaux des différentes chaînes d’information en continu, et il put se faire rapidement une idée de la situation. Celle-ci était apocalyptique. C’était pire que ce que lui avait annoncé Ghislaine Duringer. Non seulement l’E-390, qui s’apprêtait à décoller, avait heurté un vieux Boeing 777, le brisant en deux, mais, continuant sa course folle, il avait dépassé le bout de la piste et était allé s’encastrer contre les immeubles d’une ville voisine. Bien sûr, à l’heure où cela s’était produit (vers 2 heures du matin), tout le monde dormait. Le bilan allait être effroyable… Quand il apprit le numéro de la piste en question (la piste 15), un amer sourire éclaira le visage du reporter. Cette piste avait été construite une dizaine d’années plus tôt. Ce chantier faisait partie des travaux d’agrandissement de l’aéroport de Roissy, depuis longtemps largement saturé et dont la réputation internationale était pitoyable. Ces projets d’expansion s’étaient heurtés à la protestation des riverains, en raison de la proximité immédiate de la cité densément peuplée de Goussainville. A l’époque, lui-même avait dû pondre un ou deux articles sur le sujet. Des manifestations de protestation avaient été rudement réprimées, et les leaders du mouvement devaient encore moisir en prison. C’est contre les tours de cette cité populaire que l’avion de Singapore Airlines venait de s’écraser… Ce n’était en fait pas très loin de l’endroit où avait eu lieu l’accident du Tupolev 144 lors du Salon du Bourget, le 3 juin 1973 ; ce drame avait fait 14 morts. La joie d’habiter près d’un aéroport … Il se dit qu’en ce moment, quelques technocrates devaient être dans leurs petits souliers. Une nouvelle chaîne apparut sur l’écran, et le présentateur révéla « sous toutes réserves » que la tragédie avait peut-être pour origine une panne d’électricité, qui avait frappé le secteur quelques instants avant la collision.
     
  24. Gouderien
    Cette histoire lui en rappelait une autre, qu’il avait entendu son père Philippe raconter, des années auparavant. En décembre 1977- il était tout jeune encore -, il était en train de prendre son petit-déjeuner, dans la cuisine de l'appartement parisien de ses parents. Le transistor, posé sur la table non loin de lui, diffusait les nouvelles du matin. Soudain, l’ampoule qui éclairait la pièce avait commencé à faiblir, jusqu’à s’éteindre, tandis qu’en même temps le volume du transistor diminuait, avant de disparaître complètement. C’était parfaitement surréaliste, car s’il s’agissait d’une panne d’électricité, comment expliquer que le transistor soit touché aussi, puisqu’il fonctionnait sur piles ? Il lui faudrait plusieurs heures pour comprendre qu’il s’agissait d’une panne gigantesque, qui concernait une grande partie de la France, et donc aussi le studio qui diffusait l’émission de RTL.
     
    Il n’avait pas le temps de s’attarder. Il remercia l’homme, rejoignit son véhicule et se dirigea vers Roissy. Là, pendant une heure et demie il interviewa tous ceux sur qui il put mettre la main : responsables de la navigation, pilotes, voyageurs d’autres vols, pompiers, habitants du quartier etc., bref tous les gens qui avaient assisté au drame. De temps en temps son journal l’appelait, pour lui rappeler qu’il devait donner un article. Il tenta de s’approcher aussi près que possible des lieux du drame, ce qui lui permit de découvrir un spectacle insoutenable. Les pompiers s’efforçaient d’éteindre l’incendie, tandis que les secouristes erraient, impuissants, entre les carcasses fumantes des avions : il ne restait personne à sauver, rien que des cadavres calcinés. Il fit quand même quelques clichés, qui compteraient parmi les plus impressionnants de toute sa carrière. Il écrivit son article sur la table d’un café du coin. A 7 heures le papier était bouclé, et franchement il n’en était pas mécontent, étant donné les circonstances dans lesquelles il avait travaillé. Il l’envoya immédiatement au « Figaro ». Presque aussitôt, alors qu’il venait de reprendre la route de la capitale pour rentrer chez lui, Ghislaine Duringer le rappela. Rien qu’au son de sa voix, il sut que quelque chose n’allait pas.
    Qu’est-ce que c’est que cette histoire de panne générale ?
    Plusieurs témoins m’ont parlé de ça ; ils étaient formels.
    Oui, je sais. D’ailleurs la coupure de courant a touché aussi Paris. Ce n’est pas ce que je veux dire. Dans les avions.
    Oui ?
    Que les avions aient été privés d’électricité, ça c’est invraisemblable. La censure ne va jamais laisser passer ça.
    C’est pourtant la pure vérité.
    Tu l’as vu ?
    Non, mais…
    Tu es pourtant un journaliste assez expérimenté, pour savoir que la vérité est une notion purement subjective. Ces gens se sont tout simplement trompés !
    Et sur ces mots elle raccrocha. Il poussa un soupir. Il savait comment tout cela allait se terminer : elle allait modifier son article. Dans un sens, c’était son travail. Mais il avait horreur de ça, et en général il était assez habile pour l’éviter. Mais pas aujourd’hui. Bon, il verrait ça demain – enfin aujourd’hui, mais plus tard. Pour le moment il était exténué, et il avait besoin de quelques heures de sommeil pour y voir plus clair. Il laissa Olga conduire, jusqu’au moment où elle gara le véhicule devant chez lui. Il se rua dans son appartement et, sans même prendre la peine de se déshabiller, s’effondra sur le lit. Il s’endormit presque aussitôt.
     
    Il dormit quelques heures, et puis fut réveillé par des coups sourds frappés à la porte. Il se leva péniblement, marcha comme un somnambule jusqu’à la porte. En passant il jeta un coup d’œil à l’horloge numérique de la télévision : 10h47. Trop tôt. Il regarda l’écran de contrôle, où l’on voyait ce que filmait la caméra extérieure : deux malabars en tenue sombre. Instantanément il reconnut des flics. Il y avait un grand, taillé en armoire à glace, et un petit maigre avec une moustache. Merde, pensa-t-il, qu’est-ce qu’ils me veulent ?
         Après avoir hésité un instant, il ouvrit. Les deux hommes se précipitèrent à l’intérieur. Le moustachu exhiba une carte professionnelle barrée de tricolore, puis la remit aussitôt dans sa poche.
    Gérald Jacquet ? demanda-t-il. C'est la police.
    Le journaliste supposa qu’il s’agissait du chef.
    Vous savez, répondit-il, j’ai assez peu dormi cette nuit, et c’est à peine si je me souviens qui je suis.
    Vous êtes un petit marrant, vous, on dirait. Vous étiez où, cette nuit ?
    En train de faire mon boulot, bien sûr. Je suis journaliste, comme vous devez le savoir.
    Ouais, dit l’autre, qui n’avait pas encore ouvert la bouche. On le sait. Où sont les images que vous avez prises, cette nuit ?
    Encore dans la boîte.
    On peut les voir ?
    Bien sûr. Mais ce n’était pas la peine de vous déranger, ça a été enregistré dans le Kloud.
    Faites voir quand même.
    Gérald sortit l’appareil de sa sacoche, et le tendit au flic avec des sentiments mêlés. 
    Faites-y attention, c’est mon gagne-pain.
    Vous en faites pas.
    L’homme jeta un coup d’œil à l’appareil.
    « Samsung » ? remarqua-t-il. Je croyais que les journalistes étaient tous fous de « Pear » !
    Pas moi. J’ai même écrit un livre intitulé « Steve Joke, l’escroc du siècle ».
    C’est vrai, je m’en rappelle. Si mes souvenirs sont bons, vous ne vous étiez pas fait des amis parmi vos collègues.
    Pas grave.
    Qu’est-ce que vous lui reprochez, à ce pauvre Steve ?
    A peu près tout. Il a réussi à convaincre des centaines de millions de gens qu’ils avaient besoin d’être connectés au monde entier, 24 heures sur 24. Quelle connerie !
    Le flic le regarda un instant d’un air amusé, puis il se pencha sur l’appareil. A voir la vitesse avec laquelle il tapait sur le minuscule clavier avec ses gros doigts, on sentait qu’il était familier de ce genre de matériel. Un flic geek. Bientôt les images filmées la nuit précédente apparurent sur l’écran. Gérald fut à peine surpris de constater que l’interview du Marocain, et toutes les séquences où il était question de la panne qui avait frappé les avions, avaient déjà été effacées. La vérification fut rapide. Apparemment satisfait, le flic rendit son bien au journaliste.
    Merci.
    Quand vous êtes rentré chez vous cette nuit…
    Ce matin, rectifia Gérald.
    Ce matin, si vous voulez. Qu’avez-vous fait ? demanda le premier policier.
    Rien. Je me suis jeté sur mon lit comme une masse, et je me suis endormi tout de suite. J’étais crevé.
    Vous avez parlé de cette affaire à quelqu’un ?
    A part ma rédactrice en chef, vous voulez dire ?
    Oui.
    Non.
    Bien.
    Le flic « geek » reprit la parole :
    Avez-vous enregistré ces images quelque part ? En dehors du Kloud ?
    Bien sûr que non, répondit Gérald. Ça serait illégal.
    Le flic le regarda avec un petit sourire, l’air de dire : « Te fous pas de ma gueule ».
    Avant de partir, on peut jeter un coup d’œil à votre appartement ?
    Faites comme chez vous.
    Il les guida à travers la cuisine, puis le salon, les deux chambres, la salle d’eau, enfin le débarras où il rangeait entre autres sa collection de vieux ordinateurs.
    Ça vous sert à quoi ? demanda l’armoire à glace.
    A rien, c’est juste une collection. Je l’ai commencée quand j’ai écrit mon bouquin sur Steve Joke.
    Posés par terre, sur des tables ou des étagères, il y avait, parmi beaucoup d’autres machines, des vieux PC (presque un par version de "Windows"), le premier Pear, un Atari, un Amiga, et même un antique Zénith.
    A votre place je collectionnerais plutôt les timbres, marmonna le moustachu d’un ton pince-sans-rire : ça tient moins de place.
    Oh mais j’ai aussi une collection de timbres. Vous voulez la voir ?
    Non merci.
    En refermant la porte du débarras, il eut du mal à cacher son soulagement. Il avait en effet omis de préciser qu’il se servait de l’un de ces vieux PC pour écrire une partie de ses articles et la plupart de ses bouquins. Bien qu’aucune loi n’interdit formellement de sauvegarder sur un disque dur au lieu du Kloud, c’était en effet fortement déconseillé. Il les raccompagna à la porte.
    Eh bien merci Monsieur Jacquet, dit le petit en lui tendant une main gantée de cuir noir. Continuez à écrire de bons articles.
    Merci.
    Au revoir.
    Ils sortirent, et il referma la porte derrière eux avec une certaine satisfaction. Il se rua dans la cuisine, et se prépara un café très fort. Il imprima la dernière édition du « Figaro », et la lut en buvant son café et en mangeant des tartines de confiture de framboise. Comme il le supposait, son article avait été censuré. Mais il n’avait pas trop à se plaindre, il figurait en première page et était illustré de deux des photos qu’il avait prises cette nuit. Ce qui lui échappait, c’était la raison de la visite des deux flics. Lui faire peur ? Pourquoi ? Il n’était pas un rebelle. Ou alors, un tout petit rebelle.
     
    Il venait de prendre une douche, quand Ghislaine Duringer l’appela.
    Bonjour.
    Bonjour. Et merci pour les coupures.
    Je t’avais dit que ça ne passerait pas.
    Et en plus j’ai eu la visite des flics.
    Ah ? Qu’est-ce qu’ils te voulaient ?
    Je ne sais pas, mais ça avait sûrement un rapport avec mon article.
    Sans doute.
    Il y eut un instant de silence, et puis elle reprit :
    Tu peux passer me voir ?
    Quand ?
    Le plus tôt sera le mieux. Ce matin, si tu veux.
    Pas de problème. Je finis de m’habiller et j’arrive.
    Disons midi ?
    OK.
    Il coupa la communication, se demandant avec curiosité ce qu’elle lui voulait. Cela faisait trois semaines qu’il ne s’était pas rendu dans les locaux du journal, mais c’était normal, il n’avait aucune nécessité d’y passer souvent.
     
    Le siège du « Figaro » se trouvait toujours boulevard Haussmann, dans un immeuble qui avait été à peine modernisé au cours des vingt dernières années. Le design des ordinateurs était plus futuriste, et il y avait moins de personnel, mais à part ça presque rien n’avait changé depuis ses débuts dans le métier. Il salua ses collègues, avant de se diriger vers le bureau de Ghislaine Duringer. Il travaillait avec elle depuis une dizaine d’années. Ils se connaissaient bien, et avaient même plusieurs fois couché ensemble, sans qu’une véritable histoire naisse entre eux. Elle était trop professionnelle, sans doute, et ne fréquentait la gent masculine que par hygiène. C’était une grande femme blonde, assez musclée. Elle approchait de la cinquantaine (elle avait quelques années de plus que lui), mais ne faisait pas son âge. Il lui fit la bise, et s’assit en face d’elle.
    D’abord, bravo pour ton article, commença-t-elle. En un délai si court, c’est presque un exploit.
    Il fronça les sourcils. Si elle débutait par les compliments, c’était mauvais signe.
    Merci, dit-il. Alors, et cette fameuse panne ?
    La rédactrice en chef du « Figaro » était la personne la mieux renseignée qu’il ait connue de sa vie.
    Il paraît que ça venait de l’est, répondit-elle. Depuis que la plupart des centrales nucléaires européennes ont été arrêtées, le réseau électrique est fragile.
    Bien sûr.
    Tu veux un café ?
    Oui, ce n’est pas de refus.
    Elle se leva pour lui en préparer un à la machine qui se trouvait derrière son bureau, et revint avec une tasse d’expresso fumant. Elle la posa devant lui.
    Merci, dit-il.
    De rien.
    Tu crois vraiment que les gens qui ont vu les lumières des avions s’éteindre ont rêvé ?
    Je n’en sais rien. Et à vrai dire, ce n’est pas mon problème.
    En admettant que ça soit vrai, qu’est-ce qui aurait pu provoquer ça ?
    Aucune idée.
    Ça fait penser à l’effet d’une bombe à neutron.
    C’est toi le spécialiste. Mais je ne t’ai pas fait venir pour ça.
    J’imagine.
    Elle ouvrit un tiroir de son bureau, et en sortit une chemise cartonnée bleue.
    C’est ton dossier.
    Ça y est, je suis viré ?
    Mais non ! Pourquoi dis-tu ça ?
    Ben tu sais, quand on commence la journée en étant réveillé par la police, on peut s’attendre à tout. Tu connais la phrase fameuse de Churchill, sur la différence entre la dictature et la démocratie ?
    A propos du laitier ? Oui, je la connais. Mais il n’était pas 6 heures du matin.
         Il devait vraiment être fatigué, car il faillit lui demander comment elle le savait, alors que c’était pourtant évident : à 6 heures du matin, il était encore en train de crapahuter près du site du crash, à la recherche de photos à prendre et de témoins oculaires à interviewer.
    Un point pour toi, dit-il.
        Elle eut un petit sourire – son sourire habituel de « Madame J’ai Toujours Raison » -, puis ouvrit la chemise, examina d’un œil distrait plusieurs documents, enfin croisa les mains et le regarda fixement.
    Tu pars bien en vacances dans quinze jours ?
    Oui. Il faut que je sois en forme, pour l’ouverture du procès.
          Le procès en question était celui du nucléaire. Après presque quinze ans de préparation – un record, sans doute -, il allait enfin débuter le 1er septembre 2036. Le 15 octobre 2021 vers quatre heures du matin, la centrale du Blayais (Gironde) avait été frappée par les effets conjugués d’une forte tempête et d’une grande marée, qui avaient provoqué une inondation du site. Des erreurs humaines, jointes au mauvais état des installations (il apparut au cours de l’enquête qu’elles n’avaient pas été convenablement entretenues durant les années précédentes), enfin l’impossibilité pour les secours d’accéder au site en raison de l’inondation de l’unique route d’accès (dont les écologistes dénonçaient la vulnérabilité depuis longtemps), avaient abouti au pire des scénarios : au cours des jours suivants, trois des quatre réacteurs avaient explosé, causant la mort de plus de 3.000 personnes, sans compter toutes celles qui avaient été irradiées. On avait dû évacuer la région dans un rayon de 40 kilomètres. L’évacuation de Bordeaux et Royan, les grandes villes les plus proches de la centrale, avait même été envisagée un moment. Les conséquences humaines, écologiques, économiques et aussi politiques de l’accident du Blayais furent incalculables. Venant après les catastrophes de Tchernobyl et de Fukushima, ce désastre agit comme un révélateur dans le monde entier, et porta le coup de grâce à l’industrie nucléaire. Un vent de colère souffla sur les populations des pays industrialisés, qui réalisèrent enfin qu’on leur avait menti depuis des dizaines d’années à propos de la sécurité des centrales nucléaires. En France, cela se traduisit par le renversement d’alliance des écologistes, et l’apparition de la fameuse coalition brun-vert, qui permit au Front patriotique et à ses alliés d’accéder au pouvoir à l’occasion des élections présidentielles de 2022. A cette date la France tirait encore 70% de son énergie du nucléaire (contre 80% à l’époque de Fukushima), et bien sûr la reconversion dans les énergies classiques ou « propres » ne fut pas une mince affaire. Cependant on y parvint tant bien que mal, d’abord en mettant fin à l’invraisemblable gâchis qu’avait entraîné la politique du tout-nucléaire, et puis en s’inspirant de l’exemple de pays bien plus avancés dans le domaine des énergies vertes, comme le Japon, l’Allemagne et l’Autriche, auprès desquels on acquit – souvent au prix fort - matériel et technologie.
  25. Gouderien
    (Ce prologue est surtout là pour montrer au lecteur qu'on n'est pas là pour rigoler. Le personnage principal n'apparaîtra qu'au chapitre Un. Les différents membres de la famille Le Bihan dont je parle ne sont pas rappeler une famille réellement existante et très active dans le domaine politique, mais enfin c'est du roman. Tout ce que le lecteur a besoin de savoir, c'est que la France dans laquelle arrivent ces événements est dirigée par un régime assez autoritaire, depuis pas mal de temps. L'époque est d'ailleurs plutôt troublée sur le plan international. Pardon pour la présentation, c'est mon premier blog sur ce forum et je ne maîtrise pas encore l'outil.) 
    Prologue.
    Paris, palais de l’Élysée, 17 juin 2036.
    Michèle Le Bihan, 26e présidente de la République française, regarda sa montre. 21h06. Elle se leva, jeta un coup d’œil sur les dossiers qui s’entassaient sur son vaste (et précieux) bureau, puis alla à la fenêtre. Elle écarta légèrement un rideau et, d’un œil distrait, observa le parc. En cette période de l’année les journées étaient particulièrement longues, et la nuit n’était pas encore tombée. A la lumière déclinante du jour, elle aperçut deux gendarmes en patrouille, accompagnés d’un chien. La sonnerie du téléphone de son bureau se mit à tinter, interrompant brutalement sa contemplation. Beaucoup de gens se faisaient implanter maintenant directement un émetteur-récepteur miniaturisé près du conduit auditif – sauf avis contraire des parents, l’opération était même pratiquée automatiquement dans les maternités peu après la naissance – mais, sur ce point comme sur d’autres, la petite fille du fondateur du Front patriotique était « Old school », et elle avait toujours refusé cette concession à la modernité. Elle décrocha.
    Oui ?
    C’est moi.
    Elle reconnut la voix de son mari, Bertrand. C’était normal. Une fois de plus, elle était en retard.
    Tu sais l’heure qu’il est ? demanda-t-il. On n’attend plus que toi pour passer à table.
    Elle discerna le ton de reproche à peine dissimulé dans sa voix, et poussa un soupir.
    J’arrive, dit-elle.
    Elle raccrocha le combiné. Elle jeta un regard de regret à ses dossiers, en particulier à une épaisse chemise rouge. Cela faisait déjà plusieurs jours qu’elle planchait avec ses conseillers sur l’épineux problème de la taxe sur les transactions financières. Quand sa tante Martine était arrivée au pouvoir en 2022, l’une de ses premières décisions avait été de porter à 1% la TTF, qui n’était jusque-là que de 0,2% - un taux symbolique, largement insuffisant pour mettre au pas la finance. Devant les hurlements des banquiers, des patrons et autres économistes distingués, elle avait répliqué que c’était ça, ou la fermeture de la Bourse. Après douze ans d’application de ce taux, Michèle Le Bihan avait promis à ses électeurs de procéder à un bilan de la TTF. La chemise rouge contenait précisément le rapport de la Cour des Comptes, ainsi que ceux de deux experts indépendants. Or ces rapports étaient contradictoires. L’un des experts accusait la TTF d’avoir fait perdre 0,5% de croissance par an à la France. L’autre économiste, bien au contraire, soulignait que cette taxe, jointe aux autres mesures prises par la présidente du Front patriotique peu après son élection : décret interdisant dorénavant à l’État de faire appel aux banques privées pour ses emprunts, et utilisation massive de la planche à billets par la Banque de France (ce qui avait entraîné une certaine inflation, mais bien inférieure à ce que prévoyaient les prophètes de malheur – « l’inflation est aujourd’hui le cadet de nos soucis », avait déclaré Martine Le Bihan), avait permis à la France, en quelques années, d’éponger une large partie de la dette faramineuse accumulée, au cours de décennies de mauvaise gestion, par les gouvernements précédents. Enfin la Cour des Comptes, prudente, estimait qu’il était encore trop tôt pour juger de l’efficacité de cette mesure fiscale. C’était un véritable casse-tête, qui donnait des migraines aux spécialistes eux-mêmes, mais Michèle allait devoir trancher, et en plus elle n’avait que peu de temps pour cela. Pour sa part elle se méfiait profondément de l’économie virtuelle, mais elle voulait être certaine de prendre la bonne décision. Elle se jura de retourner travailler après avoir consacré deux heures à sa famille. Cependant, ce programme allait être bouleversé. Une autre sonnerie retentit. Elle mit un instant à comprendre d’où provenait le son. C’était ce que l’on appelait autrefois le « téléphone rouge », l’appareil qui reliait directement la présidence française à la Maison blanche (il existait aussi l’équivalent pour l’Allemagne, la Russie et la Chine). Cette liaison avait beaucoup servi dans la période de crise précédente, mais en ce moment les choses allaient mieux, et cela faisait un moment qu’elle n’avait pas entendu cette sonnerie. Elle décrocha, en se demandant quelle catastrophe allait encore lui tomber sur la tête…
    Une voix masculine impersonnelle annonça :
    The president of the United States is calling.
    Puis on lui passa Greg Simons, locataire actuel de la Maison Blanche.
    Hi ! fit-il. How are you, Michèle ?
    Fine, and you?
    Not so fine, I’m afraid…
    Elle sentit quelque chose se nouer au creux de son estomac. S’il commençait comme ça, ce n’était pas bon signe… D’une voix lugubre, il déclara :
    I have received bad news from Russia.
     
    La conversation dura vingt minutes. Quand elle raccrocha enfin le combiné, Michèle Le Bihan semblait avoir pris dix ans. Elle s’écroula dans le fauteuil de son bureau, puis sortit d’un tiroir une petite bouteille d’un cognac de grande marque et un verre, le remplit et en but d’un trait le contenu. Elle se releva, et observa son visage dans le grand miroir qui tapissait le mur du fond. Elle s’attendait à se trouver des cheveux blancs, mais heureusement ce n’était pas le cas. Le téléphone sonna à nouveau. Naturellement, c’était son mari.
    Alors ? demanda Bertrand.
    Son époux était un homme exceptionnellement patient – il en fallait pour exercer la fonction de « premier homme de France » - mais là, elle sentait qu’il était à bout. Ce fichu métier finirait par ruiner leur couple… Mais en ce moment l’avenir de son ménage n’était sûrement pas son souci numéro un.
    Je suis désolée, dit-elle d’une traite, je ne pourrai pas dîner avec vous ce soir.
    Quoi ?
    On vient de m’avertir d’une nouvelle assez grave.
    Qu’est-ce qui se passe encore ?
    Elle se rendit compte avec un sentiment d’effroi qu’elle ne pouvait pas lui en parler. Il allait falloir qu’elle invente un mensonge, et elle avait horreur de ça.
    Je t’expliquerai ça plus tard.
    Mais tu auras fini quand ?
    Je ne sais pas… Dans la nuit sans doute.
    Eh bien… C’est gai. Alors bon courage, et à demain.
    Bonne nuit.
    Du courage, oui, il allait lui en falloir. Elle appuya sur un bouton. La porte s’ouvrit, et la grande carcasse de Gustave Suffisant, son secrétaire particulier, dont le bureau se trouvait juste à côté du sien, apparut dans l’encadrement.
    Oui ? demanda-t-il.
    Elle s’efforçait de dominer ses émotions, mais il dut sentir que quelque chose n’allait pas car il ajouta aussitôt d’un ton inquiet :
    Vous vous sentez bien, Madame la présidente ?
    Oui. Mais je dois t’annoncer que tu n’es pas près de rentrer chez toi. Tu vas me convoquer immédiatement le Premier ministre, le ministre de la Défense, le ministre de l’Intérieur…
    Quoi ? Mais vous savez bien que le Premier ministre doit prendre l’avion dans une heure pour son voyage officiel en Inde.
     Après la terrible guerre nucléaire qui avait opposé ce pays à son voisin le Pakistan, l’Inde était en pleine reconstruction, et la France espérait bien obtenir sa part du gâteau, dans ce qui était déjà considéré comme le marché du siècle. 
    L’histoire de cette guerre était extravagante, et démontrait, s’il en était besoin, qu’en ce terrible XXIe siècle, tout pouvait arriver. Linda Kramer, jeune lycéenne de Toronto, avait été honorée par le « Guiness Book des Records » du titre douteux de « Individu ayant, dans toute l’histoire de l’humanité, entraîné la mort du maximum de gens, dans le minimum de temps et au prix du minimum d’efforts ». Les détails de son aventure n’étaient pas connus avec certitude, car quand elle avait pris conscience de ce qu’elle avait fait, elle s’était jetée du 4e étage du commissariat de police où elle était interrogée, et n’avait pas survécu à la chute. Cette hackeuse de 14 ans était certainement un génie de l’informatique. Comme dans un vieux film des années 80, « Wargames », elle s’était introduite dans les ordinateurs du ministère de la Défense du Pakistan, avait contourné tous les pares-feux et, par jeu semble-t-il, avait déclenché la mise à feu d’un missile porteur d’une charge nucléaire. Certains spécialistes estimaient que c’était impossible, et doutaient de la véracité de cette version ; l’ordinateur de la jeune fille était entre les mains de la police canadienne, qui n’avait pas encore rendu publiques ses conclusions. Quoi qu’il en soit, le missile s’écrasa dans la banlieue de Mumbai (l’ex-Bombay) le 12 juillet 2032, provoquant la mort de deux millions de personnes et occasionnant des dégâts colossaux. Refusant d’écouter les excuses des autorités pakistanaises, qui proclamaient que ce tir était dû à une erreur informatique, l’Inde avait immédiatement riposté avec ses propres armes nucléaires, causant d’immenses pertes civiles et militaires au Pakistan, et rasant plusieurs villes. Ce qui naturellement avait à son tour entraîné une contre-attaque pakistanaise. Quand, au bout de trois jours, les Indiens avaient enfin admis qu’un simple bug était à l’origine du conflit, et avaient accepté le cessez-le-feu proposé par l’ONU, les USA, la Chine et la Russie, on estime que plus de cent millions de personnes avaient déjà péri, sans compter l’immense foule des irradiés ; quant aux retombées nucléaires, elles concernèrent l’ensemble de la planète. L’Inde avait subi des pertes gigantesques, mais le Pakistan, lui, avait presque cessé d’exister – ce qui ne chagrinait pas beaucoup certains pays, qui avaient toujours vu dans cet État un repaire d’islamistes, au point que les partisans de la théorie du complot doutaient fortement qu’une simple hackeuse de 14 ans soit à l’origine d’un tel carnage. Un prétendu « Journal de Linda Kramer » avait été publié, et s’était vendu à des millions d’exemplaires dans le monde, avant que l’on réalise qu’il s’agissait d’un faux grossier.
     
    Tant pis, dit-elle. On va le décommander. On s’excusera auprès du gouvernement indien. Convoque aussi le ministre du Budget et le secrétaire d’État aux Risques naturels majeurs.
    C’est tout ?
    Pour le moment, oui.
          Son cerveau fonctionnait à plein régime. Soudain elle se rendit compte qu’il était impossible de mettre déjà autant de gens au courant. Avant qu’il ne sorte, elle lança :
    Non ! J’ai changé d’idées. Finalement, convoque uniquement le Premier ministre. Pour les autres, on verra plus tard.
    Comme vous voulez.
    Une fois le secrétaire sorti, elle rouvrit son tiroir et but à même la bouteille tout ce qui restait de cognac. Elle se remémora soudain ce jour lointain, des années plus tôt, où elle s’était engagée dans la carrière politique - une tradition familiale, chez les Le Bihan. Si elle avait su à l’époque que ce chemin la mènerait dans ce palais – tout ça parce qu’un jour fatal de mars 2027, on lui avait demandé de remplacer au pied levé comme candidate du Front patriotique à la présidence de la République sa tante, Martine Le Bihan, qui venait d’être assassinée par un terroriste, alors qu’elle avait toutes les chances d’être réélue pour un second mandat -, et qu’un soir de juin elle recevrait un tel appel téléphonique, nul doute qu’elle aurait choisi un autre métier. Infirmière. Ou coiffeuse. Oui, coiffeuse ce n’était pas si mal finalement. Elle se regarda une fois de plus dans la glace, et se trouva une tête affreuse. Pourtant, il allait falloir qu’elle se montre forte. Et discrète. C’était ça le pire. Personne ne devait savoir. Enfin, presque personne. En y repensant, elle se dit que le plan que lui avait exposé le président américain ne pourrait pas rester secret bien longtemps. Avec les moyens de communication modernes, et surtout la multitude de pirates, hackers et autres cyber-terroristes qui sévissaient sur le Worldnet et le Darknet, aucun secret ne pouvait être considéré comme inviolable. La guerre entre l’Inde et le Pakistan avait montré à quel degré de dangerosité en était arrivé ce qu’on n’avait considéré jusque-là que comme une simple nuisance. Elle n’était même pas certaine que son propre ordinateur soit « safe », comme on disait, même si les meilleurs spécialistes veillaient à sa sécurité. Et quand, tôt ou tard, le grand public apprendrait la nouvelle, elle n’osait même pas imaginer les réactions des gens. Ce serait d’abord la panique, et puis ensuite, peut-être, la révolution. On prendrait d’assaut l’Élysée, et on la lyncherait. On la pendrait à un réverbère. Oui, c’était sans doute comme ça que ça finirait. Et le pire, c’est que d’une certaine manière elle l’aurait mérité. Elle s’ébroua. Si elle commençait à réagir comme ça, c’était fichu d’avance. Elle se demanda un instant comment se serait comportée sa tante dans une pareille situation. La seule chose certaine, c’est qu’elle n’aurait pas joué les Caliméro en se plaignant que le monde était vraiment trop injuste.… Il n’y avait pas une minute à perdre. Elle appuya sur un bouton, et Gustave Suffisant réapparut presque instantanément à la porte, comme s’il était caché derrière, attendant qu’elle ait besoin de ses services.
    Madame ? s’enquit-il avec son calme habituel.
    Vous avez joint le Premier ministre ?
    Oui, mais il se demande bien…
    Il le saura largement assez tôt. En attendant qu’il arrive, appelez-moi le Premier ministre indien.
    Entendu.
    Il ressortit. D’un geste machinal elle rouvrit son tiroir, mais il n’y avait plus de cognac. Dans le meilleur des cas, cette histoire allait lui coûter son couple, et la rendre alcoolique. Dans le pire… Elle préférait ne même pas y penser.
×