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2036. Chapitre Quatre : Disparue (4).


Gouderien

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Pendant que la jeune femme discutait avec les gendarmes, Gérald en profita pour se connecter discrètement à la « Wikipédia » sur son portable, et il lut la fiche de Sophia Wenger ; il dut se mettre à l’ombre d’un arbre pour pouvoir déchiffrer quelque chose, car la lumière du soleil, qui brillait de plus en plus fort, se reflétait sur l’écran. Elle était née à Londres le 13 août 2003 – elle était donc du signe du Lion -, et avait 32 ans. Elle était la fille de sir Edward Wenger, grand savant britannique, célèbre pour ses travaux en informatique et robotique. Selon la version officielle – contestée sur le Web par les amateurs de théorie du complot -, il s’était suicidé, pour des raisons indéterminées, une dizaine d’années auparavant. Elle était considérée comme l’une des plus grandes pianistes vivantes. On comparait parfois son style de jeu à celui de Svatoslav Richter, qu’on avait surnommé au siècle précédent « le Titan du piano ». En France, on n’aime pas trop que les gens sortent de la case qu’on leur a attribuée, aussi se contentait-on de signaler en passant qu’elle chantait également, notamment des airs d’opéras de Puccini et des lieder de Schubert, Mahler et Richard Strauss. Il passa à la version anglaise, qui était plus complète. Là, après un résumé très détaillé de sa carrière musicale, on rappelait que Sophia Wenger avait plusieurs hobbies. Elle adorait jouer au détective, et avait résolu des enquêtes criminelles sur lesquelles la police se cassait les dents depuis longtemps. C’était aussi une pratiquante assidue des arts martiaux, et elle avait atteint le plus haut degré de maîtrise possible dans deux de ces sports traditionnels. Elle avait écrit deux livres, l’un sur Frédéric Chopin, l’autre sur un sujet très différent, l’histoire des arts martiaux en Corée. On ne savait pas grand-chose de sa vie privée, sinon qu’elle était fiancée depuis des années à un joueur de tennis américain.

Il y avait des notes signalant des trous et des failles dans la biographie de la jeune femme, et renvoyant pour plus d’informations à des articles consacrés à ces questions, mais il n’eut pas le temps de les lire, car elle avait terminé sa conversation avec les gendarmes et revenait vers eux. Il ferma son portable.

  • Alors ? lança-t-elle. Par où commence-t-on ?

  • Que vous on dit les gendarmes ? demanda Philippe.

  • Rien de spécial. J’ai l’impression qu’ils pataugent, les malheureux. Si nous ne nous en mêlons pas, ça peut durer longtemps comme ça.

Soudain, son attention fut attirée par le chien :

  • Il a du flair ? demanda-t-elle.

  • Vous savez, dit Gérald, c’est plutôt un chien de garde et de défense.

  • Pourquoi l’avoir amené, alors ?

  • Des fois qu’on tombe sur les ravisseurs…

  • Je vois. Mais bon, c’est un chien, donc il a forcément un sens olfactif plus développé que le nôtre. Quelqu’un a un objet appartenant à la gamine enlevée ?

  • Oui dit Irène, j’ai ça.

Elle sortit de son sac à main un petit foulard rouge, enveloppé dans une pochette en plastique. Elle le présenta à Malabar, qui le renifla longuement.

  • Cherche, dit-elle.

Pendant un moment l’animal ne fit rien d’autre que regarder autour de lui d’un air perplexe, comme s’il se demandait ce qu’on lui voulait, puis il sentit à nouveau le foulard et partit à petits pas dans la rue Gambetta, où ils étaient un moment plus tôt.

  • Eh bien vous voyez, dit Sophia. Il semble savoir où aller.

  • J’espère que vous avez raison, dit Irène.

Le chien avança ainsi sur plus d’une centaine de mètres, la truffe au ras du sol, et ils dépassèrent la ferme qu’ils avaient aperçue de loin tout à l’heure, ainsi que plusieurs maisons. Et puis Malabar s’assit sur ses pattes de derrière, et ne bougea plus. Irène lui présenta à nouveau le foulard en répétant « Cherche ! », mais il ne voulut rien savoir.

  • C’est comme si la piste se terminait ici, constata Gérald.

  • Alors, c’est à partir d’ici qu’il faut chercher, conclut Sophia. Le repaire des ravisseurs ne doit pas être loin.  

Comme elle s’agenouillait afin d’examiner le sol de plus près, sa jupe remonta, découvrant encore un peu plus ses cuisses galbées. A Gérald, qui lui faisait observer qu’elle n’avait pas choisi la bonne tenue pour se livrer à ce genre d’exercice, elle répondit :

  • Ce n’est pas grave, je vous enverrai la facture de blanchissage !

  • Si vous retrouvez ma fille, je la paierai de grand-cœur ! Et même une autre tenue identique, si vous voulez !

  • Méfiez-vous, je pourrais vous prendre au mot ! Et ce n’est pas exactement bon marché.

Elle se releva, et jeta un regard circulaire. A leur droite se dressait une grande maison, en ruines bien entendu. Ce qui restait d’une enseigne permettait de voir que là se trouvait autrefois un café.

  • Puisque vous êtes si malin, Monsieur le journaliste célèbre, commença-t-elle, dites-moi donc en quoi cette bâtisse diffère des autres que nous avons aperçues jusque-là.

Tout le monde regarda dans la direction qu’elle indiquait. Et puis Irène lança :

  • Je sais ! Il y a beaucoup moins de végétation qu’ailleurs.

  • Bravo ! la félicita la pianiste.

Et c’est vrai que, contrairement à la majorité des maisons qui demeuraient encore debout, celle-ci avait été très peu envahie par les ronces, les plantes grimpantes, les racines et les mauvaises herbes. Elle se dirigea vers l’entrée ; la porte avait disparu. Tout le monde la suivit. Le chien trottinait derrière eux, s’efforçant de toujours conserver une distance raisonnable entre lui et la mystérieuse anglaise.

  • Et qu’est-ce que ça peut vouloir dire, cette absence de végétation ? demanda Sophia sur le ton d’une institutrice interrogeant des élèves.

  • Qu’on a fait du nettoyage, répondit Irène. Et donc que cette maison est encore utilisée de nos jours.

  • Exact.

  • Vous ne croyez pas, intervint Gérald, que des gens mal intentionnés auraient au contraire conservé cette végétation, et même en auraient rajouté, en guise de camouflage ?

  • Tout à fait, approuva la pianiste. Sauf si nous avons affaire à des gars pas très malins, ce que laisse déjà supposer la facilité avec laquelle les services de gendarmerie ont repéré l’origine de leur coup de téléphone.

Ils se trouvaient maintenant à l’intérieur de la maison, dans ce qui avait été la salle d’un bistrot. On discernait encore les vestiges d’un comptoir, ainsi que, dans un coin, une table et deux chaises cassées. Au mur, à côté d’un grand miroir piqué et très sale, s’affichait une antique publicité pour une marque d’apéritif.

  • Et si c’étaient les gendarmes qui avaient nettoyé ? objecta Philippe.

  • Pourquoi ici, et pas ailleurs ?

En tous cas ce nettoyage avait été sommaire, comme en témoignait l’épaisse couche de poussière qui recouvrait tout. On discernait par terre des traces de pas, sans savoir bien sûr à qui ils appartenaient ; ils les suivirent. A gauche du comptoir s’ouvrait une autre porte ; ils entrèrent, et se retrouvèrent dans une grande pièce qui avait dû, autrefois, servir de réserve, ainsi qu’en témoignaient les grands casiers à bouteilles, couverts de toiles d’araignées, qui occupaient deux des murs. Il faisait sombre, mais heureusement ils avaient pensé à emporter des torches électriques. Sur la droite, on voyait une trappe, qui devait déboucher sur une cave ; les pas se dirigeaient vers elle. Comme Gérald se précipitait déjà pour l’ouvrir, Sophia lança :

  • Attendez ! Il faut que je vérifie quelque chose.

Elle retourna dans la salle du bistrot, dont elle se mit à inspecter méthodiquement chaque centimètre carré, en commençant par les murs.

  • Qu’est-ce que vous faites ? demanda Philippe, étonné.

  • Si les ravisseurs sont bien ici, répondit-elle, ils ont certainement laissé un signe quelque part, pour prévenir d’éventuels complices. Vous pouvez m’aider, ça permettra de gagner du temps.

  • Et on recherche quoi ? demanda Irène.

  • N’importe quoi qui vous semble bizarre. Une marque, un dessin, quelque chose de ce genre.

A leur tour, ils se penchèrent donc sur les murs et le plancher du vieil estaminet, à la recherche de quoi que ce soit d’étrange. Dix minutes s’écoulèrent ainsi, sans qu’ils trouvent rien. Sophia en était arrivée à la vieille table entassée dans un coin en compagnie de deux chaises, quand tout à coup elle s’écria :

  • Je le savais ! Venez voir.

Ils s’approchèrent. Elle désigna une marque, tracée au milieu de la poussière qui recouvrait le meuble. On aurait dit un « H », avec une sorte de trait incurvé ressemblant à un sabre, en travers.

  • Vous n’avez jamais entendu parler de l’alphabet des voleurs ? demanda-t-elle.

Comme personne ne répondait, elle poursuivit :

  • C’est très ancien, ça remonte au moins au XVe siècle. Chaque pays a le sien. Les voleurs tracent ces signes près de la porte d’une maison – aussi discrètement que possible, naturellement. Par exemple un rond avec deux flèches tournées vers la gauche, ça veut dire « Ici danger ». Un triangle, c’est « Une femme seule ». La lettre « D », ça signifie « A cambrioler le dimanche ». And so on. Enfin en France, bien sûr, parce que dans d’autre pays c’est différent.

  • Et alors, ce signe, il veut dire quoi ?

  • Ça vient de l’alphabet des voleurs d’Afrique du Nord. Et ça signifie : « Nous sommes là ».

Elle les regarda d’un air triomphant :

  • Ils sont ici ! Nous les tenons !

Gérald photographia discrètement cette marque. Malgré les recherches qu’il effectua plus tard, il n’en retrouva aucune mention nulle part. Par la suite, il soupçonna qu’en fait Sophia avait dû la tracer elle-même dans la poussière déposée sur la table. Elle n’avait nullement besoin de signes pour la guider, puisque – ainsi qu’elle le reconnut à demi-mot, alors qu’ils crapahutaient dans la boue d’un marécage de la Russie profonde, plusieurs mois plus tard – elle savait parfaitement où se trouvaient les ravisseurs d’Agnès, et comment les rejoindre afin de libérer celle-ci. C’était juste de la comédie. A ce moment elle pouvait bien s’offrir le luxe d’être franche avec lui, puisqu’il était déjà tellement impliqué dans les événements, que nul retour en arrière n’était possible.

Le lecteur se demandera sans doute : pourquoi étaient-ils en train de patauger dans un marécage de l’immense Russie ? Et de quels événements est-il question ? Un peu de patience, s’il vous plaît !

 

Ils retournèrent dans la réserve et, cette fois, ouvrirent la trappe ; une volée de marches apparut. Ils les descendirent, et se retrouvèrent dans la cave classique d’un café, avec d’autres casiers – certains contenant encore des bouteilles vides -, de vieux tonneaux éventrés et même des futs de bière. La cave sentait le renfermé, le moisi, la vinasse abîmée et d’autres odeurs plus désagréables encore, qu’ils ne se donnèrent pas la peine d’identifier. Au moins y faisait-il frais, ce qui en ces temps de canicule constituait un avantage non négligeable. A la lueur des lampes électriques ils aperçurent encore de la poussière, des toiles d’araignées et même des squelettes de rats ou de souris.

  • Logiquement, il devrait y avoir une autre trappe quelque part, expliqua Sophia.

La cave n’était pas très grande ; d’autres traces pas les guidèrent rapidement vers une  nouvelle trappe. Ils l’ouvrirent, découvrant encore une volée de marches s’enfonçant dans l’obscurité. Sophia en descendit quelques unes, la torche électrique à la main. Puis elle remonta.

  • Ça semble très profond, dit-elle. Voilà ce que nous allons faire. Gérald, vous allez venir avec moi. Les autres, vous attendrez ici. Si d’ici une heure nous ne sommes pas revenus, vous allez cherchez les gendarmes.

  • Pourquoi ne pas les prévenir tout de suite ? demanda Philippe.

  • Parce que nous ne sommes pas certains que c’est bien ici que se trouve la cachette des ravisseurs.

  • Vous sembliez pourtant très affirmative, tout à l’heure.

  • Oui, mais je peux quand même me tromper. Il est possible que cette marque soit ancienne. Vous avez une lampe, Gérald ?

  • Oui.

  • Vous êtes armé, Monsieur Jacquet ? demanda Sandra avec son délicieux accent espagnol. Je peux vous prêter mon Glock, si vous voulez.

Et ce disant, elle ouvrit son sac à main, montrant l’arme en question.

Gérald hésita. Quand il était à l’armée, et plus tard lors de son entraînement en tant qu’agent de renseignements, il avait appris à se servir de nombreuses armes – et d’ailleurs il en avait utilisé certaines sur le terrain, quand il appartenait aux forces spéciales. Mais tout cela remontait à bien longtemps. Sophia décida à sa place :

  • Inutile. Je suis ceinture noire de deux arts martiaux coréens. Je peux vous garantir que je peux tout à fait neutraliser ces bandits toute seule, sans avoir besoin d’arme.

  • Et si eux sont armés ? objecta Philippe. Qu’est-ce que vous ferez ? Êtes-vous plus rapide que les balles ?

  • Oui, cher Monsieur, répondit-elle en le regardant droit dans les yeux.

Sur le moment, Gérald pensa qu’elle se vantait. Plus tard, il eut l’occasion de changer d’avis sur la question.

  • Assez discuté, trancha la pianiste. Ce n’est pas ainsi que nous retrouverons votre fille.

Et elle commença à dévaler cet escalier qui plongeait vers l’inconnu. Gérald la suivit, sans savoir si ce qu’il faisait était bien raisonnable.

  • Attention, dit-elle, les marches sont glissantes.
  • Pas de problème, répliqua-t-il, j'ai de bonnes chaussures.

Et c'était vrai : ignorant dans quoi cette aventure les entraînerait, il avait choisi des chaussures de randonnée.

  • Vous parliez d’arts martiaux coréens, dit-il au bout d’un moment, histoire d'alimenter la conversation. Je peux savoir lesquels ?

  • Pourquoi, vous vous y connaissez ?

  • J’ai pratiqué les arts martiaux à l’armée, mais plutôt ceux du Japon : judo, karaté, etc.

  • Bien sûr. Moi je suis spécialiste en Chung Sool Won et en Tang Mu do.

  • Jamais entendu parler.

  • Ça ne m’étonne pas. Très peu de gens en dehors de la Corée les connaissent. Ce sont des disciplines très anciennes, et presque secrètes, car elles sont très meurtrières. Alors il n'est pas question d'apprendre ça aux enfants de cinq ans dans les écoles, comme on le fait avec le judo. J’ai eu la chance de suivre l’enseignement de grands maîtres, et j’ai atteint le plus haut niveau possible – enfin c’est une façon de parler, parce que tant qu’on vit on ne doit jamais cesser de continuer à progresser, même si ça devient de plus en plus difficile. En Corée on m’appelle la « Légende vivante ».

Il sourit intérieurement. La belle avait sans doute beaucoup de qualités, mais ce n’est pas la modestie qui l’étouffait ! Comme si elle avait lu dans ses pensées, elle se retourna et lui braqua sa lampe dans la figure :

  • Je ne vous dis pas ça pour me vanter. C’est un fait, c’est tout.

  • Bien sûr, bien sûr !

Ils continuèrent à avancer pendant un moment sans parler. Ils avaient descendu au moins deux-cents marches, quand elle dit :

  • Je crois que nous arrivons en bas.

Ils se trouvaient à présent dans un couloir rectiligne, très légèrement en pente, et qui semblait s’étendre sur une longueur indéterminée, car le faisceau de leurs torches n’en atteignait pas l’extrémité. Il n’y avait qu’une seule chose à faire : le suivre.

Tout en marchant, elle revint sur le sujet des arts martiaux coréens, qui semblait lui tenir à cœur :

  • Celui – ou celle – qui maîtrise le Chung Sool Won ou le Tang Mu do devient un combattant très redoutable. Mais si jamais il apprend à combiner ces deux techniques, alors c’est l’Ange de la Mort en personne.

Eh bien ! songea-t-il. On ne se méfie jamais assez des pianistes ! Et puis, à la grande stupéfaction de Gérald, elle s'arrêta, le regarda et ajouta :

  • Ça vous dirait que je vous les enseigne ?

  • A moi ?

  • Oui.

  • Vous ne croyez pas que je commence à être un peu vieux pour ce genre de choses ? Pour l’instant, ma seule ambition se borne à retrouver ma fille, saine et sauve de préférence.

  • Vous ne savez pas ce que l’avenir vous réserve…

Le ton sur lequel elle avait dit cela le fit frissonner.

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