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2036. Chapitre Cinq : Rendez-vous à l'hôtel Crillon (5).


Gouderien

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Après avoir longuement hésité, Gérald s’habilla en gris clair, avec une chemisette blanche : sobre, classique et surtout léger, en raison de la chaleur. Il arriva dans les studios de Nation2, à Saint-Cloud, peu avant 18 heures. Sophia Wenger était déjà là, et ils se saluèrent. Il rencontra brièvement Roland Viellepousse, le journaliste qui devait les interviewer ; c’était un bellâtre blond et ignorant, qui avait la sale manie de couper systématiquement la parole à ses invités dès qu’ils étaient un peu trop diserts à son goût. Puis on l’emmena se faire maquiller, ce qui fut assez long. Sophia et lui se retrouvèrent ensuite dans une pièce proche du plateau, où on leur servit des rafraîchissements ; une télévision accrochée au mur diffusait le programme de Nation2. La jeune femme était plus belle que jamais, vêtue d’une robe rouge fuchsia qui découvrait ses bras et ses jambes. Avant qu’on ne les invite à entrer sur le plateau, ils durent subir le journal de Roland Viellepousse, durant lequel le présentateur, avec une satisfaction visible, énuméra les catastrophes du jour : guerre civile aux États-Unis et en Chine, famine en Afrique, tremblement de terre à Java, ouragan force 6 aux Caraïbes, accident de chemin de fer en Italie, canicule record sur l’Europe, etc. Enfin ce fut à eux. Gérald envisageait ce passage à la télévision comme une corvée, mais il était en-dessous de la vérité, car ce fut bien pire. D’abord le présentateur n’en avait que pour la belle musicienne, et c’est à peine s’il eut l’occasion de placer un mot. Par contre, on voulut à tout prix lui faire dire qu’il y avait quelque chose entre Sophia et lui, et il eut toutes les peines du monde à tenter de rétablir la vérité. Il faisait très chaud sur le plateau en raison des projecteurs, et bientôt, l’énervement aidant, il se retrouva en sueur ; Sophia, elle, était fraîche comme une rose, comme d’habitude. Elle parla de son prochain concert à Paris et de sa future tournée en Russie, et l’incorrigible Viellepousse demanda à Gérald s’il en serait.

  • Pas à ma connaissance, non, répondit-il.

Comme quoi tout le monde peut se tromper. On avait installé un piano sur le plateau, et on demanda à la jeune femme de jouer quelque chose ; elle choisit un morceau de Schumann, et ce fut le moment le plus agréable de cette soirée.

Mais le pire, c’est qu’ensuite on fit venir des invités : Paul Ricquert, un idéologue du Front patriotique, et pour équilibrer les choses – car Nation2 se voulait une chaîne de télévision politiquement neutre, même si tout le monde savait de quel côté elle penchait en fait – Christelle Ragot, une mégère d’extrême gauche légèrement timbrée, vaguement écrivaine mais dont personne ne lisait plus les livres depuis longtemps. Naturellement Ricquert attaqua sur la question des clandestins, tandis que Ragot les couvrait d’injures, Sophia et lui, pour avoir tué trois Africains innocents. Puis les deux invités s’engueulèrent entre eux, et l’émission s’acheva dans le chaos le plus total.

En sortant du plateau, on les invita à boire un verre, mais malheureusement la harpie Ragot était encore là, ce qui gâcha un peu l’ambiance. Et puis ils quittèrent les studios, et il eut à peine le temps de dire au revoir à la pianiste – « See you soon » lança-t-elle en s’éloignant -, que les appels commencèrent à se succéder : d’abord son père, qui voulait aller casser la gueule à cette Christelle Ragot, puis Ghislaine, qui l’avait trouvé très bien, et puis le magazine « Closer », immédiatement suivi par « Grazia » : l’un et l’autre voulaient à toute force faire un reportage sur Sophia et lui ; il refusa sèchement. Il rentra chez lui très énervé, et la perspective de son rendez-vous du lendemain n’était pas faite pour le calmer.

 

Samedi 2 août 2036.

Le lendemain, Gérald était d’une humeur massacrante. Il tourna toute la matinée chez lui comme un lion en cage, déjeuna rapidement, puis se décida à sortir en début d’après-midi. Il avait mis ses Ray-ban, à la fois en raison du soleil et pour ne pas qu’on le reconnaisse. Il alla au musée du Louvre, qui était sur son chemin ; au moins y faisait-il un peu plus frais, sauf sous la fameuse pyramide, où on aurait pu faire pousser des bananes. Il passa devant de nombreux tableaux sans les voir, tellement il était obsédé par son rendez-vous à venir. Vers 16 h 20, il ressortit, prit sa voiture et alla se garer place de la Concorde, ce qui lui prit un moment. A 16 h 45, il pénétra dans le célèbre hôtel Crillon (pour être précis : hôtel de Crillon), et se mit à la recherche du fameux bar « les Ambassadeurs ». Cela faisait une éternité qu’il n’était pas venu ici, mais il se repéra facilement. Comme il était un peu en avance, il décida de s’offrir un verre.

  • Une Vodka-Martini avec une rondelle de citron, commanda-t-il au serveur ; au shaker, pas à la cuiller.

C’était une des boissons favorites de James Bond, et ça faisait très longtemps qu’il avait envie de dire ça ; c’était le moment où jamais. Il était en train de déguster son cocktail en admirant la décoration du bar quand, à 17 heures précises, un grand type en costume gris impeccable, cravate bleue nouée autour du cou malgré la canicule, s’approcha de lui.

  • Monsieur Jacquet ? demanda-t-il d’un ton aimable.

  • Lui-même.

L’homme lui montra, rapidement et discrètement, une carte avec sa photo barrée de tricolore ; il eut le temps de lire « Colonel François Geffrier » et en-dessous : « DGSE ».

  • On vous attend, déclara l’officier.

Gérald n’eut que le temps de finir sa Vodka. Il voulut la payer, mais l’homme dit :

  • On s’en occupera.

Alors il le suivit.

 

Ils gagnèrent une berline Citroën noire, qui était garée non loin du palace. Ils montèrent à l’arrière, et le chauffeur démarra aussitôt.

  • Où allons-nous ? demanda le journaliste.

  • Dans les locaux de mon service, rue Saint-Dominique.

Cela faisait longtemps que le ministère de la Défense avait déménagé ailleurs, mais apparemment il avait conservé quelques annexes dans cette célèbre rue de la rive gauche. C’était le mois d’août, et la circulation était assez fluide. Il ne leur fallut qu’une quinzaine de minutes pour parvenir à destination.

Ils se garèrent devant le numéro 16, tout près de l’ancien ministère, et le colonel invita Gérald à descendre. C’était un petit immeuble, avec une porte cochère surmontée d’un blason tricolore marqué « RF ». Le colonel tapa un code, puis poussa l’un des montants. Ils entrèrent dans une cour où stationnaient deux factionnaires en uniforme, pistolet-mitrailleur au côté. Entre eux, une porte. Là encore, l’officier dut entrer un code pour entrer. Ils se retrouvèrent dans un couloir, où s’alignaient plusieurs portes de chaque côté ; au bout se trouvait un ascenseur.Geffrier le fit entrer dans une petite pièce sur la gauche ; là, deux fonctionnaires de police vérifièrent l'identité de Gérald, y compris en lui faisant passer un scanner de l’œil. Apparemment satisfaits du résultat, ils les laissèrent continuer leur chemin. Ils gagnèrent l’ascenseur. La cabine, ultra-moderne, était peinte en gris et blanc ; le panneau de commande ne comportait que cinq boutons. Le colonel appuya sur celui du bas. Ils descendirent très rapidement. Toujours sans un mot, l’officier ouvrit la porte et laissa Gérald passer devant. Des couloirs peints en jaune s’ouvraient dans tous les sens, et le journaliste songea qu’il aurait aussi bien pu se trouver dans un hôpital. Naturellement, les locaux étaient climatisés, et cela sentait le désinfectant. Des numéros et des flèches peints en noir en haut des murs permettaient de se repérer.

  • Par ici, indiqua Geffrier en le conduisant vers la gauche.

Là encore, des plantons en uniforme montaient la garde à intervalle régulier. Enfin le colonel ouvrit une porte, que rien ne distinguait apparemment des autres, sauf le grand « 1 » peint en haut du mur, juste à côté.

  • Nous y voilà, annonça-t-il.

Devant Gérald s’étendait une immense salle, aux murs couverts d’écrans et de cartes ; une vaste table en occupait le centre, et deux hommes et une femme se tenaient assis là ; ils se levèrent en les apercevant. Un peu à l’écart, un bidasse en uniforme était assis devant un ordinateur. Un autre soldat surveillait la porte. Et, tout au fond de la pièce, dans un recoin sombre, un sixième individu était également assis, immobile, le visage dissimulé dans la pénombre.

Un grand type taillé en armoire à glace et vêtu d’un costume de prix s’approcha du journaliste et lui tendit la main :

  • Nathan Serreules, conseiller du Premier ministre.

  • Enchanté, marmonna Gérald.

Son comparse se présenta à son tour ; il était plus petit et plus âgé, moustachu, le crâne dégarni, et habillé de vêtements plus ordinaires ; il lui serra également la main, d’une poigne énergique :

  • Commandant Lucas Trifaigne, DCR.

  • Ravi de vous rencontrer.

La DCR, Gérald le savait, c’était la Direction centrale du Renseignement. Pas précisément n’importe quoi.

Enfin l’unique femme du groupe lui tendit la main. Elle devait avoir la quarantaine, portait des lunettes, les cheveux coupés court, et était vêtue d’un tailleur gris.

  • Professeur Emma Courson, déclara-t-elle. Je suis spécialiste en physique nucléaire, et j’appartiens au CERN.

  • Enchanté.

Gérald savait que l'Organisation européenne pour la recherche nucléaire, aussi appelée laboratoire européen pour la physique des particules et couramment désignée sous l'acronyme CERN (du nom du Conseil européen pour la recherche nucléaire, organe provisoire institué en 1952), était le plus grand centre de physique des particules du monde. Même si l’Europe unie n’existait plus, certaines organisations internationales lui avaient survécu ; le CERN en faisait partie.

  • Asseyez-vous, commanda Geffrier. Je crains que nous en ayons pour un moment.

Discipliné, le journaliste choisit un siège au hasard, parmi la demi-douzaine qui entourait la table ; ses quatre interlocuteurs s’installèrent dans les autres.

  • Monsieur Jacquet, commença Serreules, qui semblait être le leader du groupe. Avez-vous la moindre idée de la raison pour laquelle nous vous avons fait venir ?

  • Eh bien, déclara Gérald avec hésitation, je suppose que vous avez quelque tâche à me confier ? Que cela arrive quinze ans après mon départ du Service, je dois dire que cela me laisse pantois, mais vous avez certainement vos raisons, bien que je ne distingue pas lesquelles.

Serreules regarda ses trois comparses ; il semblait ne pas savoir par où débuter. Puis Trifaigne prit la parole à son tour :

  • Est-il nécessaire de préciser que tout ce que vous allez entendre ici est marqué du sceau du secret le plus absolu ? Que vous acceptiez ou pas la mission que nous allons vous confier, rien de ce que vous allez apprendre ne doit franchir ces murs.

  • C’est évident, dit Gérald. J’ai appartenu aux forces spéciales, puis à la DGSE ; je connais la musique.

  • Je vois que nous sommes sur la même longueur d’onde.

  • Et je suis rassuré de constater que vous me laisserez la possibilité du choix.

  • Bien entendu. Nous sommes entre gens civilisés, tout de même.

  • Évidemment.

  • Bien, dit Serreules.

Il désigna l’écran principal qui couvrait une grande partie du mur, juste devant eux.

  • Nous avons pensé qu’afin de vous expliquer le plus rapidement possible la situation délicate dans laquelle nous nous trouvons, et le rôle que vous serez éventuellement amené à jouer afin de la dénouer, le mieux était encore de vous montrer cela par l’image. Vous allez donc voir trois films, le premier étant le plus long. Maintenant, je laisse la parole au professeur Courson.

  • Tout d’abord, une question, commença-t-elle d’une voix douce : savez-vous ce qu’est un accélérateur de particules ?

Gérald s’était attendu à tout, sauf à ce genre de question.

  • Euh… balbutia-t-il. C’est un appareil très grand et très coûteux, qui sert à la recherche en physique nucléaire, non ?

Emma Courson fit une moue approbatrice :

  • Grosso-modo, c’est ça. En langage scientifique, on pourrait dire qu’un accélérateur de particules est un instrument qui utilise des champs électriques ou magnétiques pour amener des particules chargées électriquement à des vitesses élevées. En d'autres termes, il communique de l'énergie aux particules. On en distingue deux grandes catégories : les accélérateurs linéaires et les accélérateurs circulaires. Maintenant nous allons vous projeter un documentaire, déjà ancien mais ce n’est pas grave, à propos du Grand collisionneur de hadrons, un accélérateur de particules est entré en fonction le 10 septembre 2008 et qui est situé dans la région frontalière entre la France et la Suisse, entre la périphérie nord-ouest de Genève et le pays de Gex. C’est l’un des principaux outils de recherche utilisés par le CERN, même si c’est loin d’être le seul. Mais je vous laisse visionner ce film, qui vous expliquera tout ça mieux que moi.

  • Mathieu, c’est quand vous voulez, ordonna Trifaigne au soldat qui était assis devant l’ordinateur.

  • Bien commandant.

Toutes les lumières s’éteignirent, tandis que l’écran s’illuminait.

 

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