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Le village. (3)


Criterium

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Partie 1

Partie 2

Je faisais les cent pas dans ma chambre, à l'étage de l'auberge dans laquelle j'allais rester durant cette aventure. C'était une petite pièce toute empreinte du vieux temps, comme le sont parfois les pièces de ces gîtes en rase campagne: le sol était un parquet de bois aux couleurs estompées — il n'y avait pas de poussière mais celle-ci semblait s'être imprimée dans le plancher, en affadissant les teintes. À de nombreux endroits le sol craquait si j'y marchais en chaussures, donc maintenant je faisais attention à mon trajet dans la pièce - il était déjà une heure avancée de la nuit. Dans une alcôve il y avait une commode, pleine de draps bien pliés; une armoire contenait de même draps blancs et serviettes. Le grand lit ressemblait à ceux des chambres d'hôtel partout dans le monde; seule sa base en vieux bois datait d'une autre époque. Et, juste en face de la fenêtre, il y avait une vaste table en bois que j'utilisais comme un bureau. Sur celle-ci, j'avais disposé d'un côté les indices, d'un autre côté mon équipement.

— Car autant la pièce était ancienne, autant mon instrumentation reflétait la pointe de la technologie de notre époque. Récapitulons: j'avais, après que l'on eut ramassé tous les objets, prélevé des échantillons sur ceux-ci, sur les pierres de l'autel, sur la substance végétale trouvée sur le sol, sur les vêtements retrouvés. L'idée était d'en purifier l'ADN et de le séquencer sur une mini-plateforme; cela me permettrait (1) d'établir une liste d'ADNs humains retrouvés sur la scène, parmi lesquels le mien et celui du maire serviraient de contrôle; (2) de déterminer la nature de la plante mâchée et recrachée. J'avais déjà extrait l'acide nucléique des échantillons avec un outil, créé pour les expéditions scientifiques portées sur l'étude sur le terrain d'écologie et de biodiversité; c'est un objet qui ressemble à la fois à un revolver et à une perceuse, sur lequel l'on fixe un tube contenant l'échantillon, un liquide de lyse, et des petites billes de verre. Il y a quelques opérations à faire, une gâchette pour démarrer la lyse — on avait vraiment l'impression de jouer avec une perceuse... et l'on obtenait au final une solution claire et légèrement visqueuse, que je diluais dans de l'eau contenant un peu de trishydroxyméthylaminométhane. Une fois chaque extraction réalisée, je transférais la solution avec un micropipeteur sur la plateforme de séquençage, qui ressemblait à une grosse clé USB. Celle-ci se branchait directement sur mon ordinateur portable pour l'alimentation électrique, et n'avait besoin que de quelques heures pour lire des millions de séquences d'ADN. — Quand l'on pense qu'il y a moins de quinze ans, il avait fallu plusieurs milliards de dollars et tant d'efforts pour découvrir le génome humain complet! Aujourd'hui, j'avais un résultat plus précis en quelques heures pour un coût plus faible que celui de mon portable...

Pendant que la petite machine lisait et lisait des millions de bases nucléiques, moi je faisais les cent pas dans la chambre, me posant beaucoup de questions sur toute cette affaire. Je comprenais beaucoup mieux pourquoi M. Griboux avait besoin de mes services; comme d'une part rien ne s'était passé susceptible d'intéresser les autorités, mais d'autre part planait sur l'histoire une sombre atmosphère de mystère et de menace.

— Je regardais l'heure: trois heures du matin. Au-dehors, la nuit était noire, complète; dans cet endroit, il n'y avait pas de lampadaires ou d'éclairages artificiels laissés allumés toute la nuit, comme à la ville ou dans tant d'autres villages. Ici, tout s'endormait, tout s'arrêtait jusqu'à l'aube, lorsque les premiers rayons matinaux éclaireraient enfin les vieilles rues. - L'on vivait au cycle solaire, comme à l'ancien temps.

En ouvrant la fenêtre, je parvenais à peine à discerner où dans les hauteurs parvenaient les montagnes entourant le village, et où commençait le ciel étoilé; je ne voyais au-dehors qu'un petit carré de lumière projeté depuis ma chambre et dans lequel se dessinait mon ombre. En revanche, je sentais une odeur me parvenir, légère; un mélange de terre, de bois et de fleurs. Et les sons de la nuit: insectes, grenouilles... — j'entendis même une chouette au loin.

Je réfléchissais. J'avais déjà une hypothèse: quelqu'un menaçait de faire chanter le maire Griboux. Il devait être un ancien du village, car il était au courant de l'affaire Églantine, sa fille tuée par un psychopathe — celui-là était enfermé dans une prison à N**, une ville proche de la région — et il était au courant de l'existence de la maîtresse. Pour savoir ces deux choses, qui avaient presque quinze ans d'intervalle, il fallait nécessairement habiter le village ou le visiter régulièrement. Je partais donc avec une large liste de suspects: tous les habitants, ainsi que les quelques personnes leur rendant visite. Cela devait faire une bonne centaine de personnes, ce qui était déjà jouable: en effet une méthode "directe" aurait été de collecter un échantillon d'ADN de chacun, un par un, et d'effectuer un premier tri de cette manière, en les comparant avec les traces des autels. Mais c'était assez invasif, et je ne voulais pas que ma première opération soit aussi peu subtile... toutefois je me disais que cette possibilité restait. Non, ce que je devrais plutôt faire, c'est effectuer un premier tri d'une autre manière, et ensuite me débrouiller pour récupérer ces échantillons d'une manière ou d'une autre. Cela ne garantirait de toute façon pas une élucidation, car il était possible que de nombreuses personnes aient été au contact de ces objets, sans qu'elles ne soient l'éventuel maître-chanteur — mais elles auraient été, sans doute, autant de liens possibles avec celui-ci.

Ce qu'il me fallait savoir, c'était qui s'était occupé de l'affaire Églantine à l'époque, d'une part — où travaillait la maîtresse et toutes ses relations, d'autre part — et voir s'il y avait déjà des recoupements à faire de ce côté-là.

*Bing*

La première fournée de séquençage était terminée. J'avais commencé par quelques indices ainsi que la pâte végétale. Pour retrouver les séquences humaines, il faudrait effectuer quelques opérations informatiques et cela prendrait un peu plus de temps, alors je commençai avec le végétal. — L'opération était plus aisée: il existe des gènes communs à chaque être vivant, chaque cellule dans le monde entier. L'un d'entre eux — le locus ribosomal — était suffisamment proche pour être systématiquement reconnu, et suffisamment différent pour varier entre chaque espèce; ainsi il pouvait être utilisé quasiment comme une "étiquette" portant, si ce n'est l'espèce précisément tenue entre les mains, tout au moins une très bonne indication de ce qu'elle devait être. D'autre part, chaque échantillon naturel contenant également des bactéries et autres contaminants microscopiques, il fallait classifier les résultats pour commencer. Cette première étape était assez facile pour moi; je m'assis au bureau et lançai quelques programmes qui détectaient parmi les données la région qui m'intéressait; puis qui l'éliminaient si elle n'indiquaient pas une espèce de plante. L'opération était rapide — et finalement j'obtins une liste hypothétique:

— Une espèce apparentée à de la sauge formait la majorité du mélange.

— De la rhubarbe.

— Du basilic.

— Du jasmin.

Voilà; j'étais perplexe.

— Je m'allongeai sur le lit. La journée de demain serait travailleuse, et je commençais à sentir à cette heure de la nuit que se répéter sans cesse les mêmes questions n'allait n'y m'apporter les réponses si tôt, ni me revigorer pour le lendemain, surtout si je ne prenais pas quelques heures de sommeil. Déjà les mots s'engourdissaient dans mon esprit, ne formaient que quelques bulles qui grossissaient et éclataient, mousse du bord de la conscience; bientôt ils ne formaient que des lettres dont j'avais oublié le sens. —

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