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Sous-sol XI


Circeenne

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Au lever, le réveil fut difficile. Dans une blanchâtre obscurité, je contemplais depuis je ne sais quand le plafond, avec par endroits, des tâches capillaires d’infiltration que je devinais être d’un jaune paille. Là elles étaient sombres, ténébreuses et dessinaient des formes évoquant toutes la mort. Ou alors c’était ma tête qui interprétait mal ce que l’eau avait laissé dans son sillage passé.

Ma pensée fut interrompue lorsque Sarah avait très délicatement posé sa main chaude sur mon épaule froide pour me suggérer qu’il faudrait sortir du lit. Au même moment elle rabattait le drap sur elle pour encore se blottir dans ce liquide amniotique du sommeil temporaire que l’on sait être trop court pour reposer mais trop lourd pour le combattre. Cette dualité vous pousse à l’absurde, repousser l’échéance à quelques minutes éphémères que l’on souhaite être éternelles. Là est notre vanité, l’espoir en l’impossible, l’espoir en la finitude. D’un grand soupir, je me redressais encore vêtue de mes dessous que j’avais négligés d’enlever. Elle ne m’en avait pas laissé le temps, à vrai dire. Et bien que j’eusse laissé faire, je n’avais pas osé franchir le pas de moins de pudeur. Je me suffisais du frôlement de ses cheveux lisses sur la peau de mon visage. Alors que chaque nuit j’étais là dans son lit, chaque matin, je ne comprenais pas et niais même notre relation que nous avons appris à ignorer le jour venu, comme si nous étions des schizophrènes.

D’un pas las, hésitant, encore tiédi de sommeil, j’allais vers la douche à tâtons pour trouver la lumière synthétique d’une blancheur qui rappelle l’au-delà. J’en avais été crispée jusque dans ma chair profonde. Immobile, je pris alors un court instant à essayer de regarder mon visage dans le miroir, en vain. J’ouvris le robinet qui libérait une eau glaciale, quasiment électrique. Je la bus et me rinçais le visage aussi longtemps que je pus. Au miroir je distinguais une image plus précise à mesure que mes yeux s’habituaient à l’aigreur de la clarté. Elle m’évoquait mon enfance, j’avais ces cheveux bruns, relâchés. Ma mère veillait à ce que je les peigne chaque matin et les attachais pour être belle et propre. Ma mère me manquait tellement. Qu’il est difficile de vivre seule. Je ne sais pas ce qui me manquait le plus chez elle, peut-être un amour sincère. Une voix rauque, des yeux fatigués, un corps abîmé et gras mais un beau visage qui raconte sa beauté d’antan. Je n’étais pourtant pas confidente avec elle, car on se connaissait peu, on sortait très rarement ensemble et j’étais pleine de tabous à parler de garçons et autres choses que font les filles avec leur mère. Elle ne me parlait pas non plus, si ce n’est de son enfance ou simplement pour me dire ce qu’elle m’avait déjà dit l’année précédente lors d’une situation similaire. Un vrai disque. C’était frustrant, mais faut croire que l’on s’aimait sans se connaître. Par devoir peut-être, ou parce que nous étions l’une comme l’autre d’un sang commun. Aujourd’hui je ressens son absence. Sa mort me fait des pincements à chaque fois que je remarque un geste, un regard, un vêtement, une parole qui lui était propre. J’avais ses yeux verts et ses larmes sèches aussi au creux du miroir, j’entrevoyais une goutte se détacher de mon âme et répandre son sel sur ma joue.

- Agathe tu fais quoi dans la douche, ça fait un quart d’heure que tu squattes là !
- Euh oui, oui, je me rinçais le visage, l’eau est très froide.
- On doit se bouger, le départ est dans une heure à peu près, le temps de manger un truc…
- Oui on doit être sur la place d’armes c’est ça ?
- Il me semble, bref pousse ton corps, j’ai besoin d’une douche !
- Hey me pince pas !
- ...Agathe, est-ce que tu ne crois pas qu’on devrait prendre le temps pour en discuter plus sérieusement ?
- Je ne vois pas de quoi tu parles...

À ces mots, j’avais quitté la salle de bains et avais commencé à m’habiller. Elle comprit vite et n’insistait pas, pensant sûrement que ce n’était ni l’heure ni le lieu propice.

Après avoir mangé, Petrov rassembla l’équipe composée d’une vingtaine d’hommes, nous y compris. Il nous avait remis nos armes de poing, prêté un gilet par balles et un casque tactique. Nous avons été répartis dans des groupes différents. Sarah était dans le groupe Beta, j’étais dans le Delta. Je n’avais pas envie de contester et je comprenais qu’il voulait aussi nous avoir à l’œil. Diviser pour mieux régner c’est une loi immuablement efficace. Des radios feront office de liaison permanente. Quelques tests plus tard et nous voilà dans trois véhicules et un blindé léger qui aura ouvert la route. On se croirait en guerre. C’était impressionnant.

Le portail s’ouvrait en grinçant de toutes ses rouilles, la barrière fut promptement levée, pendant que le disque solaire au loin, se dressait doucement dans un mouvement parabolique. La journée était claire, belle mais d’un froid mortuaire.

Dans la jeep, je discutais avec Mikhail le conducteur, les autres étaient silencieux dans leurs cagoules. Il parlait un anglais maladroit, mais je comprenais qu’il venait d’être promu brigadier après trois longues années de service et fier de sa section. Il n’avait pas de petite amie. « Quand on fait ce boulot à cet endroit c’est que l’on est soit célibataire à l’issue de l’école, soit on veut gagner un peu plus d’argent. » Dans son cas c’était les deux. « Les femmes, ça attendra » et il rit fort avant de reprendre « mais il y a vous. » J’en ris nerveusement et nous discutions encore assez longuement, secoués par les aléas d’une route abandonnée où bientôt le rythme musical apposait un silence nordique dans l'habitacle.

La main ferme sur la poignée latérale, je nous regardais nous enfoncer dans une forêt sous une aurore bleue limpide teintée d'or orangé où les étoiles étaient encore là, gelées et suspendues, dans une nuit lointaine. Il y avait un je ne sais quoi de mystique, surnaturel et terriblement inquiétant dans cette beauté. Je ressentais nerveusement une profonde crainte en moi à mesure que mon regard se perdait dans le défilement furtif de ces arbres massifs. Quant à cette musique niaise, elle donnait à mon stress une dimension surréaliste, car depuis la fenêtre, le décors apparaissait saccadé, comme des spasmes névrotiques d'une transe démoniaque que des psychotropes auraient cadencée pour des yeux trop lourds. Mais il me semble... oui, il me semble... ou alors est-ce mon esprit qui manque de sommeil ? Avoir vu une ombre nous regarder depuis l'obscurité de ces bois. J'avais beau tourner la tête, la chercher brusquement, rien. Et c'est là que j'eus la certitude puisque dans le rétroviseur, je vis quelqu'un s'engouffrer lentement, avec un geste glaçant de croix, je pense, je n'arrive pas vraiment à me souvenir nous roulions trop vite.

 

3 Commentaires


Commentaires recommandés

Il y a 2 heures, Circeenne a dit :

Vi, c'est mon gros défaut. J'ai tendance à ne pas finir ce que je fais... Je mérite une fessée. Et merci pour l'intérêt portée :p

Bah c'est à dire que tu es bien partie pour en faire un roman, ou une longue nouvelle, avec tous les éléments que tu as déjà amenés : à moins de faire mourir ton héroïne dans le prochain épisode, il te reste beaucoup de pistes à développer...

Pour la fessée, j'ai vu avec le Conseil Constitutionnel, c'est OK j'ai le droit. :sleep: Et de rien !

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