Vaut mieux un que deux
Elle me dit un bonjour très gentil comme elles savent le faire. Mais à l'écoute de ce qui doit être mon prénom, tout est devenu très trouble dans ma tête. Elle a beau me désigner par ce qui me désigne depuis toujours, je me sens comme étranger à ce mot, à ce nom greffé à mon visage et à mon corps. Ma réponse ne tarde cependant pas par mécanique, car les lèvres prononcent plus vite les choses que les choses ne sont pensées. C'est là la force de l'habitude. Je m'entends à peine, je me sens étranger à moi-même. Les lettres s'estompent, mon identité est oubliée, temporairement dû moins. Je m'oublie. Rien ne parvient à réconcilier la fracture qui traverse mon être. Rien sinon la nécessité, le besoin de se déplacer, toujours machinalement, afin d'être attentif, d'absorber, de fondre dans ma chaire ce que ma chaire ignore encore. Les absences se multiplient pourtant : l'ailleurs m'appelle à travers la fenêtre, vers l'infini du ciel, et aussi l'au-delà, l'abime de ma noirceur, de cette fatigue qui abat mes mouvements et emmêle mes idées. En cet instant, je sais que j'ai un corps, un esprit, parce que je l'apprends depuis toujours, parce que tout le monde me l'annonce ainsi depuis petit. Et cependant, à mesure que je m'écarte du monde, que je note sans y réfléchir chaque parole, je comprends doucement que ce "je" que je pense, que je suis, n'est ni ce que je pense, ni ce que je crois. Comment, sinon, se ressentir comme quittant ce qui me caractérise aux yeux de ceux que je croise tous les jours, dans la rue, dans la classe, dans les rencontres sans importance qui comptent si peu pour les autres et tant pour moi? Il paraît que nous sommes des êtres sociaux, que nos personnalités se construisent avec tous les éléments, même les plus improbables, dans ce qui constitue notre société. Je n'arrive plus, depuis ce jour, à me demander si, en effet, je n'ai pas été, "moi", éclipsé par un monstre social, et que ce monstre cherche à me convaincre que je suis lui. Je me demande, oui, si nous sommes ce que nous disons être, dans nos théories et nos savoirs. Car d'un esprit, nulle trace. D'une identité, pas davantage. Je ne connais et perçois que deux choses : la douleur de mes membres et la souffrance de mes émotions. La souffrance de mon esprit, elle, ne me dit rien, ne me parle pas : si je souffre d'une idée, je la souffre physiquement. Si je souffre d'une pensée, elle me tue intérieurement. Pour le reste, je ne ressens qu'une distance, une séparation qui parfois me guette et remonte en moi en une sensation étrange d'être ce que je suis sans être ce que je dois être.
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