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Tout ce qui a été posté par Criterium
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20 juin 2002. — Je regarde le miroir. Ça m'a pris des heures pour finalement rassembler suffisamment de courage pour sortir cet objet longiligne du recoin de l'armoire, et le placer dans un coin de la petite chambre. Au début, il était tourné vers le mur. Puis, je l'ai retourné vers moi, les yeux encore détournés vers le capharnaüm d'objets en tout genre qui encombraient l'espace. J'avais d'abord détaillé chacun d'eux, fait parcourir mon regard sur mon domaine, comme pour gagner du temps: là il y avait le lit aux draps rouges. Là tous mes coussins, rangés sur le fond. Là le bureau, et en-dessous, des caisses en carton remplies de dessins, au crayon, au fusain, quelques calligraphies. Par-delà, la fenêtre par laquelle je m'enfuyais régulièrement la nuit tombée. Il faisait si noir, je ne voyais pas au-delà; la brise s'invitait depuis l'interstice entre-ouvert; un reflet sur la vitre renvoyait la lumière tamisée de la pièce — seule une petite lampe était allumée, avec un abat-jour rouge. Et puis sur le sol, des habits en désordre, quelques affaires scolaires, des livres... et des couteaux. Ils étaient d'habitude cachés sous une latte du parquet, au fond de l'armoire, difficile d'accès, bancale. J'y cachais les quelques objets qui m'étaient le plus cher et que je voulais absolument dissimuler aux yeux des Autres. Il n'y avait pas grand-chose: quelques poèmes écrits en toutes petites lettres avec mon sang, et une bague qu'un garçon m'avait offert lors de ma première année de collège. J'avais sorti les couteaux. — Je regarde le miroir. Je vois un visage qui me semble à chaque fois étranger, comme si un masque de chair m'avait été soudé sur la peau. Je vois les traces séchées sur les joues. J'avais les cheveux très longs. Je baisse le regard vers les bras. J'y vois, en haut, ce que je prenais soin de cacher de jour sous mes manches: des plaies, des croûtes gravées avec couteaux et compas. Quelques symboles ésotériques. C'était laid lorsque le sang avait séché et la peau se reformait; c'était le prix à payer toutefois. J'avais besoin d'apprivoiser la douleur, je voulais la maîtriser. Je venais de m'inscrire un ø - le sigillum que j'avais projeté dans mon esprit cette semaine. Sans entraînement mental, comment devenir magicienne? - Là-haut, au-dessus du miroir, la main de Fatima me regarde de son œil qui voit tout. Parfois je crois qu'Il me juge, parfois qu'Il me pardonne, parfois qu'Il m'annihile, parfois qu'Il compatit. - Tout ce sang, c'était le dernier stigmate de ma quête. Mon corps n'était qu'une carapace, un vaisseau; un récipient en short et en tee-shirt avec sur celui-là les mots: "Arts celtiques" au-dessus d'un entrelacs breton. Le personnage de l'Ankoù me fascinait. Marv ma c'horf, buhez ma ene. — Je regarde le miroir. Le contre-jour lorsque je déplace la lampe et que la lumière découpe ma silhouette en la forme noire que je voulais emprunter pour voler au loin: l'Ombre. Et c'est alors que je vois le point de lumière. Cela faisait des mois que je ne mangeais plus. Ou presque. Que je vomissais en silence. Les Autres ne savaient pas mais se doutaient de quelque chose. Mais le point de lumière est là. C'est ma fierté, ma victoire. Enfin, j'ai dompté la Matière, le hideux tissu qui enveloppait les êtres vivants et cachait leurs chairs et leurs plaies. J'esquisse un sourire et je reconnais enfin mon visage comme quelque chose qui finalement m'appartient. Étrange sourire avec les larmes séchées. Finalement je suis belle. — Le point de lumière où l'on voyait un espace entre mes cuisses. 44 kilos.
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Partie 1 - 2 - 3 Au matin, j'étais sorti pour que la lumière du jour puisse me réveiller quelque peu. La nuit avait été courte et je me sentais encore quelque peu engourdi, à la fois du fait du trajet, et de notre aventure dans les bois. La matinée ensoleillée me faisait peu à peu reprendre mes esprits. J'avais marché dans une direction choisie au hasard, qui m'avait amené, après quelques rues étroites en zigzag, directement sur un grand espace vert, sous un ciel dégagé. Un long sentier parcourait la plaine et rejoignait puis longeait un vaste champ de blé, puis s'arrêtait. Au-delà, un imposant mur de collines se dessinait et formait la partie à l'adret de la couronne entourant le village comme une forteresse. Je n'avais croisé personne, et je n'entendais que les grillons. Il en fut de même sur le chemin du retour. Il me fallut quelques longues secondes pour ré-adapter mes yeux à la faible luminosité de l'intérieur de l'auberge. J'entendais des voix et des bruits de plats; l'instant d'après, je vis qu'il s'agissait de Mathilde, la femme de l'aubergiste. Elle me demanda si je voulais prendre mon petit-déjeuner maintenant. J'acquiesçai. — Il y avait dans la salle deux petites tables dans un coin, recouvertes chacune d'une nappe à carreaux, rouge, où les hôtes pouvaient recevoir cet encas. C'est alors que je vis, assis à l'une d'elles, le gendarme Jean. Nous nous saluâmes cordialement. — "À vot' service!", avait-il fait. Sa tâche était de m'assister autant que possible, et il m'avait dit que cela ne lui était pas désagréable, autant par fidélité au maire que parce que nous sentions déjà que nous nous entendrions bien; il me confia que, de toute façon, il ne se passait habituellement pas grand chose dans la région, et donc je n'avais pas de souci à me faire quant à son travail. De plus, il connaissait tout le monde au village, et cela garantirait de m'ouvrir beaucoup de portes. Il était venu s'installer ici il y a une dizaine d'années, sa famille du côté maternel était également de la région. – J'étais certainement content de le compter comme allié. Je m'assis. — "J'ai commencé à analyser des échantillons", fis-je. — "L'ADN et tout ça?". — "Oui. Pour résumer, j'ai deux résultats. Le premier, c'est que j'ai une liste d'ADNs humains se trouvant sur les objets. C'est l'équivalent d'une liste d'empreintes digitales dont on connaît pas la provenance, une liste anonyme." — "C'est comme... l'empreinte d'une personne?" — "Oui, en fait c'est même plus précis. Le risque d'erreur d'identification est beaucoup plus faible." — "Donc on a l'empreinte du maître-chanteur?", hésita-t-il. — "C'est très possible." Je repris: — "En fait, tout dépend de qui a touché quoi. Par exemple, même avec nos gants, je pense que l'on va trouver nos traces dans les échantillons, à cause de la précision de la technique. Ça peut être le cas d'autres personnes qui auraient eu ces objets dans les mains récemment. Donc logiquement l'empreinte du maître-chanteur — ou des maîtres-chanteurs, on est sûrs de rien — devrait s'y trouver. Bon. En tout j'en ai douze. Douze empreintes." — "Il faudrait comparer avec les nôtres pour en enlever", suggéra-t-il; j'étais content qu'il ait immédiatement compris cela. — "Oui. On en parlera tout à l'heure avec M. Griboux, j'espère que tout le monde sera d'accord. Il suffit de cracher dans un tube pour avoir les résultats, et évidemment je détruis tout après l'enquête." — "Ma foi! Aucun problème pour ma part." — "Ensuite: la deuxième chose. C'est la pâte végétale qu'on a prélevée. Là j'ai pris les ADNs de plantes." — "Les plantes ça a de l'ADN aussi?", il écarquillait les yeux, comme beaucoup font en entendant cela. Depuis les controverses sur les OGMs une grande partie de la population semble penser que les végétaux n'ont pas d'ADN et que les scientifiques s'amusent à en mettre dedans. — "Oui. En fait toute chose vivante — un homme, une vache, un chat, une plante et même les bactéries que l'on ne voit pas à l'œil nu, tout être vivant a de l'ADN. Et comme il est assez différent selon sa provenance, on peut retrouver à partir de celui-ci l'espèce; même si l'échantillon ne ressemble à rien. C'est pour cela que même les archéologues commencent à utiliser ce genre de technique." — "C'est donc ce que vous avez fait." — "Oui. Mais c'est bizarre. En gros c'est principalement de la sauge, mélangée avec de la rhubarbe, du basilic et du jasmin." — "Y'a du basilic oui!", fit alors en carillonnant la voix de Mathilde, qui s'était approchée avec une omelette. Celle-ci était parfaitement dorée, appétissante, avec des fines herbes. Elle apportait également un verre de jus d'orange fraîchement pressées. Je la remerciai. Dès la première bouchée, je me dis que j'étais sous le bon toit: c'était délicieux. Jean reprit la parole: — "Ça me dit rien non plus, bizarre ça." — Et après une pause durant laquelle je dévorais mon plat, il me fit une remarque ingénue: "Si les hommes ont des empreintes, les plantes devraient aussi en avoir, non? Alors peut-être que vous pouvez chercher à les tracer elles aussi, p'tet que le basilic de l'omelette c'est le même." — "..." J'étais estomaqué; j'avais en un éclair connu plusieurs émotions, une rapide succession qui m'empêchait d'avoir une réaction - je devais avoir l'air hébété. C'était d'abord une envie de rire devant la remarque naïve, puis la réalisation qu'il avait raison, puis une certaine ironie car beaucoup de personnes devaient cultiver leur propre basilic, puis la réalisation qu'il y avait sans doute moins de plants de basilic que d'habitants dans ce petit village, donc que c'était possible et sans doute même souhaitable, et finalement l'hésitation de ma fourchette devant le dernier morceau du plat appétissant. — Je finis par rire, d'un rire non pas moqueur mais complice, ce qu'il ne comprit qu'en me voyant finalement glisser un morceau dans un mouchoir et le glisser dans une poche. — "Ça vaut le coup", fis-je après. Nous rîmes ensemble. Cela me rappela autre chose. — "Vous avez entendu que les femmes sont XX et les hommes sont XY?", demandai-je. — "Oui... mais pas sûr de ce que ça veut dire en fait." — "Ce sont des chromosomes, en gros c'est juste l'une des parties de l'ADN, comme une boîte. Les femmes en ont deux et les hommes en ont une, plus un autre type de petite boîte - le Y. Or parmi le mélange, je peux compter les boîtes." — "Donc on sait combien d'hommes et combien de femmes?" — "Exactement. Il y a douze personnes. J'ai compté l'équivalent de seize X", lui indiquai-je. Alors il leva la main et fit le signe qu'il réfléchissait. Rapidement il me dit: — "Si c'était tous des hommes il y en aurait douze, donc ça fait quatre femmes." — "Exactement!", souris-je. C'était plaisant de voir qu'il avait de bons réflexes! Je lui demandai combien de femmes habitaient au village, il me répondit que c'était à peu près la moitié, surtout des personnes âgées mais aussi quelques jeunes. Rapidement nous érigeâmes un plan d'action pour la journée. Il y avait plusieurs angles d'attaque. On allait d'une part rassembler les hommes d'hier à l'hôtel de ville ce soir, pour leur expliquer pourquoi des prélèvements avanceraient l'enquête. On allait d'autre part aller voir les "anciens", ceux qui étaient restés ici depuis plus de quinze ans, et qui pourraient donner un autre éclairage sur les faits d'antan. Je voulais aussi essayer de rencontrer la maîtresse du maire — j'avais eu la sensation qu'il ne voulait pas la mêler à tout cela, mais mon intuition me disait que son entourage serait à tirer au clair. Dans des affaires de chantage — si c'en était une — la maîtresse et son entourage sont toujours suspects. Et puis j'avais lu trop de romans de Dashiell Hammett. - Finalement, je voulais aussi trouver un moyen de parler aux quelques jeunes du village, puisque ces autels ressemblaient à ceux que pourraient ériger des adolescents s'improvisant des cérémonies, en quête de sensations fortes. En somme, cela ferait un programme chargé! Le gendarme Jean me proposa d'aller voir "la Marie". C'était une vieille femme habitant une maison au bord du village, isolée des autres. Elle avait habité ici depuis des décades, peut-être même un demi-siècle. Elle s'occupait justement de plantes, et, légèrement excentrique, se présentait comme herbaliste. Je me dis que ce serait un très bon début; nous nous mîmes alors immédiatement en route.
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Ok, je t'envoie un mp :)
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Mystère et boule de gomme, le thriller est lancé! :) On a hâte de lire la suite.
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Partie 1 Partie 2 Je faisais les cent pas dans ma chambre, à l'étage de l'auberge dans laquelle j'allais rester durant cette aventure. C'était une petite pièce toute empreinte du vieux temps, comme le sont parfois les pièces de ces gîtes en rase campagne: le sol était un parquet de bois aux couleurs estompées — il n'y avait pas de poussière mais celle-ci semblait s'être imprimée dans le plancher, en affadissant les teintes. À de nombreux endroits le sol craquait si j'y marchais en chaussures, donc maintenant je faisais attention à mon trajet dans la pièce - il était déjà une heure avancée de la nuit. Dans une alcôve il y avait une commode, pleine de draps bien pliés; une armoire contenait de même draps blancs et serviettes. Le grand lit ressemblait à ceux des chambres d'hôtel partout dans le monde; seule sa base en vieux bois datait d'une autre époque. Et, juste en face de la fenêtre, il y avait une vaste table en bois que j'utilisais comme un bureau. Sur celle-ci, j'avais disposé d'un côté les indices, d'un autre côté mon équipement. — Car autant la pièce était ancienne, autant mon instrumentation reflétait la pointe de la technologie de notre époque. Récapitulons: j'avais, après que l'on eut ramassé tous les objets, prélevé des échantillons sur ceux-ci, sur les pierres de l'autel, sur la substance végétale trouvée sur le sol, sur les vêtements retrouvés. L'idée était d'en purifier l'ADN et de le séquencer sur une mini-plateforme; cela me permettrait (1) d'établir une liste d'ADNs humains retrouvés sur la scène, parmi lesquels le mien et celui du maire serviraient de contrôle; (2) de déterminer la nature de la plante mâchée et recrachée. J'avais déjà extrait l'acide nucléique des échantillons avec un outil, créé pour les expéditions scientifiques portées sur l'étude sur le terrain d'écologie et de biodiversité; c'est un objet qui ressemble à la fois à un revolver et à une perceuse, sur lequel l'on fixe un tube contenant l'échantillon, un liquide de lyse, et des petites billes de verre. Il y a quelques opérations à faire, une gâchette pour démarrer la lyse — on avait vraiment l'impression de jouer avec une perceuse... et l'on obtenait au final une solution claire et légèrement visqueuse, que je diluais dans de l'eau contenant un peu de trishydroxyméthylaminométhane. Une fois chaque extraction réalisée, je transférais la solution avec un micropipeteur sur la plateforme de séquençage, qui ressemblait à une grosse clé USB. Celle-ci se branchait directement sur mon ordinateur portable pour l'alimentation électrique, et n'avait besoin que de quelques heures pour lire des millions de séquences d'ADN. — Quand l'on pense qu'il y a moins de quinze ans, il avait fallu plusieurs milliards de dollars et tant d'efforts pour découvrir le génome humain complet! Aujourd'hui, j'avais un résultat plus précis en quelques heures pour un coût plus faible que celui de mon portable... Pendant que la petite machine lisait et lisait des millions de bases nucléiques, moi je faisais les cent pas dans la chambre, me posant beaucoup de questions sur toute cette affaire. Je comprenais beaucoup mieux pourquoi M. Griboux avait besoin de mes services; comme d'une part rien ne s'était passé susceptible d'intéresser les autorités, mais d'autre part planait sur l'histoire une sombre atmosphère de mystère et de menace. — Je regardais l'heure: trois heures du matin. Au-dehors, la nuit était noire, complète; dans cet endroit, il n'y avait pas de lampadaires ou d'éclairages artificiels laissés allumés toute la nuit, comme à la ville ou dans tant d'autres villages. Ici, tout s'endormait, tout s'arrêtait jusqu'à l'aube, lorsque les premiers rayons matinaux éclaireraient enfin les vieilles rues. - L'on vivait au cycle solaire, comme à l'ancien temps. En ouvrant la fenêtre, je parvenais à peine à discerner où dans les hauteurs parvenaient les montagnes entourant le village, et où commençait le ciel étoilé; je ne voyais au-dehors qu'un petit carré de lumière projeté depuis ma chambre et dans lequel se dessinait mon ombre. En revanche, je sentais une odeur me parvenir, légère; un mélange de terre, de bois et de fleurs. Et les sons de la nuit: insectes, grenouilles... — j'entendis même une chouette au loin. Je réfléchissais. J'avais déjà une hypothèse: quelqu'un menaçait de faire chanter le maire Griboux. Il devait être un ancien du village, car il était au courant de l'affaire Églantine, sa fille tuée par un psychopathe — celui-là était enfermé dans une prison à N**, une ville proche de la région — et il était au courant de l'existence de la maîtresse. Pour savoir ces deux choses, qui avaient presque quinze ans d'intervalle, il fallait nécessairement habiter le village ou le visiter régulièrement. Je partais donc avec une large liste de suspects: tous les habitants, ainsi que les quelques personnes leur rendant visite. Cela devait faire une bonne centaine de personnes, ce qui était déjà jouable: en effet une méthode "directe" aurait été de collecter un échantillon d'ADN de chacun, un par un, et d'effectuer un premier tri de cette manière, en les comparant avec les traces des autels. Mais c'était assez invasif, et je ne voulais pas que ma première opération soit aussi peu subtile... toutefois je me disais que cette possibilité restait. Non, ce que je devrais plutôt faire, c'est effectuer un premier tri d'une autre manière, et ensuite me débrouiller pour récupérer ces échantillons d'une manière ou d'une autre. Cela ne garantirait de toute façon pas une élucidation, car il était possible que de nombreuses personnes aient été au contact de ces objets, sans qu'elles ne soient l'éventuel maître-chanteur — mais elles auraient été, sans doute, autant de liens possibles avec celui-ci. Ce qu'il me fallait savoir, c'était qui s'était occupé de l'affaire Églantine à l'époque, d'une part — où travaillait la maîtresse et toutes ses relations, d'autre part — et voir s'il y avait déjà des recoupements à faire de ce côté-là. *Bing* La première fournée de séquençage était terminée. J'avais commencé par quelques indices ainsi que la pâte végétale. Pour retrouver les séquences humaines, il faudrait effectuer quelques opérations informatiques et cela prendrait un peu plus de temps, alors je commençai avec le végétal. — L'opération était plus aisée: il existe des gènes communs à chaque être vivant, chaque cellule dans le monde entier. L'un d'entre eux — le locus ribosomal — était suffisamment proche pour être systématiquement reconnu, et suffisamment différent pour varier entre chaque espèce; ainsi il pouvait être utilisé quasiment comme une "étiquette" portant, si ce n'est l'espèce précisément tenue entre les mains, tout au moins une très bonne indication de ce qu'elle devait être. D'autre part, chaque échantillon naturel contenant également des bactéries et autres contaminants microscopiques, il fallait classifier les résultats pour commencer. Cette première étape était assez facile pour moi; je m'assis au bureau et lançai quelques programmes qui détectaient parmi les données la région qui m'intéressait; puis qui l'éliminaient si elle n'indiquaient pas une espèce de plante. L'opération était rapide — et finalement j'obtins une liste hypothétique: — Une espèce apparentée à de la sauge formait la majorité du mélange. — De la rhubarbe. — Du basilic. — Du jasmin. Voilà; j'étais perplexe. — Je m'allongeai sur le lit. La journée de demain serait travailleuse, et je commençais à sentir à cette heure de la nuit que se répéter sans cesse les mêmes questions n'allait n'y m'apporter les réponses si tôt, ni me revigorer pour le lendemain, surtout si je ne prenais pas quelques heures de sommeil. Déjà les mots s'engourdissaient dans mon esprit, ne formaient que quelques bulles qui grossissaient et éclataient, mousse du bord de la conscience; bientôt ils ne formaient que des lettres dont j'avais oublié le sens. —
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Partie 1 * ** À l'horizon, derrière les collines, je peux voir un grand nuage noir qui se rapproche rapidement; sans doute les derniers instants du ciel jusqu'ici relativement bleu. Ça ne servira à rien de presser le pas; il me reste encore des vieilles allées à poursuivre, étroites et perdues dans les hauteurs; des portails grinçants dont la plupart des habitants ne soupçonnent même pas l'existence ni que l'on puisse s'y aventurer; des escaliers aux marches hautes et serrées, partiellement couverts par des buissons oubliés et luxuriants. Tout le trajet est en montée et traverse ces chemins mi-traboules mi-campagne. Je me faufile à pas de loup. — Le ciel gronde. C'est l'orage. Bientôt quelques gouttes, puis ce sont des trombes d'eau qui s'abattent du ciel – la température descend – et c'est comme si un grand volet de nuages avait soudain obscurci la scène. Une voûte grise cache désormais mon périple. C'est tout en haut, au bout de ce chemin pour initiés, que l'on arrive alors à une sorte de clairière. Au milieu se tient une vieille maison, partiellement en bois. Au-delà, la forêt. Entre moi et la bâtisse, un potager. Il y a quelques rangées de légumes, des petits massifs de fleurs, une variété de pots où poussent des épices, plantes médicinales et autres simples; j'y reconnais par exemple du thym, de la sauge, de la menthe; de la mélisse, du mille-pertuis... Çà et là des pierres sont disposées avec choix et agrémentent le jardin fleuri. — J'imagine toutes ces plantes boire goulûment l'ondée, les racines s'abreuver... L'averse continue, mes vêtements sont trempés. La porte vitrée s'ouvre et mon ami Erwain, le druide, me salue. Encore quelques pas et, enfin, j'arrive à l'abri sur le porche couvert. La musique des carillons à vent nous entoure. — Il y a là quelques chaises et une petite table en rotin; c'est souvent là que nous passons du temps ensemble à discuter, des heures durant. — "Tá fáilte romhat, Flavia. Le thé est presque prêt." Il faut se mettre sur la pointe des pieds pour lui faire la bise; je le remercie et lui demande si je peux mettre mes habits à sécher. — Quelques instants plus tard, nous sommes tous les deux confortablement assis, de retour sur le porche; le thé est servi dans des petites coupes en bois, artisanales et ornées d'ogham. Le tee-shirt qu'il m'a prêté est immense, j'ai l'impression d'être enveloppée dans une couverture... Il est agréable de garder le silence, les mains sur la coupe chaude, à regarder les volutes de fumée se dissiper dans les airs; la pluie s'était calmée, et nous entendions son bruissement doux. L'odeur de la terre mouillée nous parvenait: le petrichor. — Nous parlons de quelques amis; nous évoquons également l'étrange assemblée d'il y a quelques semaines. Il continuait de voir Aliénor et Gwenaëlle – pour des raisons bien différentes, même s'ils se rencontraient souvent ensemble – et avait décidé de planter quelques graines chez X., dont j'appris alors le nom (Yohann). Libre à celui-ci de les laisser germer ou périr! Il me demande des nouvelles de B.; alors je lui raconte la journée d'hier et la sensation aigre-douce qui me collait à la peau depuis ce matin. Je voulais que celui-ci me fraye un chemin jusqu'à la mandragore, par l'intermédiaire des gens dont il m'avait parlé; il y avait donc trois maillons entre moi et la plante: — B., Xavier, et A. le "drogué". (Je baptisais les personnes que je rencontrais avec un surnom ou un attribut, mentalement). Un maillon supplémentaire avait été franchi: Xavier le "vernisseur". Celui-ci est sympathique, mais il était de plus en plus clair pour moi pourquoi je ne lui avais pas parlé d'occulte; nos quêtes étaient complètement différentes. Lui poursuivait en ligne droite une vie normale: métier, copine, femme, voiture, maison, enfants. Ainsi, y compris dans cette vie, il était un maillon: un lien entre la génération précédente et la génération suivante. L'on transmet le flambeau dans cette course à relais, l'on transmet, et l'on oublie pourquoi l'on transmet: pour quoi — et, pour qui. — Il aurait fallu remonter à rebours la lignée, génération après génération, retrouver parmi l'ascendance le véritable ancêtre ayant acquis la flamme. Alors seulement la réponse serait remémorée. Peut-être, plus tard - peut-être son fils, peut-être sa lointaine descendance... - alors, seulement, quelqu'un se présenterait, dernier de la chaîne, et la flamme se réveillerait dans son sang. Celui-là saurait pourquoi il existe. Celui-là serait actif, un forgeron, et non plus un intermédiaire. — Et moi, j'étais une telle fin de chaîne. Cela, je le savais dans chaque cellule de mon être. Ce qui vient après le maillon: l'aboutissement - ce que tient véritablement la chaîne. Ma destinée, c'était la flamme noire. — Mais il était également un maillon entre moi et l'un de mes outils nécessaires. Sinon, j'aurais pu lui expliquer ou lui imposer cette incompatibilité d'une façon ou d'une autre; mais, présentement, il faudrait se faufiler au moins jusqu'à l'étape suivante. Je n'avais pas envie de chercher un détour tant que ça n'était pas nécessaire, ou préférable. Lorsque l'obstacle est dur, sois doux; lorsque l'obstacle est doux, sois dur — la fluidité de l'eau peut autant être un lac immobile qu'un torrent rugissant. Erwain m'écoute calmement, à la fois attentif et semblant réfléchir à un conseil possible. Évidemment, tout aurait été plus simple si lui avait eu de la mandragore, ou savait où en trouver dans la région; mais tout aussi évidemment, ç'avait été la première personne à laquelle j'avais formulé ma demande. Par ailleurs, les informations qui circulent sur cette solanée sont très incomplètes. Il faut absolument partir de la plante elle-même, depuis le sol, et utiliser de vieilles techniques artisanales pour en déterminer le dosage. Donc, beaucoup d'autres moyens de l'acquérir seraient inefficaces; aujourd'hui encore, une partie de moi pensait que même A. n'avait pas obtenu la plante dans de bonnes conditions et donc constituerait une fausse piste... — Nous évoquons cette possibilité; dans ce cas il faudrait voyager dans le Sud, peut-être contacter des néo-païens italiens et partir effectuer une sorte de pèlerinage. Erwain ne voyageait pas, il était lié à la terre par des obligations occultes. Il correspondait avec d'autres mages, cependant, et me dit qu'il pourra s'enquérir auprès d'eux si mes recherches n'aboutissent pas. Je lui souris; cela me soulage. — Il me raconte alors un vieux conte celte. — — — Je me réveille, avec une vigueur neuve. L'après-midi est chaude et ensoleillée; la lumière vive fait ressortir les couleurs du jardin, et la brise porte les fragrances de certains de ses plants et de ses fleurs. Je suis allongée dans le hamac du porche, un chapeau de paille sur la tête, et je vois au loin Erwain s'occupant avec calme de ses semis. Sur le rebord de la fenêtre, juste à côté de moi, a été placé un cristal de célestine. Pendant quelques instants, je reste là, à observer les opérations de jardinage; c'est serein. Les nombreuses parties du conte se mélangent dans ma mémoire et je me souviens surtout d'impressions et d'atmosphères, sans savoir quelle scène a précédé quelle autre; il y avait Ailill, une jeune femme qui avait trouvé l'entrée mystérieuse, derrière une source, d'un monde souterrain, le sidh — dans un palais de cristal elle avait trouvé un Mot sacré; toutes les pièces du palais étaient vides. Dans une cave, un émissaire de Dana l'avait prévenue du risque de mémoriser cette parole vivante: le prix du pouvoir, c'est le temps! De même que les écrits morts sont autant de semences traversant le temps, graines portées par le vent pour couvrir d'immenses distances et porter leurs fruits sur de lointaines plantes, le coût de connaître véritablement une parole vivante se mesurait en temps – temps prélevé d'une toute autre manière. Elle avait fait le choix; elle avait appris le secret; elle était retournée au village... Et alors que son voyage n'avait duré que quelques heures, celui-là avait vu des décades passer: les anciens se rappelaient que leurs grand-parents avaient entendu parler, il y a longtemps, d'une légende d'une jeune fille ayant disparu, capturée par les Tuatha dé Danann. Elle s'appelait Ailill. Pleine de chagrin en réalisant que personne ne la reconnaissait, et que toute sa famille, tous ses amis, tout son village, étaient morts, elle s'enfuit dans la forêt pour habiter dans une maison formée par des arbres entrelacés. Et d'autres générations passèrent, et se murmuraient que dans la forêt habitait une jeune fille qui ne vieillissait plus, qui connaissait l'art des simples et des plantes médicinales; elle était la seule, depuis que les herbes magiques avaient été dispersées par Diancecht, à posséder l'art et la connaissance d'Airmed, sa fille. Un vieux druide du village, qui avait, semble-t-il, vécu ici depuis des générations, prophétisa qu'une armée de guerriers allait arriver et déverser un flot de sang; et que grâce à la magie d'Ailill, grâce à sa parole vivante, cette armée allait être anéantie et transformée en animaux... Il y avait un héros, Criomhthann, qui contribuerait grandement à cette victoire, protégé par cette magie et connecté par un pacte secret à la terre, à Dana...; les scènes se confondent dans mon esprit, et je ne me souviens plus dans quelle mesure j'ai entendu, imaginé, rêvé, ou... vécu cette histoire. Pleine d'énergie et d'enthousiasme, je me lève et je rejoins Erwain pour l'aider avec ses semis; je n'hésitais pas à mettre les mains dans la terre, je sentais une connexion entre ce sol et mon sang. — Lorsque ce fut fini, nous collectâmes quelques branches qu'il allait préparer dans la nuit pour des rituels; et, me glissant dans mes habits enfin secs, je m'apprêtais à repartir. Il me confia une petite bourse en cuir et me demanda de la transmettre à Gwenaëlle. ** * La fenêtre était grande ouverte pour laisser entrer le vent. Depuis les hauteurs, on avait une vision d'ensemble des rues tout autour, et de la succession de passants qui à cette heure fourmillaient vers chaque direction. Différents mondes s'y croisaient, hommes en costume revenant du travail, groupes d'étudiants errant ou rentrant chez eux, familles, riches et pauvres... Généralement, ils ne se voyaient pas les uns les autres. En face, à une fenêtre, un homme au crâne rasé, bodybuildé, fumait en regardant lui aussi le flot humain. Je le voyais souvent là, passer des heures dans la même position; souvent je m'étais demandée ce à quoi il pensait. À une autre fenêtre un étudiant regardait la télévision. Quant à moi, j'alternais mon attention entre le dehors et un vieux livre d'Oswald Wirth. — Mon rendez-vous approchait. Je reposai le livre et jetai un dernier coup d'œil vers l'extérieur; l'homme me dévisageait. Il faisait cela souvent. J'avais l'impression qu'il regardait un fantôme... L'heure d'y aller était arrivée. Dehors. J'arrive dans la vieille ville. Il y a, dans le recoin d'une ruelle, une échoppe pittoresque. La terrasse est petite, abritée par des buissons; l'intérieur est encore plus étroit. On peut y déguster des crêpes, y acheter des bricoles, y siroter quelques breuvages. Comme peu de personnes connaissent l'endroit, et que l'on ne pourrait guère y asseoir plus de huit personnes, l'atmosphère contraste avec le reste du quartier, car elle y est véritablement villageoise. Chaque habitué s'y connaît, et tous ont eu de longues discussions avec la propriétaire, Murielle. — C'est une femme dans la quarantaine, petite et énergique; elle a de longs cheveux bruns, ondulés. Elle a arpenté tout le pays, a fait beaucoup de théâtre et tenu plusieurs petits commerces avant de venir s'installer ici il y a quelques années. De sa vie de bohème, elle a gardé un fort caractère, se formant rapidement une opinion très positive ou très négative des personnes qu'elle rencontre. Avec les premières elle se montre très tendre; avec les secondes, intransigeante. Elle apprécie les personnes à part, ceux que la vie a tôt forcé à tracer leur propre route, les égarés et les jeunes en quête d'eux-mêmes; son favori est un adolescent métalleux, sans cesse en conflit avec sa famille: que de fois n'a-t-on pas vu celui-ci, renvoyé de chez lui, devoir passer la nuit dans l'échoppe... Souvent, il se saoulait, et elle le laissait tomber ivre sur ses genoux, et alors lui caressait les cheveux avec la tendresse d'une mère. Parfois ils pleuraient tous les deux, comme d'un commun accord. — Entre nous deux, la relation était assez différente. Nous nous apprécions beaucoup, mais il y avait une certaine réserve, une sorte de retenue; de part et d'autre, c'était comme si nous sentions que nos quêtes nous menaient vers des directions différentes. Peut-être était-ce aussi parce que nous n'avions pas le même âge ni ne recherchions la même chose chez autrui... Quelques pas encore et j'entre dans le petit espace en terrasse. La moitié des chaises sont occupées, il y a là le fils adoptif, et quelques-uns de ses amis musiciens; ils dévorent des crêpes et n'en étaient pas à leur première bière... Les jeunes me saluent timidement, Murielle m'adresse un grand sourire et vient me faire la bise et demander quelques nouvelles; puis elle m'apporte une de ses spécialités, un grog sans alcool et aux épices. Le verre est chaud, il sent la cannelle; à l'intérieur, c'est une décoction à base de citron, de miel, de girofle, de gingembre... Elle pose une petite assiette de biscuits secs sur la table. Je lui dis que j'attends une amie: c'est ici que j'avais rendez-vous avec Gwenaëlle. — De fait, celle-ci arrive alors: on entend quelques pas, puis elle glisse timidement la tête entre les plantes, comme se demandant s'il s'y trouverait réellement quelque chose derrière; réalisant que oui, elle se met à sourire aux anges, toute heureuse de découvrir cet havre si insolite. Elle est toujours aussi belle et coquette; je devine à la table d'à côté la curiosité des jeunes envers la belle nouvelle... Murielle arrive aussitôt, aimant se faire présenter nos amis, tenant à connaître tout le monde – comme dans une grande famille. Je fais les présentations, elle apporte un second grog, puis je laisse à Gwenaëlle le plaisir de nous parler de sa passion - les arts créatifs: vêtements, bijoux - puis, quelques instants plus tard, la curiosité de Murielle est satisfaite - celle-ci nous laisse alors toutes les deux. — Je trouve ma compagne enthousiaste, ingénue. Elle parle avec des expressions de visage marquées, me montre quelques-unes de ses dernières créations; cette fraîcheur est plaisante. Elle me parle également des nouvelles directions qu'elle explore; ainsi, une amie marocaine lui a appris des techniques de mehndi au henné, ce qui lui a donné l'idée d'utiliser cette application pour des motifs élaborés, incorporant des entrelacs celtiques. Elle me montre quelques photos et quelques dessins. Elle voudrait s'essayer à des mehndit plus larges, sur le corps, et me demande si cela m'intéresserait de lui servir de modèle — elle rit: "Je demande ça à toutes mes amies!". Nous parlons beaucoup. À un moment, mon téléphone vibre. Texto: — "Je fais une petite fête ce soir chez moi, ça me ferait super plaisir si tu viens" — Xavier. J'avais prévu de recevoir ce message. Et, en fait, il était arrivé à un moment opportun: en un instant, je sens qu'une idée germe dans mon esprit. Je demande à Gwenaëlle si elle est intéressée pour m'accompagner. Je crois qu'elle apprécie de pouvoir discuter de ses passions à quelqu'un qui en comprend aussi les symboles; je suis "dans son camp", partageant déjà des idées fondamentales — l'existence et la réalité de la magie par exemple — et donc elle n'a pas besoin de me convaincre ou de débattre, ce qui lui permet de se concentrer sur des sujets de conversation qui lui plaisent. Ainsi: elle accepte. — Un court échange de messages plus tard, je devine à une allusion que cette fête aura un autre invité: une certaine herbe... Sa substance habituelle, celle qui reste, son péché mignon. Je crois que même s'il s'avérait que A. n'est pas présent à la soirée, il n'en sera pas si loin; c'était sans doute le fournisseur. Le prochain maillon. Je demande à Gwenaëlle ce qu'elle pense de ces paradis artificiels, car je veux être honnête avec elle et m'assurer que cela ne la gênerait pas. Elle rit et me dit qu'elle a déjà accueilli cet invité plusieurs fois, et qu'elle aurait grand plaisir à le revoir dans un cadre festif... — Je dépose la bourse en cuir sur la table. "C'est pour toi, c'est de la part d'Erwain". - Quel sourire se dessine sur ses lèvres! Quel plaisir, après avoir entendu cela, alternant son regard entre moi et l'objet, comme un enfant découvrant un cadeau-surprise! - Elle ouvre le petit sac; je le découvre en même temps qu'elle. À l'intérieur, des cabochons de bois de couleurs variées, un peu de corde fine — tressée à partir de tiges, sans doute d'ortie — et quelques gemmes; il y a aussi un petit pot de verre contenant des fleurs séchées de trèfle rouge, excellentes pour faire du thé... Ces deux-là devaient être aux anges de pouvoir se faire des petits cadeaux de produits naturels. Je lui propose avec un grand sourire de lui servir de messagère si d'aventures elle souhaitait me confier un objet à amener dans les hauteurs... Et, hasard?, elle me dit qu'elle a justement quelque chose, et qu'elle me le donnera ce soir. Nous nous donnons alors rendez-vous à un point de rencontre du vieux quartier, une place que tout le monde utilise de cette manière, point de départ de nombreuses nuits... Murielle nous salue, nous partons. Nous rentrons chez nous, nous préparer pour tout à l'heure. — La sonnerie est comme lointaine, étouffée, mais immédiatement la porte s'ouvre et nous apercevons Xavier sur le seuil. Un trait de lumière éclaire la rue; la nuit vient de tomber. Je suis là, avec Gwenaëlle. Il sourit et nous invite à entrer. Lorsque nous nous faisons la bise, je sens qu'il vient d'hésiter un instant entre ma joue et ma lèvre. Je ressens à nouveau son côté gauche, sa timidité. — Il y avait déjà là quatre invités, en pleine discussion; c'était une petite soirée. Nous entrons. Le salon de la maison est spacieux, des canapés sont placés sur trois murs; il y a une cuisine ouverte, à l'américaine, avec un bar couvert de bouteilles d'alcool, certaines finies lors de précédentes occasions, d'autres encore survivantes, des liqueurs; certaines attendant leur heure. Le plancher est en bois; sur une table basse, il venait de déposer de l'houmous et des pitas, et quelques autres amuse-bouches. On entendait de la musique en arrière-plan, assez enjouée. Dans l'ensemble, cet endroit était bien aménagé, et bien placé dans la ville: il devait payer une fortune pour le loyer. — Les présentations se font, comme nous ne connaissions aucun des invités. Parmi eux, il y avait Céline et Christian: immédiatement je me les baptisais comme le "couple hippie". Elle avait des dreadlocks blonds, et portait un débardeur blanc et un baggy khaki. Lui était plutôt chétif, et flottait dans un large vêtement avec le logo d'un groupe de musique que je ne connaissais pas; ses traits paraissaient plus vieux qu'il ne devait vraiment l'être. Tous les deux se collaient l'un l'autre, leur visage et leur personnalité indolente montraient la caractéristique nonchalante typique des utilisateurs immodérés de certains stupéfiants. Il y avait aussi Guillaume. Lui ressemblait plutôt à un fils de bonne famille; il alternait moments extravertis, à faire des blagues, et moments plus silencieux, retenus. Je pense qu'il pouvait être bipolaire, tout du moins cyclothymique... À côté de lui était assise Madelaine, une étudiante infirmière, très enveloppée. Je devine qu'elle connaissait bien Guillaume, et voulait sans doute mieux le connaître; au début, elle nous jaugeait bizarrement du regard, comme pour se demander si moi ou Gwenaëlle pourrait devenir une adversaire. Mais comme nous n'étions pas venues pour jouer à ce jeu, elle redevint neutre, observatrice - sur ses gardes toutefois. Ces fêtes finissent toujours par devenir vaporeuses dans ma mémoire; des scènes se diluent et se confondent avec d'autres soirées, d'autres endroits, d'autres personnes; comme les conversations sont souvent similaires, les mots se recombinent et forment des souvenirs chimériques. Certains parlent surtout de leurs précédents faits d'armes, ajoutant donc les nœuds un par un à cette grande corde qu'ils transportent sans rien tenir. D'autres parlent de leur vie et de leurs connaissances, de souvenirs amusants; de musique, de passions — c'était aussi ce que moi et Gwenaëlle faisions. Elle rayonnait. Xavier s'approchait de moi et nous parlions de livres que nous aimerions lire. Nous buvions, nous grignotions quelques encas, puis nous buvions à nouveau. Et, à un moment, un coup de sonnette. Je me souviens que même à l'intérieur, la sonnerie semblait étouffée, comme si elle résonnait dans une autre pièce; peut-être aussi était-ce l'alcool... toujours est-il que je savais ce qu'elle signifiait. Xavier avait discrètement mis son portefeuille dans sa poche. Il s'était levé et était allé ouvrir au messager de bonne fortune. Dans l'encadrement du seuil, je vois un jeune homme brun, mal rasé, dont la peau semblait beaucoup plus vieille que l'âge qu'il devait avoir. Lui aussi portait le stigmate de sa vie d'expériences... Son visage est tout en longueur, ce qui ne va pas tout à fait avec le fait qu'il porte un fedora. C'était A. — Avant de le faire rentrer, ils discutent un instant, et d'un mouvement habile l'on devine qu'ils effectuent une transaction. Puis, tous les deux arrivent et s'asseyent avec nous. A. a un air absent, les yeux pas tout à fait sobres. Des sensations contradictoires se bataillent dans mon esprit; d'un côté, cette personne m'inspire naturellement un certain dégoût - il a beau être moins nonchalant que le couple hippie, il me paraît physiquement comme transportant avec lui une empreinte de dégénérescence, une flétrissure invisible. De l'autre côté, j'avais besoin de lui parler. Je décide d'attendre une occasion plus tardive dans la nuit pour ce faire. En attendant, j'avais modifié son épithète — un mot différent m'était apparu: "vermine". Comme cette aversion ne s'expliquait ni vraiment par son apparence seule, ni par son caractère, le meilleur moyen de l'expliquer serait d'imaginer que chacun se déplace avec un ballot invisible, un engramme. Celui-ci transporte des expériences et des blessures, des qualités subtiles; mais aussi des croyances, des pactes, et peut-être une bannière — et c'était comme si nos fanions étaient ennemis. J'avais envie de l'hypnotiser pour le détruire. Xavier s'était tourné vers moi à ce moment-là - je réalisai qu'il avait vu sur mon visage durant ces quelques secondes quelque chose qu'il ne connaissait pas; il avait entre-aperçu un peu de cette flamme secrète et s'était brûlé. Il eut l'air effrayé, une fraction de seconde. Nous revenons à la conversation et aux sourires, la musique se fait plus lente...; le narguilé est préparé et nous commençons les uns après les autres à inspirer le toxique. — — — Il est très tard dans la nuit; je ne me souviens plus quand Guillaume et Madelaine sont partis. A. a disparu lui aussi. Dans un fauteuil dans un coin, Céline et Christian dorment l'un contre l'autre. Le canapé-lit avait été ouvert, je suis allongée là, la tête sur les genoux de Xavier, il me caresse de temps en temps les cheveux, Gwenaëlle se tient contre moi, et nous alternons longs moments de silence, encore apathiques dans des visions nébuleuses, et courtes discussions dans lesquelles les mots de chaque phrase n'ont pas toujours beaucoup de sens. Micro-sommeils médicamenteux et pensées confuses, ouatées, se suivent. J'ai un vague souvenir que quelque chose d'important s'était passé plus tôt. Et, étendant le bras, je trouve un petit bout de papier froissé que je me souviens avoir déposé là à un moment. Une écriture malhabile: A., son numéro de téléphone. Il y a une goutte de sang sur le papier. Est-ce que j'ai fait quelque chose? Je murmure une question à mes compagnons. On me chuchote que j'ai mordu A. jusqu'au sang, comme un vampire. Que c'était drôle et inattendu. Que je l'avais regardé droit dans les yeux, et qu'il avait été comme hypnotisé, soumis. Qu'il s'était laissé faire, comme si toute volonté avait été aspirée de son être, marionnette sans âme. Et que c'étaient les autres qui avaient empêché que cela aille trop loin. Qu'après, tout avait été ok. Les chuchotements se font de plus en plus faibles, de plus en plus lents; doucereusement, bercés par nos propres soupirs, nous nous endormons.
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De même. Bienvenue :)
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Bonsoir! Ça me fait plaisir et à la fois me rassure de lire vos messages. Voilà, je voulais le formuler et ne pas juste cliquer le bouton +1 sans cesse =)
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Qui est la grande Prostituée de l' Apocalypse ? Vos avis
Criterium a répondu à un(e) sujet de BM7 dans Religion et Culte
D'abord je lis BM7 disant qu'il voit la Prostituée de l'Apocalypse non pas comme une femme mais comme un système: et je me dis "enfin des mots sensés". Puis je lis querida proposant que ce soit la télévision, et je me dis "wow, ça colle!". Alors seulement j'étais préparé pour le grand final, Loargan proposant que ce soit la FIFA (+1!)... :smile2: (Généralement les religieux y voient, selon les tendances, l'Église catholique, divers émirats, Jérusalem, Rome, l'ancienne Babylone elle-même — maintenant condamnée au désert...) -
Merci d'avoir lu :) Je dois avouer qu'en l'état mon avis est en fait assez similaire — ce n'est qu'un début, ou une partie, je ne sais pas encore tout à fait. En fait, je voulais initialement y ajouter une troisième partie, cette fois plus centrée sur A. et les drogues, mais je croulais de sommeil et j'avais envie de poster le texte. Du coup, ça insiste plus sur le premier baiser que sur le côté maléfique de la mandragore... Il y aura une suite. Ça me donne également une piste, ce que tu me dis. — J'ai l'impression de fonctionner plus par "atmosphères" que par "trames narratives" — vers une direction nébuleuse plutôt David Lynch-esque que vers romans-feuilletons ou séries romanesques, chroniques... — et donc ce serait intéressant de tenter le contraire, de tester l'approche opposée, histoire d'explorer différents modes. Peut-être avec de la fiction-politique ou de la fantasy? (Incroyable!) :)
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Courage... :(
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État-Unis : fusillade dans une boîte de nuit gay à Orlando
Criterium a répondu à un(e) sujet de alexois dans International
La fonte des glaces va alimenter ce doux filet d'eau d'intéressants torrents. #itwasclimatechange -
État-Unis : fusillade dans une boîte de nuit gay à Orlando
Criterium a répondu à un(e) sujet de alexois dans International
Autre lien avec beaucoup d'informations (en anglais): FoxNews (je mets ce site comme ça ce sera plus facile de critiquer pour les social justice warriors de ce forum) 50 morts, 53 blessés, un selfie du tueur; il aurait été 'triggered' après avoir vu quelques jours avant un couple gay s'embrasser, il est donc venu très équipé et organisé à cette grande soirée "Latino". Il a fait sa bay'ah (allégiance au calife de l'état islamique) au 911 (numéro d'urgence appelé par les victimes) en direct de la tuerie; son père s'empresse de dire que "la religion n'a rien à voir avec tout ça". (à mettre en contraste avec ce que matth dit, s'il pouvait donner un lien ce serait bien). — Les démocrates sont confus; tuer les gays, tuer les latinos, ce n'est pas bien, mais il ne faut pas non plus stigmatiser les muslims et donc on hésite à savoir de qui et de quoi parler — c'est sans doute la faute aux armes. Comme le dit un commentateur énervé: "On veut nous piquer nos armes et en même temps importer plein d'autres de cette engeance-là". Bientôt le même en France. -
C'est tellement triste
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Mon premier poème en allemand... Désolé pour les fautes, j'invoque la licence poétique à défaut de meilleur bouclier... :blush: Der Weg zum Erdes Schoß O letzte süße Abenteuer! Bestattet im ewigen Schloß; Charon bittet um Steuer. Des Lebens das Verharren Zwingt mich hinunter zu starren Den ungeheuren Abgrund, Den großen offenen Mund. Pechschwarzes Schicksal Grinst mir übel nochmal. Das Echo der Aufforderung Lädt mich ein als höhere Fügung. Einsam ist das Erlebnis Des verborgenen letzten Geheimnis.
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Encore quelques mètres et j'arrive à la terrasse du bar dans lequel B. m'a donné rendez-vous. Les dalles du trottoir sont hexagonales sur une centaine de mètres, finement taillées. Cette touche moderne dénote un peu avec la vieille ville; l'ensemble toutefois n'est pas déplaisant esthétiquement. C'est la première fois que je viens ici. J'ai vaguement l'impression d'avoir vu cet agencement de maisons et ces gammes de couleurs dans un rêve. J'entends mon nom; cela fait, en fait, quelques instants que j'étais là, à contempler la perspective du lieu, et la lumière du jour tracer les contours des bâtisses sur les dalles. Quand étais-je ici pour la première fois, réellement? — "Flavia". Il m'appelait par un nom secret. Nous en avions convenu ainsi; c'était B. – Revenant à mes esprits, je l'aperçus se lever un instant d'une table en terrasse pour me faire signe. Je le rejoignis et demandai au garçon qui arrivait un café, sans réfléchir, juste pour l'éloigner. Nous nous assîmes; il me parla de lui, de ce qu'il avait fait récemment, de quelques amis communs dont nous observions la vie, de quelques réflexions qu'il s'était faites durant cette observation - ces pensées sur les différentes persona que l'on revêtit dans différents milieux, et qui, comme les vêtements d'un acteur semblent parfois lui insuffler son rôle, prennent une vie propre et nous manipulent à travers chacune des étapes qui incombent aux scènes de ces personnages masqués. — Je l'écoutais parler, timide, préférant à la déferlante des mots de petits mouvements de la tête. Puis je me rappelai: dans la poche gauche de mon gilet, un cabochon de grenat rouge. Contre le cœur, une malachite. Cette disposition de gemmes permet de renouveler son énergie, d'insuffler une force, une vigueur. Je jouais avec l'anse de la tasse; un certain enjouement m'était revenu et je commençai à vraiment parler. De fait, mon dynamisme prit rapidement le dessus et j'avais l'impression de désormais tenir les rênes. Ç'avait été un détail dont nous avions parlé la dernière fois qui m'était resté ancré à l'esprit, m'était revenu sans cesse ces derniers jours: la mandragore. Un de ses amis avait été le gardien de quelqu'un en ayant pris. Le psychonaute avait préparé un thé, mélangé à d'autres herbes; à la suite d'un rituel assez kitsch, il avait bu le breuvage. L'ami pensait que ça se déroulerait comme une session de prise de champignons à psilocybine, ou de Salvia divinorum; il savait vaguement qu'il s'agissait là d'une plante autrement plus puissante, mais il ne s'attendait certainement pas à "ça". — Pendant trois jours, son compagnon avait nagé en plein délire. Les pupilles affreusement dilatées, il alternait épisodes cataleptiques et agitations complètement déconnectées du monde réel, s'entretenant avec des personnes ne se trouvant pas là; parfois euphorique, mais le plus souvent l'air terrifié. Le surveiller et le nourrir pendant ces trois jours avait été un calvaire. Il fallait aussi absolument l'empêcher de sortir dans un tel état; du coup, il était presque impossible de dormir, car de temps en temps l'autre se tenait devant la porte et s'apprêter à aller dehors. — Après l'expérience, aucun souvenir n'était resté; seulement une sensation de sécheresse et une nébuleuse frayeur. Le gardien avait catégoriquement refusé de renouveler une telle session; il n'eut pas à user de persuasion, puisqu'il avait semblé que ça n'avait pas été plaisant de l'autre côté, non plus. Ce qui me fascinait dans cette histoire, c'était à quel point elle montrait simplement que le modèle de tant de psychonautes amateurs était faux. L'on dit que chaque plante — chaque être vivant — synthétisant des alkaloïdes psychotropes est comme un Guide, chacun possédant son caractère, sa personnalité; ils utilisent des mots différents, des images différentes; chacun permet d'apercevoir par-delà notre réalité quelques perceptions d'une réalité supérieure. Par exemple la Dame de la Salvia nous apparaît douce, sirupeuse, un serpent qui enlace; alors que les esprits des Psilocybe sont festifs, colorés, des nains joueurs qui s'annoncent en tirant d'un côté puis d'un autre les cordes de notre perception spatiale. Untel aura une affinité plus forte avec l'un ou l'autre guide, ce qu'il découvrira au fur et à mesure qu'il les rencontrera les uns et les autres; il deviendra alors peut-être le disciple de l'un d'entre eux. Cependant, chacun nous guiderait vers la même dimension, chacun, espiègle ou non, reste bénévolent. D'aucuns découvrant ces univers parallèles réalisent alors que tout est connecté, qu'il y a une gigantesque toile, une connexion entre êtres vivants, dont la réalité et la vigueur restent insoupçonnées tant que l'état de conscience n'est pas "réveillé". — En quelle mesure l'esprit de la mandragore était-il un guide bénéfique? Elle n'ouvrait manifestement pas les mêmes portes. Or, je pensais qu'il existait beaucoup de portails - plusieurs plans surimposés à notre réalité. Comment ne pas ignorer la possibilité que certains de ces portails étaient tournés vers la direction opposée — la Nuit? Il y aurait une abysse infernale, un immense continent éternellement baigné dans les ténèbres; il y aurait une silhouette maigre, maléfique; une veuve au voile noir. Le voyageur s'égarant dans ces contrées pouvait mourir ou devenir fou. Or c'était bien ce qui se passait de temps en temps: des gens devenaient fous et mourraient. Il était aisé de s'en apercevoir en lisant des récits d'expériences similaires. Ces pensées étaient venues et revenues dans mon esprit; je savais désormais que la route était barrée à ceux qui parcourent le premier chemin, la voie positive. — Mais moi je n'étais pas de ceux-là. La Lune était mon astre et une indicible haine était cachée dans un recoin de mon cœur. Ces rejets, je les percevais comme une invitation discrète: les bras de la veuve noire ne me seraient pas fermés. De cela, j'en étais sûre depuis longtemps. Alors la voie qui se proposait à moi était devenue claire: il fallait me procurer, par l'intermédiaire de mon ami et de ses connaissances, une mandragore. À n'importe quel prix; quitte à offrir de mon sang. Je propose à B. qu'il me présente son ami; comme j'écris beaucoup, il connaît ma curiosité envers personnes et événements hors de l'ordinaire. Il lui envoie un texto pour lui proposer un verre, et — signe du hasard? — une réponse arrive rapidement: "Je suis dans le coin! Ok j'arrive tu es où?". — C'est ainsi que quelques minutes plus tard, nous voyons un homme brun, en veste, plutôt mince, se diriger vers nous. Il est fraîchement rasé et plutôt bien habillé. Les présentations se font. Il s'appelle Xavier. Mon ami me présente avec le diminutif de mon vrai nom. Nous demandons au garçon de café revenant à l'affût quelques verres et commençons alors à parler de choses et d'autres; Xavier me paraît être quelqu'un d'agréable, même si rapidement je m'aperçois que la conversation est altérée du fait que je lui plais. - Qu'importe. Nous parlons de poésie, et petit à petit je lui présente quelques projets d'écritures, portant sur les états altérés de conscience: rêves plus ou moins lucides, expériences mystiques, lésions cérébrales, drogues psychotropes. Cela l'intéresse beaucoup, et il montre finalement qu'il a une certaine expérience avec quelques substances; il s'empresse de préciser qu'il n'a touché qu'à des choses qui n'étaient pas dangereuses, puis nous parle d'une connaissance qui, lui, a tout essayé, ou presque. Bingo. Il nous donne même son nom: A. — Celui-ci a lutté contre l'addiction et a frayé avec beaucoup de drogues risquées; ces expériences l'ont amené plusieurs fois à l'hôpital, et en psychiatrie. Pourtant, il s'en relevait toujours, et continuait sa vie de paradis artificiels. En manœuvrant la conversation vers cette direction, il nous dit avoir un mauvais souvenir d'épisodes où A. buvait des thés à base de plantes dangereuses, et avait besoin de son aide en tant que sitter. Puis nous changeons de sujet. Je parle un peu de mon ami le druide; nous discutons également un peu d'art et de l'influence des "visions" sur la peinture dans l'histoire. Lorsque B. s'absente un instant, Xavier se rapproche et, en tournant un peu autour du pot, me demande si nous sortons ensemble: j'éclate de rire. L'idée me paraît incongrue; lui par contre interprète cela comme une disponibilité. Il me parle d'une exposition d'art qui aura lieu ce soir. Les places sont très limitées, mais il a une invitation pour y aller: lui, et une personne de son choix. Il me dit qu'il pensait y aller avec un ami, mais que celui-ci venait de se rendre compte qu'il était indisponible aujourd'hui, il se retrouvait donc seul - et qu'il pouvait m'inviter, moi, si cela m'intéressait. L'artiste principal créait des illusions d'optiques dans un style apparenté à celui d'Octavio Ocampo, avec des thèmes plus technologiques que religieux. Les explications étaient un peu pédantes — cela m'irritait, mais l'exposition elle-même pouvait se révéler intéressante. J'accepte. — Il m'indique qu'à son avis, je plais à B., et que donc ce serait peut-être mieux si nous ne lui parlions pas de ce soir. Peut-être craint-il que je ne change d'avis, ou que l'on me fasse changer d'avis? Nous venons d'échanger nos numéros de téléphone lorsque B. revient, un grand sourire aux lèvres: il vient de recevoir une bonne nouvelle, quelque chose en rapport avec son travail. Généreux, il nous propose de nous offrir une tournée. Nous acceptons et passons une demi-heure agréable, après laquelle nous nous disons tous au revoir. — Sur le chemin du retour, quelques minutes plus tard, je reçois un message: Xavier — "À ce soir alors, F." J'espère que ça ne se retournera pas contre moi. Le hasard nous offre des opportunités, l'on fonce tête baissée dans une direction donnée, et en prenant une pause, parfois, l'on s'aperçoit que notre vision périphérique n'a pas beaucoup fonctionné chemin faisant. Ça nous est tous arrivé. L'on se réveille dans des situations cocasses. Ce n'est pas pour autant qu'il faille s'empêcher d'avancer! - Je repris la marche. ** * La brise s'était levée vers la fin de l'après-midi, et la soirée était en conséquence plutôt fraîche pour cette période de l'année. Déjà çà et là des groupes d'étudiants se rejoignaient et discutaient vivement, un bruit de fond de voix s'entendait le long des rues que je parcourais. Il fallait traverser ce côté de la vieille ville, pour finalement arriver aux quartiers riches; ceux-là étaient alors beaucoup plus calmes, déjà presque endormis. La salle d'exposition se trouvait là, dans cet endroit proche de tout dans la ville: à la fois proche du centre festif et étudiant, proche de l'artère commerciale principale, proche des grandes demeures des élites bourgeoises, proche des vieilles bâtisses centenaires du centre historique... C'était une petite rue connexe, dans ce seuil ambivalent connectant différents mondes. Je m'approchais des grandes vitres du bâtiment moderne; Xavier m'attendait là. J'avais effectivement imaginé qu'il s'agirait d'une sorte de vernissage mondain, et j'en eus la confirmation en le voyant, très bien habillé, chemise et veste chères. On pouvait également apercevoir à l'intérieur des femmes en tenue de soirée, et la population-type des haut-lieux artistiques: couples, la cinquantaine, affectant à la fois un soin réfléchi à leur personne et à leur apparence, et à se parler pourtant très familièrement entre eux, comme s'ils se permettaient, esthètes, de jongler à la fois avec le bon et le mauvais goût. J'avais souvent rencontré ce genre de milieu, ayant frayé avec l'art et différentes classes de poètes. À chaque fois, l'hypocrisie me révulsait – c'était la sphère des fortunés, le cercle des élites artistiques. Je pouvais néanmoins m'infiltrer partout. — Comme j'avais prévu qu'il s'agirait de ce type d'événement, j'avais mis une robe de soirée noire sous mon duffel-coat. Nous entrâmes; gentleman, il m'aida à enlever le manteau pour le confier au préposé du vestiaire, puis me glissa, timidement, un compliment sur ma tenue. Je le sentais un peu confus, gauche; il s'apercevait que son plan, conscient ou pas — m'inviter dans un lieu de mondanité où l'on venait typiquement en couple — pouvait autant nous rapprocher, que se retourner contre lui, puisque nous n'aurions pas forcément de manifestations subtiles de familiarité et d'intimité. Tout se reposait d'une certaine façon sur moi, et la façon dont j'allais me déplacer avec lui dans les salles. Je voyais qu'il appréhendait ce qui allait se passer, et qu'il se rendait compte qu'il préférerait même renoncer à tout rapport de séduction et que l'on interagisse ensemble comme des amis proches, plutôt que de se retrouver seul. Mais comme il n'avait pas encore renoncé — il ne savait pas exactement ce qu'il devait faire: ni trop, ni pas assez; garder une position d'équilibriste, de funambule. Cela se lisait sur son visage, sur ses mouvements. Quant à moi, je n'avais pas encore décidé ce que je voulais, j'étais impulsive. Et puis je ne le connaissais pas assez pour l'instant. — Cette fois, j'avais amené un œil-de-tigre. Nous nous avançâmes vers la première salle. Un groupe de personnes s'était assemblé, discutant bruyamment à côté d'un buffet. Il y avait du saumon, du hareng, une multitude de petites salades et d'amuse-bouches; c'était un type de smörgåsbord. Aussitôt, une femme d'un certain âge s'approcha de nous; elle semblait tout à fait dans son élément, très cordiale. Sa voix carillonnait: – "Xavier! ... Me présentes-tu ton amie?". J'appris qu'il s'agissait là de sa tante. Pendant qu'il nous présentait, je voyais qu'elle m'observait des pieds et à la tête et que j'étais en train de passer une sorte de test. À ma manière, à ma posture, à ma voix, elle devait subconsciemment effectuer beaucoup de petits calculs pour en déduire mon caractère et surtout ma position socio-culturelle. Lui semblait s'en rendre compte, mais ne pas y prêter beaucoup d'attention. Toujours est-il que j'avais dû recevoir une bonne note, et elle fut sympathique avec moi — le cas échéant, peut-être y aurait-il eu une pique subtile, un petit commentaire désagréable à mon égard ou à celui de son neveu. Le test passé, elle nous quitta rapidement, pour nous laisser tous les deux explorer les salles. Elle nous avait dit que c'était là l'exposition d'un artiste magnifique. De fait, c'étaient réellement des œuvres attrayantes: peintures et sculptures en trompe-l'œil, invitations à la paréidolie, grilles striées de fils d'acier créant de nouvelles formes selon l'angle d'observation, et plusieurs variations intéressantes sur le thème de l'anamorphose. Le tout présentait effectivement une panoplie de motifs technologiques, comme pour nous susurrer: "Prenez garde aux illusions modernes". — Nous parcourions les quelques salles, celles du fond étaient moins peuplées et nous y restions plus longtemps pour en apprécier les sculptures. Je découvris sur un bout de métal un chiffre minuscule, gravé dans un coin de l'œuvre: 4. Je le montrai à Xavier et nous nous demandions alors s'il n'y avait pas un code stéganographique surimposé à l'exposition. Nous établissions par jeu des théories alambiquées sur le pourquoi et le comment — est-ce que parmi ce cercle de personnes se cachait un diplomate ou un agent opérationnel, est-ce que les œuvres formaient une sorte de boîte au lettres morte, est-ce que les chiffres mis bout à bout indiquaient un numéro qui, consulté dans un livre-code, formulait la réponse quant à l'état d'une "ressource"... ? Nous poursuivons un peu, mais nous convînmes que ce n'était qu'une fantaisie: un chiffre caché sur une pièce d'art peut aider à un simple inventaire, connu de l'artiste seul, et un message codé se transmet plus facilement par une station de nombres émise sur les ondes courtes. Néanmoins cette petite folie avait été plaisante. Xavier semblait heureux que je sois restée avec lui. — L'artiste, jouant l'atout du mystère, n'était pas apparu au vernissage, ou alors était passé en flèche. Nous goûtâmes au buffet, nous eûmes quelques conversations brèves et spirituelles avec d'autres invités; après quoi nous décidâmes de nous esquiver dehors. Il salua sa tante; je repris mon manteau, et nous sortîmes dans la nuit. Il y avait un bar lounge assez proche, nous allions y prendre un verre. Ce jour-ci, il n'y avait presque personne; un jazz doux et très lent rythmait la nuit. L'ambiance était tamisée: de faibles sources de lumières, dans les tons chauds, étaient dispersées çà et là dans la salle, laissant une multitude de recoins d'ombres. Nous nous assîmes sur une banquette orientale aux teints rouges — de façon à pouvoir embrasser du regard tout l'endroit et profiter de son atmosphère. Il m'avait frôlé la taille lorsque nous nous étions assis. — Nous parlions de livres, de voyages, de hobbies, de ces choses qui gravitent autour d'une personne - d'une persona... ; il me posa quelques questions sur mes amis; c'était un sujet sur lequel je ne m'étendais pas, car j'ai toujours eu l'impression de ne pas avoir un véritable cercle d'amis, mais quelques connaissances, formant des cercles très distincts, évoluant et se déplaçant avec le temps; et j'avais du mal à garder contact avec les gens perdus de vue; de plus, je voyageais souvent. Lui me parla d'une pérégrination en Amérique du Sud, il y a quelques années. Nous avions commandé des cocktails parmi une liste aux noms improbables — New York's Midnight Rose? Noble Experiment? — toute la carte était en anglais. L'atmosphère était plaisante. Nous sirotions nos verres à l'occasion de quelques moments silencieux. Je n'avais pas encore décidé de si j'allais lui parler d'occultisme et de magie; d'un côté, il s'était intéressé au fait que j'écrivais sur les états d'entre-deux et il en avait vécu lui-même; de l'autre côté, il semblait plutôt cartésien. Apprécier les poètes du XIXe ne signifie pas toujours que l'on a le pressentiment de l'au-delà, bien que ceux-là l'avaient certainement. Alors nous parlions plutôt de lieux que nous voudrions voir ou visiter. — Il se faisait tard, nos verres étaient finis. Il me proposa de me ramener chez moi. Nous marchions en silence. Une fois le quartier festif dépassé, nous n'entendions presque plus que nos pas, et le brouhaha faible de la ville se confondait avec le bruissement des feuilles sous la brise. Il se demandait ce qu'il devait faire pour me dire au revoir, maintenant que nous nous approchions de mon appartement; fallait-il faire un bise, fallait-il s'enhardir et m'embrasser? J'avais l'impression de pouvoir lire cette interrogation dans ses pensées. – Somme toute, il me plaisait bien aussi. Je n'étais toutefois pas sûre de toute la signification que ça allait revêtir pour lui; si certains n'interprètent rien, d'autres y voient presque une signature et une promesse... Or, les liens sont plus subtils. Il y a d'autres secrets. Il y a des choses apparentées au sang. — Veut-il que je sois sa mandragore? — Voilà: nous arrivons. — "C'est l'heure de se souhaiter bonne nuit". Xavier est en face de moi, je le sens hésitant, la voix inhabile. Je reste là, sourire sibyllin; alors il s'approche, pose sa main sur ma taille, et me dépose un baiser sur les lèvres. Un instant plus tard, chacun s'était éclipsé; – là-haut, la Lune était rousse.
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Les enfants ont-ils droit à une vie privée?
Criterium a répondu à un(e) sujet de Criterium dans Education et Famille
Je trouve ça particulièrement intéressant que toutes les opinions soient représentées, autant ici que dans les commentaires de l'article original. Je ne vais pas les traduire, mais je vais en paraphraser: certains ont répondu qu'ils voulaient frapper cette mère. D'autres ont au contraire approuvé à 100% avec ce qu'elle faisait; c'est étrange de voir peu de demi-mesure. Le commentaire le plus intéressant est celui d'une jeune fille qui a eu une mère de ce type. Lorsqu'elle a découvert que sa mère avait lu (et régulièrement) son journal intime, elle s'est sentie tellement trahie qu'elle est par la suite partie le plus rapidement possible du domicile familial et n'a pas reparlé à sa mère pendant des années. Ça rejoint ce que dit Cassandre. Et, par ailleurs, ce départ était un départ vers l'université (aux USA il est commun d'aller au lycée du coin mais ensuite de partir à l'autre bout du pays pour l'université - le "college"): là, elle s'est retrouvée soudainement avec une liberté totale. Lorsqu'un jeune de 18 ans frustré et sans vie privée antérieure se retrouve d'un coup dans cet espace de surplus de liberté, il ne prend pas souvent les meilleures décisions et commet des erreurs peut-être plus grosses que celles qu'il aurait faites sans cet enivrement. En l'occurrence la commentatrice n'a pas eu de problèmes, ou ne nous le dit pas, mais elle a vu des camarades tomber dans l'excès inverse (murge tous les soirs, beuh tous les matins, baise avec n'importe qui, etc.) J'ai l'impression que dans l'article initial tout part de bonnes intentions, mais qu'elles sont utilisées d'une manière obsessive, car le lien "votre enfant a une vie privée, donc il va se suicider, envoyer des selfies nus, ou agresser quelqu'un" n'est pas franchement convaincant pour nous mais il doit être quasi-évident pour elle, pour une raison ou une autre (et l'exemple de son amie la réconforte dans cette direction). — -
Salut, J'ai lu tout à l'heure cet article (en anglais): "Pourquoi mes enfants n'ont pas le droit à une vie privée" Je vais traduire l'article ci-dessous pour les non-anglophones. """ Mon amie Kim a écrit un article dans le Huffington Post, sur le fait qu'elle ait lu le journal intime de sa fille de cinq ans. Kim savait que sa fille y avait écrit et elle se demandait ce qui se passait dans sa tête. Elle a pris la clé et ouvert le livre, appréhensive. Elle avait peur de découvrir que sa fille soit triste, ou en colère, ou qu'elle cachait quelque chose. Mais au contraire, elle y lut que sa fille était heureuse et aimait sa vie. Kim a alors écrit un joli texte sur cette anecdote et sur son soulagement de voir que sa fille était heureuse et en bonne santé. Bon: le Huffington Post est connu pour avoir certains commentateurs des plus aigris, coléreux, et trollesques. J'imagine beaucoup d'entre eux vivant dans des vans au bord d'une rivière [note: en gros, comme des pauvres dans des trailer park, ce style] ou se léchant des miettes de Cheetos [céréales infectes] des doigts en écrivant leurs posts rageux dans la cave sombre de chez leur maman. Eh bien, Kim les a titillé avec son post, et ces vans et ces caves ont vibré de rage. Une tonne de personnes sont venues crier sur Kim qui "violait la vie privée de sa fille", qui "trahissait sa confiance", et la qualifier de mauvaise mère. Tous ces commentaires m'ont fait réfléchir. Si ils ont pensé que Kim était une mauvaise mère, alors je devais en être une HORRIBLE. Je ne voyais rien de mal à ce que Kim a fait. Certains ont fait le distinguo quant au fait que sa fille n'avait que 5 ans, et que ç'aurait été un problème si elle en avait eu 15; bla bla. Je ne suis pas d'accord. J'ai toujours été claire quant au fait que mes enfants n'acquièrent même pas l'idée qu'ils auraient droit à avoir une vie privée dans ma maison. Bien sûr, ils peuvent prendre un bain seuls ou fermer la porte de leur chambre, mais ils n'ont pas le droit d'avoir des journaux intimes ou des tiroirs auxquels je n'aurais pas accès (moi ou mon mari). Pourquoi pensons-nous que les enfants méritent une vie privée? Pourquoi pensons-nous que nous trahissons la confiance de notre bout de chou par le fait de lire ses textos ou ses mails? Je ne trahis pas leur confiance, je suis dans mon rôle de parent. Ils n'ont pas le droit d'avoir des secrets. Ils n'ont pas le droit de partir de la maison sans me dire où ils vont, avec qui, et l'heure de leur retour. Ils ont le droit à avoir une opinion et ils peuvent me dire que mes règles sont nulles, mais je m'en fous. J'ai un job à faire: mon job, c'est de les éduquer et de les protéger, et de faire en sorte qu'ils ne soient pas des petits cons croyant que tout leur est dû [note: la traduction de entitled est difficile à rendre en français, mais en gros ça correspond à cette notion]. Seuls ceux-là exigent un droit à la vie privée. Ce sont des enfants! Ce ne sont pas des adultes. Même les adultes n'ont pas de liberté totale. Je sais que j'ai dû faire beaucoup de concessions [littéralement: pisser dans plein de petits gobelets] pour trouver un travail et je sais que mes mails étaient lus et mes conversations téléphoniques écoutées. C'est la vie. Mes enfants n'auront jamais de vie privée: je suis leur mère. Et c'est ma maison. Je suis déterminée à savoir tout ce qui se passe sous ce toit. Je ne suis pas stupide au point de croire que je saurais toujours tout ce qui s'y passe, il y aura certes des secrets qu'ils arriveront à garder, mais je ne suis pas non plus stupide au point de croire que mes enfants me diront tout de ce qui se passe dans leur vie. Je dois être un parent actif. Je ne peux pas être paresseuse ou complaisante/auto-satisfaite et penser que mes enfants sont de bons enfants juste parce qu'ils ont de bonnes notes et que leurs amis ont l'air OK. Vous savez pourquoi? Parce que les enfants mentent. Tout le temps. Quand mes enfants seront adolescents, ils sauront qu'à n'importe quel moment je pourrai leur demander de me donner leur téléphone, leur ordinateur portable, n'importe quel équipement qu'on aura à cette époque, afin que je puisse y vérifier avec qui ils parlent et sur quels sujets. Pouvez-vous imaginer si les parents des garçons à Steubenville avaient eu des parents respectant cette règle? [note: deux lycéens ont agressé et violé une camarade dans cette ville en 2012 et ont pris photos/vidéos] Pouvez-vous imaginer regarder le téléphone de votre fils et y voir des photos d'une fille violée par lui et ses amis? Pensez-vous que ces garçons auraient pris ces photos s'ils suspectaient que leurs parents pourraient les voir? Pensez-vous qu'ils auraient mis des vidéos sur youtube riant de leur victime et l'insultant s'ils pensaient un instant que leurs parents pourraient accéder à leur compte youtube? Je ne pense pas. Mais je ne suis pas surprise de savoir que ces garçons à Steubenville n'avaient pas ce genre de règle. Ces enfants étaient des petits cons et ils avaient des parents qui leur ont permis d'être des petits cons. À mon avis, ces enfants-là avaient une vie privée. Ces enfants-là avaient des parents qui ne voulaient pas trahir leur confiance ni envahir leur espace personnel: bullshit. (Bien entendu je ne suis pas en train de dire que tout enfant ayant droit à une vie privée deviendra un violeur ou un con, mais les chances que ça arrive sont élevées. Bien fait pour vous si vous avez élevé un enfant en lui laissant une vie privée!) Il y a quelques semaines j'ai déjeuné avec une amie qui a une fille adolescente. Mon amie était énervée car sa fille avait envoyé des photos inappropriées d'elle à quelqu'un. La mère du garçon en question avait fait une recherche au hasard sur le téléphone de son fils, comme à son habitude, et avait ainsi trouvé des photos d'une jeune fille peu vêtue. Elle a exigé de savoir qui était la fille et son fils lui a dit. Elle a retrouvé mon amie et lui a parlé des photos de sa fille. Les deux mères se sont mises d'accord pour effacer les photos et punir les ados. Pouvez-vous imaginer si la mère n'avait pas trouvé cette photo? Pouvez-vous imaginer si le garçon avait décidé pour une raison ou une autre de partager cette photo avec le reste de l'établissement? Des jeunes filles se suicident à cause de photos comme ça. Un enfant, ça prend des décisions stupides. Ils n'ont pas l'équipement approprié pour réfléchir sur les conséquences de leurs actions. C'est pourquoi nous devons jouer notre rôle de parent. Nous devons être là pour les guider, les aider et les superviser. Et pour moi, ça signifie: pas de vie privée. Quant à leurs journaux intimes? Je vais lire leurs journaux, intimes ou pas, et tout autre chose qu'ils écrivent. Trop d'enfants ont des problèmes de dépression, d'addiction, de faible estime de soi, et le meilleur endroit pour les détecter, c'est dans leurs écrits. Je préfère abuser de leur confiance et lire le journal de mes enfants et les aider, plutôt que de garder la tête dans les nuages en espérant qu'ils me disent d'eux-mêmes ce qui les tracasse, alors qu'en fait ils pensent déjà au suicide. Trop d'enfants se font du mal, à eux-mêmes et aux autres, parce qu'ils souffrent et ont besoin d'aide. Je ne peux pas juste rester là et espérer que mes enfants me disent ce qui les soucie. Donc, leurs journaux intimes et textos et emails seront lus par nous. Leurs tiroirs seront fouillés par nous. Je fais cela non pas parce que je suis à la tête d'un état policier ou parce que j'ai écrit le Patriot Act (ce dont un commentateur brillant m'a accusé), mais parce que je suis responsable pour eux et je les aime et je veux les guider et les aider. Je suis tout pour l'idée que les enfants apprennent de leurs erreurs, mais je veux que ces erreurs soient de rater un test de math ou d'avoir une heure de colle parce qu'ils ont remis des exercices trop tard. Je ne veux pas d'erreur du type envoyer un texto en conduisant, puis accident tuant un enfant sur le chemin du retour de l'école. Je ne veux pas d'erreur du type envoyer par mail des photos nues au capitaine de l'équipe de football en espérant qu'il les garde pour lui. Je ne veux pas d'erreur du type de l'enfant tellement déprimé qu'il se fait du mal, à lui et à ses camarades. J'aime mon enfant, férocement, et je ne veux pas devenir ce genre de parent disant "On n'avait aucune idée qu'il se sentait comme ça". Peut-être que vous pensez que je suis une mauvaise mère, mais je m'en bats les couilles. """ — Vos réactions?
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La nuit était venue, et avec elle le vent avait redoublé; il s'engouffrait par la fenêtre dans la chambre. Les murs ne portaient qu'un petit miroir et une main de Fatima; le lit était défait, l'épaisse couette en désordre. Sous le bureau, un capharnaüm d'objets en tout genre, autant des livres et du matériel scolaire qu'un ensemble de crayons, stylos, fusains, pinceaux; dans une petite boîte de carton, des classeurs abritaient mes vieux dessins: calligraphies, animaux... Le vent agitait les papiers, il ne fallait pas que ce bruissement continue longtemps: d'un coup sec d'épaule, je me hissai sur le rebord de la fenêtre, la refermai presque entièrement - la bloquant avec un petit caillou que je gardais précisément pour cette raison. Il s'agissait alors de se glisser légèrement sur le toit en diagonale, avant d'atteindre l'endroit où la gouttière et un arbuste permettaient de descendre de l'étage et d'arriver dans le jardin, sur le côté. En chaussette et avec la bonne technique, tout cela se faisait en un instant et en silence. Un pan de la maison était bordé par les bois, dans lesquels je me faufilais aussitôt. La terre étouffait le bruit de mes pas, et je n'entendais que le bruissement des feuilles, de temps en temps, lorsqu'une rafale agitait les branches. Les troncs étaient espacés, mais les grandes racines des arbres fournissaient de bons supports pour parcourir le terrain tout en montée - il y avait un endroit où il fallait se hisser en s'aidant d'un arbre, puis la pente s'amenuisait et l'on arrivait alors à une clairière au sommet de la colline. Tout ce chemin était accompagné d'une odeur de terre mouillée et de champignon; dans l'obscurité, les autres sens prenaient vite plus de vie, une nouvelle présence. Depuis la clairière, j'aimais à regarder un instant les étoiles; derrière moi on ne voyait plus la maison, cachée par-delà la forêt. Il y avait encore un petit espace à parcourir et l'on arrivait devant mon amphithéâtre de la Nuit: un grand contre-bas, les vieilles carrières! — Une partie de la fosse était désormais remplie par un lac; ici, lors de ces nuits d'été, l'on entendait le coassement des grenouilles et les stridulations des insectes nocturnes. Il y avait un endroit avec quelques roches recouvertes de mousse; je m'y assis, comme les autres fois. La brise et la pénombre étaient mes seuls compagnons. Mes seuls amis. — Je ne pouvais plus dormir chez moi; la demeure familiale m'étouffait; l'insomnie m'avait déjà dévorée - alors je passais ces longues nuits sans sommeil dans la pénombre de cette clairière là-haut dans les bois. Chaque heure passait et se confondait l'une avec l'autre, de longues heures à laisser le fil des pensées se dérouler indéfiniment; ma liberté nocturne... ; je les laissais venir et les laissais aller, une par une, comme les bruissements qui m'entouraient. Souvent elles revenaient à cette question constante — pourquoi possédais-je corps et conscience; pourquoi ce corps, pourquoi cette conscience? Pourquoi étais-je cette partie d'un Tout? – C'était illogique; alors je me confirmais de plus en plus dans cette constatation qu'il ne s'était jamais agi là d'un choix, que ça ne pouvait être qu'une allocation. J'étais cette goutte dans l'océan; j'avais un rôle, mash'allah.
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Partie 1 L'après-midi touchait à sa fin et un vent frais s'était levé. Nous entendîmes des voix se rapprocher et un instant plus tard la pièce était pleine. Le maire me présenta aux hommes qui venaient de revenir des bois attenants; quelques poignées de mains, cordiales. Il y avait là un gendarme, qui vivait dans ce village depuis de nombreuses années et que chacun appelait simplement par son prénom, Jean; il y avait également ceux que j'imaginais être ses assistants — les "hommes" du village — mais dont je ne connaissais pas la profession, mis à part que l'un était un artisan ferronnier. D'après les quelques documents que j'avais pu consulter, on avait retrouvé un matin, il y a quelques semaines, une sorte d'autel improvisé en pleine forêt. C'était une sorte de monticule de pierres ponces, ainsi qu'un cercle de petites pierres, bordé de bougies de couleurs, largement fondues; des objets divers avaient été disposés avec la structure - sans que la combinaison eût un sens clair: une rose fanée, une cuillère à thé, un clou plaqué or, un débardeur de femme, gris, et une sorte de pâte verdâtre — sans doute une décoction à base de plantes et longuement mâchée... - Tout le monde avait ignoré l'étrange découverte. Comme il y avait peu de jeunes au village et dans les lieux-dits proches, chaque parent espérait juste que ses enfants n'étaient pas en train d'entrer dans une phase de pratique de la magie, pour tuer le temps et l'ennui. La religion avait levé sa chape de plomb depuis longtemps dans la région; néanmoins, la majorité des habitants étaient restés croyants, et même sans l'imposer aux autres, ici-bas survivait encore une certaine peur superstitieuse, liée à des légendes campagnardes. Aujourd'hui, un nouvel autel avait été découvert au milieu des bois. Cependant, celui-ci comptait, parmi les objets hétéroclites parsemés tout autour, quelques pièces que le maire ne souhaitaient pas voir ébruitées. Il avait donc fait appel à mes services. C'était par l'intermédiaire d'un cousin qu'il avait eu vent de ma discrétion dans le cadre de telles investigations préliminaires. Nous marchions le long du sentier en direction des bois — M. Griboux, le gendarme Jean, et moi — et nos pas crissaient sur le gravier. Les montagnes encerclant l'horizon cachaient le soleil, et le ciel s'assombrissait graduellement vers une teinte bleu-marine. Nous pouvions déjà y voir un parsemis brillant, les étoiles. Un vent froid s'était levé. Bientôt nous ne le ressentions plus, une fois abrités au-delà des premiers arbres; seuls les bruits de la forêt nous environnaient alors - furtifs craquements de branches, insectes invisibles... Nous allumâmes les lampes-torches; le sentier n'était plus qu'une étroite bande traversant les bois en zigzag, une épaisse couche d'humus le recouvrant, étouffant nos pas. Des racines noueuses réclamaient à nouveau cet espace, le reprenaient aux hommes. Une fois arrivés à un signe que reconnurent mes compagnons — peut-être était-ce le vieil épicéa, immense, ou peut-être était-ce l'agencement de quelques roches tout autour — nous sortîmes du sentier et nous nous frayâmes un chemin au-travers des fougères. À une certaine distance, nous pouvions voir une forme blanche; elle était d'autant plus visible que la nuit commençait à tomber, et la lumière puissante de nos lampes-torches était reflétée. Un instant, j'eus la désagréable sensation de me diriger vers une scène de crime. Il ne s'agissait que d'un amas de pierres; en m'approchant je pus y voir un édifice très similaire à celui de la première photographie, une sorte de petit monticule, et un cercle. L'endroit était jonché d'objets: — Une étiquette jaunie, sur laquelle était écrite à l'encre bleue dans une calligraphie appliquée, écolière: "Graines". — Un petit carnet en cuir, vide. Quelques pages avaient été arrachées. — Un court morceau de corde. Fine, très résistante; on dirait une corde à simple, pour l'escalade. — Une grande quantité de morceaux de verre. Il faudrait les ramasser et tenter de les réassembler pour déterminer de quel objet il avait pu s'agir. — Beaucoup de pétales de fleurs; violets et blancs. — Un couteau suisse, complètement rouillé, inutilisable. — Quelques bougies blanches, presque entièrement fondues. — Un peu de cette pâte verte végétale, semblable à celle du premier autel... Jean avait amené des gants de latex. En silence, nous ramassions les objets et les placions dans des sachets plastique à zip. M. Griboux sortit de sa poche deux autres objets, ramassés sur les lieux, mais qu'il n'avait pas voulu laisser, afin de ne pas encourir le risque qu'ils puissent avoir été découverts d'ici-là: le premier était une photographie, encore tachée de terre et d'humus. Sur celle-ci, une belle jeune fille blonde. Il expliqua à mots couverts, un peu gêné, qu'il s'agissait de sa maîtresse. Le second objet était un gilet de femme, noir, portant une étiquette dans le col: "Églantine". C'était un vêtement qui avait appartenu à sa fille, tuée sans raison par un psychopathe, il y a quinze ans de cela. Les faits s'étaient produits là-haut, dans les montagnes.
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Partie 1 Partie 2 Une lumière faible se glisse depuis l'extérieur à travers les barreaux, et dessine quelques jeux d'ombres sur les murs de la cellule. C'est une lumière artificielle, assez vague, qui provient des éclairages entourant le poste; le ciel de la nuit, lui, est sans lune. De temps en temps, une rafale de vent alterne bruits secs et chuintements. Avec les graffitis obscènes qui couvrent les murs, l'odeur d'humidité et de moisissures complète l'atmosphère du lieu. - Sur une banquette, un homme seul est assis dans l'obscurité, les yeux fixes; son dos est droit et inerte, comme s'il était en train de méditer profondément. — "Il n'a pas prononcé un mot depuis des heures", entend-on depuis une pièce proche. Quelques hommes de garde étaient assis autour d'une table et jouaient au tarot. Les circonstances les avaient retenus ici; la nuit avait été longue et leur quart allait bientôt toucher à sa fin. Les premiers rayons de soleil commencèrent à apparaître, comme un petit carré projeté depuis chaque fenêtre. Soudain les agents entendent des tintements depuis la cellule, et... une voix. — "Qu'est-ce que je fais ici?". L'individu s'était levé, et paraissait être une personne différente tant ses traits avaient changé: il se tenait moins droit, les muscles de son visage n'étaient plus tendus mais expressifs, et sur celui-ci se dessinait même une certaine frayeur. Il clignait des yeux, et répéta plusieurs fois sa question devant les policiers de garde, hébétés. Alors que les précédents interrogatoires avaient été effrayants — l'homme avait été immobile et silencieux — celui-ci fut complètement différent. L'homme s'exprimait sans réserve, et semblait n'avoir aucun souvenir de la nuit passée; sa mémoire ne remontait qu'au début de la soirée, lorsqu'il s'endormit. - Était-ce un cas de somnambulisme? Il avait eu l'air horrifié lorsque l'on lui relata les circonstances de la nuit dernière. En revanche, il connaissait son nom — qui correspondait à celui de son passeport — et la date d'aujourd'hui. — "Savez-vous ce que signifient les lettres AZJAZ?" — "Non". — "Alors comment expliquez-vous ceci?", fit le policier en se relevant et saisissant le col du trench, que l'homme portait encore. Stupéfaction — là où il y a quelques heures les lettres apparaissaient, il n'y avait maintenant plus que la marque du vêtement. Durant un moment, l'état de confusion fut partagé. Le policier eut alors un doute: — "Avez-vous enlevé l'étiquette qui se trouvait là?", montrant l'arrière-col. — "Il n'y en a jamais eu...?". On le fouilla à nouveau: rien. La seule possibilité aurait été qu'il l'ait arrachée et avalée. Par précaution, la durée de garde à vue fut prolongée d'un jour, afin d'avoir le temps de tenter de mettre l'affaire au clair en effectuant une fouille au domicile du suspect. 20 octobre 2017. L'inspecteur allait et venait dans son bureau. Ancien homme d'action, il ne s'était jamais fait à cette petite pièce, et réfléchissait mieux en faisant ainsi les cent pas; parfois il joggait tout autour du bâtiment pour aérer ses idées. Il s'occupait de la curieuse affaire. Rien n'avait été trouvé au domicile de l'homme. Cette soirée-là, il revoyait les différents scénarios possibles: Ou bien l'homme est le tueur, ou bien il ne l'est pas. L'étiquette de l'arrière-col ne pouvait pas être une coïncidence. Ainsi même s'il ne l'était pas, il devait y être associé d'une manière ou d'une autre. L'homme disait ne rien savoir; ou bien il mentait — ce qui collerait avec l'hypothèse qu'il soit le tueur ou son complice — ou bien il était sincère, mais dans ce cas, comment expliquer l'association? Était-il manipulé? Y avait-il eu des cas dans lesquels un individu en crise de somnambulisme pouvait adopter un comportement criminel inconscient? Petit à petit il se convainquit qu'il n'y avait que deux possibilités, toutes les deux improbables — quoique l'affaire entière l'était... — mais les plus plausibles: ou bien l'homme était un serial-killer génial qui le manipulait depuis le début, ou bien l'homme possédait deux personnalités, dont l'une ne se manifestait que dans certaines circonstances bien précises — dans cet état de transe — et tuait. Cela expliquerait pourquoi ce mois aucun crime ne semblait avoir été commis; pour autant, aucune piste intéressante n'était offerte quant aux codes secrets. Il n'y avait pas assez pour tenir l'homme; toutefois, il prit soin d'y attacher une surveillance rapprochée – dépassant légèrement ce qu'il était tout à fait légal de mettre en pratique. Circonstances exceptionnelles. 18 novembre 2017. Ce soir, la neige tombait sur la ville de T**, sans tenir au sol pour l'instant. L'asphalte des rues reflétait la lumière des lampadaires, les sons étaient quelque peu étouffés par les flocons épais. Si quelques voitures passaient par là de temps en temps, plus personne néanmoins ne se trouvait dehors. Chacun avait juste envie de rentrer chez soi et se rester au chaud. Le trafic se faisait de plus en plus rare. Silence. À un moment, on entendit comme un tapotement. Petit à petit, le bruit devint plus distinct; c'étaient les claquements des talons d'une silhouette qui se pressait dans la nuit; sans doute une jeune fille rentrant tard chez elle. Elle gardait un pas régulier, enserrant son duffel-coat contre elle, quelques flocons restaient suspendus un instant sur ses cheveux noirs. Les claquements secs s'éloignèrent avec elle. Elle n'avait pas vu, cachés dans une voiture à l'arrêt, deux hommes qui attendaient et observaient les environs: des agents préposés à la surveillance de la demeure de l'étrange suspect, sise de l'autre côté de la rue. Ceux-ci commençaient à avoir froid, sirotaient du café à même un thermos. L'un avait des jumelles, et de temps en temps vérifiait avec elles s'il pouvait apercevoir un détail supplémentaire; mais à chaque fois, il ne voyait que la même chose, un homme penché sur un écran d'ordinateur, tapotant sur son clavier. Il se demandait ce qu'il faisait; ç'aurait aussi bien pu être un rapport professionnel qu'une fenêtre de tchat. Alors, pour briser la monotonie, de temps en temps il se tournait et regardait à d'autres fenêtres, des familles nombreuses finissant leur repas et semblant avoir des discussions animées. Qu'est-ce qu'il aimerait avoir un peu de soupe chaude! — Partout des moments de vie se déroulaient. Cela dura plusieurs heures; les lumières s'étaient progressivement éteintes partout. L'homme, lui aussi, s'était levé et s'étirait. Il éteignit l'ordinateur, bâilla. Il resta quelques instants debout, parcourant du regard les livres de sa bibliothèque; puis finalement se passa quelque chose d'un peu plus étrange. Les agents connaissaient les habitudes de l'homme, et savaient qu'à ce moment-là, il allait soit se coucher directement, soit restait quelque temps à lire sur le sofa. C'était là la première fois qu'ils le virent s'asseoir en tailleur sur le sofa, le dos droit et l'air concentré, la lumière de l'halogène plus atténuée, pour méditer. Était-ce parce qu'il avait lu quelque chose à ce sujet et souhaitait débuter cet exercice? Ou une habitude un peu excentrique à laquelle il s'adonnait rarement? Comme la silhouette était parfaitement immobile, la surveillance était encore plus ennuyeuse qu'avant. Ainsi, passé l'effet de surprise, les agents, quoiqu'aux aguets, ne gardaient pas le regard rivé sur l'objectif. À un moment, ils s'aperçurent que la lumière s'était éteinte. Étouffant un juron, à cause de son bref moment d'inattention, l'homme aux jumelles activa le mode infra-rouge et scruta les fenêtres en vision nocturne. L'on voyait la silhouette de l'homme, qui s'était levé, arpenter lentement la pièce noire. Les mouvements avaient l'air inhabituels; cette fois les agents ne le quittaient plus des yeux. Quelque chose allait se passer. La neige tomba plus épaisse, et sur les trottoirs commença à former une petite couche blanche. L'homme sortit. — L'on décida de le suivre à pied; prendre la voiture n'aurait pas été suffisamment discret comme il n'y avait plus de trafic à cette heure avancée de la nuit. Il faudrait cependant, avec la neige, toujours faire attention à ne pas le perdre durant la filature. L'homme s'avançait d'un pas régulier vers l'ouest. Il portait le même trench que la dernière fois, et un chapeau sur lequel la neige formait des petites taches blanches. De rue en rue, le trio arpentait les rues et les avenues; selon les angles morts, se rapprochant ou s'éloignant. Petit à petit, ils arrivèrent à la place en hauteur où l'homme s'était trouvé, somnambule, le mois précédent. Alors qu'ils s'en approchaient, une sensation étrange s'empara des policiers; l'impression que quelque chose leur avait échappé, un vague sixième sens d'une pièce manquante de puzzle. Un crissement de pneu rompit le silence; un véhicule, plein phares, passa en trombe à côté des deux hommes en filature. Ceux-ci eurent besoin d'un instant pour reprendre leurs esprits et réaliser ce qui venait de se passer: leur cible n'était plus là. Se ruant vers la place afin de vérifier toutes les directions, ils espéraient que l'homme n'avait pas disparu. Mais, à gauche, à droite, ils ne le virent plus - et ils durent alors se rendre à l'évidence: le poisson leur avait glissé d'entre les mains. Dépités, ils se rejoignirent sous l'abri des arbres, en face de la statue. Ils étaient à la fois énervés de la tournure des événements, et sentaient qu'ils auraient dû s'y prendre autrement. Ce fut au bout d'une ou deux minutes que l'un d'entre eux s'en aperçut: sur le sol, quelques chiffres avaient été tracés à la craie rouge, suivis de deux points d'exclamation. Les crimes cessèrent. 2018. Un an plus tard, un journal d'investigation passa un petit article, largement resté inaperçu; celui-ci était nommé: "Meurtres à T**: secret d'État?". Les auteurs insistaient sur la possibilité d'une piste n'ayant pas été privilégiée par les enquêteurs: de possibles liens entre les victimes. L'homme d'affaires avait voyagé parfois, il y a longtemps de cela, dans des pays non-démocratiques dont les relations avec la France étaient troubles, mélange d'amitié et de défiance; le fidèle à la mosquée avait une fiche S; on ne comprenait cependant pas le cas de la jeune fille, mais les auteurs proposaient qu'elle avait pu assister à quelque chose qu'elle n'était pas censée voir. — L'article mentionnait la présence de codes cryptographiques sur chaque scène de meurtre, pouvant signifier un lien avec les services secrets; et la disparition mystérieuse du principal suspect, potentiellement exfiltré. Sans jamais proposer de scénario clair, la fin de l'article aurait pu ravir les conspirationnistes, citant à la fois l'affaire Dupont de Ligonnès et le projet MKUltra de la CIA. En filigrane, il était sous-entendu qu'un agent dormant du contre-terrorisme avait exécuté des cibles précises qui étaient sans doute, elles aussi, des opératifs. — Personne ne prêta attention à cette théorie du complot. La ville de T** avait envie de vivre.
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Partie 1 18 octobre 2017. C'est au cours du dernier mois que cette peur a progressivement paralysé la ville; car deux choses se sont produites depuis fin août. La première, c'est que certains détails secrets, qui liaient les précédentes affaires — meurtres et profanation — ont été révélés par inadvertance au public. Et c'est pourtant à cause de l'affaire mineure — tapage nocturne — que cela s'est passé: très impressionné par cette nuit d'hallucinations collectives, un policier s'est confié le soir-même à sa femme. "Nous avons des nuits vraiment étranges..." - y compris le mystère des lettres qui revenaient, comme une signature diabolique. Celle-ci faisant partie de ces personnes aux vies calmes et routinières dont le péché mignon est de se donner des frissons en se racontant les histoires des autres, rapidement le bruit se répéta, jusqu'à arriver au moment où la presse en eut fait et le mit par écrit — en l'occurrence un petit journal d'investigation d'ex-anars, dont les enquêtes étaient parfois des gribouillis, et parfois d'excellentes pièces bien renseignées. La seconde, c'est que le matin du 21 septembre, un nouveau meurtre s'était produit. La veille, une jeune adolescente n'était pas rentrée chez elle; comme elle venait de se disputer avec sa famille - qui n'approuvait ni son choix de petit ami ni celui de garder l'enfant qu'elle se rendit compte porter de lui - l'hypothèse de la fugue paraissait privilégiée. Sa meilleure amie témoigna par la suite l'avoir rencontrée en début de soirée, et, après une vaine tentative de la dissuader de partir, lui avait confié un peu d'argent pour son billet de train. Cependant elle n'avait jamais pu embarquer - on découvrit le corps sans vie en périphérie de la ville, là où la zone résidentielle longeait de petits bois. La morte était allongée sur le dos, sur un tapis de mousses; ses vêtements abîmés avaient été partiellement relevés comme pour les enlever - pantalon au niveau des genoux, débardeur au niveau du buste. La scène suggérait à première vue un viol - cependant les sous-vêtements étaient intacts, et une ultérieure vérification du médecin légiste réfuta cette thèse. La cause de la mort était attribuable à une profonde perforation de l'artère sous-clavière, derrière la clavicule; la peau était livide, le corps exsangue. Aucune trace de sang aux alentours; les faits se seraient donc produits ailleurs. Néanmoins, le tronc d'arbre situé immédiatement par-delà portait une inscription, apparemment à la craie blanche: une suite incohérente de nombres et de lettres, majuscules et minuscules, comme un long mot de passe. Coïncidence ou pas, en commençant par la quatrième lettre et en sautant un caractère à chaque fois, l'on lisait AZJAZ, ce que fit remarquer l'un des gendarmes. Celui-ci avait appris les liens entre les différentes affaires pour la première fois en lisant le journal d'investigation précédemment mentionné. Après avoir été maintenant directement impliqué dans le dernier volet de ce qui ressemblait à des meurtres en série, il avait pu interroger policiers et collègues et acquérir une bonne vue d'ensemble des faits. — Ce mystère le fascinait. Il y avait plusieurs raisons à cela; d'une part, il aimait à s'imaginer comme un homme complet, à la fois homme d'action et investigateur naturellement doué; d'autre part, en notant la régularité des dates - à peu près tous les mois - il ressentait une responsabilité envers la société, celle de devoir élucider les événements avant qu'il ne soit à nouveau trop tard. Il avait rassemblé les messages laissés par le tueur - s'il s'agissait d'une seule et même personne, ce qui n'était que l'une des possibilités -, ces lettres et ces chiffres formant autant de codes cryptographiques. Malgré de longues nuits à se pencher dessus, essayant divers angles d'attaque, il n'arrivait pas à en trouver la clef. Parfois il invertissait quelques symboles et semblait y apercevoir l'étoffe d'un mot, mais il s'agissait d'autant de fausses pistes. Était-ce même réellement un code? Peut-être que c'était vraiment une suite aléatoire, et que l'on devait bien se moquer de lui quelque part... Ou alors était-ce autre chose, quelque chose de moins linéaire? — Il réfléchit: tout encryptage/décryptage n'est pas forcément symétrique. C'était le cas avec beaucoup d'algorithmes bien connus (par exemple le code de César, remplaçant les lettres par d'autres; ou encore le code de Vigénère, changeant l'alphabet codé en suivant un mot "clef", et encore aujourd'hui dans des formes beaucoup plus élaborées avec le codage AES), mais il existait également des codes asymétriques comme le PGP. - Mais dans ce cas, il devait y avoir une clef quelque part, car sinon pourquoi laisser ces inscriptions et ce mystérieux message téléphonique? ...ou alors il s'agissait d'encore autre chose. Petit à petit il se convainquit qu'il se tenait là en face du résultat alphanumérique d'une fonction de hachage: un mot est encodé tout en perdant de l'information, et le résultat ne peut pas être décodé. C'est comme cela que l'on stocke les mots de passe: l'on compare non pas le mot, mais le résultat du mot - et comme il est impossible de remonter au mot lui-même à partir du résultat, celui-ci peut être communiqué. Il faut des techniques avancées de cryptanalyse, et une bonne idée de la structure de l'algorithme de hachage utilisé, pour pouvoir espérer remonter le fil du problème: c'était au-dessus de ses moyens; peut-être même se trompait-il de toute façon. Il fallait agir autrement. 18 octobre 2017: la date d'aujourd'hui. — Après tant de fausses pistes, il avait presque abandonné. Il avait pensé que le cycle s'avançait, et qu'il serait trop tard pour prévenir un prochain drame. Se promenant en renonçant à réfléchir, au hasard, il errait dans T** et ses secrets. La matinée touchait à sa fin. Le cycle s'avançait. Cycle? Ce mot lui foudroya alors l'esprit. Qu'est-ce qui durait à peu près un mois et revenait ainsi? Peut-être... la Lune. Il se rua chez lui — il n'avait pas emporté de portable — pour vérifier sur l'ordinateur si les dates concordaient. L'expectative lui faisait ressentir quelques frissons au thorax; cela ressemblait désormais moins à une fausse piste. En revanche, s'il avait raison, il ne lui restait plus beaucoup de temps... la nouvelle lune revenait demain. Il serait pourtant difficile de protéger la ville d'une quelconque manière supplémentaire; la population était déjà paralysée, terrifiée; des patrouilles importantes circulaient déjà chaque nuit, à la fois pour rassurer et pour dissuader. Lui-même y passait de longues heures avec les collègues. Il décida d'être encore plus particulièrement vigilant demain soir. D'ici-là, il pourrait se préparer, peut-être se munir de quelque chose d'autre – mais quoi? Il avait un revolver; un taser; des menottes; lampe-torche, spray au poivre, couteau-suisse... il y ajouta un passe-partout (une masterkey qu'il avait reçu d'un artisan serrurier, ces clefs non taillées utilisées pour ouvrir, aidées d'un petit coup sec, les serrures à goupilles), un petit carnet de notes sur lequel il avait écrit les codes; un briquet... 19 octobre. Un sentiment étrange s'était emparé de lui au fur et à mesure qu'il voyait les derniers reflets du soleil disparaître du ciel, colorant l'horizon de teintes rouges puis violacées. C'était ce qu'il imaginait devaient ressentir les soldats se préparant à aller à la bataille, doutant, se demandant si le jour se lèverait pour eux le lendemain. Alors le crépuscule était à la fois lui-même, et un autre, une sorte d'adieu pour toujours; entrait la Nuit, dans toute sa splendeur et son appétit d'âmes... Invitante. Envoûtante. Y a-t-il encore des heures qui sonnent si elle ne finira jamais? — — En patrouille nocturne, ils partirent. Au début, il n'y avait qu'une brise; petit à petit, c'était un vent puissant et soutenu qui balayait les rues, parfois bruyant, et parfois plus calme. À certains angles morts, le silence était total — puis ils tournaient dans une avenue principale et alors le bruit irrégulier des bourrasques les empêchait de s'entendre parler, ils devaient crier - ou se taire. Difficiles conditions pour arpenter les quartiers ouest... — "Tu as entendu?...!", fit son collègue. Les autres se regardèrent, firent non de la tête. Celui-là reprit: "Là, maintenant... (pause) ... ça s'est arrêté; c'était comme un cri ou un crissement, dans le vent. Vous n'avez vraiment rien entendu?". Mais personne n'avait remarqué. On pressentit pourtant que c'était peut-être là le début de l'épisode. Le conducteur demanda la direction probable du son — directement contre le vent, il fallait aller un peu plus haut, vers l'avenue Georges B*. La rue montait et il y avait une place au sommet; comme les bâtiments environnants était un peu plus éloignés, le vent était violent là-haut. Le feuillage des arbres était agité. — "Il y a quelqu'un sur le banc de la place", remarqua l'un des hommes. Ce parc était minuscule, tout au plus quelques arbres autour d'une statue; sur l'un des deux bancs, on apercevait effectivement une forme noire, comme assise, immobile. C'était étrange. Ils se garèrent, et s'approchèrent de l'endroit. Certains d'entre eux ne l'avaient pas quitté des yeux, comme s'ils étaient vaguement inquiets que la figure disparaisse s'ils devaient détourner le regard. Une fois dans le parc, ils purent distinguer les traits de l'homme. Il était brun, assez fin de traits, et portait une barbe grisonnante. Il portait un trench noir et avait gardé ses mains dans les poches; et, malgré son immobilité, il ne dormait pas et ses yeux étaient ouverts, le regard perdu devant lui. Il ne semblait pas porter attention aux gendarmes. Ceux-ci s'approchèrent et le saluèrent — aucune réaction. L'un agita sa main en face du regard fixe — aucune réaction. C'était comme s'il était en transe. "Vous pensez qu'il nous entend?", fit l'un avant de se pencher plus près et de réitérer ses demandes. Ce n'était pas le vent, car au milieu de la place, protégés par les arbres et la statue, l'on ne ressentait pas les violentes rafales; l'on les devinait plutôt, en voyant les feuilles des arbres bruisser continuellement. Ça ne ressemblait pas non plus à un état de choc. L'un d'eux mit sa main sur l'épaule de l'homme et le secoua légèrement, pour voir s'il pourrait le ramener à la conscience. Sur les traits de celui-ci, cela sembla provoquer quelque chose, à peine une contraction d'un muscle du visage; mais il resta immobile, le regard lointain. L'atmosphère était irréelle. — Ils décidèrent de l'amener au poste. Comme un pantin, le corps n'opposait aucune résistance lorsqu'ils le relevèrent: une fois mis debout, celui-ci gardait l'équilibre et ne bougeait pas. Un homme de chaque côté, ils firent quelques pas vers la direction du véhicule. — "Hey! Regardez ça, les gars". À l'arrière du col du trench, on apercevait une petite étiquette brodée, comme certains ajoutent à leur garde-robe pour y indiquer leur nom. Sauf que si c'était le cas, celui-ci s'appellerait AZJAZ. Par précaution, on lui passa les menottes avant de le mettre à l'arrière du véhicule, coincé entre deux hommes. Personne ne savait s'il s'agissait là du mystérieux tueur ou de l'une de ses victimes — quel satané silence!, mais il s'agissait de prendre toutes les précautions possibles.