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Jedino

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Billets posté(e)s par Jedino

  1. Jedino
    Mort, serre-moi à toi ; --------------------- Que Vie soit donnée



    Pour que je garde foi ---------------------- A l’erreur passionnée :



    Mène-moi en l’endroit ---------------------- Où l’or est trop sacré



    Que tu prendras pour toit ---------------------- Un vain espoir damné



    Par l’ode de tes lois. ---------------------- Ne pourrait y rester,



    Car à présent j’assois ---------------------- Tel un vieux chevalier



    La torpeur de ces mois ---------------------- Qui cherche à s’en aller



    Dans un triste parfois… ---------------------- Vers un nouveau foyer.


  2. Jedino
    J'm'étais levé, c'était en début d'année. Un beau jour de fin d'été, à la fois clair et frais. Pas de quoi se plaindre. Une mauvaise journée, en somme. Cela commençait plutôt mal. Heureusement, je ne me laissais pas abattre si facilement : mon salut fût trouvé par un hasardeux événement. L'écoute de la chanson ne me traversa comme habituellement. Elle me transperça, de haut en bas, de bas en haut, et de toutes les sortes que vous voulez. Une vraie assassine de certitude. Le potentiel diabolique du bonheur m'étonnera toujours. Car, oui, je fus pris d'ennui. Un ennui profond, très vrai, qui ne ressemblait en rien à l'habituel que je nourrissais avec tant de mal pour le maintenir au mieux. Il paraît que le travail révulse pas mal de monde. Il doit venir après l'inactivité, la non action pure et parfaite. Même le plus idiot des hommes court s'acheter la toute dernière télévision ou un nouveau régiment de bières. Même le sage, le quêteur d'ataraxie, ne peut s'empêcher de penser ou prier. La peur du néant, voilà le lot commun. Et là, je me suis dit : et l'art, dans tout ce bordel? Celui-là même qui a longtemps été en tête d'affiche, qui oscille aujourd'hui entre la première et la deuxième place. Est-ce que je vivrais franchement mieux si je préférais m'agenouiller devant un Picasso pendant des heures plutôt que de m'effondrer heure après heure un peu plus dans le canapé défoncé à regarder des émissions vides de sens? La seule justification que j'y vois est celle de la prétention de l'art pour ce qui n'en serait pas. Mais, au bout du compte, que tu remplisses un vase de jonquilles ou de roses, elles crèveront toutes et ne seront pas appréciées de la même façon par tous. Conclusion? Nous sommes des abrutis. Pire, nous pensons, tout innocemment, que nous menons nos vies comme nous tenons un cheval, et nous oublions que ce cheval est fou. Chaque homme n'étant pas Alexandre, rares sont ceux qui parviennent à le monter. Et voilà l'erreur : nous créons deux catégories, celle des cavaliers, et celle des hommes à terre, idolâtrant par la même ceux qui ont réussi à les chevaucher. Nous croyons au mérite autant qu'aux différences inébranlables, faisant d'un monde une pluralité d'entités. Moi-même j'ai des difficultés à penser qu'un ouvrier a droit à autant d'estime et de chance qu'un type qui sait organiser un groupe de cent personnes ou en rassembler des milliers. Toujours regarder vers l'avant, c'est-à-dire avec notre regard pour notre direction et notre chemin, sans jamais songer à celui qui avance à nos côtés, ou derrière. Que serait un monde de donneurs d'ordre? Que serait un monde d'exécuteurs? Quand pousserons-nous le regard au-delà de l'action, vers l'interaction? Quand comprendrons-nous que, pour ne plus être les esclaves de la vie, il faut déjà ne plus être l'esclave de soi? Je ne parle pas de liberté. La liberté est une condition, non une finalité. Je parle d'humanité. D'intelligence, en son sens le plus noble. Je parle de ce qui nous définirait mais ne nous meut jamais. Le social.
  3. Jedino
    Etrangement, son univers ne ressemblait pas à ce que j'imaginais. Tout n'y était pas que de blanc, de pureté, d'aveuglement au point de ne pouvoir lever le regard droit en face. Pas non plus trace des anges, des hommes du passé. Rien qu'un ordinaire apparent, comme si j'allais rencontrer un homme isolé dans les bois qui faisait sa petite vie au bord du monde, c'est-à-dire en dehors. Mais peut-être que je m'étais trompé. Comment croire que le Créateur, celui qui avait tout fait, tout ordonné, tout agencé, puisse vivre dans un endroit pareil? Je devais être dans un mauvais film, un de ceux qui partagent une nouvelle vision banale de ce qui nous échappait.
    Alors que je me questionnais et m'étonnais, mes pieds avançaient malgré tout et, bientôt, j'arrivais devant la porte. L'hésitation atteignait son paroxysme : je paraitrais bien ridicule si jamais je délirais et en venais à demander à la personne qui m'ouvrirait si j'étais bien chez Dieu quand elle ne serait qu'une espèce d'ascète solitaire. Peut-être qu'il se moquerait de moi ou me chasserait, même en l'étant. Peut-être aussi que derrière cette barrière se terrait quelque chose de terrifiant. Car au fond, je ne savais rien, sinon que je m'apprêtais, à en croire la Carte, à visiter l'être du Tout.
    - Entrez, Hada.
    Cela ne me surprît pas. A présent, je savais, n'hésitais plus à entrer. Ce que je fis. La décoration n'avait rien de resplendissant, au contraire : ne s'y trouvait là que des utilitaires très communs que je connaissais globalement, même si les formes ne correspondaient pas forcément à ce qui se faisait là où je venais. Lui, car il ressemblait curieusement à un homme, se tenait debout et cuisinait vraisemblablement un dîner.
    - Excusez mon impolitesse. Vous devez sûrement avoir faim? Tenez, asseyez-vous.
    Le couvert était posé pour deux. Il vînt s'installer à l'autre chaise et servît un ragoût des plus sommaires.
    - Du faon. J'espère que vous aimez cela.
    - Mais... Pourquoi?
    - Vous vous demandez sans doute pourquoi, alors que je suis Dieu, je me nourris d'un repas frugal dans une maison perdue en pleine forêt? La réponse est très simple : si je peux créer, je ne le peux qu'à mon image. Ma foi, je ne suis qu'un homme pouvant en engendrer d'innombrables autres. Certes, le premier, et c'est la raison pour laquelle les autres m'adorent, à tort. J'avais pourtant envoyé mon fils, créé exprès pour l'occasion, corriger cela. Je crains que le fait d'être en mauvais terme avec lui l'ait amené à vouloir me maudire en me pointant du doigt pour l'éternité. Car, oui, je suis aussi condamné à vivre jusqu'à la nuit des temps, ce qui ne veut pas dire que mon temps soit plaisant. Je suis contraint par le troisième droit stipulant la finitude.
    - Quelque chose m'échappe. De quoi me parlez-vous? Vous êtes Dieu, bon sang. Vous êtes le Dieu. Celui qui peut tout et qui, par bonté, protège ses créatures des maux et de la peine.
    - Je suis désolé.
    - Désolé?
    - Vous vous faîtes une mauvaise image de ce que je suis, et tout ceci est ma faute. Jamais je n'aurais dû vous forcer à croire. Plus jeune, je cherchais à me faire aimer. C'est pour cela que vous êtes. Maintenant, je me rends compte de mon erreur. Je veux dire, de ma vanité. Mes pairs ne m'ont jamais accordé l'attention que j'exigeais, et j'ai cherché à les impressionner. En vain. Cela explique que vous me trouviez dans un tel lieu.
    - Vos pairs? Excusez-moi, je ne comprends absolument pas. Vous n'êtes donc pas seul?
    - Bien entendu que non. Vous auriez dû le savoir depuis longtemps. Vous en douter, dû moins. Pensez-vous sincèrement que j'aurais laissé les gens se massacrer s'il était en mon pouvoir de décider de ce qui se passe chez vous? Allons, nous sommes tous la poupée russe d'un autre.
    - C'est décevant.
    - Seulement parce que vous rêviez de trouver ici un être infiniment supérieur à vous qu'il vous aurait fallu raisonner pour qu'il retourne sur le monde qu'il aurait abandonné afin d'y régler les problèmes de haine et de désespoir. Ce n'est pas si évident. En réalité, je suis votre égal. Si je vous parais éternel, ce n'est qu'en raison d'un temps qui diffère. Moi-même je suis le pion d'un autre. Il est possible que lui soit en mesure de me contrôler. Je l'ignore. Tout se définit par son existence dans un ensemble plus grand et par le fait qu'il fasse exister des ensembles plus petits. Pour le reste, je n'en sais pas davantage.
    - Vous n'êtes donc pas Dieu?
    - Je suis le vôtre. Le mien est ailleurs. Le sien est probablement plus loin encore. Quant à savoir si, finalement, il y a bien un être, une entité, qui soit à l'origine de Tout, je ne peux vous aider. Néanmoins, cela m'étonnerait.
    - Alors tout est infini? Les limites ne sont qu'illusions?
    - Vous avez vos intuitions. L'infini reste toutefois aussi absurde que la limite. Votre taille fait votre perception. Votre univers, par exemple, me paraît tout à fait minuscule. Vous ne l'avez pas remarqué, mais votre venue vous a métamorphosé. Non dans la forme, mais dans la taille de cette forme : actuellement, vous mesurez approximativement votre univers.
    - Incroyable.
    - Venez, je vous montre.
    Et en effet, il me montra. Les galaxies, les étoiles, les planètes, et tout le reste. Mes yeux fixaient, ébahis, le monde d'où je venais coincé dans une espèce de gros bocal comme des poissons dans l'eau.
    - Comment vous y êtes vous pris pour le créer?
    - Une grande curiosité, c'est une bonne chose. Il faut néanmoins que je limite mes réponses. Je n'ai pas à vous éclairer là-dessus. Chaque monde a ses droits. Il va de soi que plus nous descendons dans l'échelle, plus ils se réduisent, tout en restant immense. En fait, je m'exprime mal : ils diffèrent. Je peux créer un monde sans y toucher, vous pouvez modifier le vôtre sans jamais en créer. Cela appartient à la règle du jeu.
    Un bruit se fît entendre. On ouvrait la porte. "Vous, tenez-le. Et apportez des neuroleptiques, il hallucine."
  4. Jedino
    Les cloches retentissent
    Comme un vaste interstice
    Et les anges se glissent
    A travers cette lice
    Diable où te terres-tu
    Quand pointe la battue
    De mon esprit perdu
    Qu'abattu elle tue
    Je monte vers le ciel
    Elle se montre si belle
    Bien affable irréel
    Qui doucement m'appelle
    Mes ailes sont des feux
    Qui éclaire les cieux
    Mon visage est hideux
    D'être trop riche et vieux
    O idolâtre vie
    Le là est tant ici
    Que ma seule survie
    Vient de son dément cri
    Car mon âme se ferme
    Et son teint devient terne
    Quand démon je l'enferme
    Avec l'hydre en gouverne


  5. Jedino
    Je me souviens, j'étais heureux. C'était un soir d'été, un soir plutôt frais. Il fallait que j'aille chercher du pain, j'en avais manqué mon train. Et il est vrai qu'à force de vouloir toujours en avoir davantage, le risque de dérailler grandit. Pourtant, je ne cherchais qu'un petit morceau, un rien du tout éphémère que je portais dans l'achat d'un plaisir. J'allais le trouver, mais je l'ignorais encore, ce moment qui bouleverserait ma carcasse mouvante.
    Ayant loupé la dernière ligne qui allait jusque chez moi, et ne souhaitant pas attendre plusieurs heures pour prendre celui des tous derniers travailleurs, je pris la décision de rentrer à pieds. Je ne savais pas exactement quel temps il me faudrait. Les rails me mèneraient d'ailleurs très précisément là où je souhaitais aller, n'habitant qu'à une centaine de mètres de la gare du village. Ce ne fût pas le cas.
    Le soleil s'éclipsait lentement, au loin. Il offrait un paysage flamboyant, faisant nuance à l'azur bleu de cette journée et à son souvenir qui s'éteignait avec lui. Je ne voyais plus les maisons qui défilaient au gré de mes pas. Uniquement la fin, cette limite entre le monde des hommes et le monde de la nuit. Le chemin courait dans la campagne, taquinant mon goût pour la beauté et la solitude. Et moi je le poursuivais, à la fois anxieux et charmé, ne réfléchissant pas un instant à ce qui pourrait bien se passer. Il y a de ces jours où nous faisons, allons, sans nous préoccuper d'où et de pourquoi.
    Mais de la suite, je ne connaissais à présent que très peu de choses. Quelques images me revenaient de temps à autre, comme des répliques d'une histoire passée, d'une histoire jamais vécue. Peut-être avais-je rêvé? Car je n'étais pas homme à me lancer dans une si longue promenade, embourbé que j'étais dans l'habitude et la facilité.
    Je sentais néanmoins que l'une de ces images, la plus récurrente, portait un peu de vérité en elle. La voici : alors que plus aucune lumière ne se montrait, ni celle du monde, ni celle de la vie, je continuais à marcher, brisant le silence d'un univers que je méconnaissais. Le sentiment de ne pas être à ma place montait en moi. Et cela ne cessa que lorsque je rencontra le Diable. Il m'attendais, gai comme un Dieu, sur le rocher qui bordait la route cabossée. Il n'en avait pas l'apparence, ni l'air, mais je le reconnus malgré tout, ce qui me sembla bien étrange plus tard. Il me regardait fixement, presque innocemment. Me salua. Me tendît la main. Pas la moindre parole ne fût prononcée. Rien de plus qu'un geste de courtoisie, qu'une entente cordiale entre un inconnu et son maître.
    Je ne sais si cette rêverie est vraie. Je sais seulement que j'ai toujours encore à l'annulaire une légère trace, invisible à tout oeil pressé, du démon. Ce qu'elle représentait, ce qu'elle devait permettre, je n'en avais cure. En revanche, je m'étais enfin trouvé, investi par une mission que je ne formulais pas encore mais que je pensais déjà.
  6. Jedino
    - Oh miséricorde! André, viens voir ça!
    - J'arrive, j'arrive, Gertrude! Qu'est-ce qu'il y a?
    - Regarde! Cette chose est sortie de mon ventre!
    Il s'approcha, observa un instant et attentivement la créature, commença à s'inquiéter.
    - Tu es bien sûre qu'il est sorti de ton ventre?
    - Certaine! Tu crois que ça m'amuse, de me faire une frayeur pareille?
    - Mais...
    - Oui, je sais! C'est impossible! Va me chercher tu sais qui, abruti, au lieu de dire n'importe quoi!
    Et il s'en alla quérir l'Homme. C'est alors que l'Inconnu entra :
    - André m'a dit...
    - Quel abruti. Abruti! Tu m'entends?! Abruti!
    - C'est vrai?
    - Bien entendu, voyons. Et si quelqu'un pouvait m'en débarrasser, ça m'arrangerait bien.
    - Il va chercher...
    - Oui, je l'ai envoyé moi-même! Mais je ne peux plus le voir. Vire-le de là, de chez moi.
    Il saisît une serviette en tissu, hésita une seconde, et tendît ses doigts pour le prendre du bout du bout. C'est alors qu'elle se mît à crier terriblement, ce qui le fît sursauter et reculer bien loin.
    - Ma parole! Tu vois ce que je vois, Gertrude!
    Elle n'eut pas le temps de répondre car André revenait déjà avec l'Homme. Il ne manifesta aucun signe de surprise.
    - Vous pouvez nous expliquer ce que c'est que ça?
    Il continuait à fixer ce qui hurlait tout prêt de Gertrude, songeur, puis marmonna à lui-même quelque chose comme un est-ce possible ou un comment cela se peut-il. C'est qu'en effet, l'homme était érudit et avait vécu. Certains prétendaient même qu'il vivait déjà alors que le monde se tourmentait à propos de questions que personne ne comprenait vraiment aujourd'hui, telles que la mort, les idées ou les maladies.
    - Ceci est ce qu'ils appelaient, par le passé, un bébé.
    - Quelle horreur! s'exclama Gertrude
    - Et ça se soigne? se demandait André.
    L'Homme envoya l'Inconnu chercher celui qui le secondait au quotidien.
    - Que devons-nous faire? reprît Gertrude, pas tout à fait rassurée non plus.
    - Il faudrait le nourrir, le laisser se développer, l'y aider, lui apprendre ce que nous savons, ce que nous devons, et...
    - Impossible! s'indigna André. Je ne le veux pas, elle ne le veut pas, nous n'en voulons pas.
    - Mangeons-le, suggéra-t-elle, d'ailleurs. Qu'il soit au moins utile à quelque chose!
    - Certainement pas! Je ne mangerai pas un seul morceau de ce truc!
    L'Homme fît mine de s'en aller. Gertrude lui demanda où il partait ainsi.
    - Je ne sais comment cela est possible. Mais je ne suis pas en mesure d'assurer ce dont il a besoin, et vous ne semblez pas non plus le souhaiter. En ce cas, agissez comme bon vous semble. Sachez seulement que ce que vous avez sous les yeux, que cette boule minuscule ensanglantée et bruyante, ce petit être que vous pourriez écraser d'un doigt, est notre passé, bien que vous l'ignoriez.
    Il sortît.
    - Il se moque de nous, pensa-t-il tout haut.
    - Je le crois aussi. Va me chercher le couteau. Je compte bien reprendre les forces qu'il m'a volé, et dès ce soir.
    Et ils le mangèrent, non sans un peu d'herbe pour en relever le goût, même si André n'en risqua qu'une petite bouchée. Sait-on jamais, au cas où il ferait une indigestion de l'Histoire qu'il méconnaissait. C'était un brave homme, vous savez.
  7. Jedino
    J'étais né homme, je suis mort con. Et c'est vrai qu'au fond, je n'avais pas si mal commencé : une petite enfance tranquille, une adolescence à se taire et une vie à décrire le martyr d'un mal que je ne connais pas. Vraiment, dans le genre, il existe pire. Mais, comme vous le savez, tôt ou tard, cette innocente pensée s'incruste pour ne plus se laisser extraire. "Merde", que je me suis dit, à son arrivée. Comment qu'elle était clinquante, celle-là! Il me fallait l'adopter, ce que j'ai bien entendu fait. Ce fût peut-être une bêtise, qu'en sais-je, moi qui suis mort? (Je me suis toujours demandé, d'ailleurs, pourquoi certains souriaient : ils pensaient surement à quel point nous étions naïfs, nous les vivants, à batailler pour nos carcasses encore garnies quand tout restait une question de temps ; ou bien, cela signifiait plutôt quelque chose comme de la moquerie pour notre condition d'ignare) En tous les cas, elle était là, dès à présent, cette envie de prendre mon envol.
    Il faut dire que le désir de concurrencer les oiseaux n'est pas un désir très novateur dans l'histoire humaine. Il suffit de songer un instant à ce pauvre Icare qui alla trop tôt provoquer l'orgueil des dieux, ou à ce bon vieux Leonard et son hélicoptère antique. Bref, autant dire que j'avais quelques siècles, sinon millénaires, de retard. Cependant, je m'interrogeais, et longuement, sur la sensation d'un courageux qui a été capable de monter haut, assez haut, lourd comme un homme, pour tenter de remettre en cause une nouvelle fois la physique et ses lois.
    Je ne quêtais donc pas l'au-delà, je quêtais l'extase. Personne n'irait se risquer à penser et annoncer cela après mon retour sur terre, mais je dois vous avouer qu'à ce moment-là, cela m'importait relativement peu. D'ailleurs, contrairement à la croyance commune, ce n'est pas si aisé que cela : l'ascension est certes motivée et déterminée, mais ces qualités s'usent grandement à mesure que les mètres se font sentir dans les jambes. Et c'est vrai que plus le défi est haut, moins il est facile d'expliquer pourquoi l'escalier plutôt que l'ascenseur. Probablement une maladresse fâcheuse face à une velléité qui s'est vêtue de volonté.
    Mais enfin, la fin se montre toujours. Faut éviter d'être pressé, et tout passe mieux. Paraît qu'il faut mâcher consciencieusement pour digérer comme un roi. C'est un peu la même chose, avec la vie : vient un jour où, t'as beau la mâcher, la digérer sans maux d'estomac, ça finit par sortir. Pour le coup, c'est le cas de le dire, tu es dans la merde. Donc j'étais sur le toit de l'immeuble, le vent soufflait pas trop mal. Une aubaine, en quelque sorte. Qu'exiger en plus, sinon deux ou trois plumes sous les bras? C'en aurait sans doute rassuré plusieurs parmi ceux qui ont fini par reculer.
    Je me suis approché de la liberté, le coeur un peu tendu, l'esprit complètement aspiré. En cet instant, j'avais compris tout le sens de la contemplation d'une vue magnifique vers un au loin majestueux. Ils se faisaient lâches devant ce qu'ils s'imaginaient impossible. Pourquoi croyez-vous que le vertige force au recul? S'ils ne le faisaient pas, ils iraient. Quand l'esprit tergiverse, le corps veut. Ne vous inquiétez pas, néanmoins, toutes ces réflexions ne m'avaient pas envahi à cette occasion-ci : seules la beauté et la conviction me portaient. Peut-être est-ce là le secret de ceux qui nous font jalouser nos kilos en trop : un brin de légèreté, un autre de folie. Celle de la grandeur, celle de l'infini.
  8. Jedino
    J'ignorais comment j'étais véritablement arrivé ici, mais je sais que nous étions tous là, enfermés, attendant qu'Ils viennent nous chercher. Personne ne savait vraiment ce qui se passait une fois qu'Ils nous emmenaient. Nous savions seulement que personne n'en revenait jamais. Bien qu'enfermés, notre situation n'était pas tant à plaindre : nous avions de quoi manger, de quoi se mouvoir, de quoi discuter. Mais cet espace était restreint, une cage qui nous étreint avec oppression avec le temps.
    J'allais me servir à manger quand Il débarqua. Des cris de protestations se manifestèrent partout, chacun tentant vainement de mieux se cacher que les autres, c'est-à-dire derrière les autres. Il nous regardait, nous épiait, jugeant sûrement de son choix selon des raisons qui nous échappaient. Il entra davantage, et il me semblait qu'à ce moment-là, les plaintes montaient crescendo. Je ne comprenais pas bien si c'était de peur ou de dérangement. L'un, le plus courageux d'entre nous, se risqua à une velléitaire défense en tentant de lui asséner un coup. En vain. Il l'écarta violemment, décidant que ce ne devait pas être lui aujourd'hui.
    Moi-même je hurlais à pleine voix, sachant bien que cela ne servait à rien, sinon à en ajouter à l'affolement déjà général. Une, désespérée, décida de s'avancer, de se donner en sacrifice à l'inconnu qui enlevait des gens pour ne jamais les ramener. Il l'ignora. Peut-être même ne l'avait-Il pas remarqué. Il s'avançait vers moi, et dès lors je saisissais, lentement, vers qui Il venait. Je cherchais à reculer encore, plus loin, inutilement. Il mît à l'écart les autres, m'empoigna fermement et me traîna en dehors. Jusque là, j'appartenais toujours à ceux qui se sentaient soulagés de ne pas avoir été choisi. Plus maintenant.
    Dehors, il me tira jusque dans le bâtiment où l'on racontait que ceux qui y entraient disparaissaient. Il ne s'émouvait nullement de mes tentatives de défense. Ce qui était pour lui une routine se vivait par la terreur au bout de ses doigts. Peu lui importait.
    Une fois entré, il ne me lâcha pas, ne m'accorda pas un regard, continua son chemin dans des allées plus étroites et plus sombres. Je ne me débattais plus, ou seulement pour l'image. Je n'existais déjà plus, mais j'espérais encore finir ailleurs, dans un autre endroit où les autres qui n'étaient plus là attendaient les nouveaux. Peut-être m'emmenait-il, oui, vers un meilleur.
    Il n'en était rien. Il me posa sans aucune retenue sur la table qui puait la mort et les boyaux, me serra vivement et sans peine à elle. Sa puissance était divine. Puis, plus rien. Tout s'éteignît.
    Et le coq en perdît la tête.
  9. Jedino
    Vers liberté, libre esprit
    Tu meurs de ton non-dit,
    De ton mensonge ineffable
    Que ton coeur conte en fable,
    Longe, longe, l'infini,
    Avec qui rime ton cri,
    Perdu dans l'au-delà,
    Dans l'obscur du là
    Et l'indécis du si,
    Loin, tellement loin,
    De l'ion et du besoin,
    Brillant de noirceur
    Et mourant d'heur,
    Dans l'heure des cieux
    Où ne reste que les dieux
    Pour faire d'un incendie
    L'histoire d'une vie,
    Torche humaine, lève les yeux :
    Ange des soirs, ange des feux.


  10. Jedino
    Elle me dit un bonjour très gentil comme elles savent le faire. Mais à l'écoute de ce qui doit être mon prénom, tout est devenu très trouble dans ma tête. Elle a beau me désigner par ce qui me désigne depuis toujours, je me sens comme étranger à ce mot, à ce nom greffé à mon visage et à mon corps. Ma réponse ne tarde cependant pas par mécanique, car les lèvres prononcent plus vite les choses que les choses ne sont pensées. C'est là la force de l'habitude. Je m'entends à peine, je me sens étranger à moi-même. Les lettres s'estompent, mon identité est oubliée, temporairement dû moins. Je m'oublie. Rien ne parvient à réconcilier la fracture qui traverse mon être. Rien sinon la nécessité, le besoin de se déplacer, toujours machinalement, afin d'être attentif, d'absorber, de fondre dans ma chaire ce que ma chaire ignore encore. Les absences se multiplient pourtant : l'ailleurs m'appelle à travers la fenêtre, vers l'infini du ciel, et aussi l'au-delà, l'abime de ma noirceur, de cette fatigue qui abat mes mouvements et emmêle mes idées. En cet instant, je sais que j'ai un corps, un esprit, parce que je l'apprends depuis toujours, parce que tout le monde me l'annonce ainsi depuis petit. Et cependant, à mesure que je m'écarte du monde, que je note sans y réfléchir chaque parole, je comprends doucement que ce "je" que je pense, que je suis, n'est ni ce que je pense, ni ce que je crois. Comment, sinon, se ressentir comme quittant ce qui me caractérise aux yeux de ceux que je croise tous les jours, dans la rue, dans la classe, dans les rencontres sans importance qui comptent si peu pour les autres et tant pour moi? Il paraît que nous sommes des êtres sociaux, que nos personnalités se construisent avec tous les éléments, même les plus improbables, dans ce qui constitue notre société. Je n'arrive plus, depuis ce jour, à me demander si, en effet, je n'ai pas été, "moi", éclipsé par un monstre social, et que ce monstre cherche à me convaincre que je suis lui. Je me demande, oui, si nous sommes ce que nous disons être, dans nos théories et nos savoirs. Car d'un esprit, nulle trace. D'une identité, pas davantage. Je ne connais et perçois que deux choses : la douleur de mes membres et la souffrance de mes émotions. La souffrance de mon esprit, elle, ne me dit rien, ne me parle pas : si je souffre d'une idée, je la souffre physiquement. Si je souffre d'une pensée, elle me tue intérieurement. Pour le reste, je ne ressens qu'une distance, une séparation qui parfois me guette et remonte en moi en une sensation étrange d'être ce que je suis sans être ce que je dois être.
  11. Jedino
    Il marchait, las, en marge de sa vie oubliée,
    Comme une ombre d'un temps aujourd'hui dépassé.
    L'heur ne lui avait pas forcément manqué,
    Bien que son âme s'était envolée.
    Il est vrai, dès alors, bien qu'en corps,
    Que ses mains faisaient du tort
    Lorsqu'il prenait l'avant-corps.
    S'il agit quand s'endort
    Ce n'est que pour dire,
    Dessous la Lyre :
    O délire,
    Martyre,
    Mort.


  12. Jedino
    Je regarde le mort, hagard :
    Il était sûrement trop tard,
    Son coeur en oubliait de battre.
    Que dois-je donc faire, maintenant?
    Puis-je fuir, là, en cet instant?
    Non, je ne devais pas m'abattre.
    Tout devient à présent si noir :
    Nous tombions, lentement, au soir,
    L'horreur devenait lancinante.
    Une colère m'envahit ;
    L'espoir s'érode, se finit.
    Sa sagesse, elle, était prenante.
    Inconnu, je ne sais que dire ;
    Désarmé en face du pire,
    Je me sentais presque trop bien.
    Je n'ai cependant su prédire,
    Ne sais davantage décrire.
    Ce corps restait malgré tout mien.

  13. Jedino
    L'heur. C'est l'heure. J'en discutais avec un ami, l'autre jour. Il m'expliquait que l'essentiel n'était pas de l'être, mais de l'avoir. Je ne comprenais pas trop.
    Faire de la vie une poésie n'est pas donné à tout le monde : il faut à la fois le sens du verbe et le sens du coeur. Parfois aussi, il est possible de faire rimer la joie avec les rencontres, de créer une sorte d'osmose. Mais, comment faire si je n'en ai pas les mots? Car, si j'en ai bien les maux, tout cela sonne faux. Je songe plus aisément à l'échafaud qu'au partage d'un sanglot. J'écris, j'écris, plus mal, moins vrai. Cela, pourtant, se sait. Chacun se tait. Que dire à celui qui ignore tout conseil et toute attention? Le temps ne se perd pas en vaines sincérités.
    A choisir, j'irais presque me lancer, trouver l'âme d'une volonté. Je porterais, oui, mes plaintes sur le mont de tous les regrets. Ainsi alors, j'en viendrais à les oublier, à chérir ce que j'ai toujours su présenté là, face à moi, face à ce regard égaré dans l'immensité de l'ailleurs. Ailleurs, je l'ai souvent été. Dans mes pensées, dans mes souliers, dans une existence qui m'a sans cesse échappé. Pourquoi? Pourquoi le rythme m'abandonne? Pourquoi je me sens si morne? Est-ce là l'héritage d'un obscur d'un passé? D'un vers maladroitement placé? Les questions, il est vrai, m'assaillent. J'en refuse les réponses. Répondre, c'est créer du sens, c'est se perdre. Peu importe la fausseté si elles sont suffisamment assassines. Peu importe ce qui est, du moment que nous avons. La lumière traduit surement l'entière beauté d'un monde, mais elle aveugle. La nuit, elle, ne ment pas, n'illusionne pas. Elle montre tout dans sa nudité, avec pour seule pudeur la justesse de ce qui est.
    A ma question, à l'aveu de mon incompréhension, il me répondit cela : avant d'écrire, il te faut lire. A trop presser ta plume, tu finis par devoir en raturer ta feuille. Depuis ce jour, je vomis les métaphores, les poètes et l'amour.
  14. Jedino
    Boum. Ma tête a explosé. Non, ce n'est que ma passivité, un mélange de langueur et d'animosité. Hier encore, je me tenais debout, la corde au cou. Hier encore, je cherchais les raisons qui me feraient tanguer du haut de mes réussites. Je ne les ai toujours pas trouvés. Peut-être devrais-je jouer ma vie au dé? Car il est plus facile de mourir par impartialité que par fidélité à une idée : la première ne fait pas dans les sentiments. Et je réessaie, je réessaie désespérément, incapable de justifier la mort. Etre souffrant, être égaré, voilà de quoi nourrir le désir de finir étouffé. Mais leur absence? Qui irait, sérieusement, se suicider parce que son humeur n'est pas poignardée, massacré par la puissance de son émoi? Se détruire par manque d'absurdité, c'est là tout mon problème. J'étais pourtant bien parti, plus jeune : une inconstance cachée, une dépendance à tout ce qui me nuisait, et une velléité aussi assurée que semblait l'être mon apathie en quelque sorte innée. Et voilà que maintenant je me sens bien, aussi bien que peut l'être celui qui n'a jamais connu que douleurs et échecs répétés. Le comprenez-vous?
    J'espérais presque y arriver ou, à défaut, glisser. Parfois, le hasard sait se faire juste. Il n'en a jamais été ainsi dans ma chambrée. Peut-être devrais-je payer quelqu'un pour m'y aider? Il existe bon nombre d'hommes de bonne volonté après quelques billets échangés. Nos amis les plus assurés sont sûrement ceux qui veulent que notre tête balance deux pieds au-dessus du parquet. Je verrai. De toute façon, rien n'est pressé, et il est heureux que je me sois dégonflé. Cela me laisse le temps de mieux m'organiser. Les gens ne se rendent pas compte : la mort, c'est tout un métier. Un métier où il faut chaque jour innover pour ne pas être privé de notre entière liberté. Vraiment, où allons-nous, si nous ne pouvons même plus choisir dignement et tranquillement d'en terminer? Ce n'est cependant pas aussi facile. Cela suppose de l'expérience, cela suppose des moyens. Nous voyons en ces êtres de la lâcheté, alors même que nous patientions ici, anxieusement, craignant d'un jour se faire priver d'un nouveau tour en nos vies ratées. Où est le courage? Où est la réalité?
    J'avais coutume de simuler ma pendaison tous les matins afin de bien me lever. J'ignorais quand j'aurai à me lancer, mais je tenais à être prêt lorsque cela arriverait. Non, sincèrement, vous devriez vous y préparer. La mort n'est pas une mince affaire : cela ne s'improvise pas. Mais, vous le verrez.
  15. Jedino
    J'ai oublié de dormir. D'écrire. De vivre.
    A trop manger arrive l'opulente satiété. Les bons mets amènent bien souvent à l'excès : la panse se remplit d'une faim de bonheur, sans jamais cesser. Comment ne pas se sentir mal, après?
    J'aurais aimé avoir les dés en main, pouvoir les jeter comme je jette dans ma vie le doute.
    Placer des phrases ne diffère pas tant de nos existences : il nous faut placer, placer, placer encore, afin d'être en position de force, avoir nos pions prêts à écraser ceux des autres, l'idéal étant de ne pas le laisser penser.
    J'ai eu vent d'une philosophie de vie, d'un besoin de logique qui rendrait l'ensemble à la fois supportable et cohérent. Elle ne résolvait cependant pas ce qui, à mes yeux, était essentiel : pourquoi?
    Certains sont affamés : ils sautent sur les occasions, deviennent des gens importants, laissent leurs empruntes sur la face de l'humanité. Ils éclipsent complètement le reste, ce petit monde des hommes ordinaires.
    Puis-je simplement croire possible que chaque balle lancée amène à son revers, que le jour précède immuablement la nuit?
    Un esprit retord comprendra que rien n'empêchera ce qui ne peut être empêché. Il faut être optimiste ou fou pour se laisser berner par l'idée que le dé finit immanquablement par tomber sur l'autre face, la bonne face. L'espoir est le poison du coeur car l'espoir est penser ce qui n'est pas. Une pensée, aussi juste soit-elle, est toujours fausse.
    Je ne pense plus, je n'écris plus, mais me perds.
    Ce texte est un non sens. Il affiche sa présence pour dénoncer son existence. Aucun lien ne glisse dans les méandres de ces mots, hormis une folie : le besoin d'exprimer l'ineffable, celui-là même qui reste inconnu à l'intuition et la raison. Peu importe sa qualité, sa longueur, sa réception ou sa puissance. Quel que soit le texte, il ne cherche jamais à être compris. Il se contentera d'avoir été lu. S'en satisfera.
  16. Jedino
    Chacun le mît sur la table, bien en face. Nous tenions tous deux un poignard dans la main droite, brandis en l'attente du duel. Tout l'art consistait à être vif et précis. Ne pas rater sa cible. Nous allions en découdre. L'instant tardait. Comment en étions-nous arrivés là, je ne le savais plus. Sans doute avions-nous sauté quelques étapes essentielles. Il n'y avait que ça pour expliquer qu'un amour devienne haine. D'ailleurs, ton regard m'avait déjà tué. Je le voyais en toi. Ta rage, sourde, criait ma mort. Tu me vomissais. Moi, et tout ce que j'étais. Tout ce que nous avions été. Mais, étais-je la seule faute? Avais-je vraiment égorgé le chantre de notre bonheur? Peut-être. Je l'ignorais. Fallait-il vraiment que cette histoire termine ainsi? Dans le regret et l'oubli? Dans la destruction de l'autre? L'autre qui était pourtant soi. Pourquoi devions-nous nous assassiner nous-mêmes? Je me sentais hargneux, impatient. Ma volonté ne tergiversait pas. Mon amour non plus. J'oscillais entre la colère et le désespoir. Pouvais-je seulement le faire, aller au bout de mon geste de menace? Le pouvais-tu, toi? Tant de questions se bousculaient en un temps qui s'arrêtait. C'était sûrement dû à ça, la sueur : le chaos des pensées qui ne parvenaient pas à s'échapper, passant d'un présent interminable au passé. Comment en étions-nous arrivés là? Peu importait. La fracture grandissait à mesure que l'intensité s'intensifiait. Encore un peu, et les larmes apparaîtraient sans nul doute sur l'un de nos visages. Nous devions l'éviter. Ne pas risquer de flancher. En finir avec cette velléité. Nous avions chacun notre bras gauche dans le dos. En direction d'hier. A l'abri de nos vues. Nos coeurs battaient difficilement sur le bois. Ils semblaient déjà mourir, ne plus nous appartenir. L'ultime mouvement. Deux saignées. J'avais manqué mon dernier souffle.
  17. Jedino
    Trois heures du matin. Ils étaient quatre. Quatre amis installés autour d'une table, à jouer. Un verre chacun. Il le fallait bien. Nul ne parlait. L'ambiance n'était pas au rire, mais au sérieux, à la maitrise de soi. Chacun voulait gagner, c'est-à-dire ne pas perdre. Aucun, pourtant, ne pouvait contrôler son destin. Il était et serait.
    L'un des hommes saisit le revolver et y inséra la balle dans l'une des chambres. Ensuite, il fit tourner le barillet, donnant au seul hasard le droit de choisir qui, parmi eux, méritait encore de vivre ou devait mourir.
    Ils se toisaient les uns les autres, comme cherchant celui dont les yeux noirciraient déjà. Tous craignaient leur tour. Personne ne faisait mine d'exprimer sa peur. Quitte à se suicider, autant le faire dans la dignité. Se montrer capable de la braver, de l'assumer. D'aller au-delà. Seulement, pas un seul ne souhaitait en finir aujourd'hui. Ils cherchaient simplement à exacerber cette vie morne qu'ils subissaient depuis trop longtemps par la folie, par cette assurance qu'il n'y aura que trois élus.
    Lorsque le premier se lancera, l'incertitude tombera dans un déterminisme inconnu des hommes, mais bien présent. Le spectre de la mort prendra dans ses bras celui qu'il ôtera du monde. Son angoisse, arme à la main, sera, sans qu'il ne le sache, fondée. Cependant, de l'inévitable, il n'en saura jamais rien.
    Commencer, voilà le plus dur. Qui voudrait, le premier, prendre le risque, malgré l'intuition d'une mort davantage certaine à chaque échec? Mieux vaut fuir. Fuir la peine. La retarder. Car cela est plus facile. Car ceci est préférable.
    Le troisième homme, dans un excès de courage, prît son heur dans la paume et le pointa sur son mal : il allait faire son jugement.
    Le doute, lui, tenta vainement de faiblir cette apparente confiance. Pour lui, gagner la vie ne nécessitait pas de braver la mort. Mais il n'avait plus rien à dire depuis que, par la brume, le désespoir avait épris et conquis le coeur de l'ordinaire. La souffrance a toujours su dominer d'autorité et de force l'once d'éclairci qui, autrefois, avait essayé d'y construire le royaume de la joie.
    Chaque seconde l'approchait de l'inéluctable. Il ne pouvait plus reculer. Il ne devait pas se montrer lâche. Aller au bout de son choix.
    Ses mains tremblaient. Si lui l'ignorait, son corps savait.
    L'avenir lui donna raison.
  18. Jedino
    Eclaire le monde
    D'un phare illuminé.
    Lance cette ronde
    D'un fou endiablé.
    La lumière est sombre :
    Je me sens renaître ;
    Mon coeur fait de l'ombre
    A mon seul connaître.
    Si, de sens, il manque,
    Ce n'est que le chantre
    D'une âme qui flanque
    La mort de son antre.
    Le Soleil, en vain,
    Crie de n'être, enfin,
    L'oubli du malsain
    Et le chant en fin.
    O noirceur divine
    Prends-moi en témoin
    Dès lors que, si loin,
    Je meurs fort indigne.
    Vendu comme chien,
    Frappé par les ans,
    Il fait du rien sien,
    Perfide en dedans.
    De cette soif ivre
    Il titube ici,
    Ineffable livre
    D'un art que voici.
    Aucun ne se dit,
    Nul n'y légifère,
    Mais de ce non-dit
    Né ce cimetière.
    Paradis Enfer,
    Creuse dans cette âme
    A coup sec de fer :
    Meurs, vil et infâme.
    De ces larmes nues
    Efface la vie
    Vers qui vont tes vues,
    Pieux d'hydres embellies.


  19. Jedino
    Charogne, lève-toi ! Ouvre bien grand tes bras ! Accepte ainsi la foi, le bonheur d'être las. Regarde ce magnifique! N'est-il donc pas charmant, si proche du magique, qu'il en devient l'aimant? Oui, regarde son rire, l'âme de son soupir. Il y a là un empire prêt à faire souffrir. Son coeur est une bombe. Son malheur, une croix. S'il ne finit en tombe, il sera face au choix.
    Doit-il vivre perdu ou finir éperdu?
    Il ne comprend rien car rien n'est à comprendre, sinon que l'or est sien et son amour à rendre. Mais, de fait, que peut-il, à part être docile quand l'intouchable fil de ses mains se défile? Ses pensées s'emmêlent, son courage mincit, dès lors qu'elles s'en mêlent et que l'espoir tarît. Qui sont-elles, ces viles, diablesses écornées se jouant des fragiles et des perles damnées?
    Qui es-tu, toi l'aimée, pour fuir l'heure passée?
    Tout commence et s'achève. Jeu d'ombres et de lumières, jeu où l'un des deux crève en manquant ses prières. Dis-moi, dis-moi pourquoi, dis-moi en quoi cet heur ne suffisait qu'à moi plutôt qu'à ton bonheur? L'ignorance le ronge, lui le désespéré. Croire en un dernier songe, l'ultime liberté.
    Les cimetières pleins sont faits de ces desseins.
  20. Jedino
    L'homme sans visage se regardait dans le miroir. Il n'y voyait rien. Rien,sinon sa propre laideur qui le dégoûtait. Il se demandait comment il parvenait encore à s'imposer un tel supplice alors qu'il se voyait continuellement, déjà, dans les pupilles des passants qu'il rencontrait dans ses journées. Il avait pourtant essayé des centaines de fois de s'inventer, de se réinventer. Mais, à chaque essai, la vérité finissait par lui retomber dessus. Ce même poids qui, tantôt, l'avait mené en enfer. Il n'en était jamais sorti.
    Son travail devenait de plus en plus pénible. Sa vie, elle, était chaotique. Il n'avait rien trouvé qui lui permis de s'en échapper, de prendre la place d'exutoire. L'alcool, la drogue, ne faisait plus effet. Plus suffisamment longtemps. Il ne parvenait plus à s'oublier, à oublier ce que le monde avait fait de lui. Un monstre. Une horreur. Les enfants fuyaient à son passage. Les femmes levaient les mains pour cacher leur surprise.Toutes ces paires d'yeux qui le harcelaient, le transperçaient jusque dans la chair, lui, celui qui n'avait rien demandé, rien souhaité, sinon une vie tranquille, une vie banale. Une vie en paix et dans la paix.
    Comment pouvaient-ils plaindre ceux qui quittaient la guerre, choqués, quand d'autres héritaient, en plus de cela, d'une guerre contre eux-mêmes? Comment aurait-il pu accepter l'idée d'être ce qu'il n'était pas? Le mot "beauté" l'exécrait. Il ne voulait pas de leur pitié, de cette reconnaissance malheureuse. Il n'attendait qu'une chose : disparaître. Disparaître dans les foules, des rues, des vies. Devenir un fantôme pour les autres. Il l'était déjà en lui.
    Pourtant, le désespoir n'aboutit que rarement là où il devrait aller. A celui qui tient, l'espoir revient. Toujours. Tôt ou tard. Sous une forme ou une autre. De l'ordinaire se détache de l'extraordinaire. De la pitié naît le mépris, l'indifférence ou l'amour. Peut-être avait-il tout simplement croisé une âme perdue, aussi, ou un être exceptionnel. Peut-être existait-il de quoi bombarder une existence trop en phase, équilibrée. Peut-être, oui, que la rencontre, jour après jour, avec lui-même lui avait offert cette chance de se faire une raison. Il savait, en tous les cas, que l'unique chose qui le détruisait était ses croyances, ces concepts, qui le décrivait comme il n'était pas : inhumain.
  21. Jedino
    - Tu viens?
    Mon ami m'appelle de l'extérieur. La porte est entre-ouverte. Il m'attend pour y aller. A cette guerre. Ce caprice idiot de politiciens. Cette ingratitude des humains envers eux-mêmes. Personne ne la voulait, mais ils l'accueillaient tous. Ils s'y résignaient. Parce qu'il faut bien se défendre, protéger ceux que nous aimons, ce que nous aimons, ce que nous espérons. Au prix de nos vies. De leurs vies. Au prix de quoi? Des larmes et du fer?
    - Mec, on nous attend!
    Comment pourrais-je accepter cette situation? Comment lui expliquer que jamais je ne parviendrai à me lever de cette chaise, à déplacer ces jambes qui me pèsent, pour me joindre à lui et rejoindre la caserne? Il ne comprendrait pas. Je me sens si loin de lui en cet instant. Si loin de tout. Je préfèrerais encore avaler une grenade dégoupillée. Ce nécessaire départ résonne comme une bombe. Le tic-tac devient incessant. Elle va bientôt exploser.
    - Tu es là?
    Je n'ai pas la force de tuer quelqu'un que j'aurais pu croiser hier dans la rue, quelqu'un que j'aurais pu connaître à travers des entrevues anodines ou prévues, quelqu'un qui est, au fond, tel que moi. Je manque de cette foi pour aller me faire descendre par un inconnu qui ne me verra pas réellement, embusqué derrière un solide rocher à deux kilomètres de là. Mais puis-je seulement refuser cette décision qui vient d'en haut, qui répond à une évidence? Qui suis-je pour m'y opposer, pour vouloir y échapper?
    La porte grince. Il entre.
    Mon choix est fait. Je ne peux me convaincre ni me persuader de sombrer dans la démence d'un monde. Je n'ai pas construit ma vie sur des principes pour les délaisser aujourd'hui. Je ne me trahirai pas. Pas comme eux. Je me demande si j'aurais pu permettre d'éviter cette tragédie à venir, si je n'ai pas été détourné d'un autre chemin, si, au final, je n'ai pas manqué la possibilité d'être meilleur. Ai-je été digne de mon existence? Trop de questions. Aucune réponse. Comment savoir? Il n'est plus temps de se chercher. Il faut s'évader. Quitter ce monde qui veut m'engloutir. M'anéantir. Mieux vaut mourir pour ses idées que se faire massacrer pour quelques folies.
    Il atteint la cuisine, saisit le papier à l'écriture mal assurée déposé sur la table vide, et y lit ces quelques mots :

    "Là où réside le calme ne peut souffler la tempête."
    Il lève les yeux, continue jusqu'à la porte de derrière qui donne sur le jardin. Le ciel commence à gronder. L'oiseau de feu arrive. Personne n'ira.


  22. Jedino
    Elle était belle...
    Belle par-delà la mort. Quand j'étais allé la revoir, cette nuit, le doute m'habitait. Il avait fallu que je la libère du sol pour m'en convaincre à nouveau. Je n'avais jamais réussi à accepter son accident, son départ, un an plus tôt. Son sourire me manquait affreusement. Sa maladresse aussi. Toujours le mot pour rire, pour asseoir les gens indécis. Tout le monde se plaisait à son contact, et elle appréciait le nôtre. Elle semblait avoir gardé cela. J'y voyais encore sa peau si douce, son corps si frêle. Comment cela pouvait-il être simplement possible? Je la pris avec moi et repartais, mélancolique.
    Quand nous fûmes rentrés, je l'installa confortablement sur la place qu'elle occupait auparavant lorsque nous dormions ensemble.Sa présence me réconfortait malgré son silence. Elle était tout pour moi. Bientôt, cependant, elle se mit à bavarder joyeusement, partageant sa bonne humeur avec mon âme triste. Puis nous avions dormi et rêvé, comme autrefois, rêvant à un avenir commun et parfait.
    Le lendemain matin, je me surpris à me réveiller blotti contre elle. Elle me souriait. Je me sentais si faible face à elle. Docile. Je le vivais bien. Elle n'avait pas faim, moi non plus. Seul cet instant à deux comptait. Instant qui ne pouvait durer. Pourquoi me paraissait-elle malheureuse alors que nous étions réunis? Pourquoi ce visage cachait-il un amour qui s'éteignait sans jamais le faire remarquer? Le bonheur n'était-il donc que cette couche fébrile déposée au-dessus d'une existence de souffrances?
    Nous étions mercredi, il faisait beau. Elle disait avoir froid. Etre perdue. Je décidais de la ramener. Elle m'abandonnait. Une seconde fois.
    Je la déposais délicatement là où je l'avais retrouvée hier. Pensait-elle que je ne l'aimais plus, que mes sentiments s'étaient envolés avec son absence? Elle se trompait. Je la regardais une ultime fois. Si belle... Et quitta ce lieu de repos.
    Mon récit et mon sang ne disparurent que deux mois plus tard du lieu où je les avais délaissés.
  23. Jedino
    Qui êtes-vous?
    Je suis celui d'hier, d'aujourd'hui et de demain. Le pantin de mon histoire, en somme.
    Qui êtes-vous?
    Je suis l'absence. Celui qui est là et à qui personne ne pense.
    Longtemps, l'idée de comprendre qui je pouvais bien être m'a occupé l'esprit. Décision profondément idiot puisque, de toute façon, je me connais déjà grâce aux autres. Tais-toi, idiot. Tais-toi. C'est le mieux qu'il te reste à faire.
    - Dis-moi, pourquoi es-tu là?
    - Pourquoi fais-tu le naïf? Tu sais qui je suis, je sais qui tu es. Feindre la vérité ne me fera pas m'en aller.
    - Je ne comprends pas.
    - Allons, veux-tu que je t'explique? Il faut sûrement que je le fasse. Tu as tendance à oublier. Je suis ton oubli. Tu as tendance à savoir. Je suis ton savoir. Tu as tendance à penser. Je suis ta pensée.
    Ah! Les mots ne manquent pas. Pour sûr, si tu rencontres suffisamment de monde, tu seras plus ou moins égal au dictionnaire. Quoi de surprenant alors quand des hommes, des enfants, quittent la raison pour se perdre dans leurs consciences? Peut-être que la folie, c'est être.
    - Combien sommes-nous?
    - Assez.
    - Je n'aurais pas fait plus vague.
    - Tu me demandes un nombre. Il n'existe pas. Tu es en chaque instant un autre. Seule ta foi en la réalité t'empêche de le percevoir. C'est nier que le moindre élément influence ce que nous sommes, ce que tu es. Je ne voudrais pas te brusquer dans tes convictions.
    Quand tu es seul face à tes questions, que tu sais que les poser ne t'apportera plus grand chose, il te reste la science des livres. Alors, tu t'y aventures. Des années, bien souvent. Parfois, toute une vie. Décidons-nous vraiment de notre liberté?
    Qui êtes-vous?
    Je suis une kyrielle de sensations. La réunion de mes rencontres et manifestations.
    Qui êtes-vous?
    Je suis ce que nous sommes. Le résultat d'un tout. D'un tout qui est "nous" et qui fait "je".
  24. Jedino
    Tu sais, je me suis souvent demandé pourquoi. Pourquoi tu avais fait toutes ces choses. Pourquoi tu m'avais fait si mal. J'ai mis du temps, beaucoup de temps, à accepter. A comprendre. Tu étais le mal. Je devais te garder.
    Quand je t'ai vu pour la première fois partir, malheureuse, rejoindre ce type et changer de masque, être heureuse, je m'en voulais. Terriblement. Je me disais que j'aurais dû t'apporter ce qu'il t'apportait. Que je le devais. Je ne savais pas comment. Ca m'échappait, tu vois? J'aurais aimé t'en parler, mais nous n'arrivions qu'à nous disputer. Pour tout, pour rien. Surtout pour rien. Tu ignorais simplement que je savais. Je l'ai toujours su. Tu voulais me détruire. Tu me mentais. Ta présence martelait mon âme, je ne pouvais plus le supporter.
    Je cherche encore la raison qui m'y a poussé ce soir-là. Je ressassais probablement trop depuis trop longtemps. J'avais décidé de ne pas aller au boulot. Je me sentais vraiment mal. Alors, je t'avais attendu. Toute la journée. Tu l'avais sans doute vu à ta pause de midi. Cela faisait des années que nous ne partagions plus ces moments. Tu te souviens, de ces rires? Moi pas. Je n'y vois que des pleurs. Que des larmes. Que ton poignard faisant pression dans mon dos.
    Pourquoi ne l'as-tu pas avoué? Pourquoi refusais-tu de me flinguer avec la vérité? Etais-tu donc assez vicieuse pour cacher à deux hommes qui tu étais? J'allais lui rendre service. A moi aussi. Tu ne méritais pas de vivre. Tu ne méritais pas de le caresser de ton souffle. J'étais ivre. Vois comme je souffre.
    Dans mon ardeur, j'avais repris mon dû. Il m'avait volé le coeur que j'aime et ai aimé. Je n'avais fait que le reprendre. Maintenant, tu es à jamais avec moi, à mes côtés. Tu sais, des hommes en costume sont venus tenter de te reprendre à moi par après. Je n'avais pas le choix, il me fallait les arrêter. Tu me regardais te défendre avec amour. Tu souriais froidement. Mais le fluide de ton amour me réchauffait.
    J'espère que tu ne m'en veux pas. Si j'ai fait tout ça, c'était pour toi, c'était pour nous. Je sais que tu comprendras, que tu m'as toujours compris.
  25. Jedino
    - Jouons aux dés, veux-tu?
    - Oh, je n'en ai pas tellement envie, tu sais.
    - Allez! Une petite partie, rien que toi et moi, histoire de me faire plaisir!
    - Bon. Va pour une.
    Ils étaient heureux de sa naissance. Lui s'inquiétait un peu de ne pas être à la hauteur. Mais le voir ainsi, dans les bras de sa femme, le rassurait, maintenant. Il se sentait l'âme d'un père. Dans une heure, il irait l'apprendre à ses parents qui, à leur tour, seraient ravis d'apprendre qu'ils étaient grands-parents. Avant cela, il devait toucher l'être qu'il avait aidé à créer et qu'il devrait, à partir de cet instant, aider à construire. Son inquiétude ne le prenait pas encore. Plus depuis l'accouchement, et plus avant quelques années. La genèse des hommes bons est la même que pour les monstres.
    Il fît un six.
    Hector, son fils, avait bien grandi depuis. Le voir prendre forme lui procurait un réel plaisir. Assurément, il deviendrait quelqu'un de grand. De bon, aussi. Son destin sera des plus dignes. Quoi d'étrange à cela! N'est-il pas le fils d'un honnête commerçant? Le fils d'une femme idéale? Le petit se débrouille à l'école. Il s'entend avec tout le monde. Il finira avocat. Ou commerçant, comme son père. Ce serait alors parfait. Il pourrait poursuivre son oeuvre. Mais il choisira. Il le laissera choisir. Il ne peut que faire le choix qu'il lui faut. Son éducation suffira à cela.
    Il fît un cinq.
    Ses études arrivent à terme. Au final, son bonheur fera le bien dans les hôpitaux. Il soulagera les maux à sa façon. A coup de bistouri et d'attention. Tous trois sont si unis. Il ne rêvait pas de mieux. Il craignait le pire, au contraire. Quel naïf faisait-il, à l'époque! Il n'aura pas changé le monde, mais il aura au moins marqué son quartier et sa famille. Le roc naît forcément de la poussière.
    Il fît un quatre.
    Tout était parfait. Si parfait. Cela ne pouvait durer. Il fallait un cancer chez sa femme. Il fallait cette marche pour qu'il finisse par trébucher, lui, l'homme qui cherchait inlassablement à être là pour chacun. Aujourd'hui, elle paraissait sombre, ailleurs. Déjà morte. Les médecins lui accordaient un sursis de deux mois. Ce fût un véritable coup de revolver dans la sérénité de notre monde. Un tir à l'aveugle qui frappa tous ses membres. L'une en pleine poitrine, les autres en pleins cœurs.
    Il fît un trois.
    De trois, ils n'en restaient que deux. Et, comme si cela n'avait pas suffit, l'enfer se découvrit encore un peu davantage à l'horizon de sa vie. Il apprit, par le biais des médias, que son fils était en prison. La folie meurtrière l'avait empoisonnée. Ils ne s'étaient plus parlés depuis dix ans, depuis la mort de la seule femme qui les réunissait. Le travail, la mélancolie. Deux ingrédients de la distance et du désespoir. Ils s'aimaient à travers elle. Pas assez pour s'aimer entre eux. Cela, il avait fini par le comprendre. Le journaliste parlait d'une dizaine de personnes.
    Il fît un deux.
    Ce matin, quand il était allé péniblement ouvrir la porte de son appartement, il était loin d'imaginer y trouver l'aura d'un policier. Ce bonhomme venait lui annoncer, faussement peiné, l'assassinat de sa famille. Un autre détenu l'avait battu à mort pour une question sans importance, qu'il disait. Pour sûr qu'il pensait que cela, il le méritait. Mais lui, pourquoi avait-il à le supporter? Pourquoi ce qu'il bâtissait autrefois avec tant de plaisir s'effondrait-il complètement à présent? Qu'est-ce qui justifiait cette histoire?
    Il fît un un.
    Il se sentait vieux. Fatigué. En réalité, il l'était. L'heureux présent avait déjà trop longtemps cédé sa place à la noirceur des souvenirs. Son vécu lui semblait si lointain. Hier. Il ignorait toujours les raisons qui expliquaient son échec. Il l'ignorera à jamais. Sans trouver les mots pour l'exprimer, il ressentait le besoin de clore ce chapitre raté.
    Il fût un zéro.
    - Veinard! Tu as encore gagné!
    - Eh oui! On ne me bat pas comme ça, tu vas finir par l'accepter!
    - Cause toujours! Demain, je vais te mettre la pâté!
    - Hahaha! La chance raisonne forcément avec son contraire, mon ami. Toi et moi, nous le savons.
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