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2036. Chapitre Un : la Panne (3).


Gouderien

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Cette histoire lui en rappelait une autre, qu’il avait entendu son père Philippe raconter, des années auparavant. En décembre 1977- il était tout jeune encore -, il était en train de prendre son petit-déjeuner, dans la cuisine de l'appartement parisien de ses parents. Le transistor, posé sur la table non loin de lui, diffusait les nouvelles du matin. Soudain, l’ampoule qui éclairait la pièce avait commencé à faiblir, jusqu’à s’éteindre, tandis qu’en même temps le volume du transistor diminuait, avant de disparaître complètement. C’était parfaitement surréaliste, car s’il s’agissait d’une panne d’électricité, comment expliquer que le transistor soit touché aussi, puisqu’il fonctionnait sur piles ? Il lui faudrait plusieurs heures pour comprendre qu’il s’agissait d’une panne gigantesque, qui concernait une grande partie de la France, et donc aussi le studio qui diffusait l’émission de RTL.

 

Il n’avait pas le temps de s’attarder. Il remercia l’homme, rejoignit son véhicule et se dirigea vers Roissy. Là, pendant une heure et demie il interviewa tous ceux sur qui il put mettre la main : responsables de la navigation, pilotes, voyageurs d’autres vols, pompiers, habitants du quartier etc., bref tous les gens qui avaient assisté au drame. De temps en temps son journal l’appelait, pour lui rappeler qu’il devait donner un article. Il tenta de s’approcher aussi près que possible des lieux du drame, ce qui lui permit de découvrir un spectacle insoutenable. Les pompiers s’efforçaient d’éteindre l’incendie, tandis que les secouristes erraient, impuissants, entre les carcasses fumantes des avions : il ne restait personne à sauver, rien que des cadavres calcinés. Il fit quand même quelques clichés, qui compteraient parmi les plus impressionnants de toute sa carrière. Il écrivit son article sur la table d’un café du coin. A 7 heures le papier était bouclé, et franchement il n’en était pas mécontent, étant donné les circonstances dans lesquelles il avait travaillé. Il l’envoya immédiatement au « Figaro ». Presque aussitôt, alors qu’il venait de reprendre la route de la capitale pour rentrer chez lui, Ghislaine Duringer le rappela. Rien qu’au son de sa voix, il sut que quelque chose n’allait pas.

  • Qu’est-ce que c’est que cette histoire de panne générale ?

  • Plusieurs témoins m’ont parlé de ça ; ils étaient formels.

  • Oui, je sais. D’ailleurs la coupure de courant a touché aussi Paris. Ce n’est pas ce que je veux dire. Dans les avions.

  • Oui ?

  • Que les avions aient été privés d’électricité, ça c’est invraisemblable. La censure ne va jamais laisser passer ça.

  • C’est pourtant la pure vérité.

  • Tu l’as vu ?

  • Non, mais…

  • Tu es pourtant un journaliste assez expérimenté, pour savoir que la vérité est une notion purement subjective. Ces gens se sont tout simplement trompés !

Et sur ces mots elle raccrocha. Il poussa un soupir. Il savait comment tout cela allait se terminer : elle allait modifier son article. Dans un sens, c’était son travail. Mais il avait horreur de ça, et en général il était assez habile pour l’éviter. Mais pas aujourd’hui. Bon, il verrait ça demain – enfin aujourd’hui, mais plus tard. Pour le moment il était exténué, et il avait besoin de quelques heures de sommeil pour y voir plus clair. Il laissa Olga conduire, jusqu’au moment où elle gara le véhicule devant chez lui. Il se rua dans son appartement et, sans même prendre la peine de se déshabiller, s’effondra sur le lit. Il s’endormit presque aussitôt.

 

Il dormit quelques heures, et puis fut réveillé par des coups sourds frappés à la porte. Il se leva péniblement, marcha comme un somnambule jusqu’à la porte. En passant il jeta un coup d’œil à l’horloge numérique de la télévision : 10h47. Trop tôt. Il regarda l’écran de contrôle, où l’on voyait ce que filmait la caméra extérieure : deux malabars en tenue sombre. Instantanément il reconnut des flics. Il y avait un grand, taillé en armoire à glace, et un petit maigre avec une moustache. Merde, pensa-t-il, qu’est-ce qu’ils me veulent ?

     Après avoir hésité un instant, il ouvrit. Les deux hommes se précipitèrent à l’intérieur. Le moustachu exhiba une carte professionnelle barrée de tricolore, puis la remit aussitôt dans sa poche.

  • Gérald Jacquet ? demanda-t-il. C'est la police.

Le journaliste supposa qu’il s’agissait du chef.

  • Vous savez, répondit-il, j’ai assez peu dormi cette nuit, et c’est à peine si je me souviens qui je suis.

  • Vous êtes un petit marrant, vous, on dirait. Vous étiez où, cette nuit ?

  • En train de faire mon boulot, bien sûr. Je suis journaliste, comme vous devez le savoir.

  • Ouais, dit l’autre, qui n’avait pas encore ouvert la bouche. On le sait. Où sont les images que vous avez prises, cette nuit ?

  • Encore dans la boîte.

  • On peut les voir ?

  • Bien sûr. Mais ce n’était pas la peine de vous déranger, ça a été enregistré dans le Kloud.

  • Faites voir quand même.

Gérald sortit l’appareil de sa sacoche, et le tendit au flic avec des sentiments mêlés. 

  • Faites-y attention, c’est mon gagne-pain.

  • Vous en faites pas.

L’homme jeta un coup d’œil à l’appareil.

  • « Samsung » ? remarqua-t-il. Je croyais que les journalistes étaient tous fous de « Pear » !

  • Pas moi. J’ai même écrit un livre intitulé « Steve Joke, l’escroc du siècle ».

  • C’est vrai, je m’en rappelle. Si mes souvenirs sont bons, vous ne vous étiez pas fait des amis parmi vos collègues.

  • Pas grave.

  • Qu’est-ce que vous lui reprochez, à ce pauvre Steve ?

  • A peu près tout. Il a réussi à convaincre des centaines de millions de gens qu’ils avaient besoin d’être connectés au monde entier, 24 heures sur 24. Quelle connerie !

Le flic le regarda un instant d’un air amusé, puis il se pencha sur l’appareil. A voir la vitesse avec laquelle il tapait sur le minuscule clavier avec ses gros doigts, on sentait qu’il était familier de ce genre de matériel. Un flic geek. Bientôt les images filmées la nuit précédente apparurent sur l’écran. Gérald fut à peine surpris de constater que l’interview du Marocain, et toutes les séquences où il était question de la panne qui avait frappé les avions, avaient déjà été effacées. La vérification fut rapide. Apparemment satisfait, le flic rendit son bien au journaliste.

  • Merci.

  • Quand vous êtes rentré chez vous cette nuit…

  • Ce matin, rectifia Gérald.

  • Ce matin, si vous voulez. Qu’avez-vous fait ? demanda le premier policier.

  • Rien. Je me suis jeté sur mon lit comme une masse, et je me suis endormi tout de suite. J’étais crevé.

  • Vous avez parlé de cette affaire à quelqu’un ?

  • A part ma rédactrice en chef, vous voulez dire ?

  • Oui.

  • Non.

  • Bien.

Le flic « geek » reprit la parole :

  • Avez-vous enregistré ces images quelque part ? En dehors du Kloud ?

  • Bien sûr que non, répondit Gérald. Ça serait illégal.

Le flic le regarda avec un petit sourire, l’air de dire : « Te fous pas de ma gueule ».

  • Avant de partir, on peut jeter un coup d’œil à votre appartement ?

  • Faites comme chez vous.

Il les guida à travers la cuisine, puis le salon, les deux chambres, la salle d’eau, enfin le débarras où il rangeait entre autres sa collection de vieux ordinateurs.

  • Ça vous sert à quoi ? demanda l’armoire à glace.

  • A rien, c’est juste une collection. Je l’ai commencée quand j’ai écrit mon bouquin sur Steve Joke.

Posés par terre, sur des tables ou des étagères, il y avait, parmi beaucoup d’autres machines, des vieux PC (presque un par version de "Windows"), le premier Pear, un Atari, un Amiga, et même un antique Zénith.

  • A votre place je collectionnerais plutôt les timbres, marmonna le moustachu d’un ton pince-sans-rire : ça tient moins de place.

  • Oh mais j’ai aussi une collection de timbres. Vous voulez la voir ?

  • Non merci.

En refermant la porte du débarras, il eut du mal à cacher son soulagement. Il avait en effet omis de préciser qu’il se servait de l’un de ces vieux PC pour écrire une partie de ses articles et la plupart de ses bouquins. Bien qu’aucune loi n’interdit formellement de sauvegarder sur un disque dur au lieu du Kloud, c’était en effet fortement déconseillé. Il les raccompagna à la porte.

  • Eh bien merci Monsieur Jacquet, dit le petit en lui tendant une main gantée de cuir noir. Continuez à écrire de bons articles.

  • Merci.

  • Au revoir.

Ils sortirent, et il referma la porte derrière eux avec une certaine satisfaction. Il se rua dans la cuisine, et se prépara un café très fort. Il imprima la dernière édition du « Figaro », et la lut en buvant son café et en mangeant des tartines de confiture de framboise. Comme il le supposait, son article avait été censuré. Mais il n’avait pas trop à se plaindre, il figurait en première page et était illustré de deux des photos qu’il avait prises cette nuit. Ce qui lui échappait, c’était la raison de la visite des deux flics. Lui faire peur ? Pourquoi ? Il n’était pas un rebelle. Ou alors, un tout petit rebelle.

 

Il venait de prendre une douche, quand Ghislaine Duringer l’appela.

  • Bonjour.

  • Bonjour. Et merci pour les coupures.

  • Je t’avais dit que ça ne passerait pas.

  • Et en plus j’ai eu la visite des flics.

  • Ah ? Qu’est-ce qu’ils te voulaient ?

  • Je ne sais pas, mais ça avait sûrement un rapport avec mon article.

  • Sans doute.

Il y eut un instant de silence, et puis elle reprit :

  • Tu peux passer me voir ?

  • Quand ?

  • Le plus tôt sera le mieux. Ce matin, si tu veux.

  • Pas de problème. Je finis de m’habiller et j’arrive.

  • Disons midi ?

  • OK.

Il coupa la communication, se demandant avec curiosité ce qu’elle lui voulait. Cela faisait trois semaines qu’il ne s’était pas rendu dans les locaux du journal, mais c’était normal, il n’avait aucune nécessité d’y passer souvent.

 

Le siège du « Figaro » se trouvait toujours boulevard Haussmann, dans un immeuble qui avait été à peine modernisé au cours des vingt dernières années. Le design des ordinateurs était plus futuriste, et il y avait moins de personnel, mais à part ça presque rien n’avait changé depuis ses débuts dans le métier. Il salua ses collègues, avant de se diriger vers le bureau de Ghislaine Duringer. Il travaillait avec elle depuis une dizaine d’années. Ils se connaissaient bien, et avaient même plusieurs fois couché ensemble, sans qu’une véritable histoire naisse entre eux. Elle était trop professionnelle, sans doute, et ne fréquentait la gent masculine que par hygiène. C’était une grande femme blonde, assez musclée. Elle approchait de la cinquantaine (elle avait quelques années de plus que lui), mais ne faisait pas son âge. Il lui fit la bise, et s’assit en face d’elle.

  • D’abord, bravo pour ton article, commença-t-elle. En un délai si court, c’est presque un exploit.

Il fronça les sourcils. Si elle débutait par les compliments, c’était mauvais signe.

  • Merci, dit-il. Alors, et cette fameuse panne ?

La rédactrice en chef du « Figaro » était la personne la mieux renseignée qu’il ait connue de sa vie.

  • Il paraît que ça venait de l’est, répondit-elle. Depuis que la plupart des centrales nucléaires européennes ont été arrêtées, le réseau électrique est fragile.

  • Bien sûr.

  • Tu veux un café ?

  • Oui, ce n’est pas de refus.

Elle se leva pour lui en préparer un à la machine qui se trouvait derrière son bureau, et revint avec une tasse d’expresso fumant. Elle la posa devant lui.

  • Merci, dit-il.

  • De rien.

  • Tu crois vraiment que les gens qui ont vu les lumières des avions s’éteindre ont rêvé ?

  • Je n’en sais rien. Et à vrai dire, ce n’est pas mon problème.

  • En admettant que ça soit vrai, qu’est-ce qui aurait pu provoquer ça ?

  • Aucune idée.

  • Ça fait penser à l’effet d’une bombe à neutron.

  • C’est toi le spécialiste. Mais je ne t’ai pas fait venir pour ça.

  • J’imagine.

Elle ouvrit un tiroir de son bureau, et en sortit une chemise cartonnée bleue.

  • C’est ton dossier.

  • Ça y est, je suis viré ?

  • Mais non ! Pourquoi dis-tu ça ?

  • Ben tu sais, quand on commence la journée en étant réveillé par la police, on peut s’attendre à tout. Tu connais la phrase fameuse de Churchill, sur la différence entre la dictature et la démocratie ?

  • A propos du laitier ? Oui, je la connais. Mais il n’était pas 6 heures du matin.

     Il devait vraiment être fatigué, car il faillit lui demander comment elle le savait, alors que c’était pourtant évident : à 6 heures du matin, il était encore en train de crapahuter près du site du crash, à la recherche de photos à prendre et de témoins oculaires à interviewer.

  • Un point pour toi, dit-il.

    Elle eut un petit sourire – son sourire habituel de « Madame J’ai Toujours Raison » -, puis ouvrit la chemise, examina d’un œil distrait plusieurs documents, enfin croisa les mains et le regarda fixement.

  • Tu pars bien en vacances dans quinze jours ?

  • Oui. Il faut que je sois en forme, pour l’ouverture du procès.

      Le procès en question était celui du nucléaire. Après presque quinze ans de préparation – un record, sans doute -, il allait enfin débuter le 1er septembre 2036. Le 15 octobre 2021 vers quatre heures du matin, la centrale du Blayais (Gironde) avait été frappée par les effets conjugués d’une forte tempête et d’une grande marée, qui avaient provoqué une inondation du site. Des erreurs humaines, jointes au mauvais état des installations (il apparut au cours de l’enquête qu’elles n’avaient pas été convenablement entretenues durant les années précédentes), enfin l’impossibilité pour les secours d’accéder au site en raison de l’inondation de l’unique route d’accès (dont les écologistes dénonçaient la vulnérabilité depuis longtemps), avaient abouti au pire des scénarios : au cours des jours suivants, trois des quatre réacteurs avaient explosé, causant la mort de plus de 3.000 personnes, sans compter toutes celles qui avaient été irradiées. On avait dû évacuer la région dans un rayon de 40 kilomètres. L’évacuation de Bordeaux et Royan, les grandes villes les plus proches de la centrale, avait même été envisagée un moment. Les conséquences humaines, écologiques, économiques et aussi politiques de l’accident du Blayais furent incalculables. Venant après les catastrophes de Tchernobyl et de Fukushima, ce désastre agit comme un révélateur dans le monde entier, et porta le coup de grâce à l’industrie nucléaire. Un vent de colère souffla sur les populations des pays industrialisés, qui réalisèrent enfin qu’on leur avait menti depuis des dizaines d’années à propos de la sécurité des centrales nucléaires. En France, cela se traduisit par le renversement d’alliance des écologistes, et l’apparition de la fameuse coalition brun-vert, qui permit au Front patriotique et à ses alliés d’accéder au pouvoir à l’occasion des élections présidentielles de 2022. A cette date la France tirait encore 70% de son énergie du nucléaire (contre 80% à l’époque de Fukushima), et bien sûr la reconversion dans les énergies classiques ou « propres » ne fut pas une mince affaire. Cependant on y parvint tant bien que mal, d’abord en mettant fin à l’invraisemblable gâchis qu’avait entraîné la politique du tout-nucléaire, et puis en s’inspirant de l’exemple de pays bien plus avancés dans le domaine des énergies vertes, comme le Japon, l’Allemagne et l’Autriche, auprès desquels on acquit – souvent au prix fort - matériel et technologie.

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