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Circeenne

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Billets posté(e)s par Circeenne

  1. Circeenne
    J'ai encore rêvé de lui et pourtant je suis sûre de ne plus l'aimer. Je l'ai bien jeté depuis la falaise de l'oubli. Je l'ai vu tomber en pluie, dévoré par des requins. Mais il y a des souvenirs qui plissent, qui froissent, qui déchirent les entrailles de votre mémoire comme un violent coup de poignard. Et pour être blessée si durement, il ne m'a fallu que d'une seule nuit, longue, tendre et tiède. Je sonde mon cœur. Il prétend qu'il est sec et hermétique à toutes les prochaines promesses que peut tenir l'amour. Rien ne pourra plus pousser sur cette terre devenue aride car il ne pleuvra plus jamais. J'ai gommé frénétiquement les nuages avec de la cendre. Du ciel, il ne reste que des oiseaux de proie et une lune maculée de sang après avoir tué le soleil pendant son sommeil. Je fais assez pour l'oublier, je déforme mon monde, brouille les mots, arrache les visages, aucune chance donc qu'on reconnaisse quoi que ce soit dans cette décomposition. Mais malgré ca, j'ai encore rêvé de lui. Il était là, droit dans son manteau beige à me regarder avec des yeux masculins, terriblement virils. Et c'est comme si mon mépris y avait été envoûté pour se taire et tout accepter. Le temps d'un rêve, il avait ressuscité. La mauvaise herbe ! Il y a peu, j'avais reçu un sms, le soir d'un dimanche d'ennui et de mélancolie: "ton absence habite mon silence. Tu te montres envahissante depuis que tu as claqué la porte." Peut-être parce que je l'ai lu longuement. Peut-être parce que la sonnerie Nokia que j'avais paramétrée et oubliée de changer a eu l'effet d'un chien de Pavlov. Peut-être que c'est un hasard ? Non, je ne crois pas au hasard. Quoi qu'il en soit, depuis la semaine dernière je ne lui ai pas répondu. Et voilà qu'il y a deux jours, me vient ce songe. Au réveil, j'étais toute ébouriffée et mouillée avec une sensation vague et lourde d'un plaisir que j'aurais oublié, courbaturée comme si mon corps avait ployé sous le poids de la dominance. Je ne me souviens pourtant que d'un regard. Mais assurément je le hais. Sa présence, son odeur, sa force, ses mains. Je hais tout de lui jusqu'au son de sa voix. Je crois qu'il me tenait fermement les hanches pour apaiser ma colère et qu'il souriait comme s'il savait, comme s'il fallait appuyé juste sur un bouton pour éteindre ma mascarade, ma fuite sur place. Je sonde mon coeur, il dit peut être que... Je lui réponds que non ! et avec force. AV...EC FOR...CE. Je me réveille le lendemain ébouriffée, à ses côtés. Il sourit, me regarde du coin des yeux, la tête sous ses bras musclés, il a gagné.
    Je l'ai détesté le temps d'un rêve...
     
     
  2. Circeenne
    J'ai toujours souhaité avoir une robe bleu porcelaine avec de sublimes motifs floraux,
    Évasée, dont la forme creuse des stries réguliers évoque pudiquement certaines rondeurs.
    Reluire son corps d'un charme parfumé n'est pas un caprice féminin c'est une condition d'être.
    Encore faut-il qu'être soit l'art du savoir vivre. Car une robe est le chant du silence que les contours entonnent,
    Voyez-vous ce froissé, ce pli ou cet élan qui agite les parcelles de soie, de coton, ou de lin au gré du vent ?
    Et bien, ce sont ceux là qui nous rendent belles, messieurs. Ajoutez-y le tintement d'un bracelet, une démarche gauche -Encore que pas vraiment- un sentiment d'innocence, une prairie riante sous un soleil ni brulant ni froid.
    Nous voici qui avons votre regard. Savez vous que nous ne vivons que pour le soin de votre piteuse admiration ?
    N'avez vous pas vu notre insolente indépendance ? Elle vous cache notre désir de votre considération.
    Ourdissez-vous alors des complots pour nous séduire, et voilà que glisse une main rêche le long de nos cheveux bouclés.
    Intentionnellement, le travail que nous produisons doit au pamplemousse non pas l'amertume mais l'odoriférante fleur.
    Rougissez de honte, puisque ce n'est pas le mâle que nous attendons, mais le désir assouvi nous anime. C'est un diable.
    Édictant en véritable décret que l'amour ne s'offrira à vous qu'avec votre soumission à Narcisse. Le pacte est scellé.
    Toujours rampant, vous venez à nous, tel un insecte attiré par le parfum d'une mort sucrée, douce et juteuse.
    Balbutiant devant nous, votre force s'essouffle, vous devenez faibles, comme un arbre à qui on a corrompu ses racines.
    Là, vous tombez à genou, là votre gorge est nôtre, là on boit à l'orée de vos cœur, le sang chaud de l'amour.
    Amour dont le pacte vous a négligé le récit du mensonge. Car une fois dans les mords à quoi bon nous êtes vous utiles ?
    Nous ne sommes que comme les chimères d'Euripide, accessibles aux inaccessibles. Eux ont une chair plaine et gorgée.
    Coeur d'homme, vient à nous, car nous avons froid. Enlace nous de tes bras sanguins, veineux, irrigués par le sang...
  3. Circeenne
    J'ai trimé au boulot toute la journée à faire et à refaire ce que je faisais hier. J'en ai la tête lourde. L'ennui m'a tellement gagné que j'en ai aujourd'hui encore les paupières tombantes et les cernes aussi grasses qu'un sac de suif. Certains pensent que je travaille dur. Disons que je suis assez consciencieuse dans mon travail, mais d'aucuns ne s'est jamais dit qu'elle a une vie trop basique pour être épanouie. Et ca, je pense que ce serait déjà un début de vérité. J'avoue. Surtout lorsqu'en fin de journée, partie pour faire mes courses, car c'est le jour habituel, j'ai encore oublié la lessive. C'est pas embêtant dans la mesure où il m'en reste mais va falloir que j'y retourne. Faut décidément que je le note quelque part. C'est à croire que je me fais vieille. A regarder de plus près, j'ai effectivement la trentaine. C'est le début de la sénilité, alors qu'il y a quelques heures encore je jouais dans une cour avec d'autres enfants. Pleine de vie, turbulente, qui ne tient pas en place, "c'est une bavarde, elle fera de la politique cette gamine !". Tu parles, j'ai fini aux archives nationales dans un bureau que l'on envierait pas trop si ce n'est pour le salaire, et encore ! comme dirait ma mère.
    A mon âge les copines ont déjà deux enfants, certaines ont même un troisième en projet. Mais à les entendre, elles ont toutes un mari aimant, une vie animée de voyages, et de tant de péripéties qui occultent le temps et vous forgent à une organisation très méticuleuse, entre les moments où il faut manger et l'heure de la télé. Le genre de truc qui fait dire : "c'est une belle routine, on ne voit pas le temps qui passe et les cheveux qui tombent, blanchis".
    Ouais, j'ai récemment divorcée. Ca fait de moi une fille qui a réussi à moitié non ? Je ne sais pas, mais le regard des autres a véritablement changé. Je passe pour celle qui fait pitié. Et il ne me faut pas un long discours pour le comprendre, juste à lire les yeux de ceux qui me regardent quand je le leur dis. On y lirait " la pauvre, elle a du souffrir"; "Quoi déjà !?"; "ah ! Je le savais, ca m'étonne même pas, vu la femme que c'est...". Et des comme ca, je pourrais en faire un livre... Ma foi, je ne sais pas pourquoi j'ai divorcé mais je l'ai fait dans un esprit de justice, du moins c'est ce que je me suis dit. Je crois que le seigneur a créé des gens qui ne peuvent vivre avec les autres qu'accessoirement, juste un laps de temps trop court pour vivre longtemps mais assez pour être sociable. D'ailleurs, la solitude faut qu'on en parle. J'écoutais la radio dans les bouchons il y a peu :"10 millions de célibataires en France et la solitude tuerait autant que le tabac, voire même plus". C'est ahurissant. Et ce chiffre, c'est autant que le chômage ! Une âme scientifique, ici ? Parce qu'il pourrait y avoir un prix Nobel à gratter. Bizarrement ce sont les couples actifs qui divorcent de plus en plus, parce qu'un jour on se rend compte qu'on a réussi à vivre ensemble grâce à la différence de nos emplois du temps. Quelle drôle de société... Le mariage est devenu une sorte de Kodak. C'est jetable. Et le couple n'a plus de sens. Poussés par notre individualité, on est tous addictes à notre solitude. Des générations toxiques.
    Et ce matin je me suis levée dans un soupir avec une question existentielle : quel est donc le sens de la vie ? On naît, on apprend, on cotise, on rencontre, on s'aime puis on se sépare. Entre temps ca oscille un peu avant d'aller fertiliser la terre... Pour ma part, j'aimerais nourrir des tulipes pivoines, ne me demandez pas pourquoi. L'autre a dit le cœur a ses raisons... je dirais plutôt il n'y a de raison que dans l'absurdité de notre ennui. C'est elle qui fait que l'on se pose des questions, qu'on se cherche un sens. Parce que le ventre repu, on tombe malade de la tête et du coeur. On a tout et on pleure. Ca c'est de ma mère. Mais c'est pas faux. Il faut vivre avec ce qu'on a, se contenter de la routine, être résigné à cette réalité. C'est la condition du bonheur, n'est-ce pas ? Je vois mes copines. Elle sont rythmées par le travail, la maison, les enfants et le sommeil. Que demande le peuple ? Par contre, moi ce genre de vie, ca ne me suffira pas. Il me faut un leitmotiv qui m'arrache du silence de mon quotidien pour me mettre dans un monde où tout aurait un sens. L'amour. Le vrai. C'est aussi pour ca que Caligula a fini à l'histoire. Une question d'amour perdu et le voilà qui a fait des finances publiques, cette logique implacable des hommes, une vérité dont le sang en a payé le prix mais en vain. Il est mort floué.
    Bref. Je vais me coucher, parce que demain rebelote, le travail et les questions... En attendant : 
     
  4. Circeenne
    Une porte s'ouvre. Un monde glauque, empli de moribonds qui vagabondent,
    D'où les âmes vacillent, le coeur ralentit et les yeux blancs qui tourbillonnent.
    La couleur des morts suinte sur la chair comme une visqueuse fondue.
    Des cris ahuris s'élèvent d'entre les viscères, tréfonds du bonheur perdu.
     
    Il y a là des hommes et des femmes au sang mêlé que rien ne distingue,
    Parce que les torsions de douleur les ont façonnés androgynes et dingues.
    Agités, ils courent entre l'eau bouillante et les fruits amers que l'horizon, 
    Promet avec mensonge et dont la distance n'est jamais atteinte par la raison.
     
    Un va-et-vient de grands chiens lugubres veillent à la valse des morts. 
    Ils assurent le maintien de la folie et l'absence de répit, tel un sort. 
    Je cours au milieu des âmes cueillant des fleurs au couleur de la cendre,
    Et je compte les pétales vénéneux en déclamant une élégie tendre.

    Au milieu du vacarme, je suis là avec mon bouquet de pivoine,
    Joyeuse dans ma robe rouge et blanche, faite dans le couaille,
    Je ris follement en voyant ce marasme osseux, cette pénitence 
    Au milieu d'une broussaille en feu, ferrée et dure comme la rocaille.

    Et je saute à cloche pied, en belle demoiselle qui se conte fleurette,
    Frôlée par ces morts qui me supplient, tirent ma robe et me griffe,
    Victime de la sauvagerie qui n'a de frontière que celle de la vie,
    Bientôt, ils se repaîtront de ma chair, dans la violence de la haine.
     
    Les mains pleines de sang et les bouches pleines d'insultes.
     
  5. Circeenne
    Au lever, le réveil fut difficile. Dans une blanchâtre obscurité, je contemplais depuis je ne sais quand le plafond, avec par endroits, des tâches capillaires d’infiltration que je devinais être d’un jaune paille. Là elles étaient sombres, ténébreuses et dessinaient des formes évoquant toutes la mort. Ou alors c’était ma tête qui interprétait mal ce que l’eau avait laissé dans son sillage passé.

    Ma pensée fut interrompue lorsque Sarah avait très délicatement posé sa main chaude sur mon épaule froide pour me suggérer qu’il faudrait sortir du lit. Au même moment elle rabattait le drap sur elle pour encore se blottir dans ce liquide amniotique du sommeil temporaire que l’on sait être trop court pour reposer mais trop lourd pour le combattre. Cette dualité vous pousse à l’absurde, repousser l’échéance à quelques minutes éphémères que l’on souhaite être éternelles. Là est notre vanité, l’espoir en l’impossible, l’espoir en la finitude. D’un grand soupir, je me redressais encore vêtue de mes dessous que j’avais négligés d’enlever. Elle ne m’en avait pas laissé le temps, à vrai dire. Et bien que j’eusse laissé faire, je n’avais pas osé franchir le pas de moins de pudeur. Je me suffisais du frôlement de ses cheveux lisses sur la peau de mon visage. Alors que chaque nuit j’étais là dans son lit, chaque matin, je ne comprenais pas et niais même notre relation que nous avons appris à ignorer le jour venu, comme si nous étions des schizophrènes.

    D’un pas las, hésitant, encore tiédi de sommeil, j’allais vers la douche à tâtons pour trouver la lumière synthétique d’une blancheur qui rappelle l’au-delà. J’en avais été crispée jusque dans ma chair profonde. Immobile, je pris alors un court instant à essayer de regarder mon visage dans le miroir, en vain. J’ouvris le robinet qui libérait une eau glaciale, quasiment électrique. Je la bus et me rinçais le visage aussi longtemps que je pus. Au miroir je distinguais une image plus précise à mesure que mes yeux s’habituaient à l’aigreur de la clarté. Elle m’évoquait mon enfance, j’avais ces cheveux bruns, relâchés. Ma mère veillait à ce que je les peigne chaque matin et les attachais pour être belle et propre. Ma mère me manquait tellement. Qu’il est difficile de vivre seule. Je ne sais pas ce qui me manquait le plus chez elle, peut-être un amour sincère. Une voix rauque, des yeux fatigués, un corps abîmé et gras mais un beau visage qui raconte sa beauté d’antan. Je n’étais pourtant pas confidente avec elle, car on se connaissait peu, on sortait très rarement ensemble et j’étais pleine de tabous à parler de garçons et autres choses que font les filles avec leur mère. Elle ne me parlait pas non plus, si ce n’est de son enfance ou simplement pour me dire ce qu’elle m’avait déjà dit l’année précédente lors d’une situation similaire. Un vrai disque. C’était frustrant, mais faut croire que l’on s’aimait sans se connaître. Par devoir peut-être, ou parce que nous étions l’une comme l’autre d’un sang commun. Aujourd’hui je ressens son absence. Sa mort me fait des pincements à chaque fois que je remarque un geste, un regard, un vêtement, une parole qui lui était propre. J’avais ses yeux verts et ses larmes sèches aussi au creux du miroir, j’entrevoyais une goutte se détacher de mon âme et répandre son sel sur ma joue.

    - Agathe tu fais quoi dans la douche, ça fait un quart d’heure que tu squattes là !
    - Euh oui, oui, je me rinçais le visage, l’eau est très froide.
    - On doit se bouger, le départ est dans une heure à peu près, le temps de manger un truc…
    - Oui on doit être sur la place d’armes c’est ça ?
    - Il me semble, bref pousse ton corps, j’ai besoin d’une douche !
    - Hey me pince pas !
    - ...Agathe, est-ce que tu ne crois pas qu’on devrait prendre le temps pour en discuter plus sérieusement ?
    - Je ne vois pas de quoi tu parles...

    À ces mots, j’avais quitté la salle de bains et avais commencé à m’habiller. Elle comprit vite et n’insistait pas, pensant sûrement que ce n’était ni l’heure ni le lieu propice.

    Après avoir mangé, Petrov rassembla l’équipe composée d’une vingtaine d’hommes, nous y compris. Il nous avait remis nos armes de poing, prêté un gilet par balles et un casque tactique. Nous avons été répartis dans des groupes différents. Sarah était dans le groupe Beta, j’étais dans le Delta. Je n’avais pas envie de contester et je comprenais qu’il voulait aussi nous avoir à l’œil. Diviser pour mieux régner c’est une loi immuablement efficace. Des radios feront office de liaison permanente. Quelques tests plus tard et nous voilà dans trois véhicules et un blindé léger qui aura ouvert la route. On se croirait en guerre. C’était impressionnant.

    Le portail s’ouvrait en grinçant de toutes ses rouilles, la barrière fut promptement levée, pendant que le disque solaire au loin, se dressait doucement dans un mouvement parabolique. La journée était claire, belle mais d’un froid mortuaire.

    Dans la jeep, je discutais avec Mikhail le conducteur, les autres étaient silencieux dans leurs cagoules. Il parlait un anglais maladroit, mais je comprenais qu’il venait d’être promu brigadier après trois longues années de service et fier de sa section. Il n’avait pas de petite amie. « Quand on fait ce boulot à cet endroit c’est que l’on est soit célibataire à l’issue de l’école, soit on veut gagner un peu plus d’argent. » Dans son cas c’était les deux. « Les femmes, ça attendra » et il rit fort avant de reprendre « mais il y a vous. » J’en ris nerveusement et nous discutions encore assez longuement, secoués par les aléas d’une route abandonnée où bientôt le rythme musical apposait un silence nordique dans l'habitacle.

    La main ferme sur la poignée latérale, je nous regardais nous enfoncer dans une forêt sous une aurore bleue limpide teintée d'or orangé où les étoiles étaient encore là, gelées et suspendues, dans une nuit lointaine. Il y avait un je ne sais quoi de mystique, surnaturel et terriblement inquiétant dans cette beauté. Je ressentais nerveusement une profonde crainte en moi à mesure que mon regard se perdait dans le défilement furtif de ces arbres massifs. Quant à cette musique niaise, elle donnait à mon stress une dimension surréaliste, car depuis la fenêtre, le décors apparaissait saccadé, comme des spasmes névrotiques d'une transe démoniaque que des psychotropes auraient cadencée pour des yeux trop lourds. Mais il me semble... oui, il me semble... ou alors est-ce mon esprit qui manque de sommeil ? Avoir vu une ombre nous regarder depuis l'obscurité de ces bois. J'avais beau tourner la tête, la chercher brusquement, rien. Et c'est là que j'eus la certitude puisque dans le rétroviseur, je vis quelqu'un s'engouffrer lentement, avec un geste glaçant de croix, je pense, je n'arrive pas vraiment à me souvenir nous roulions trop vite.
     
  6. Circeenne
    À l’heure du déjeuner, l’élasticité de la file humaine s’étend encore sur plusieurs mètres, le long d’une cantine qui a déjà abattu la faim de tant de bêtes. En y pénétrant, les masses creuses se bousculent dans l’embouchure étroite de la rambarde électronique, arrachant un bip mécanique à leur passage animé de rires et de paroles mêlées. Mais mon regard finit par s’échouer sur la bordure roide et angulaire de ma table, d’où je conçois le vertige que peut provoquer cette falaise pour cette miette, qui s’y trouve seule comme livrée au désespoir. Je ne peux lui venir en aide, car je ne parle pas le mettais mais dans un geste meurtrier je lui montre qu’un autre monde est possible en sautant. Va donc voir le paradis, que je lui lance ! La voilà qui mourut dans l’indifférence. J’en ris amèrement, mon acte est ignoble. Mais ce n’était qu’une miette me suggère impassiblement mon esprit, il y en a trop dans ce monde. Indigentes, elles forcent à faire le ménage et sont d’un croquant misérable… De là naît une dispute entre moi et moi-même sur le pourquoi du comment le fait d’avoir poussé la miette par-dessus bord est condamnable. Un de mes doigts s’indigne et se désolidarise de la lassitude de ce vain débat. En majeur qu’il est, il claque la porte de mon esprit et va, sans pouvoir se détacher de sa laisse, tracer des lignes imaginaires en patinant sur ce bois, dont je ne sais de quel matériau il est fait. Mais ce doit être quelque chose de bien coûteux au vu de sa consistance et sa couleur ébène. J’allais continuer sur l’identité fondamentale quand ma carotte me fit remarquer que sa chaleur l’avait quittée. Compatissante de ce drame, je l’admis à venir près de mon cœur d’où elle s’y réchauffera. En la croquant je ressentais le froid de sa tristesse et sa fadeur m’en dégoûta. Je finis par la reposer avant de lorgner un micro-ondes qui pourrait précairement lui apporter une solution. Mais un flot d’enragé cherche à lui demander des comptes pour une arnaque à la chaleur, il semble s’en défendre et revendique une publicité honnête. Ma foi, qui d’eux ou de lui dit vrai ? Dans le doute, j’accepte alors de m’habituer à ce froid qui, somme toute, a un caractère attrayant. Mais il est vrai que sa franchise peut dérouter tant d’habitués à la lubricité éphémère. C’est toute la rhétorique du vrai et du faux qui siège dans la carotte.
    Et pendant que je mâche avec peine ce pain trop moelleux pour n’être pas industriel, mes yeux inquisiteurs viennent s’attarder sur la cravate du directeur adjoint de la section départementale du traitement des archives. Faut dire qu’il gagne mieux sa vie que jamais aucun d’entre les zouaves ici, attroupés autour de lui tel un petit jésus. Cette pensée m’arrache un rire franc et court qui attire l’attention de l’attablé. Je fais alors mine de m’être étouffée. On me propose de l’eau et me voilà avec un sourire qui me trahit à mesure que je cherche à l’enlever. Le bougre efface toi ! L’attention sceptique des commensaux me scrute à m’en arracher la peau, avant qu’une parole me sauve du regard et que le verre qui m’a été donné de boire achève cette crevure qui a bien failli me coûter la remarque : « Qu’est-ce qui vous fait donc rire Mlle ? ». Je reviens lentement sur ma cravate, avec plus de circonspection cette fois-ci. Et je constate en effet qu’elle est de soie avec des motifs d’argent. Sûre qu’elle ne coûte pas une brasque.
    Cet homme disais-je, est un chef dont le physique en est le reflet. Joufflu, gras à lard, les yeux bleu clair, il avait un rire épais et une voix toute aussi ample et molle. Il fallait voir sa montre qui avait moins l’ambition de dire l’heure que de crier son pesant statut. Il avait le visage rondelet à double menton, et ses pommettes étaient rosées par le vin trop abondant en sa chair. Sous l’eau, vous le confondrez avec un requin joyeux. Son ventre n’était probablement pas à la hauteur de ses ambitions quoi qu’il prétendît déjà un certain orgueil pour sa chemise qui tendue par le poids des viscères devait souffrir quelque peu.
    Vous allez mieux Mlle ? Me surprit-il d’une voix bien forte que le silence s’imposa à 14 d’entre l’assistance, seuls deux continuaient de finir à dire ce qu’ils avaient à dire avant d’écouter ma réponse. Dans ces moments-là, vous vous dites ce que vous faites ici avec vos chefs et vos responsables. Et même la solitude, qui accoudée à l’une des poutres de bétons soutenant la pièce, se mit à rire de moi en disant j’ai affaire ! Bon courage !
    J’ai cru que j’allais y passer, merci de ce verre disais-je d’une voix à la mesure de ma position dans l’entreprise.
    Vous êtes Mlle S n’est-ce pas ? Quand celui avec qui vous mangez n’est pas certain de votre nom, c’est que vous êtes bien inutile à ses yeux.
    Effectivement, j’ai été responsable de ce département l’année dernière et cette année je suis affectée en région parisienne d’où je dois répertorier l’ensemble des archives dans une section dont je n’ai aucune responsabilité...
    Hum… Cette onomatopée en guise de réponse provoque en vous une sensation de vide sidéral.
    Une autre personne prit la parole en disant qu’elle me connaissait et qui j’étais. Celui-là même responsable de mon départ à Paris après que j’avais osé tenir tête à ses directives nouvelles dans sa conception innovante du management des ressources humaines. Faut dire également que ce jeune homme d’une trentaine d’années, sorti avec prestige d’HEC, jamais habitué au manque, bien policé, avait eu envers moi des gestes et paroles déplacées qui m’ont forcé à le remettre à sa place de fils à maman chatoyé et mignon. Se croyant être un peu comme mon mari sans me l’avoir dit, il avait bien l’amertume de voir à quel point une femme mariée peut se rebeller après trois mois de vie commune.
    Mlle S a du caractère et ferait un excellent cadre, dit-il sans que je puisse cerner ses intentions avant d’ajouter : c’est pourquoi je pensais que Paris lui permettrait d’évoluer directement dans la maison mère.
    Hum… Oui c’est une bonne idée. Et… Comment vous sentez là-bas ? Se contenta de répondre le requin heureux.
    Et bien, à tout bien considérer Paris, du fait de ses charmes embouteillés, de son soleil noirci par la grisaille acide et par le grouillement de ses habitants aigris, voyez-vous, je n’ai d’autres choix que de me sentir à devoir m’adapter.
    Haha, vous en faites pas, nous sommes tous passés par là, allongea-t-il, d’une voix plus grave qu’avant. Puis il poursuivait en retenant une remonté gastrique: on s’occupera bien de vous, sans trop y croire. S’adressant enfin à tous : Nous avons bien mangé, c’était bon hein ? C’est ma femme qui sera jalouse de savoir que la cantine est meilleure que ce qu’elle prépare rarement. Il enfonça : Ah ces femmes. Faites-leur une belle grâce, elle s'empresse de l’oublier. Dites-leur une menue critique, elle se la grave dans l’os avec l’acharnement des enfants… Il décrocha un rire hypocrite de l’assistance auquel je me joignis amèrement comme le firent ces rémoras, qui ne pouvant manger ce que mange le requin, mangent ce qu’il a entre ses dents.
    Tous se levèrent pour le suivre plateau dans les mains. Je m’excusais en prétextant un besoin tout féminin qui nourrissait l’hypocrisie du rire et m’enfuyais dans les toilettes où je versais une larme vinaigrée de colère avant de me refaire un semblant de beauté. Et puisqu'une réunion ennuyeuse allait m’attendre, pourquoi ne pas écrire ?


  7. Circeenne
    J'avais prévu de me lever tôt ce matin-là, déterminée à aller courir aux aurores, cependant, la veille, je m'étais attardée au téléphone avec une amie pour ne parler qu'avec hypocrisie de rien si ce n'est de tout. Nous avions discuté deux heures et demi. Avant ca, j'avais erré sur le net, en quête d'une vidéo drôle ou de quelque chose dans le genre qui aurait pu me mettre hors de ma coutumière banalité, hors des carcans de ma monotonie, hors de ma tristesse. Ce soir là, il y avait du vent, je m'en souviens parce que le volet claquait sans que j'eus voulu agir pour y mettre un terme. Et je ne saurais vous dire pourquoi la flemme nous pousse tant à être idiot. Un philosophe a peut-être de quoi nous éclairer sur la question. Nous sommes si abrutis par nos habitudes après tout... Avant cela, je venais de rentrer du boulot, je m'étais affalée sur le divan. Il devait être 20 heures, je n'ai pas vérifié. J'étais si fatiguée que je n'ai avalé qu'un verre d'eau, un yaourt et quelques fruits secs; des abricots moelleux. Dans la cuisine, j'avais encore mon imper, et pourtant, j'avais abandonné mon sac et mes talons à l'entrée, comme pressée de me délester du poids de mes chaines, je ne m'en suis rendue compte que lorsque, la bouche pleine, mon téléphone se mit à vibrer, les doigts collants encore sur mes lèvres d'affamées, je cherchais à y répondre précipitamment tout en ne voulant pas empéguer mes vêtements d'un sucre mielleux. Mettre la main dans la poche, me répugnait. Il vibrait une seconde fois lorsque j'avais les mains sous l'eau et que je cherchais frénétiquement à me sécher, en jetant au sol quelques ustensiles de cuisines, dangereusement près de mes pieds emballés dans des collants noirs épais. C'était un parent qui avait cherché à me joindre depuis déjà quelques jours et que j'évitais pour une certaine raison. Furtivement, je me déplaçais de la cuisine au salon qui était plongé dans l'obscurité. Intuitivement, j'allais m'asseoir à l'endroit le plus tendre, sans bruits, si ce n'est mes soupirs et le froissé de ma veste qui bruissait après avoir perdu sa consistance. J'étais restée recroqueviller une bonne demi heure à ressasser ma journée toute seule, avant de me décider d'allumer l'ordinateur où je m'étais mise à errer affreusement sur le net dans une lueur bleuté. Après un temps, j'ai revêtu ma cape de justicière en contestant, dans les commentaires d'une vidéo, la violence et l'injustice d'une torture mise en scène au nom d'une légitime punition que deux racketteurs auraient mérité suite à une tentative de vol. Les auteurs de la vidéo demandait des centaines de milliers de "poces blos" Mais je fus critiquée violemment et me suis alors convaincue qu'internet était un tribunal sans justice, sorte de far west où la populace a droit de vie ou de mort de manière arbitraire. Qu'est-ce que j'espérais ? Qu'ils allaient m'écouter et dire "oui, c'est vrai, nous nous sommes leurrés, l'argent et la renommé nous ont aveuglé..." Bref. J'ai donc écouté une musique que j'ai fini par partager, en écrivant : " Alalala que de souvenirs, je me sens nostalgique ! " J'ai obtenu dans l'heure deux likes sur mes 150 amis. Entre temps je suis tombée sur une page de pub m'expliquant comment avoir une poitrine de rêve. J'ai cliqué par curiosité. Et j'ai complexé devant tant de poitrines fermes et jolies. Mes seins sont petits...D'un clique, je suis revenu à Google et j'ai voulu faire un tour sur Netflix, en me réjouissant sur la soirée que je me suis imaginée avec des bougies parfumées, un thé et du chocolat noir devant un bon film. J'ai perdu quarante minutes à chercher un film. Et lorsque je me suis décidée à en regarder un. Mon téléphone se mit à vibrer...Quelle vie de merde.
     
     
  8. Circeenne
    Minuit passé, je ne savais où j’allais mais je marchais en laissant derrière moi une ville illuminée par les artifices de la lumière ocre. Je continuais de m’enfoncer dans l’obscurité, seule dans le silence, sous une lune ronde et immaculée. Le ciel semblait poncé, lissé, épuré par la froideur d’un vent d’altitude, presque imperceptible. Entre quelques bourrasques, mes pas crépitaient sur ces rocailles et brindilles de la garrigue qui glissaient et craquelaient à mesure que j’avançais avec maladresse. Je n’étais pas bien chaussée. Je n’avais pas prévu d’être là. Tout autour le frimas hivernal embrumait les collines et étouffait l’étendue qui revêtait un air surréaliste, une atmosphère assez inquiétante. La nuit laisse place à autre chose que ce que le jour nous a habitués à voir, un autre monde. J’entendais des pas, je ressentais des présences, j’entrevoyais des formes plus ou moins vagues, toujours de loin, jamais ici, près de moi. Il pouvait s’agir d’entité pour qui le jour devait être ce que la nuit est pour nous, et sortait ici, se demandant ce que je pouvais bien faire là, perdue. Je voulais absolument atteindre le sommet de l’étoile, c’est ainsi qu’ils l’ont nommé. Je voulais voir la ville et la mer mais c’était encore loin. Peut-être cinq voire six kilomètres en ascension dans cette dimension lugubre. J’avais peur et en même temps j’étais très excitée d’être au milieu de nulle part sans que personne ne le sache, comme un esclave qui expérimente la liberté. Je sentais un kaléidoscope émotionnel qui se matérialisait dans des rires nerveux. La lune était pleine mais chaque fois que je la fixais, je trébuchais. Et cette fois-ci, ma main gauche saignait. Je distinguais un noirâtre liquide qui serpentait finement autour de l’auriculaire pour venir se concentrer en une épaisse goutte chargée de sucre avant de se détacher sous l’effet de la gravité. J’étais béate dans la douleur que je percevais légèrement tant le froid m’avait anesthésié. Je continuais encore mais plus j’avançais et plus la crainte s’emparait de moi, bientôt j’hésitais. Je remarquais déjà ma voiture, si petite, si sombre, si éloignée. Je réalisais que j’étais folle. Et une envie subite de courir agitait mes jambes devenues hystériques dans les déferlantes pentes rocheuses de la plaine où des arbustes, qui semblaient avoir des yeux horribles, dévoraient mon âme dont le cœur palpitait au rythme d’une peur irrationnelle. La frénésie me fit verser quelques larmes légères et froides dans ma fuite. En contrebas du chemin, un animal ou un Djinn sortit brusquement d’un buisson et me dévisagea du regard. J’étais pétrifiée, figée dans la terreur, plaquée dans la crispation. Il s’approchait de moi avec l’agilité d’un chien. La masse à quatre pattes, longue et affûtée, ne me regardait plus qu’avec des yeux jaunis par la nuit purifiée. Sa tête dodelinait et alternait l’éclat de ses yeux. C’était un renard dont la témérité m’avait choqué. Je relâchais alors mon souffle et j’exhalais une vapeur épaisse et profonde, comme si ma cloque d’énergie noire avait crevé, répandant toutes mes forces que je perdais dans des tremblements comparables à un séisme violent. Des fourmillements allèrent de mes chevilles jusqu’au cou et une lumière blanche me paralysa. Je pus enfin me ressaisir et je m’échappais comme un bandit détalerait après avoir échoué son effraction. Dans ma voiture, je revoyais ce renard en pensant à Saint Exupéry qui devait arpenter les lieux en quête de la rose sacrée, celle là même que je cherchais. Je vis une dernière fois le pic de l’étoile dans le rétroviseur et je regagnais le monde des morts vivants en ayant le sentiment d'avoir conjuré une sorcellerie. Je reviendrai.




  9. Circeenne
    L’enquête menait nulle part, les vidéos étaient inexploitables, la moisissure en était pour quelque chose et le matériel limité dont disposait la section de police sur la base ne pouvait en soutirer une once d’éléments intéressants. Je me sentais véritablement coincée. L’unique piste sérieuse dont nous disposions, c’était le carnet de Romain. Sa dernière prise de notes mentionne Pripiat qu’il aurait visitée. Il raconte de manière assez intime et confuse ce qu’il y a vécu. Il évoque un Alexander Domovitch, fiévreux personnage si l’on en croit sa légende. Il y explique s’être mis à sa recherche après qu’un rêve « quasi réaliste » lui avait indiqué l’endroit où il vivrait au milieu de créatures mystiques. Il y détaille le songe, en se montrant assez précis sur l’homme. Il raconte sa discussion avec lui en des termes qui frise l’ironie. L’homme l’a nommé second disciple de la confrérie du silence, et s’est vu offrir des femmes avec qui il ne lésine pas sur la précision de ses ébats. Petrov m’en avait parlée, cet homme vivrait dans la ville abandonnée au milieu des radiations qu’il supporterait avec ses rites et ses démons à qui il rend des services et dont la réciprocité lui octroie un privilège, celui d’être exceptionnel, d’avoir des pouvoirs. En somme, il aurait vendu son âme pour quelques soi-disant miracles. Il en est ainsi, l’homme veut toujours une distinction supérieure, unique, la fameuse singularité. Un désir d’être Dieu ? Ma foi… Quoi qu’il en soit, Petrov avait décidé de sonder cette bourgade satellite de Tchernobyl. Et il ne cachait pas son inquiétude tant c’était extrêmement dangereux. Il redoutait davantage la menace que pouvait faire craindre des hommes sauvages, isolés dans le vide et réuni dans la fuite. On dit qu’il y aurait quelques centaines de personnes disséminées dans toute cette région, avec une propension inédite pour l’inhumanité. Une sorte de refuge d’aliénés.
    Sans me regarder au milieu de ce qui est devenu une cour végétale, sous ce toit crevé où le ciel était maquillé d’épais nuages gris et grumeleux, il regardait le sol en me lançant d’un ton grave et banal : « A vos risques et périls ». Sarah et moi, eûmes un air hypnotique, un flottement dans le temps avant de hocher la tête, comme si une énergie assez étrange, mystérieuse, quatrième dans notre conversation, nous poussait à dire un « oui » lourd, sans ressentir la menace des conséquences qu’une raison vous ferait admettre immédiatement. Nous étions anesthésiées, et l’ampleur des ténèbres qui nous attendaient, nous paraissait insignifiante. Petrov soupira et nous proposa de nous équiper, nous partirons demain matin à 5 h 00, afin d’éviter que la nuit puisse rogner le peu de jour qu’un automne voudrait bien laisser à notre investigation par ces latitudes.
    Je décelais un vrai désir de vengeance qui pouvait se lire dans les yeux du commandant. Il y avait assurément dans son regard un esprit sanguinaire, avide et dénué d’âme. Un regard forcé, figé sur la pierre lisse qui comme voulant le percer, se concentrait dans l’obscurité. L’homme tué lui appartenait, il semblait être ici question d’honneur. Et Petrov déteste avoir tort. On lui avait pris son droit de commandement sur un homme. On lui avait pris une part de son pouvoir. De sa force. C’était personnel à présent.


  10. Circeenne
    Ce qui s’est passé cette nuit m’a forcé à écrire. Je ne sais pas comment pouvoir l’aborder ni encore l’interpréter, mais j’ai bien vu cette chose.
    Il devait être autour de dix heures, et comme à mon habitude, j’étais encore au bureau à passer mon temps seule dans une pièce que j’avais moi-même aménagé comme une chambre. Ainsi, deux fois par semaine je m’arrangeais pour rester dans ce petit cocon chaleureusement calme, doux, embaumé de parfums floraux. À cette époque j’étais célibataire, je n’avais qu’un chat à nourrir et si je passais autant de temps à travailler, c’était surtout pour fuir mon lugubre démon qui m’emplissait d’une morbide désolation. Si dans les premiers temps j’étais très heureuse avec cette charmante solitude, ce fut, au fur et à mesure de mes rituels cycliques, terriblement morne. L’ambiance dépressive que je m’étais créée avec cette musique mélancolique, pesait sur mes épaules comme un lourd sommeil. De même, les tâches très procédurières dont j’avais la mécanique responsabilité, m’écœuraient. Je me hâtais donc de finir sans me soucier de la qualité du travail. Après tout qui irait vérifier ?
    Parfois, il arrivait que je me distrayais avec le vent d’automne. Je frissonnais d’angoisse à l’idée de me mettre à la place d’un de ces chats qui semblait avoir froid. Ou lorsqu’il pleuvait, je me figeais à regarder bêtement l’eau s’écoulait sur les panneaux vitrés comme une ensorcelée. J’aimais ça, et il n’y a pas de métaphysique là-dedans. Allez savoir ce qu’un Freud aurait pu dire de moi. Quant à la lune du mois de mai, d’ordinaire si belle, je lui tournais le dos et lui affichais mon indifférence la plus sincère malgré mon amour. Seule l’ennuie m’incitait à la surveiller, comme si je n’avais pas assez de charge, que d’ailleurs j’accomplissais mal. Plus tardivement dans la nuit, la fatigue captivait mon attention béate vers la tiédeur diffuse de ma lampe bigarade qui flambait sombrement. Je ne distinguais plus qu’une lumière lactescente. Je perdais la notion du temps, je ne voyais plus de détails mais que des formes grossières et sentais mon corps alourdi par la pesanteur. Je trompais ma paresse en lui promettant une meilleure oisiveté en lorgnant de loin, le filet de bave à la bouche comme un assoiffé du désert, le moelleux d’un canapé-lit qu’il fallait cependant préparer. C'était toujours mieux qu'un cuir crispé, rêche et trop chaud. Je bondissais alors tout en me déchaussant sans me laver les dents ni faire ce que commande la civilisation, mettre un pyjama. Point d'initiation, j’entrais dans le monde onirique comme un sac jeter du haut d’un bâtiment. Mou, grave et lâche.
    Mais quand le café agissait, je descendais à la salle des archives au sous-sol du bâtiment après avoir longé un long couloir qui me rappelait curieusement celui d’un hôpital. Je prenais soin de me rendre d’abord à la cafétéria dont le bruissement du réfrigérateur résonnait bien plus fort que dans la journée. Je rencontrais parfois des noctambules névrosés, qui comme moi, étaient accros au café tout en étant désensibilisés de ses effets. On y venait pour un gâteau au chocolat noir qui avait été placé ici par un commis de cuisine, nous sachant être des gens étranges mais des gens tout de même avec leurs vices. Cette marque d’attention me faisait plaisir.
    Lorsque nous étions trois, nous discutions assez facilement et longuement en riant fort comme si le monde était à nous. Ça nous avait stimulés pour nous revoir. Mais avec le temps, on finissait par discuter de la même chose et finalement brièvement. On se donnait des airs impératifs, on s’aidait à se croire pressés, fatigués, occupés sur un dossier difficile. Mais il n’en était rien. La vérité, c’est qu’on essayait de s’impressionner les uns les autres avec des misères. Que voulez-vous, il faut bien donner au vide de la consistance pour s’inventer un sens. J’avais conscience de tout cela et probablement que M. Ehrlich s’en doutait tout autant, mais il persistait assez pour me convaincre et avec un génie qui me charmait. Sublimez votre manque d’affection en s’affairant et vous paraissez surhumain. C’est cela la vraie perdition. Et bien j’ai été ainsi pendant très longtemps. Psychorigide, froide, pressée, occupée, « je ne peux pas sortir avec vous ce soir », je dois… Mensonges, mensonges, mensonges… Et quand on est trop seul on ne sait plus vivre avec les autres alors on les fuit tout en gardant suffisamment de distance pour savoir qu’on continue d’exister dans leur regard unanime et leurs commentaires cinglants. Et cela motive. Si l’on m’avait ignorée je serais sûrement devenue « normale ». Étrange paradoxe que celui qui veut que l’on soit proche en étant éloigné.
    Mais ce soir-là, j’avais vu quelque chose…
  11. Circeenne
    Les yeux clos, le cœur agité, le sang bouilli, l’esprit s’essouffle, enchevêtré dans un sommeil obscur et sinueux. Ronde, la chambre qui tournoie, comme un manège affreusement blanc, semble dresser une spirale de janthine. L’âme s’y enfièvre dans le silence. Un grabat jauni et mal cousu sur lequel un livre de Shakespeare est ouvert à une page que je ne parviens pas à déchiffrer, attire mon attention. De là, j’y observe un verre laiteux, embrumé par le temps, posé sur une table de bois ronde dont on devine la vétusté, griffée par endroits, brûlée par d’autres. Qui vit là ? Un piano à queue dont il manque quelques touches, comblées par la poussière; trahit un raffinement d’autre fois. Cette bibliothèque, comme vidée à la hâte, vomit des livres déchiquetés.
    Quelque pas et nous voilà assise sur une chaise d’un osier grossier. D’ici, on remarque tardivement qu’il n’y a pas de porte et la fenêtre ne donne sur aucun paysage mais sur un ciel éternel et infini. Des étoiles, passent d’un bout à l’autre ou c’est que je tourne ? C’est à n’en point finir… Je crie… Je crie et encore et jusqu’à me vider de ma voix et éreinter ma gorge. Mais il n’y a rien qui fasse écho. Comment sortir ? Épuisée, j'attends le sommeil et je rêve que je cours dans une prairie riante où un pigeonnier trône sous un soleil vermeil. J'y entre et je tourne jusqu'à faire s'élever ma robe qui flotte à la façon des derviches. Une odeur douce, mielleuse, caresse mon âme et la vivifie d'un sentiment bleu. Je lâche, fatiguée, tombant sur les planches où me vient une nuit écrasante.
    Je marche alors dans une ruelle longue et ombragée, Cordoue paraît être ici. On y sent du jasmin, de l'oranger et même de la myrrhe. Un vieil homme conte une poésie: c'est un amoureux qui affronte tous les dangers pour sa dulcinée. Des enfants l'écoutent autour d'un feu. Les étoiles nous regardent et nous l'écoutons chanter ses vers en une langue ancienne que je ne comprends que par les élans sentimentaux qui me viennent dans la rythmique mystique rauque et saccadée de ses mots univers. Je ressens mais n'entends pas. Je vibre sans bouger et je suis en étant morte. J'oublie ma présence lorsqu'un encensoir libère une fumée à l'odeur âcre.
    Un frisson puis un spasme puis une force m'arrache de l'humaine condition pour me jeter au sol où on raconte m'avoir vu dire des mots qui n'étaient pas les miens. Ce dont je me souviens, c'est d'avoir rêvé, rêvé de l'océan, de l'orage et d'un arbre vert en haut d'une falaise où le vent mugissait comme le tonnerre. J'étais là, droite, un turban rouge à la main dans une robe écrue. Mon regard éteint, comme suspendu dans le néant. Le son d'une cloche me réveilla, ce fut un jet d'eau glacé qui crispa ma frénésie.
    Mais je repris ma transe. Des hommes forts aux mains d'ouvrier, me serraient comme une vis pour m'inoculer le poison morphéen. Je voyais le diable rire dans le coin, comme chaque nuit, car elle fut la même. Chacune de mes veilles fut une répétition de la veille ou je ne sais plus s'il s'agissait d'un cauchemar où je crois d'abord rêver et puis ensuite me réveille dans lui ou si c'était lui qui rêvait dans moi.
    Cependant, je savais que cela commençait toujours par une piqure, puis un spasme froid de crampes, avant un goût terriblement amer où la gravité amollissait tous mes muscles. C'était à ce moment que je fermais les yeux. Puis le réveil douloureux qui m'arrachait des entrailles une peine dont ma voix ne put rendre l'ampleur du mal... Je les entends encore venir. Les chiens, ils arrivent encore. Leurs pas graves dans le couloir, ces tintements métalliques que font les clés. Les voilà encore, les voilà que j'entends devant cette porte capitonné, les voilà qui sont là avec leur diable, non, non, je ne veux pas encore dormir, non,...


  12. Circeenne
    Je vis Petrov au bout d’un couloir qui discutait avec deux hommes en civil, le teint très sérieux. La scène avait quelque chose de très lugubre. La lumière artificielle s’exerçait au-dessus du triangle qu’ils formaient. L’un était adossé au mur se caressant le menton, très à l’écoute de ce qui se disait, les deux autres parlaient au centre du couloir. Ils usaient de leur main à mesure qu’ils s’exprimaient à tour de rôle. Le fond du couloir était plongé dans une profonde noirceur. La pluie lumineuse mettait en avant ces personnages qu’on aurait cru être tout droit sortis d’une peinture de Hopper. Il l’aurait probablement nommée : solitude mélancolique en parlant de ma démarche lente que l’on verrait du point de vue de Petrov, me faisant face. M’ayant remarquée, il me fit un signe de la main pour m’indiquer de patienter et prit un des hommes par le coude pour l’inviter dans l’angle où ils s’isolèrent de ma vue. Seule la personne dos au mur resta là à me fixer d’un regard que je dirai perplexe. Une chaise trônait en compagnie d’un banc où je m’asseyais sous le regard inquiet de l’individu qui penchant cette fois-ci la tête comme pour me voir autrement. J’attendis gênée ainsi une vingtaine de minutes, après quoi je le vis saluer les deux hommes et venir vers moi d’un pas pressé. Il s’excusa de m’avoir fait attendre et plaisanta sur les hommes d’affaires dont l’ambition se borne à l’argent. Il me raconta rapidement que leur projet voulait bénéficier d’une couverture militaire pour une nouvelle forme de tourisme qui se veut être palpitant, chargé émotionnellement en visitant des lieux insolites comme une ville désertée après une catastrophe nucléaire. Aux yeux d’un voyageur encadré, guidé et désœuvré, l’armée accentuerait l’imaginaire que l’on souhaite prêter aux lieux. La visite deviendrait immédiatement quelque chose de singulier, menaçant, impérieux. Le silence de la présence du soldat paraîtrait être une dialectique qui affirmerait la tragédie de la catastrophe en même temps que l’exclusivité de se voir déambuler ici, là ou jadis des gens moururent atrocement. Marcher dans ses pas, se sentir en danger et bénéficier d’une protection, c’est se voir attribuer un pouvoir qui fait de vous un homme qui compte. Finalement peu importe l’histoire, seule compte l’émotion que l’on sait en extraire, et avec, l’argent que l’on génère dans la stimulation que l’on provoque. Cette réflexion me fit aborder le sujet qui nous préoccupait, deux morts pouvant être en lien. Je demandais une visite du sous-sol de la bâtisse. Après un lourd silence qui me fronça mes sourcils et m’incita à demander autrement, je pus obtenir de m’y rendre demain à la première heure. Cependant il semblait qu’il y avait un « mais » consubstantiel à l’acquiescement de Petrov. Il ne dit rien. Je fus inquiète et restai avec ce mauvais sentiment toute la nuit.
    Je rejoignis Sarah dans la chambre que j’avais surprise dans le noir devant l’écran de son ordinateur. Elle leva la tête comme embarrassée et m’accueillait avec un sourire de circonstance. Je pris place près d’elle, voulant voir ce qui la captivait tant et je ne vis qu’une furtive alternance lumineuse. Elle avait changé d’interface. En bonne femme ou en bonne flic, je lui demandais ce qu’elle faisait et me répondit vaguement : « rien de spécial, j’erre sur le net. Petrov, ça a donné quoi ? ». Soupirant je fis la même réponse, « rien, il nous balade ». Je gardais le silence sur les deux hommes que j’avais remarqués. Sa main se hasarda sur ma cuisse qu’elle caressait. Fatiguée, j’étalais mon dos sur elle en contemplant le faux plafond. Sa position sur le flanc m’incommodait.
    _ « Tu vas dormir habillée ? »
    _ « Ce ne serait pas la première fois »
    _ « Attends, je me range, pousse ton corps »
    _ « Je suis trop lourde, lève moi »
    Une pique aux côtes et un spasme me mirent debout aussi promptement que je l’eus sentie.
    Je me déshabillais avec une lourde paresse en ne gardant que les sous-vêtements puis m'ajustais près d'elle. Ma peau frôlait la chaleur de la sienne.
    _ « J’aime ton parfum » me dit-elle sur un ton enjoliveur avant de poser sa tête sur ma poitrine. Entre elle et moi, il y avait très peu d’amitié, une bonne dose d’amour maternel, un brin d’inceste, un fort lien platonique mais surtout un je ne sais quoi de saphique. On échangeait quelques baisés innocents, des tendresses et on s’évanouissait dans le berceau tiède des regards lumineux. La fatigue m’avait crucifiée. Me remarquant dans cet état, elle m'engourdissait en me murmurant à l’oreille toutes sortes de gentillesses dont la fièvre des mots qui irradiait cette zone sensible, illumina en moi une envie d’éternité.
    Je vis ainsi les heures passées sans en sentir l’effet. Je me levais alors pour boire une eau fraîche en prenant soin de ne pas la réveiller. J’ouvris la porte de la chambre, longeai l’immensité d’un couloir taché de sang brunâtre à la limite du noir. Je vis des araignées qui nichaient au plafond et des fenêtres brisées. Je marchais dans ce liquide qui me montait aux chevilles. Un homme à l’allure forte me prit par la main férocement et me jeta par la fenêtre où je tombais dans les filons d'une toile géante et collante dont je pus me libérer qu’avec peine. Subitement, je m’enfonçais avec terreur dans une forêt vivante, cherchant à me happer où que je fus. Je trouvais finalement un refuge derrière cette porte de fer calcinée où je vis sur le revêtement de l’intérieur du couloir des signes sataniques. Un homme fut assis au fond d’une pièce emplie de bougies crasseuses. Il tuait tranquillement des araignées nombreuses avec un calme plus effrayant que celui provoqué par ces animaux dont les crochets étaient proéminents. Il se tournait vers moi, je ne vis aucun visage, se leva et se précipita vers moi…
    Le réveille retentit à 06 h 00… L’angoisse était terrible au réveil, je fus estomaquée par l’horreur de ce qui s’était produit dans mon imagination. J’avais un très mauvais pressentiment quant à la suite des événements.
  13. Circeenne
    Petrov ordonna d’appeler une ambulance. Je parlais en même temps que lui pour dire d’éviter de marcher tout près du corps afin de relever d’éventuelles empreintes. Personne ne tint compte de ma suggestion ou presque. Les soldats commençaient à regarder divers éléments dans et autour du véhicule. Sarah était partie avec deux hommes vers la forêt d’où nous étions venus. Ils ne remarquèrent aucunes traces autres que celles que nous avions faites en venant. À leur retour, un violent éclair projeta furtivement sur nous une lumière bleu électrique, suivi d’un tonnerre assourdissant qui déchira le ciel d’où se déversait avec une force cataclysmique, une eau froide et vive. L’eau ruisselait sur nos visages et eut tôt fait de nous tremper en peu de temps. Le sol devenait de plus en plus visqueux et une odeur désagréable me vint de je ne sais où. Cependant, je m’approchais pour voir de plus près ce corps qui la bouche et la gorge ouvertes s’emplissaient d’eau, diluant le sang qui s’écoulait dans une rivière pourpre vers une plaque d’égout non loin. Je fis la remarque à Petrov que l’individu ayant commis cet acte ne pouvait pas venir de la forêt s’il n’y avait pas de traces. Je me basais certes sur de fugaces observations avant la pluie mais mon intuition émettait l’idée que le tueur aurait pu venir de la forêt par les galeries s’il connaissait l’endroit, et aurait donc pris une entrée extérieure. Au vu des usages de cet endroit, il me paraissait logique qu’il existât non pas une mais plusieurs issues de secours. L’individu aurait ainsi cheminé par le manoir depuis la forêt. De plus, la position du corps m’interpellait. Je continuais d’expliquer à Petrov le fait que ce jeune homme se trouvait à environ deux mètres de la portière côté conducteur, et que la radio diffusait encore sa mixtape qu’il écoutait faute de compagnie. Ce qui indiquait qu’il était sorti de la voiture à un moment donné, car comment égorger quelqu’un dans son siège sans qu’il ne se défende. Je fis remarquer que son arme était d’ailleurs dans son holster. Il avait été alors surpris. Et étant donné que la jeep était garée en bataille par rapport au bâtiment, il aurait donc vu venir une personne sortant du manoir. Car si le tueur était venu par le côté passager, il ne l’aurait certes pas vu mais aurait laissé des traces sur le sol. D’après Sarah, il n’y avait rien, ni pas ni pneus autres que ce qu’on a laissé. J’en déduisais alors que ce jeune soldat avait dû se rendre vers l’individu qu’il avait vu et engageait une conversation ou du moins c’est ce que laissait croire ce mégot de cigarette que l’on trouvait plus loin dans la pelouse. D’un geste, Petrov analysa le mégot et me regardait étrangement. Petrov me demandait alors d’expliquer comment ce soldat aurait pu se faire tuer sans se défendre. Je répondais qu’il devait connaître probablement la personne ou que celle-ci était d’apparence à faire confiance. Il me dévisageait d’un air très supérieur et en me présentant le mégot devant les yeux, ajouta : « ou alors c’est une femme. » Il y avait en effet du rouge à lèvres sur le filtre, le même que celui que je portais. Je ne savais pas quoi dire. C’était impossible qu’une femme vienne à bout d’un homme aussi grand et pesant au moins 90 kg.
    Petrov demandait à chaque groupe qui s’était absenté plus d’une demi-heure. Dans celui de Sarah, ce fut un soldat qui éprouvait un besoin pressant mais il n’excéda pas une quinzaine de minutes en ayant stoppé le groupe qui l’attendait non loin de lui. Dans celui de Petrov, aucune personne ne portait du rouge à lèvres et ne s’était absentée. Dans le mien, c’était moi. Je m’étais absentée pour observer des arbres et avais bifurqué vers le bunker où j’avais appelé Petrov. Celui-ci me demandait alors de bien vouloir procéder à une analyse comparative dès notre retour, chose à quoi je ne m’opposais pas bien que je fusse très amère d’être suspectée. En attendant l’ambulance qui arrivait, je demandais à Petrov de pouvoir aller photographier quelques éléments à l’intérieur et prélever du sang séché que nous avions précédemment vu. Je m’y rendis sous bonne escorte. Entre-temps, nous recevions un appel radio nous indiquant que les tests ADN corroboraient. La victime était bien Romain.
    De retour, je fus conduite au centre de détention provisoire de la police militaire qui m’interrogea pendant des heures durant et préleva ma salive. On me mit la pression sans rien lâchée et je me sentais coupable malgré moi. On me posait un tas de questions, sur mon enfance, mon célibat, mon chat… mais aussi sur le document que j’avais découvert. J’étais contrainte de collaborer pour éviter davantage de soupçons. Je le leur ai donc remis sans qu’il me fût donné de justification en lien avec la mort du jeune homme. Trois jours plus tard, on confirma, l’ADN était bien masculin. L’individu avait ainsi voulu brouiller les pistes. Petrov était venu s’excuser mais je me montrais compréhensive. J’expliquais que cela devait être planifié et que le meurtrier pouvait savoir qu’il y avait des femmes qui enquêtaient ici. Il devait être parmi nous, en ces murs. Petrov n’était pas d’accord. Il connaissait les gens de cette base mieux que quiconque mais il n’excluait pas l’idée. Il me fit remarquer que l’individu aurait bien pu fausser l’enquête sans savoir que Sarah et moi étions présentes. En effet, cela faisait sens. Reste à savoir si ce meurtre est en lien avec celui de Romain et si le meurtrier était là, tapis dans l'ombre.
    Sans tarder vers 17 h 30, je me rendis au complexe hospitalier de la base pour connaître les causes et circonstances de la mort de Romain. Le médecin m’expliquait qu'il était difficile d'établir un constat objectif tant le corps avait été altéré par le temps mais il semblait être persuadé que la mort avait été provoquée par une importante perte de sang liée à une saignée. Mais nous n’avions pas trouvé près du corps une flaque séchée ou une marque évoquant ce que j’ai pu voir pour le soldat. Il avait été donc tué ailleurs. Sûrement l’endroit où Sarah avait vu une tache de sang. Le médecin m'indiquait encore qu'il manquait des organes, le coeur, un rein, les yeux et la langue et les testicules. L'ablation était précise selon lui et n'avait pas laissé de marque sur la charpente osseuse. L'expérience d'une personne qui était savante. Je le remerciais et m'en allait voir Petrov.
  14. Circeenne
    Nous nous enfonçâmes avec précaution dans la forêt où la bruine nous surprit. Nous nous arrêtâmes tous les dix pas pour scruter l’environ à l’aide de nos torches mais la visibilité était très mauvaise et le sol glissant. Il m’arrivait de finir sur la cuisse en foulant une mousse trop humidifiée. Malgré les conditions, nous continuâmes à avancer. Je découvris alors une sorte de fosse naturelle qui serpentait sur plusieurs mètres et jusqu’à disparaître dans le brouillard. Je me disais qu’autrefois, elle aurait pu être le berceau d’un ruisseau mais il n’y avait pas de traces passés d’un possible cours d’eau. De grands arbres bien distancés en délimitaient le pourtour. Leurs plus larges racines sortaient de terre pour former des arcs épais qui crochetaient ce dénivelé où quelques pierres lourdes avaient trouvé un refuge hasardeux. Je n’avais pas vraiment de connaissances topographiques pour pouvoir être catégorique sur mon jugement mais à regarder de plus près, cet endroit, me paraissais trop régulier et à taille humaine pour avoir été moulé par la nature. Bizarrement cela m’évoquait une tranchée. Je posais alors la question à un des soldats s’il y avait eu ici des combats durant la seconde guerre mondiale, il me répondit avec un air dubitatif qu’il n’en savait rien. Je n’insistais pas davantage et on suivait ce chemin en regardant dans toutes les directions sans en voir la surface. Je suggérais donc de former une ligne de marche de sorte à pouvoir ajouter à notre champ de vision les deux côtés manquants de la surface. Nous marchâmes ainsi longuement.
    Par moments, je laissais aller le groupe en m’attardant sur ces arbres gigantesques et massifs qui ajoutaient de l’ombre à l’obscurité. J’y jetais mon rayon de lumière de la base à la cime pour n’y voir que des paréidolies subtiles mais surréalistes. Ces formes menaçantes avaient l’air de mettre en garde qui s’aventurerait ici pour troubler le repos des esprits. Je devenais subitement très superstitieuse et mon imagination s’élançait dans divers scénarios horrifiques. Transi par des sentiments désagréables, je me mis à rejoindre les autres au pas de course.
    Sur le point de les rejoindre, la cavité perdit subitement de sa profondeur et attira net mon attention. Je vis sur ma droite, légèrement plongée dans la brume diffuse, un enfoncement quadrilatéral bien en évidence mal épuré par la végétation qui lui avait donné une épaisseur veloutée. Ce me parut très étrange et mon doute quant à l’aménagement humain de ce terrain s’amenuisait. Pour être sûre, il me fallait voir de plus près. Avec mon genou et en m’aidant d’une racine froide et mouillée, je me hissais en dehors de cette cuvette. J’avançais dans un espace quasi lunaire. Aucun bruit, aucun animal, c’était comme un vide profond et effrayant où seul la bruine clapotait sur les branchages et le sol velu.
    À mon grand étonnement je remarquais que l’enfoncement était bien une structure immergée. Cette forme particulière ne pouvait être que celle d’un bunker. Mais il n’y avait aucune entrée seulement quelques meurtrières oblongues. Il y avait certainement d’enfouie une ramification de galeries. Je saisis mon talkie et m’adressais à Petrov pour mieux comprendre l’histoire liée à cette région. Il me répondit que le propriétaire avait fait construire un abri pour se protéger contre une attaque nucléaire. Je fus très étonnée et je réfutais ces propos en affirmant que ce n’était pas assez profond pour cela et qu’il y avait des meurtrières, éléments militaires servant à éliminer l’infanterie. Il fut vague et me pria de ne pas m’éloigner de l’objectif. Mécontente, je demandais à savoir, j’enquêtais sur un meurtre dans une zone militaire et je fus catégorique. Je ne voulais pas que l’on me cache des choses. Ce manoir ne devait pas en être un. Je lui parlai alors du document que j’avais initialement trouvé sur le corps de la victime. Après un soupir, il restait silencieux et attendait la suite de mes propos. Je sentais son agacement et cela a calmé mes ardeurs. Je repris avec douceur que le meurtre pouvait être en lien et que je n’étais pas là pour troublait les affaires intérieures du pays, mais une enquête biaisée ne peut pas être une enquête efficiente. Il m’expliquait alors que ce terrain est en effet un terrain militaire classé top secret durant la guerre froide et servait de base tactique de lancement de missiles balistiques contre de potentiels ennemis européens ou situés outre-Atlantique. Le bâtiment avait des allures de riche habitation afin de tromper les avions espions. Je le remerciais de ces éléments et demandais à pouvoir m’introduire à l’intérieur. Il se peut que Romain y ait pénétré et laissé ces effets personnels, car il avait l’habitude de passer la nuit dans les lieux insolites qu’il visitait. Petrov refusait fermement, assez pour que je m’avisasse de toute récidive. Un long silence radio mima une guerre de position. Je réfléchissais et repris en argumentant qu’il fallait que nous travaillions conjointement pour résoudre cette affaire au plus vite sans quoi la famille de la victime ne pourra jamais faire le deuil, sans trop de succès. Mais Petrov fut plus sensible à l’idée que l’Europe sera certainement solidaire envers l’Ukraine quand la Russie irait encore presser quelques territoires obligés de l’époque soviétique. Elle se montrerait ainsi reconnaissante. Petrov se tut et me priait d’attendre un moment, il allait en référer à ces supérieurs.
    Quelques longues minutes plus tard et sous certaines conditions que j'acceptais, Petrov m’annonça qu'il me guiderait dans ces galeries souterraines mais que je devrais m'abstenir de toutes photos.
    L'orage se mit à mugir et il fallait interrompre la recherche à l'extérieur, la pluie nous y aura contraint dans tous les cas. Le vent se levait et agitait les branches des arbres qui semblaient vouloir nous envouter dans une danse lourde et lente.
    Nous nous regroupâmes avec énergie vers l'avant du bâtiment où nous fîmes l'amère découverte d'un soldat sauvagement égorgé. Une énorme flaque de sang brune gisait sur une terre mâchée par la pluie.
    Nous étions tous stupéfaits...
  15. Circeenne
    Sarah dormait encore quand le réveil se mit à vibrer nerveusement. D’un coup imprécis et brusque, j’y mis fin. La lune avait disparu. Il gisait dans la chambre un silence bleuté et une vapeur de souvenirs étranges. J’étais restée quasiment éveillée toute la nuit en regardant le plafond, songeant aux soupirs rêveurs de Sarah ou en m’attardant les yeux fermés sur un bruit extérieur de provenance inconnue, parfois les pas lents et crépitants d’une sentinelle sur un gravier voué à signaler la présence d’un individu. La nuit ne m’avait été d’aucun repos, elle me paraissait lourde et caféinée. Je me sentais groggy et nébuleuse mais je ne voulais plus dormir. Derrière les rideaux, on distinguait l’allumage progressif de réverbères jaunâtres et l’extinction des projecteurs de sécurité. Cette technique permettait de faire croire à un changement de garde dans la base mais je restais sceptique quant à son efficacité. La chambre n’a ainsi pas été plongée dans les ténèbres naturelles tout le long de la nuit mais avait baigné dans une sombre lumière artificielle. Je sortais lentement de la couverture en restant assise au bord du lit. Ma tête était pesante, je voulais la soutenir avec toutes mes mains avant de me raviser pour saisir mon téléphone qui affichait 05 h 11 et trois e-mails. Je me décidais à prendre une douche froide avant toute action m’impliquant dans ce monde. Je me dis qu’il fallait réveiller Sarah qui dormait paisiblement. J’hésitais à lui mettre la main sur son épaule découverte et luisante. Je finis par le faire, elle se mit à se tortiller mollement en prenant une inspiration profonde. Je me dirigeais déjà vers la douche en me déshabillant. J’allumais la lumière blanchâtre de la chambre qui était brutalement étincelante.
    L’eau glacée me mit d’aplomb et acheva de me sortir de la pénombre. Tous mes sens se mirent à retrouver instantanément leur vigueur fonctionnelle. Je ne pris pas le temps de m’attarder et en serviette je vis Sarah qui avait déjà l’œil vif. On se regardait furtivement sans se parler. Elle me succéda dans la douche en me frôlant la peau. Je suivis passivement son élan avant de me décider à me changer vu l’heure qui s’approchait du rendez-vous.
    Pour cette fois, nous devions suivre les consignes vestimentaires liées à la sortie sur zone contaminée afin de se protéger contre les radiations. Je n’y croyais pas trop… Mais à Rome faisons comme les romains, me disais-je. Je revêtais ainsi une sorte de combinaison légère, gris-vert foncé, qui avait l’élégance militaire des forces spéciales. On se sentait plutôt à l’aise à l’intérieur. Sarah me surprit avec une remarque sur la moulure de mes formes qui semblaient être mises en évidence. Ce pourquoi d’ailleurs j’étais très dubitative quant à la qualité salvatrice d’un tel vêtement. Je lui répondis de se dépêcher chose à laquelle elle s’exécuta promptement. Nous n’évoquions pas l’événement de cette nuit, comme si nous faisions semblant de l'oublier. Nous ne paraissions pas mal à l’aise mais on ignorait volontairement le sujet. Habillées, la chambre rangée, nous traversâmes le même endroit que pour se rendre au mess avec silence et énergie.
    Dehors le ciel froid et terne semblait promettre une lourde averse. Nous rencontrâmes Petrov qui avait un air plus grave qu’hier. Nous échangeâmes quelques salutations, il nous ouvrit la porte du réfectoire qui était à moitié rempli. Des officiers nous regardaient paresseusement quand d’autres discutaient déjà avec entrain. Nous rejoignîmes la queue, prîmes un bol de café, du pain, du beurre, des raisins et du miel pour ma part, les autres prirent des céréales. L’enfance n’est jamais trop loin ou c’était moi qui vieillissais. Petrov me fit remarquer qu’il y aurait quelques changements météo, la pluie viendrait plus tôt que prévue et cela gênerait l’enquête. Nous commencerons donc par investiguer à l’extérieur dans le pourtour du manoir.
    06 h 45 nous embarquions dans les jeeps. Petrov était avec nous en tête de convoi. Trois voitures quittèrent ainsi la base et s’engouffrèrent dans la brume matinale. Nous roulâmes plus lentement que d’habitude, on ne voyait rien à 5 mètres. Bringuebalant tout le long du trajet, j’en éprouvais la nausée. Je me consolais avec la deep house qu’avait mise Petrov à faible volume, suffisamment pour que le moteur soit plus perceptible que sa mixtape. Cela m’étonnait de lui. Il fallait bien qu’il se divertisse aussi. J’imaginais malgré moi des vacances dans un bleu topaze, en voyant des surfeurs, des vagues et boissons fraîches. Mais cette image m’a vite rappelé que je n’aimais pas la stupidité superficielle de la Californie peuplée de blonds imbéciles heureux. Cette pensée me fit admettre que j’étais vieille fille et que je méritais mon chat, mes livres et mon thé du dimanche. Je soupirais à en attirer l’attention de Petrov qui me lançait un regard en me demandant si ça allait. Je répondis que oui et tournais la tête vers l’épaisseur du brouillard qui nous enveloppait. C’était effrayant et excitant à la fois.
    Sur la banquette arrière, Sarah discutait depuis le début avec les deux soldats. Ils évoquèrent une diversité de sujets que je ne saurais tous les énumérer. Ce qui m’a marqué ce sont les gâteaux de la mère d’un des soldats. Ils semblaient promettre un vrai régal, Sarah avait noté la recette, je le lui demanderai.
    Nous arrivâmes enfin après 55 minutes de route humide fracassée par l’érosion. L’endroit semblait tout droit sortir d’un film d’horreur. Le manoir était à peine visible sur sa façade où la lumière des phares accentuait la réverbération et rendait l’environnement atrocement brillant. J’avais peur de me perdre ici. Parfois un oiseau me surprenait et me rendait nerveuse. Je devais cependant me concentrer afin de travailler méthodiquement. Nous nous répartîmes donc la tâche. Nous avions espoir en le lever du soleil qui devrait bientôt nous aider.
    Le mysticisme de l’endroit me fit comprendre pourquoi tant de symboles ésotériques et sataniques avaient été trouvés ici. Il n’y avait qu’à regarder autour de soi pour être subjugué par cette atmosphère lugubre, emplie d’un reflet du monde des enfers. Ce calme, ce sol collant, cette végétation difforme, ces ruines fissurées et éventrées par endroit, cette odeur de cimetière et ce vent léchant la cime des arbres, masquaient une hostilité dans une ombre invisible. Le diable habitait ici.
    Pour travailler efficacement nous nous séparâmes en trois équipes de quatre selon un plan cardinal. J’eus le côté est du manoir, Sarah prit le côté ouest et Petrov irait au sud. Un soldat restait à la devanture pour garder les véhicules et être au contact de la radio. L’investigation pouvait commencer.
  16. Circeenne
    Sarah me réveillait délicatement en secouant légèrement mon épaule tout en me murmurant que nous étions arrivés. Groggy, je décollais alors ma joue pâteuse de la vitre d’où je voyais mal mon reflet. On ne voyait rien au loin, si ce n’est une intrigante masse noire accentuée par l’intensité des rayons de lumière que diffusaient les projecteurs depuis le mirador. J’ai pu remarquer cependant l’inscription cyrillique doublée de sa traduction en anglais, sur un panneau blanc rouillé posé devant le poste de contrôle : « Slow down, Dityatki check point ». Un jeune soldat, assez maigre pour sa taille, muni d’une vieille kalachnikov, arrivait avec dynamisme la cigarette à la bouche. Il s’était arraché péniblement d’une conversation animée, probablement sur l’émission sportive qu’une télé cathodique affichait encore autour de ses compagnons criards. Il s’avançait en riant au niveau du chauffeur, la tête en direction de ce qui lui avait été dit. Une blague lui a sûrement été adressée. Il rétorqua d’un geste vulgaire avant de reconnaître Petrov sur le siège passager qui s’impatientait. Il changea subitement d’attitude et se montrait plus formel. Un signe de la main agitée et la barrière rouge et blanc s’éleva promptement. Il salua et nous partîmes.
    Quelques virages et nous nous arrêtâmes devant un bâtiment qui nous accueillait le temps de l’enquête. On nous invitait à dîner au réfectoire pour 20 h 00, en attendant Petrov allait faire un rapport à sa hiérarchie sur le déroulé de l’après-midi. Sarah profitait de cette heure qui nous restait pour se prévoir une douche, ce que j’imitais avec conformisme.
    La chambre était telle que nous l’avions laissée, froide et austère. J’avais oublié ce lit bancal qui m’attendait pour me tourmenter une nouvelle fois. Qui a pu concevoir un matelas aussi dur et rugueux que le béton lui-même. Voyant ma détresse, Sarah me persuadait de me joindre à elle. Elle me montrait la qualité de son lit et me fit remarquer avec ironie que nous étions toutes les deux assez lourdes pour pouvoir être supportées comme un seul homme. Je me résignais à son idée pendant qu’elle disparaissait sous la douche. Je lui lançais déjà un « dépêche-toi ! » qui n’eut pas d’écho, tant elle n'en fait qu'à sa tête.
    Durant ce moment vide et calme je songeais à la victime. Était-ce bien celle que nous cherchions ? Il me fallait rouvrir son dossier. Romain Legendre 25 ans, un français en mal de sensations fortes qui voulait être toujours là où le tourisme n’irait pas. Avant de partir il avait reçu une sorte de menace, une lettre tapuscrit. Sa mère m’avait alors confié que Romain en avait ri et que lui et ses amis jouaient à s’envoyer de drôles de lettres anonymes, souvent douteuses. Je me souviens encore de la teneur des paroles, très crues et sexuellement orientées. Il y avait un arrière-goût de domination sexuelle. Mais elle faisait bien référence à son voyage en Ukraine en affirmant qu’il y trouverait « une petite mort » pendant la sodomie qu’il recevra. Était-ce une référence au plaisir ou un scabreux jeu de mot ? A ce stade, on ne devait rien négliger.
    Quoi qu'il en soit, je penchais de plus en plus pour une personne de son entourage, bien qu'il utilisait YouTube pour présenter ses voyages qu’il commentait et où il annonçait les futures explorations en cours de préparation. C’est donc difficile de pouvoir isoler l’auteur de cette lettre d’autant qu’elle n’est peut-être pas en lien avec sa mort. Aucuns de ses amis interrogés n’avaient confirmé avoir tapé ce courrier. En même temps, qui voudrait reconnaître être l’auteur de cette lettre ?
    Dans une vidéo en date du 15 octobre 2015, il avait prévu de se rendre ici, à Tchernobyl la semaine suivante. Ente temps, il avait reçu ce courrier dont le tampon de la poste évoque le 19 octobre. Soit quatre jours, ce qui me parait court du point de vue d'un internaute. Comment nourrir autant de haine en si peu de temps, jusqu’à vouloir le suivre et l'éliminer dans un pays où il se rendait. Ce serait possible si l'individu en question suivait Romain depuis le début. Il faut que je note: voir la liste des 200 000 abonnés, le travail est énorme. À moins que le meurtrier ne soit une connaissance et ait eu vent des projets de Romain, auquel cas il a pu tout prévoir dès la gestation de ses intentions. Ce qui fait plus de sens à mes yeux. Mais quel serait donc le mobile du crime ? Pourquoi tuer un youtubeur, un aventurier ? Nous n’avions trouvé sur les lieux aucune caméra, aucuns effets personnels. S'il s'agissait d'un accident, sachant que le malheur des uns fait souvent le bonheur des autres, des visiteurs auraient pu profiter du butin, certes, mais du reste ils auraient appelé les secours ou du moins fait quelque chose. Et si ç’avait été un suicide, alors qui l’aurait emballé ? Le fait est que nous l’ayons trouvé dans une bâche en plastique en décomposition, indique la présence d’un autre individu. Et je doute qu’une personne aussi jeune, désireuse d’être aimée et cherchant le regard des autres, aille se tuer en Ukraine, dans le sous-sol d’un manoir. Il s’agit certainement d’un meurtre. Je me souviens aussi qu’il n’y avait pas de traces à l’entrée ni dans le couloir et l’escalier. On a dû donc l’amener ici. Quid de la tache de sang que nous avions vue ? J’ai d’ailleurs omis de demander d’en prélever un peu pour analyse. Cette Sarah me fait perdre la tête. Nous y retournerons donc demain.
    _ Agathe tu vas bien ? Tu as mal à la tête pour que tu te la tiennes comme ça ?
    _ Hum ? Non, je réfléchissais. Tu as enfin terminé ?
    _ Oui oui, je t’ai chauffé la douche. Par contre dépêche-toi, on risque d’arriver en retard.
    _ …
    _ Moi aussi je t’aime.
  17. Circeenne
    Agence nationale du renseignement extérieur – 24 mars 1988



    *** 0046021 ***
    SNIE * 11/37 * 88
    NI * 0010 * 88
    DDI REGISTRE /// 785690.
    DDI ***** & NIE DISSEMINATION.
    HQS - CONFIDENTIEL.



    PROCHAIN RETRAIT SOVIETIQUE DE L’AFGHANISTAN.


    Le prochain retrait des forces soviétiques, comme annoncé par Gorbatchev lui-même lors de la rencontre non officielle avec Ahmed Massoud, aura de nombreuses répercussions positives sur nos intérêts dans la région. Nous avons relevé les points suivants :
    1. Cela réaffirmera notre diplomatie au niveau mondial ainsi que notre puissance militaire dont la logistique a fait ses preuves contre l’aviation russe (FIM92 Stinger).
    2. Moscou sortira affaibli de ce conflit sur quatre tableaux : Economique, du fait du coût de l’opération estimé à plusieurs centaines de millions de dollars. Politique, Moscou a été déstabilisé sur le plan intérieur, l’impopularité de cet engagement nous expose favorablement. C’est le moment d’ouvrir des négociations. Militaire, L’URSS a essuyé de grandes pertes humaines comme matérielles. Et enfin, idéologique, le communisme s’avère être aux yeux du monde un échec malgré les tentatives du Parti Démocratique Populaire d’Afghanistan à entamer des réformes progressistes. Il faut insister sur la cause de ces échecs.
    3. Le retrait des forces soviétiques laisse la région à notre disposition. Il faut impérativement canaliser et coaliser les forces rebelles (divisées en myriade de tribus) en vue de la formation d’un nouveau gouvernement pro US.
    4. Nous devons encourager Gorbatchev à se maintenir au pouvoir, en mettant en avant ses qualités diplomatiques qui ont permis de mettre fin au conflit. Il faut impérativement entretenir son implication en tant que chef légitime de la diplomatie afin d’empêcher toute formation d’un nouveau gouvernement plus radical, voulant se rétablir et pouvant se renforcer. Nous pourrions ainsi forcer la transition économique du pays en proposant une aide et des conditions. La négociation doit se faire de manière officielle afin que l’opinion soit mêlée, et doit également inclure le tiers monde pour réaffirmer l’idéal de notre modèle.
    5. Le tiers-monde doit ainsi perdre confiance en Moscou sur sa capacité à assurer son soutien et à jouer le rôle d’une puissance alternative. Nous devons insister sur les conséquences de la défaite.
    6. Le pays est dévasté par des décennies de luttes, une intervention d’ordre humanitaire serait profitable et nous positionnera en tant qu’acteur majeur et incontournable aux yeux du monde.
    Il existe une problématique en la personnalité de Massoud, qui exerce une autorité politique de plus en plus rayonnante en raison de son rôle dans la défaite russe. Il faut penser une alternative politique, sans quoi nous devrons faire face à une nouvelle autorité régionale. Je suggère de jouer sur la divergence tribale et d’exacerber les luttes de pouvoir. Nous nous positionnerons ensuite en arbitre.
    Trouver ce genre de chose dans cet endroit au milieu d'un cadavre vieux de trois mois, certainement plus, c'est assez curieux. La lampe torche sur le document, je reste évasive, fixée sur un plancher bruyant et vétuste, encombré par la poussière et divers papiers jaunies dont l'encre a été léché par le temps. Tout semble calme et apaisé, dans ce chaos temporel où tout est épars, brisé, souillé par la décomposition qui attaque même le béton. Il doit y avoir des spores dans l'air. La seule redondance frappante est l'atmosphère délétère de tout ce qui compose ce sous-sol. Cela ferait certainement le bonheur d'un chineur ou effrayerait un superstitieux qui y verrait une tombe, un endroit satanique ou sacré à ne pas profaner par une imprudence en voulant déplacer des objets que les araignées et autres bestioles habitent. Mais, mon esprit, trop concentré sur l'aspect de cette feuille, cherche encore à comprendre comment a-t-elle pu rester si blanche et presque intacte, comme si quelqu'un était venu là pour la déposer près de ce corps, enveloppé dans une bâche, trouée par les vers, raidie par je ne sais quel phénomène et en lambeau. Sinon comment aurait-elle pu arriver dans une pièce close, sombre sans fenêtres, située sous ce manoir, lui même au milieu d'une forêt... J'ai peut être ma réponse avec cet individu liquéfié sur le sol où les rayons de lumière mettent en contraste les vapeurs qui charge ces 50m2 d'une drôle d'odeur et d'ambiance.
    Depuis le palier qui donnait sur un grand couloir longiligne et autrefois certainement bien décoré, une voix familière plonge lourdement des escaliers en bois rongés par l'abandon et s'exclame:
    _Agathe, tu vas bien là dessous ! tu as trouvé quelque chose ?
    _...Moui, mais c'est assez...étrange, pour le moins anormal.
    _Quoi donc ?
    _Ceci. Prends un masque avec toi.
    Sarah descendit avec précaution sous les fracas des craquements, la peur de passer au travers. Ce n'est qu'à la dernière marche qu'elle exprima un soupir. Elle fit remarquer que l'endroit était lugubre avec un regard et une attitude stoïque. Ce sous-sol était fait pour la mort, il vous absorbe la vie et vous plonge dans la détresse infinie des hypothèses sans lumière. De la poussière, un cadavre, beaucoup d'objets dont on mêle la diversité des fonctions pour casser la logique et surtout une profonde obscurité. Laissez fermenter. Et vous obtiendrez, cette odeur de soufre, si âcre qu'elle vous en corrompt le poumon et la vie. C'est ineffable.
    Saisissant le document d'une main hésitante, le regard attentif sur le mouvement du pas à effectuer, Sarah fit une grimace de la face, comme pour signifier qu'elle ne voyait rien d'anormal à ce qu'une feuille imprimée soit une feuille imprimée dans ce tas où tout se trouve. Mais son jugement était surement altéré par l'envie de fuir. Les rides d'incompréhension qui masquaient un arrière fond de dégoût, l'empressement de son indifférence qui trahissait l'inquiétude de devoir affronter une horreur à huit pattes et son silence exprimait davantage l'impatience de vouloir remonter à la surface pour respirer un air plus pur que de songer en apnée sur une pièce à conviction.
    Après tout, cette pièce trop négative si l'on en croit les préceptes du Feng Shui, n'avait plus vocation à accueillir la paix. Mais il fallait que nous nous penchions sur cette mort improbable. Accident, suicide ou meurtre ?
    Nous remontâmes pour y réfléchir après quelques photos. Une équipe était en route. En attendant nous allâmes inspecter les autres pièces du bâtiment abandonné.
  18. Circeenne
    La fin de la journée annonce le départ machinal du personnel éreinté, fatigué moralement par le passé et le futur d’où ils vacille sans aucune attache dans le présent. Comme enclavé dans la perdition il se résigne à n’être plus. Ces personnes ont le visage ombragé d’une pesanteur épaisse et d’un vide profondément inqualifiable, qui s’expriment dans le mécanisme de la démarche prompte, régulière, groupée. C’est une masse de fonctionnaires qui oscille avec rythme, le regard baissé, vers la sortie du bâtiment. Trop usées d’avoir parlé ce jour, la main cristallise ses dernières forces dans la saisie ferme de l’attaché-case, parfois marron, grise ou noire ; accessoire qui fait le bureaucrate, elle est le prolongement terne de sa vie. Elle dirait tout à un nécromancien puisque le destin veut s’y résumer en quelques feuilles d’un dossier, bien classées. Ainsi enveloppés dans leurs trench ou veste classique, ces gens, bien que nombreux, ont tous la même habitude vestimentaire, imperméable au changement, tout comme partageant le même silence, rire, et sujets de conversation. Ils se reconnaissent dans l’indifférence de l’appartenance à la fonction qu’ils occupent avec un certain flegme dans le mouvement des allées et venues. Ils parlent le matin et se taisent le soir. Un bonjour et un au revoir sur un ton sempiternel.
    Qui sont-ils vraiment ? A les voir on jurerait qu’ils n’ont jamais eu d’enfance et n’auront jamais de vie. Le monde n’existe pas pour ces gens, pas plus qu’un éventuel sens à la vie, car la réalité, somme toute, n’est qu’une onde radio, une émission sérieuse sur les 50 nuances du parfum vinaigré de la mondialisation. La sédentarité a de ceci qu’elle vous fait tourner en rond dans un plan géocentrique. Le soleil décompte vos jours dans la sclérose de vos idées.
    La vie a fui, goute à goute, du bâtiment des Archives Nationales d’où ne sourd plus qu’une lumière immuable, pleine de jaunisse, d’entre les bureaux et couloirs aseptisés. Une atmosphère d’hôpital. C’est dans ces lieux où je pleure avec l’horizon la mort de l’hélianthe céleste. C’est de cette hauteur que je vois le monde. C’est depuis cette baie vitrée que je ris avec la pluie qui glisse en silence pour me narguer. C’est de là où je parle avec le nuage et compatis pour le gardien, las d’actionner la barrière du parking. C’est encore d’ici que je marivaude avec mon reflet et de là que je m’ennuie avec mes cafés. Mon dernier fume encore, sa fumerole m’inspire un je ne sais quoi d’agréable à contempler.
    La porte du bureau étant ouverte, je devine le fantôme de Banquo se promener dans les allées des Archives nationales, découvrir avec amertume notre civilisation, en constatant la pâleur de la technicité moderne face aux rayonnements des étoiles plongées dans les ténèbres, avant même son meurtre. Il est vrai, qu’un regard suffit, pour écouter l’éloquent silence du firmament, puisque la beauté ne s’adresse pas aux regards, elle vise le cœur.
    Saint Exupéry avait-il compris cela du haut de son avion en caressant les nuages ?


  19. Circeenne
    Ce billet est destiné à ceux qui voudront craquer le code.
    Objectif :
    Dépasser l'apparence textuel pour rendre l'image cachée.
    Critères:
    1. Montrer le cheminement vers le résultat en détail.
    2. Expliquer l'interprétation qui y a conduit.
    3. Conserver l'allitération.
    Outil:
    l'agencement des lettres du mot résultat, dépend fortement de la sémantique qu'il faut déduire, non pas de ces mots mais de la poésie où ils couchent et lèvent la lumière des alexandrins.
    Indice :
    Distant(e), éphémère et fascinant(e), c'est une ombre aux pigments ternes, sans cesse présente dans les cœurs de ceux qui savent discerner avec admiration la transcendance de toutes montagnes.


  20. Circeenne
    Le réveil sonne aigre. Il est 06:00. Ça résonne lourdement. La pièce est semi-éclairée, un soleil est renaissant. Un soupir, en émanation élastique, s'échappe de mes poumons, s'évaporant dans les méandres du matelas capitonné. Il faut se lever marmonne la conscience insomniaque, alors que mon poing, lui, s'était déjà fortement agrippé à une touffe de drap, la tête, elle, dans un mouvement félin, s'avachit sous la gravité du coussin, comme pour dire, non, nonchalamment.
    Les paupières alourdies, une vision sous-marine, un reste onirique épars, pour lequel seul me vient un goût constellé d'éclats inconséquents. La sensation est embrumée d'un trouble laiteux, matérialisée en un "je ne sais dire ce que j'entrevois, mais la chose est là". A ce moment précis, je ne sais si je vis ou si je meurs, car tous les membres de mon corps restent dilatés, appesantis, par une tiédeur diffuse et onctueuse où la mollesse fermente comme de la levure. J'ai une sensation de fraicheur.
    Je n'ai pas envie du monde. Je me couvre et, fœtus, je me laisse emporter par la morphine. Mais le réveil sonne encore. Il faut sortir un bras pour le taire. Il faut défaire sa couette, rompre avec l'apesanteur, agir d'une tape, brusque légèreté, faire face à la lumière solaire, ouvrir l’œil, perdre son ivresse, sortir du liquide amniotique et naitre à la vie d'un jour éphémère. Même le soupir s'y résout, il devient plus haletant, le corps se raidit, l'esprit se vivifie et la nuit s'est éteinte.
    La main s'arrache du lit pour étouffer les cris stridents du coq machinal. La fin est le début. Les rayons achèvent la tâche et d'une colère, vous perdez le rêve et la lourdeur des draps qui s'affalent sur le sol d'un bruissement feuillé. Vous êtes nu sur le lit, prêt à rompre avec la liberté de vos chaines pour l'esclavage sans fouet, sans acier, sans contrainte autre que quitter son lit. Mon désespoir est un désarroi. Mon rêve était une liberté. Et ma tristesse est réalité.
    Lève toi et cours, lève toi...


  21. Circeenne
    Je cours sans m'arrêter avec la folie qui me poursuit, et je cours encore jusqu'à être fatiguée. Vidée, je finis par tomber comme happée par une chose qui m'a traquée. Jetée je ne sais où, je m'écrase sur un sol brunâtre moucheté d'un vert translucide, sorte de brûlure à l'acide chlorhydrique. Tout est cependant coagulé. Je parviens à me relever, enfonçant mes doigts dans cette substance visqueuse qui veut me retenir. Je me débats. L'atmosphère est âcre, sombre et vaporeuse. Il n'y a pas de lumière, si ce n'est celle de la lune jaunie par la maladie. Puis, alors que je peine à sortir de ce marécage pâteux, une odeur de souffre m'entaille les narines dont le sang coule à flot versé. Titubante, je m'en extrait à l'aide de mains sortantes du sol. Effrayée par ce théâtre infernal, je cours encore, cette fois la main sur le nez pour stopper cette hémorragie qui brise les interstices de mes doigts comme un fléau d’Égypte. Au milieu de la forêt dans laquelle je parviens, je trouve une porte grillagée, immense, aux barreaux épais, noire comme l'enfer. Elle est enchainée dans des racines vivantes dont les ramifications sont charnues et hérissées d'épines, pareilles à celles des roses. Je saigne toujours et ma robe passe de saphir à rubis sans que je m'en doute. Ma main droite noircie. Je suis gênée par l'hémoglobine qui capillarise toute ma peau et m’alourdit, comme un vêtement lourd, placé sur moi et si hermétique que mes cris sont inaudibles. Le ciel reste d'un bleu noirâtre, la porte rugit de joie et cela m'agenouille de peine, de peur et de tristesse. Une ronce se lève et m'y achève par strangulation.
    Je me réveille en sueur, je pleure et me dis qu'il faut y croire, qu'un jour je ne ferai plus ce rêve bleui.


  22. Circeenne
    Cramère en le ciel gris, trônait sur un royaume céleste.
    De sa bouche embourrée de verbes aux couleurs biliaires,
    Il châtiait tout infidèle, ennemis amère de la cornière.
    Sur tout l'horizon désert, où ne règnent que les hyènes,
    Ce dieu fiel emplissait ses vides d'une ambition noirâtre.
    Répandre sa bible, établir sa loi, étendre son cadastre.
    Sous le joug, prospéraient alors tant de poésies normalisées.
    La littérature et le bon mot ? Une prescription qu'il faisait.
    Ordonnances sur Ordonnances rongèrent le peuple entre ses lignes.
    Esclaves de la règle, parler ordinaire, langues cousues par Cramère.
    D'aucun ne fit plus rire l'orange, parler le miroir ou crier le reflet.
    Mais un homme sema le trouble dans la cité. Il appela au Dieu unique,
    Fit du rayon céleste un arc-en-ciel et de l'orange une éponge ressuscitée.
    Miracles en miracles, il déchaina les foules aliénées qui le crucifièrent.
    De lui il ne reste que sa religion, les poètes :
    " Qu'on s'en persuade : il nous a bien fallu quelques raisons impérieuses pour devenir ou pour rester poètes. Notre premier mobile fut sans doute le dégoût de ce qu'on nous oblige à penser et à dire, de ce à quoi notre nature d'hommes nous force à prendre part. Honteux de l'arrangement tel qu'il est des choses, honteux de tous ces grossiers camions qui passent en nous, de ces usines, manufactures, magasins, théâtres, monuments publics qui constituent bien plus que le décor de notre vie, honteux de cette agitation sordide des hommes non seulement autour de nous, nous avons observé que la Nature autrement puissante que les hommes fait dix fois moins de bruit, et que la nature dans l'homme, je veux dire la raison, n'en fait pas du tout.
    Eh bien ! Ne serait-ce qu'à nous-mêmes nous voulons faire entendre la voix d'un homme. Dans le silence certes nous l'entendons, mais dans les paroles nous la cherchons : ce n'est plus rien. C'est des paroles. Même pas : paroles sont paroles.
    O hommes ! Informes mollusques, foule qui sort dans les rues, millions de fourmis que les pieds du Temps écrasent ! Vous n'avez pour demeure que la vapeur commune de votre véritable sang : les paroles. Votre rumination vous écœure, votre respiration vous étouffe. Votre personnalité et vos expressions se mangent entre elles. Telles paroles, telles mœurs, ô société ! Tout n'est que paroles. "
    Francis PONGE, Proêmes (1948, textes écrits en 1929-1930).


  23. Circeenne
    Dans la rue d'un soir d'été, des marcheurs égarés n'ont d'yeux que dans la lumière bleuâtre de leurs écrans scintillants. Ils ne voient ni visages ni l'ombre naissante, prélude de la nuit, seule la fraicheur les maintient en vie. Les pas pressés résonnent sur le pavé et se coupent nettement au sons des cloches ou à l'aigreur des vibrations qui rythmes la cadence des passants. Le temps leur est indifférent, il n'existe pas là où ils sont. Et comme les chiens de Pavlov, au tintement cuivré, ils se mettent à tapoter, à sourire, à minauder toutes sortes de plis avec un regard toujours le même, bas, celui du soumis. A les voir rire, seuls ou en groupes, on ne peut s’empêcher de penser à un Poprichtchine croyant qu'une bête lui a écrit des lettres. C'est l'objet qui devient maitre de toutes les attentions. Enlevez leur, et les voilà qui crient à la douleur que le monde réel exerce sur l'âme. Cette drogue numérique, offre ainsi l'échappatoire artificiel d'un paradis que le pavot ne peut qu'à coup de fortes doses concurrencer. Car là-bas tout vous est permis même le meurtre. Et c'est parce qu'elle vous déracine de la terre en absorbant tout entier votre regard jusqu'à la moelle, que votre miroir se déchire dans votre reflet éventré. Par là, elle y pénètre, en salves successives d'images bruyantes, de textes choquants, et de sons enivrants. Elle finit par vous coloniser de réflexes lumineux et vos rêves sont à l'image de ses voeux. Vous ne répondez plus par le oui ou le non, vous faites seulement au son ou à la vibration ce pourquoi vous devez faire car il n'y a plus de temps, plus d'espace, seules les stimuli vous animent. C'est le sens du devoir. Aimez, détestez, agitez-vous, mais dans le silence mécanique de la parole sémiotique. Vous n’êtes plus. Somnambules, vous allez et venez sans connaitre votre finalité. Vous vous calcifiez jusqu'à devenir un élément du décor virtuel. Votre existence se transfère dans une masses fluviales de données diffusent dans les airs. Vous disparaissez au coin d'une rue avec l'entrain des affairés. Tous vous connaissent sous un pseudonyme qui devient votre épitaphe où s'est étiolé votre nom. Le server sait tout de vous jusqu'à vous apprendre que vous est un autre. Courez donc morts-vivants car il ne reste de vous que l'image fluorescente de votre passage. Une chose qui clignote.
  24. Circeenne
    Nous arrivâmes à Tchernobyl autour de 7 h 00. Une sombre végétation avait complètement recouvert la ville. Tout semblait si abandonné, si apocalyptique mais tellement paisible. Je devinais le fleuve Pripiat sous cette épaisse brume qui masquait aussi un sol gluant. Mes bottes s’empêtraient dans une boue épaisse et le froid mordait tendrement mes os. Petrov avait l’habitude, il soupira une longue condensation tout en se montrant résistant au froid. Il était comme taillé pour ça. Ses hommes l’imitaient mal. Sarah m’avait rejoint en faisant une moue qui exprimait le râle français en se recroquevillant dans une démarche hâtive. Les ordres étaient les suivants. Personne ne se séparerait du groupe. Il y eut deux groupes. Et comme je m’y attendais, Sarah n'était pas avec moi. Le premier groupe explorerait le flanc est de la ville quand le second irait à l’ouest. Petrov se montrait très pédagogue en même temps que directif. Il détaillait chacune de ses explications avec un geste mécanique sur la carte qu’il pointait du doigt. Nous prîmes alors les équipements, fîmes les quelques tests radio et démarrâmes l’opération. Je n’aimais pas ce silence glacial. L’ambiance rappelait la sobriété qu’ont les morts après avoir été apprêtés. Nous nous enfonçâmes au point de ne plus distinguer ce qu’il y avait derrière nous et devant nous. Notre repère dans cette vaste opacité était les colonnes de cheminées industrielles que l’on voyait au loin.
    Nous sentîmes bientôt le bitume sous nos pieds et c’est là que nous nous divisâmes. Petrov pris la route vers l’est où la forêt était plus dense. Nous continuâmes en ville. La route était cabossée, perforée par endroits. De ces imperfections sortait la vie. Il n’y a pas de mot pour décrire pareil endroit. Afin de bien nous distinguer dans ce brouillard nous avions des signaux clignotant sur nos sacs. Les nôtres étaient rouges. Les leurs bleus. On les remarquait qui s’éloignaient progressivement.
    Arrivés à Kirova Street nous fûmes rassurés, la brume s’était dissipée à cause des bâtiments. Nous la longeâmes pendant un temps qui me paraissait être trop long. Je prenais parfois des libertés en m’attardant sur des objets, des magazines, des choses en tout genre éparpillés ici et là, de part et d’autre de la rue. Je fus même pressée par Mikhaïl qui me reprochait de trop m’attarder sur ces détails. À un moment, il décida de prendre un raccourci par une petite rue adjacente où la végétation se montrait assez menaçante, jalonnée de maisons abandonnées. Il m’expliquait qu’après une vingtaine de minutes de marche on arriverait au « Monument of the third Angel » un endroit très prisé des adeptes de l’urbex car il y avait des souterrains construits pendant le milieu de la guerre froide afin de faire face à une invasion du camp occidental.
    Cet endroit me donnait le frisson. C’était désert. Une chaussure très ancienne trônait au milieu d’une ruine éventrée. Il y avait un immense trou donnant sur un tunnel. Mikhail m’expliquait que c’est ici que les touristes entraient et s’immergeaient dans l’aventure. Nous y entrâmes avec l’agilité qui me faisait défaut. Igor est entré en premier suivi de Fiodor qui examinait derrière lui les quelques outils assez récents de son point de vue. Il me l’indiqua après qu’Alexander m’a aidé à descendre. Mikhail testait la radio mais en vain. Des tags dans toutes les langues arpentaient le béton fracassé. Je les étudiais avec attention sans veiller où je mettais le pied. Fiodor qui veillait sur moi m’a ainsi empêché d’écraser un rat mort et en décomposition. Les vers s’agitaient tellement que j’en fus prise de panique.
    On continuait sous terre. L’écho des gouttes laissait paraître l’atmosphère tel qu’il était. Glauque. On arrivait à une intersection. Un sac à dos était par terre. Comme si quelqu’un l’avait fraîchement déposé là. Il me fut remis. Il n’y avait rien d’autre qu’un paquet de cigarette avec une clé un peu vieille. Je secouais le sac pour m’assurer que rien ne m’avait échappé. Un ruban noir en était tombé. Il était mentionné le prénom Romain avec des pentacles et autres gribouillis que personne ne comprenait.
    Nous débattions sur la signification quand nous entendîmes des coups de feu lointains. Assez saccadés. L’échange a été rapide mais intense. Nous revînmes sur nos pas précipitamment. La radio grésillait. On entendait des paroles entrecoupées et mêlées de cris comme si la peur s'était exprimée à travers elles. J’étais très inquiète. Nous remontâmes à la surface. Le silence surplombait l’atmosphère et la radio restait insensible malgré les appels incessants de Mikhaïl.
    _Alpha, ici bravo, on a entendu des tirs. Tout va bien ?
    Long crépitement
    _Alpha, vous me recevez ? Répondez !
    Silence permanent
    _Alpha ici bravo ! Je réitère ! Si vous me recevez, utilisez le code morse.
    _… Fort râle d’animaux. Bruits inaudibles. Paroles ou incantations inaudibles. Langue étrangère ? Latin ? puis soudain :
    _ Fate is blood…
     J’étais avec les autres très perplexes sur la situation. Mikhail en fut tourmenté. Il ne savait pas trop comment réagir. Il réitéra la communication, cherchant à savoir qui, quoi, comment et pourquoi… mais sans succès.
     
     
  25. Circeenne
    Ce matin-là, la brume était épaisse et les nuages bas. J’avais une très mauvaise mine, ce que me fit remarquer Sarah. Je ne bus qu’un café. Durant le trajet, je n’eus de cesse de penser au cauchemar de la veille. Je n’étais pas superstitieuse mais ma mère m’avait élevée avec certaines croyances, et notamment le fait qu’il est bien plus de choses imperceptibles que de choses visibles. Une sorte d’iceberg métaphysique. Tellement convaincue de cela, que Saint-Exupéry me susurra que l’essentiel est invisible pour les yeux, seul le cœur voit vraiment. C'était une manière de trouver là une porte vers la foi, et de là, tout devient plausible. Que pouvaient donc signifier les divers éléments du rêve ? Une araignée, une toile, un homme sans visage, du sang. Était-ce un avertissement ? De qui et pourquoi m'avertir de quoi ? Je devais être très stressée par ce que j’ai vécu durant ce séjour qui entama le début de la deuxième semaine.
    Nous arrivâmes au milieu de la forêt devant une espèce de grotte où était camouflé un sas blindé. Petrov disait qu’il s’agit de la porte 4 d’évacuation. La seule à n’être pas condamnée, du moins pas vraiment condamnée. Il se présenta devant, prit un écrou qu’il vissa sur un manche métallique et ouvrit le verrou qui s’actionna avec difficulté. Le son d’un engrenage d’acier déverrouilla la porte qui devenait malléable. On actionnait le volant rouillé et nous pénétrâmes dans le noir. Nous illuminâmes nos torches et vîmes de vieux documents au sol, de la poussière mêlée à de la graisse, des caissons estampillés des sceaux de l’URSS. L’atmosphère témoignait d’un départ précipité et l’air était irrespirable. Il y avait une odeur de moisissure très prenante. Je n’eus d’autre choix que d’utiliser un mouchoir de soie parfumé que j’avais toujours avec moi. La profondeur du bâtiment m’inquiétait. Ma lampe fixa un panneau qui semblait être un plan du « secteur delta ». Ça paraissait grand et on voyait qu’il rejoignait le bâtiment principal au moyen de trois galeries. Le schéma semblait simple. Je pris une photo pour me repérer dans le cas où je me perdrais, cependant Petrov m’intima l’ordre de l’effacer. J’hésitai mais je dus m’y contraindre. Ma mémoire s'y substituerait. Il commanda de ne pas se séparer en expliquant que le lieu présentait des instabilités architecturales. Une des galeries était inondée quand une autre, trop fissurée, pouvait s’effondrer à tout moment. Il ne restait donc qu’un seul passage que nous empruntions. La lenteur de nos pas s’expliquait par le fait que nous scrutions tous le moindre graffiti, même Petrov semblait en découvrir quelques-uns.
    _ « Comment se fait-il qu’il y ait eu des gens ici ? » demandais-je hébétée, montant ma lampe de haut en bas pour contempler le street art parmi lesquels certains suscitaient agréablement mon attention.
    _ « Ils ont dû y avoir accès par le bâtiment principal, l’accès est ouvert » répondait-il frustré de son incapacité à endiguer ces parasites qui cherchaient ici un calme pour l’expression.
    _ « Cet endroit est donc régulièrement visité ? » une question qui restait en suspens avant :
    _ « Oui, nous n’avons pas les moyens de le surveiller tout le temps », dit-il froidement et d’un ton agacé.
    Je me tus un instant avant d’être intriguée par la présence d’un sac à dos boueux, posé là, au milieu des bouteilles de bière blanchâtres. Il semblait plus récent que le reste des effets que l’on pouvait trouver ici. J’appelais Sarah qui attira toute l’équipe. On l’ouvrit et on y trouva deux caméras, un carnet, une bouteille d’eau encore scellée datant de l’an passé, un trousseau de clé avec un pendentif « t’es le boss » et d’autres effets. J’étais très étonnée mais je n’avais pas de doute, c’était les affaires de Romain. Petrov s’empara du sac et le fit mettre dans la voiture pour analyser les images des caméras. Je contestais cette initiative, prétextant que l’enquête était sous l’égide d’Interpol. Après avoir lâché un sarcasme puis un rire jaune en me faisant comprendre que j’étais ici l’invitée obligée, Petrov me demandait de bien vouloir ne pas gêner la procédure réglementaire ainsi que les habitudes de ses lois. Je n’eus d’autres choix que de me plier à ses contraintes dominantes, lesquelles le confortaient dans son autorité. L’homme est ainsi, il marche droit, il lui faut non pas l’approbation de l’autre mais sa soumission quand il est investi d’un pouvoir. Je sentais alors de la joie secrète dans son cœur et il devint paternaliste avec moi, me touchant l’épaule en me disant d’un ton plus doux : « vous comprenez ». Je ne compris rien mais je demandais à voir les vidéos des caméras et à en obtenir un double. Il grommela « bien sûr ».
    Nous continuâmes et arrivâmes au manoir. On sortit dans le hall qui était dans un délabrement si avancé que la nature avait fait de ce lieu son habitat privilégié. Je voulus enquêter dans tout le manoir. Petrov m’affirmait qu’il ne valait mieux pas, que l’endroit était habité par de drôles de créatures. À ces mots je restais stupéfaite par sa réaction et j’ironisais amèrement que le soldat tué à l’entrée avait certainement été le fait d’un « esprit dérangé ». Ce jeu de mots dégoûta tout le monde, même Sarah. Petrov exaspérait de mon humour ou d’avoir oublié un fait aussi grave, se mit à vouloir trouver le coupable. Selon lui, il était possible qu’il soit dans la ville abandonnée à 25 kilomètres d’ici. Des gens vivaient encore là-bas reclus dans la solitude et le sectarisme, un repaire de criminels en fuite.
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