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Criterium

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Billets posté(e)s par Criterium

  1. Criterium
    — "Tu voulais me dire quelque chose?"
    L'homme avait fini par prononcer quelques mots, gêné par le silence. Sa compagne, assise en face, alternait le regard entre lui et la grande fenêtre; agitant encore sa petite cuillère dans la tasse de café, alors que ce qui avait dû être un peu de crème, ou un morceau de sucre, y avait disparu depuis longtemps. Au-dehors, la vue sur une rue passante et une place de parking n'avait rien de bien remarquable. On venait ici plutôt parce que le café était bon, ou parce que c'était un lieu de passage — un lieu entre d'autres lieux —, ou parce que l'on y avait ses habitudes, ou alors, en dernier recours, on connaissait l'un des étudiants qui y devenaient serveurs. — Pourquoi avait-elle insisté pour qu'ils se voient là, et pas chez lui comme il l'avait d'abord proposé?
    Quelques sons de fourchettes clinquant sur des assiettes, de cuillères contre d'autres tasses, et puis le brouhaha léger d'autres inconnus qui eux, par contre, tenaient de longues conversations. Dans leur coin, toutefois, c'était toujours le silence. Ça devenait pesant. Il n'avait pas l'habitude de ça. Ni avec elle, ni avec les autres. — Alors ce fut la gêne qui une fois encore se fit entendre:
    — "Tu veux me dire quelque chose?"
    — "Oui."
    Le premier mot! - Il considéra cela comme une victoire. Il commença à se dire que peut-être qu'elle n'avait qu'eu besoin de lui pour finalement s'ouvrir, qu'il fallait qu'il fasse tous les efforts... Comme au premier message, quand il avait toqué à la porte de la boîte de messagerie d'une inconnue. Il avait joué le chaud et le froid, insisté pour une rencontre rapide — très étonné que celle-ci se fasse — petit à petit charmé la demoiselle. Mais alors pourquoi restait-elle si distante? À coup sûr, se dit-il, elle avait des lois qui lui dictaient le déroulement des étapes ("ne pas embrasser le premier soir", "ne pas répondre trop vite", etc.) — et elle allait juste lui demander d'officialiser un début de relation.
    — "Je ne veux plus que l'on se voie."
    Silence. Il ne comprenait plus.
    Elle ne se sentait plus très bien. Cet endroit est hideux, pensa-t-elle. Entre un parking et une famille nombreuse qui finit une crêpe... Tout à fait à l'image de ce qu'il voulait imposer. L'homme n'avait-il pas 31 ans? Pourquoi donnait-il alors tant l'impression d'être tout juste sorti de l'adolescence, et d'appliquer les schémas appris en cour de récréation de dragueurs tout juste pubères? À vrai-dire, ça se sentait depuis le début... Un poids, un tel manque de légèreté... Et cette manie de vouloir diriger, imposer, qu'il y ait un plan... — plutôt que de laisser quoi que ce soit arriver de soi-même... Trop subtil: il aurait fallu être à l'écoute de ces bulles qui pétillent. Pour lui, il n'y avait que le soda qui pétille, pas les atmosphères. Si je lui disais, il ne comprendrait même pas, réalisait-elle.
    — "Pourquoi?"
    Il avait posé la question presque méchamment. Les explications tomberaient à l'eau: incapable d'en entendre aucune, il ne les écouterait que dans la mesure où il décortiquerait, et essaierait de prouver par a plus b qu'elle avait tort et disait n'importe quoi. Une sorte de rationalisation minable et qui la niait — une façon de dire que ton opinion ne compte pas, ton ressenti ne compte pas, ne dis rien et laisse-toi faire. Horrible. Un simple mot qui lui confirmait tous les autres. Alors elle fit le geste de s'apprêter à partir: remettre le sac à l'épaule, se redresser et s'approcher du bord de la banquette, là où il sera possible de se mettre debout. Autant partir tout de suite.
    — "Stop."
    L'homme s'était déplacé de la même manière — comme pour rester exactement en face d'elle — comme pour devenir un obstacle. Ah, elle ne lui échapperait pas. Personne ne lui avait encore sorti ça comme ça: il voulait une explication. Convaincu qu'elle n'avait pas tant de volonté propre que ça — n'était-il pas celui qui d'habitude dictait les conversations, les lieux visités? et donnait de son énergie — alors qu'elle, comme l'eau, tranquille, se laissait mener... Alors une fois encore, il endossa le rôle de l'homme fort: elle allait lui confier son trouble et il allait soigner ce qui ne pouvait être qu'une fausse impression, puisque tout allait si bien entre eux en ce début de relation.
    Elle se redressa. Il en fit de même. Elle se rassit. Il en fit de même.
    — "Tu vas m'empêcher de partir?"
    — "Oui. Explique d'abord."
    — "Je n'ai pas à me justifier... Tu ne vas pas comprendre et tu ne vas rien vouloir entendre. C'est pourtant si simple, nous ne sommes pas faits l'un pour l'autre. Incompatibles. Ça ne colle pas du tout. Je me suis aperçue que ç'avait été une erreur de se voir la première fois... J'étais bête, je pensais que l'on pourrait devenir amis. — Mais je vois bien que non."
    — "Mais non, tu as tort. Tout se passe — se passait — parfaitement bien entre nous... jusqu'à ce que tu me fasses cette comédie, aujourd'hui."
    Elle avait eu presque un sourire — nerveux, irrité — en entendant la réponse plus ou moins escomptée. Elle se leva à nouveau.
    — "Tu vois: tu ne m'écoutes pas, et pire, tu me nies. Rien à ajouter."
    Lorsque quelque chose va mal, l'atmosphère de certains lieux se teinte. C'est peut-être réellement une couleur inconnue et que l'on ressent autrement que par la vue; c'est peut-être tout simplement l'intuition, en voyant quelque chose d'inhabituel dans la périphérie de l'œil ou du cadre. C'est encore... tous ces petits points de lumière qui sautillent çà et là. Et le fait de soudain entendre ses oreilles faire un tintement très aigu — plutôt que l'inverse. Partout dans le café, cette lourde chape s'est abattue. Le moment précis où toute l'ambiance avait basculé?
    Elle s'était éloignée — il s'était levé et suivit deux pas — il l'avait rattrapée et comme poussée contre le zinc du bar pour bloquer la seule sortie — elle ne le regardait même plus, essayant de passer — et finalement: il avait saisi son poignet, avec tant de force, que l'un des bracelets lui coupait la circulation sanguine — immobilisait ses doigts, qui tremblaient.
    Les gens avaient senti que quelque chose se passait; mais la plupart cherchaient encore ce qui avait donné cette impression. Et ceux qui verraient — feraient-ils quelque chose?
    L'homme avait hurlé: "Reviens t'asseoir!" — et la réponse était un cri causé par le poignet douloureux.
    Maintenant tout le monde savait: tous voyaient cet homme furieux, saisissant le bras de la femme, tentant de la ramener vers la banquette, et elle qui se tenait au zinc et avait mal. Dans beaucoup d'endroits en France, les gens se contenteraient d'observer le reste de la scène. L'horreur laissée publique. Mais pas ici. Il reste certains lieux où au moindre problème, les foules, d'autres hommes, s'attroupent et s'occupent immédiatement de changer les choses. Où l'on se jette sans réfléchir dans les embrouilles. Où l'on se soucie peu de sa petite personne: si l'on reçoit un coup mortel, c'est l'idée qui survit, pas l'homme, et que c'est bien elle qui est la plus importante. Loin des calculs individualistes de ceux qui veulent juste survivre: on survit loin des combats, et l'on ne se bat plus pour rien — l'on ne vit plus que pour soi-même, donc c'est-à-dire plus pour rien. — Ici, certains n'accepteraient jamais: parce que cette femme, elle pourrait être ta fille, ta sœur, ta cousine ou ta mère.
    Ainsi, quelques personnes s'étaient immédiatement attroupées autour de la scène, et l'un s'était tout simplement jeté sur l'homme. D'un geste habile qui devait trahir des années de travail sur un tapis, il l'avait séparé, projeté sur le sol, et immobilisé, avec son poignet contrôlant un étranglement — non pour lui faire perdre connaissance, mais pour le calmer et lui faire bien comprendre qui était le plus fort.
    Venait le moment où tout le monde était immobile: la foule autour — le serveur avec le téléphone en main — les deux hommes au sol — la femme qui se frottait le poignet. — Le moment où selon les quelques prochains mots, personne ne savait encore s'ils allaient juste relâcher tout le monde, ou appeler la police, ou le passer à tabac, ou un peu des trois. — Mais une chose avait été claire, mis à part la confirmation qu'ils ne se reverraient pas...
    Ce jour-là, tout le monde avait perdu quelque chose.

    (Faites attention à qui vous rencontrez sur le forum.)
  2. Criterium
    Nuit. Il fait froid.
    Les nuits sont si froides, sur la place, qu'à chaque bouche d'égout de grands nuages de fumée s'envolent et s'épaississent. Les volutes montent... On ne voit plus qu'à quelques mètres dans ce brouillard. Les façades des bâtiments deviennent floues. On ne devine plus que la forme générale de la place — le grand carré verdi. Le parc. Le grillage ne fait qu'un mètre, tout autour des buissons; c'est la fumée et la brume qui donnent l'impression qu'il y a un espace enclos — la place dans la place. Aucune lumière; les façades sont gris clair, les buissons sont gris foncé. D'autres plantes, elles, semblent presque noires. — Et pour peindre dans la grisaille: un souffle, une respiration... et l'on y trace de nouvelles formes sur l'air froid.
    Personne dans les rues attenantes. Êtes-vous seul?
    Non: impossible. Car certains sons, cachés par-delà le brouillard, semblent presque humains. Des hurlements. Des voix qui forment presque des mots — et trahissent la présence d'au moins une dizaine de personnes. Il faut sauter par-dessus le grillage, s'approcher du centre du parc... Là, un endroit où à d'autres heures les familles nombreuses viennent laisser jouer leurs enfants: quelques bancs de pierre, abrités par de grands chênes, disposés autour d'un grand espace — La zone n'est pas en béton, mais couverte d'une fine poudre claire, un mélange de terre et de sable qui donne ces gravas très fins, presque comme de la craie, et que la ville choisit de déposer dans tous ses espaces verts.
    C'est là que les jeunes hurlent. Ils ont tous le regard fasciné, fixé vers le centre de la scène.
    Là, au milieu, deux hommes barbus et malodorants qui se battent. Ils sont échevelés, âgés. Le combat les a déjà à demi-dévêtus: certains haillons traînent sur le sol, couverts de poussière. L'un d'entre eux n'a plus qu'une seule chaussure au pied. Ils se frappent en poussant des grognements animaux. L'odeur est infecte. À la fois la saleté, l'adrénaline, la sueur... et aussi la légère odeur métallique du sang: sur le sol, de grandes flaques et d'innombrables petites gouttes. Le sang est plus noir que rouge, dans la pénombre. Les deux nez sont déjà cassés. L'énergie des premiers coups est déjà passée: maintenant, les crochets sont maladroits et plus lents, dans de grands mouvements circulaires. Le sang dans les yeux et dans la bouche rend les deux clochards furieux, mais ils sont déjà épuisés et à demi-aveugles. — Alors, la foule des jeunes aboie en rythme, pour leur signifier que le combat n'est pas fini.
    Le public est assoiffé de sang. Ils veulent que les coups fassent plus de bruit, que la frappe fasse plus mal. Ils veulent que l'un des deux gladiateurs modernes soit terrassé. — Finalement, au bout de longues minutes particulièrement déplaisantes, leur souhait est exaucé: l'un des hommes fait une mauvaise chute après avoir reçu un coup de coude au menton, et s'écroule sur le sol plein de poussière et de sang. Son tee-shirt gris n'est plus qu'un lambeau; il ne porte plus qu'un vieux jeans et des chaussettes semblant avoir cristallisé sur son corps. Mais personne ne lui prête plus attention. L'autre homme lève les bras, incapable de penser, encore fou furieux, et hurle à la mort pour célébrer sa victoire. Son visage est tuméfié. Il est en aussi mauvais état que l'autre. Mais lui est le centre du spectacle: la foule le fête dans de grands cris animaux. Il est le vainqueur.
    Un jeune en jersey et jogging s'approche finalement — il doit avoir 18 ans tout au plus — et lui tend un bout de papier. Un billet. 20€.
    Derrière lui, on aperçoit aussi que deux autres hommes âgés et hirsutes commencent à faire de grands mouvements pour s'échauffer. Il y aura un second combat, ce soir. Les deux nouveaux ont l'air plus grands, plus costauds, plus vifs; peut-être sera-ce là l'événement principal. Un spectateur musclé traîne le corps inconscient et sanglant pour le dégager du milieu de l'arène, et l'abandonne plus loin, sur le gazon, en position latérale de sécurité — peut-être la seule attention que le gladiateur vaincu recevra le reste de sa nuit. — S'il survit - ou pas - ce sera un autre combat, celui-là qu'il mènera avec lui-même. Les journaux n'en témoigneront probablement pas le lendemain.
    Les deux nouveaux combattants se font face. Ils sont prêts à en découdre. Ils se montrent déjà les dents. Ils attendent le signal. Le jeune en jersey éructe:
    — "À ma gauche, Dédé-le-Vif! À ma droite, Jacquot-le-Gredin! Attention, à mon signal, ça va se hagar!"
    Elle, la Nuit, est toujours aussi froide.
  3. Criterium
    Certaines voix révèlent tout. C'est quelque chose dont l'on se rend compte parfois facilement, lorsque par exemple la voix tremble ou chevrote, ou au contraire lorsque puissante, elle emporte avec elle l'énergie de mots passionnés; puisqu'évidemment la voix se fait alors le vaisseau des émotions... Plus difficile de le percevoir lorsqu'elle reste neutre, voire monotone. Chez certaines personnes, ce sont ainsi les élans qui se révèlent plus que la voix elle-même. Chez d'autres on décèle un caractère à partir d'une intonation dure ou douce... Mais là, ce n'est pas juste ça. Il y avait quelque chose en plus. Les modulations n'étaient qu'en-deçà... Plutôt, c'est la voix elle-même qui révèle tout. Plus rare; plus difficile à expliquer... Plus qu'une émotion passagère, plus qu'un trait de caractère: la sensation d'avoir directement vu un fragment de l'âme de l'autre. — Et alors, puisque c'est bien illusoire, impossible; l'on a la tentation de vérifier tout autour de soi, si cela tient véritablement à cette personne, si d'autres ont pu percevoir le même phénomène; ou si... c'est simplement une étincelle: un moment qui n'avait existé qu'un seul instant privilégié; un lien spécial de quelques minutes — une rencontre entre soi et cet autre. — Tout cela, c'était ce qui m'avait traversé l'esprit, en à peine une seconde, en entendant la voix de l'homme qui s'adressait à moi après que nous ayons été finalement présentés. Ç'avait été rapide, immédiat; mais j'en avais presque oublié où j'étais. — Tant m'avait frappé sa voix, inexplicablement... Le brouhaha des autres discussions, les verres qui tintent, le ton plus détendu de chacun et chacune... Oui, ça y est, ça me revenait... c'était le dernier jour d'une conférence.
    — "Mais vous-même, que faites-vous ces temps-ci? Vous ne travaillez plus à ***?"
    Question innocente et simple — mais tout en façonnant la réponse, je ne pensais encore qu'au moment qui venait de s'écouler. Ce lien. Ce bref instant où seul le son d'une voix me révélait qui était vraiment cet interlocuteur. Parce que ce n'était pas un coup de foudre, bien que l'expression revêtait soudain un sens plus profond, et plus réel; c'était plutôt le contraire. En cet instant, j'avais décelé en l'autre une étincelle de noirceur, une flamme sombre et secrète. Il y avait un pouvoir caché dans cet individu, et ce pouvoir était mauvais. — Je lui répondais, mais pendant que je le faisais je ne pouvais pas oublier d'avoir vu en lui par cette porte entrebâillée — et d'avoir vu ça.
    Quelques autres personnes nous rejoignirent. La discussion s'élargit. L'on me demande depuis combien de temps je suis rentré en France; je réponds, je laisse d'autres conversations débuter — se dérouler — pour retrouver un instant silencieux. Ici, tout le monde se connaît au moins de vue, et chacun est habitué à prendre la parole à tour de rôle, assez poliment; le cercle est donc propice aux observations. Alors je parle peu; j'écoute l'homme adresser quelques paroles aux autres, et je tente d'y retrouver le phénomène, et de comprendre ce qui dans sa voix m'a fait cet effet si profond et si immédiat. L'impression s'est amenuisée; la porte s'est refermée. Il ne subsiste que cette tache — cette certitude d'avoir entre-aperçu quelque chose de mauvais. Peut-être est-ce là ce que certains appellent le sixième sens; ou l'intuition.
    Plus tard dans la soirée, je n'y pense plus.
    Le dernier jour d'une conférence se termine toujours par cette sorte de chaos organisé. Après les discussions autour d'un café ou d'un apéritif, venait l'heure d'un banquet, dans une grande salle; juste avant le dessert, la remise des prix non-officielle, où petit à petit l'on entendait le brouhaha devenir plus fort, puis de grands applaudissements, et les voix de quelques-uns qui avaient changé (l'alcool aidant) — les allées et les venues de ceux qui devaient repartir tôt, pour prendre l'avion ou le train; ceux-là avaient amené leurs bagages et déjà réglé l'hôtel. Le café s'éternisait, les convives changeaient de place et allaient de groupe en groupe. Bientôt le fond sonore fit place à un rythme plus moderne. Cette fois les percussions étaient de meilleur goût; de la musique portoricaine... Je ne sais pas qui avait fait la sélection sonore, mais elle eut l'effet escompté: peu de temps après, tout le monde dansait.
    *
    Il doit être quelque chose comme 4 heures du matin. L'heure où bien que l'on ait eu l'impression que la nuit entière fût déjà passée, il faisait encore nuit noire — aucun rayon de soleil matinal ne se laisse deviner. L'esprit encore fatigué confond certaines scènes du passé proche. Danses, rires, rencontres. Je suis assis sur le rebord d'un lit dans une chambre d'hôtel qui n'est pas la mienne, mais celle de la jeune femme se tenant à mes côtés. Nous discutons avec lenteur — nos voix s'étaient cassées, à force d'avoir dû communiquer par cris, en bas, lorsque la musique faisait rage. La fatigue contribue elle aussi; c'est donc une discussion qui alterne avec les silences. Mais ce n'est pas déplaisant; lorsque nous ne savons plus quoi dire, nous nous faisons un sourire. Sa jambe touche la mienne. Et, parfois, un mot d'humour, ou juste le son amusant d'une de nos voix se cassant au milieu de la prononciation d'un mot, nous surprend et nous fait rire — et alors, nous nous prenons presque dans les bras. C'est l'instant de l'équilibriste; prolonger l'instant; le moment où par jeu chacun préfère attendre le premier pas venant de la part de l'autre.
    C'est comme cela que je fis la connaissance d'Ana.
    Elle avait les cheveux mi-courts, très bruns; et comme elle était à la fois de petite taille et fine, ses grandes lunettes lui donnaient aussitôt l'air d'une scientifique. Ce qu'elle était: qui plus est, une scientifique accomplie — la belle chercheuse franco-brésilienne venait de publier un article qui avait fait beaucoup de bruit dans certains milieux. Je l'avais rencontrée, cinq jours plus tôt, puis croisée tous les jours; et enfin, il y a deux jours, je l'avais entendue parler de ces résultats extrêmement intéressants, qu'elle était venu présenter ici — et avec brio. Nous en avions beaucoup parlé dès que nous le pûmes autour d'un nouveau café. Le courant était tout de suite passé. Nous étions aussitôt devenus inséparables, et avions parcouru nos cercles respectifs. Avec un enthousiasme communicatif, elle m'avait expliqué les directions inattendues de ses recherches. Certaines, et sans doute les plus intéressantes, ne pouvaient pas encore être explorées — il faudrait devenir indépendante pour cela. Or, pour le moment, il y avait encore un obstacle — le directeur de thèse. Évidemment. De nos jours tout dépend encore des demandes de fonds, et de ce qu'elles impliquent: toujours, de longues délibérations de ces comités qui voulaient lire un rapport sur tout et pour tout. C'était là le domaine qu'il gardait encore jalousement.  — Je ne connaissais pas le directeur: Marcus K**.
    Alors elle m'avait montré une photo... et là, j'avais eu un mouvement de recul instinctif — car Marcus K**, je le reconnus: c'était cet homme à la voix mauvaise.
    — "Tu le connais? Pourquoi as-tu fait cette tête?"
    Comment expliquer cela? Je ne pouvais quand même pas dire à quelqu'un, et de plus: que je ne connaissais pas depuis longtemps — que j'avais bien rencontré son directeur de thèse, et que dans un flash j'avais entre-aperçu un recoin caché de son âme — et que s'y cachait une immense noirceur! - Ou alors, ce serait perçu comme une blague exagérée. Cela passerait, sûrement; mais je ne voulais pas en parler sur le ton de la plaisanterie. Cela nierait l'expérience qui avait été bien trop réelle.
    — "Je ne sais pas comment le dire... Je l'ai rencontré, oui. Il m'a fait une très mauvaise impression, et je ne saurais même pas dire exactement pourquoi", décidai-je de répondre: simple et honnête, advienne que pourra.
    — "Il crispe certaines personnes..." (Était-ce une confirmation que l'intuition avait été fondée, car d'autres avaient eux aussi pu percevoir de lui quelque chose de similaire?) "...mais dans notre milieu, ça arrive tout le temps, étant donné à quel point certains ont l'esprit compétitif."
    Je décidai de tenter d'expliquer la sensation fugace — tout en ne sachant pas vraiment mettre les mots dessus. Alors nous avions commencé à parler un peu d'intuition. Après tout, c'était un domaine de recherche désormais très actif en neurosciences... Elle avait le mot d'esprit de Bernstein en tête: "L'intuition c'est l'intelligence qui a commis un excès de vitesse". C'était certainement assez vrai; le subconscient avait bien dû suivre les méandres d'un raisonnement, trop vite pour que l'on puisse en suivre les idées, et au mieux on ne pourrait que les remonter, petit à petit et avec effort. L'être humain est constamment à l'affût de milliers de signaux subtils sur la gestuelle, les expressions, les mimiques et les intonations d'autrui — et toute cette analyse procédait de manière inconsciente, automatique. Alors il était normal de développer parfois une réaction instinctive — un inexplicable dégoût, ou alors une inexplicable attirance.
    La symétrie était étonnante: il y avait eu cette sensation si négative avec l'homme — et en parallèle, l'exact contraire, l'attirance immédiate et réciproque avec Ana.
    *
    Un mois plus tard, nous emménagions ensemble à Londres. Les choses s'étaient faites si simplement — et rapidement. La présentation qu'elle avait donné avait eu lieu exactement au bon moment: elle avait passé sa thèse dès la semaine d'après, et aussitôt acquis son indépendance — avec l'aide de certains contacts qui avaient été très impressionnés durant la conférence. Comme pour confirmer que le hasard conspirait pour nous, je trouvai en même temps une opportunité à Londres, indépendamment — quelque chose de trop intéressant pour attendre. Devais-je repartir si tôt? - Ne sachant pas encore qu'elle y irait, j'avais eu au début l'air nostalgique et le cœur brisé... — et, au contraire, en s'apercevant que le destin nous déplaçait tous les deux, ensemble: nous nous sentions plus liés que jamais. — Dès lors tout avait été évident et facile. Ainsi, nous emménagions déjà dans un petit appartement, ensemble.
    Juste le temps d'aller visiter la grande enseigne suédoise — de disposer nos meubles, d'y ajouter quelques plantes pour avoir l'impression que l'air se rafraîchissait dans cet espace verdi... — et alors ce fut déjà la grande agitation de la vie: chacun avait de longues heures en semaine. Une nouvelle étape de vie. La vie à deux. — Nous développions une routine plaisante pour toujours se retrouver ensemble autant que possible une fois venu le week-end, et s'échapper de temps en temps un soir de la semaine pour découvrir un nouveau restaurant et profiter d'un dîner romantique en tête-à-tête. Nos cercles s'entre-croisaient, nous étions devenus une sorte de couple-modèle que l'on invitait à deux. C'était décidément une nouvelle période — une nouvelle vie.
    Un soir où je rentrais plus tard que d'habitude — le dernier jour d'un projet qui, une fois fini, devait être célébré par un dernier verre même s'il faisait nuit... — je remarquai quelque chose m'ayant échappé jusqu'alors. Sans doute était-ce l'angle particulier de la lumière dans la rue, depuis que les néons du restaurant le plus proche avaient changé de couleur... Il suffit souvent de changer un angle et une teinte pour que tout paraisse différent, me dis-je. Sous le nouvel angle, j'avais l'impression que le mur à l'ouest de notre immeuble était plus éloigné, de l'extérieur, que l'espace qu'il laissait à l'intérieur. C'était très peu — un mètre peut-être — juste assez pour passer inaperçu, jusqu'au jour où, légèrement grisé, l'esprit se fixe sur ces détails anodins.
    Cette nuit-là, je fis d'étranges rêves. Londres regorge elle aussi de passages secrets. Tous les bâtiments officiels sont reliés à de multiples points de chute par de vieilles galeries que l'on redécouvre au fur et à mesure. Avec Ana, nous avions même dîné un soir dans un bar installé dans les catacombes, pas loin de Buckingham, juste à côté de Trafalgar Square. Alors je me revoyais en rêve dans cet espace, mais désormais seul dans la ville; en passant en surface, en longeant les ruelles puis les avenues, c'était toujours le même constant: seul, comme si toute la population de la ville avait disparu. Ou alors, comme s'ils s'étaient tous cachés dans un espace que je n'avais pas encore découvert. — L'impression du rêve avait été suffisamment étrange et dérangeante pour que je m'en souvienne le lendemain — et, avec lui, revenait donc tout autant les observations de la veille sur les proportions anormales du mur du bâtiment. Nous étions samedi. Pourquoi ne pas utiliser les longues heures matinales pour y jeter un coup d'œil? J'en parlai à Ana et nous décidâmes de tenter l'aventure. Nous vérifiâmes tout d'abord l'alignement des murs avec une boussole, et en s'orientant par rapport aux rues que l'on voyait depuis les fenêtres: il était aisé de déterminer que si espace secret il y avait, celui-ci serait dans le mur au fond du salon. Pourtant, aucune trace, ni ici ni sur la façade. Peut-être derrière les meubles, ou derrière une couche de peinture? S'il y avait une fausse cloison, ce serait plus difficile... l'on avait sondé le mur et le son n'avait pas paru particulièrement suspect.
    Il fallut déplacer une lourde armoire pour finalement deviner le tracé rectangulaire sur le mur: une ancienne porte, très basse, de la taille d'une trappe. Les gonds étaient tellement anciens qu'elle fut très difficile à ouvrir — et avec un grincement plaintif, qui se combinait avec les craquements de la peinture qui tombait en s'écaillant tout autour des interstices. Derrière: un espace étroit, poussiéreux et tissé de toiles d'araignées. Je m'y faufilai à quatre pattes, afin de voir si le passage menait quelque part.
    C'était simplement une sorte d'escalier, bas de plafond, très étroit et taillé dans la pierre, qui descendait jusqu'au-dessous du sol. Ça avait l'air d'avoir été un ancien accès vers la cave. Pourtant, j'étais à peu près sûr que celle-ci était situé à l'autre extrémité du bâtiment, et pas sous le mur oriental. Une seconde cave? Ana me passa ma lampe-torche et nous décidions d'en avoir le cœur-net, d'aller jusqu'au bout du petit mystère soudain révélé.
    En bas des marches, une petite pièce carrée. Les murs sont en pierres apparentes, comme dans une cave campagnarde. Le sol semble avoir été taillé à même une forte roche. Aucune fenêtre; mais dans l'air de la pièce flotte une humidité à l'odeur désagréable. Les pierres semblent suinter. Lorsqu'il pleut — ce qui arrive si souvent dans la région — l'humidité souterraine doit s'accumuler ici. C'était peut-être même la raison d'être de la pièce: un réservoir pour concentrer les eaux de pluie et éviter une inondation? - Le système du métro londonien — le tube — regorge de ces passages pour la même raison.
    Pourtant, au milieu de la pièce, une petite table en bois qui n'était qu'à peine vermoulue. Et, posé dessus, un carnet à l'aspect récent, moderne, et dont les pages n'avaient qu'à peine absorbé l'humidité ambiante. Bien au milieu de la surface, comme pour lui donner un air de pupitre. C'est quelque chose qui a été laissé délibérément, et récemment. Est-ce l'ancien propriétaire qui y glissa une sorte de clin d'œil, une chasse au trésor pour l'éventuel aventurier qui trouverait la pièce après lui? — Est-ce un carnet oublié par l'agence, avant de repeindre par-dessus la trappe? — Difficile de le dire.
    Le livre contient peut-être la solution. Ana me rejoignit dans la pièce. L'humidité et la fragrance de moisissure lui rendait le lieu clairement désagréable. Je vis bien qu'elle aussi fut fort étonnée en apercevant le carnet déposé si ouvertement à l'exact milieu de la table passée de date. Alors c'est ensemble que nous nous décidâmes à l'ouvrir.
    Des formes géométriques. Des pentacles, des ennéagrammes, des heptagones...; des lettres tracées hâtivement aux arêtes et dans des alphabets inconnus. C'est l'œuvre d'un fou qui se rêvait magicien. Chaque symbole est différent, paraît improvisé d'une nouvelle manière; une sorte de livre des Ombres moderne, dans lequel un sorcier du XXIe a expérimenté avec les formes. Sans doute cherchait-il le sceau qui lui correspondrait le plus, et avait donc ainsi, patiemment, tenté un nouvel essai à chaque page. Il y en avait à peu près une centaine. Sauf à la dernière page.
    Car sur la dernière page, il n'y avait qu'une photo et deux dates.
    Nous tremblions, sans échanger un mot. L'atmosphère de la pièce était devenue étouffante.
    La photo: celle de Markus K**.
    Les dates: 1968-2016.
    Et pourtant, nous étions en 2022, et il vivait.
    Impossible — juste la farce d'un collègue de mèche avec l'agence qui avait géré l'appartement. Avec tout de même, en filigrane... la possibilité... qu'il eût vraiment été remplacé par quelque chose. Quelque chose de mauvais. Quelque chose qui nous tournait autour.
  4. Criterium
    Tard dans la nuit. Tout le monde dort. Ou presque: moi, je regardais les étoiles. Depuis la petite chambre mansardée dans ce bâtiment du gîte, j'avais vue chaque soir non seulement sur le beau ciel de la campagne, mais également sur toutes les allées et venues du domaine. Alors, lorsque l'insomnie guettait, je m'installais là, de longues heures à rêvasser; comme une jeune fille enfermée dans sa tour, j'observais le reste du monde en m'imaginant histoires et aventures.
    Mon chat s'était déjà installé sur mon lit, à côté de l'oreiller; de temps en temps je l'entendais ronfler. Lui n'avait pas de problèmes d'insomnie... Câlin, l'animal s'installait avec moi dans la chambre chaque soir, et filait à l'anglaise au matin. Parfois, il se prélassait et faisait sa toilette en me jetant régulièrement un coup d'œil, vérifiant que je sois toujours là, à écrire au bureau ou à observer les nuits. Il tenait à partager ces moments nocturnes avec moi.
    Une dizaine de personnes habitait dans le gîte. Plusieurs bâtisses entourent une place pavée, et ma fenêtre est disposée de telle manière à ce que je puisse tout voir de ce "centre" qui réunissait les différentes habitations. Là, au fond: les époux Rebrousse, les intendants du domaine. Dans la maison rénovée pour avoir l'air d'un manoir: mon oncle le Professeur Lewy, le maître des lieux. Et, répartis sur plusieurs bâtiments selon les affinités, sa grande famille dysfonctionnelle. Les enfants du premier mariage; les enfants du second mariage ainsi que leur mère, qui restait au domaine mais faisait chambre à part. Évidemment: puisqu'il y avait aussi Claire, la maîtresse. Tout le monde le savait et personne n'en parlait à voix haute. Sans dire qu'elle n'avait que deux ans de plus que moi... Il y avait mes autres cousins: la famille Cariveaux, avec ma tante (la sœur du professeur) et son mari taciturne. Moi, je vivais un peu à part. Fille unique, toujours dans la lune, et plutôt solitaire... Maintenant résolument seule: mes parents étaient morts dans un accident de voiture, il y a longtemps déjà. Alors chaque été, mon oncle me laissait venir ici, avant de retourner à la ville et à l'internat, puis à la résidence universitaire. On s'occupait de moi, mais en gardant ses distances. Car ici, tout le monde manœuvre.
    — À force de les observer la nuit venue, je les connaissais, leurs secrets!
    Le cousin Marc qui fricotait avec sa propre cousine Hélène. La maîtresse qui, insatiable, invitait parfois le mari Rebrousse dans ses appartements. Le professeur lui-même qui s'occupait personnellement de certains visiteurs, généralement de la gent féminine... L'un des bâtiments proposait le logis et le couvert pour les voyageurs. C'était une sorte d'auberge-restaurant. Alors, régulièrement, nous avions des invités, souvent intéressants — des familles venant visiter la région, des journalistes venus prendre des images, des scientifiques se regroupant pour une petite conférence, et puis ces maîtresses venues de Paris, rencontrées on ne sait comment. Ma tante elle-même y retrouvait régulièrement un ami journaliste, de dix ans plus jeune qu'elle. Je les avais surpris s'embrasser un soir, au coin du feu. Elle avait fait un bond en réalisant que quelqu'un les avait vus. Je n'avais rien dit; et elle n'en avait jamais parlé. La fois suivante, quand l'ami revint, elle m'avait juste lancé un regard — celui de deux femmes qui savent toutes les deux, et ne diront rien. Toute notre famille était fondée sur ces secrets et ces tours de cache-cache; alors... un de plus...
    Depuis quelques jours, j'avais remarqué un nouveau-venu qui cachait lui aussi quelque chose.
    Il était grand et brun; l'air aventurier, qui avait beaucoup voyagé, et parlait avec tout le monde avec aisance et simplement. À sa carrure sportive et une légère cicatrice sur l'avant-bras, on devinait qu'il avait vécu des histoires intéressantes, mais que je ne pus pas découvrir. Même son métier semblait être factice: quelque chose dans l'entreprise, avec trop de termes anglais qui en dissimulaient la véritable fonction plutôt que de l'expliciter. Pendant la journée, il partait explorer la région — "prendre des mesures", disait-il — dans les champs, les bois et les collines. D'autres fois, il restait enfermé dans la pièce qu'il louait. Nous ne nous étions que brièvement croisés. Il s'était présenté: John. Plutôt qu'un mot, c'était plus son sourire que j'avais remarqué. Mais, la nuit tombée, j'avais rapidement remarqué tout autre chose: parfois, il quittait son bâtiment, très tard; il se dirigeait à pas de loups vers un autre, dans lequel aucune fenêtre ne s'allumait. Il y cachait quelque chose. — Et cette nuit encore, baissant soudainement le regard des étoiles vers la cour après avoir deviné une sorte de jeu d'ombre, je vis sa silhouette, qui se déplaçait en douce. À nouveau, aucune lumière n'apparut aux fenêtres de l'autre bâtisse; il y allait quelque part, mais gardant le noir complet... Cela fait trois fois que je remarque la danse étrange de cet autre insomniaque. Mais cette fois... j'en aurai le cœur net. Cette fois, j'étais décidée à en savoir un peu plus sur l'aventurier trop discret.
    Pieds nus, je peux me déplacer dans le silence le plus total. En traversant la cour comme une ombre, je riais intérieurement en me disant: si quelqu'un m'observe, ce sera à mon tour d'acquérir un secret — le soupçon d'un rendez-vous nocturne... Cela faisait longtemps... Peut-être qu'à l'époque, quelqu'un avait-il déjà surpris ma seule autre cachoterie, confié aux murs du gîte: ma première fois, il y a longtemps, avec un visiteur de passage. — Mais là ce n'était pas ce que j'étais venue chercher. Je voulais juste savoir ce que faisait John chaque nuit dans la cave à vins des Rebrousse.
    La porte est restée ouverte. Si ça n'avait pas été le cas, je savais crocheter la petite porte de derrière, de toute façon. Mes pas, sur la pointe des pieds, sont insonores. Sans allumer aucune lumière, je me dirige prestement vers la porte boisée de la cave à vins. Celle-là est restée entrebâillée; on devine en bas la lumière très faible d'une ampoule. Je ne peux pas descendre; avec l'angle mort, il pourrait me voir. — Alors, accroupie sur la troisième marche, je baisse petit à petit mon corps, pour passer juste le côté de la tête sous le niveau du plafond — et voir l'état des lieux. J'entends des murmures.
    — Allais-je le voir en compagnie de l'une des cousines? — Allais-le voir siphonner la réserve de grands crus?
    J'aurais bien imaginé les deux scénarios; mais un pressentiment m'avait déjà chuchoté qu'il se cacherait derrière ce manège quelque chose d'autre, quelque chose de mystérieux et d'intéressant. Alors j'eus un frisson intérieur en y découvrant la confirmation. L'homme était seul; il s'était accroupi dans un coin de la cave, près de l'ampoule la plus faiblarde. Avec l'angle, son ombre était projetée, géante, contre le mur du fond, tapissé de bouteilles poussiéreuses. Il avait ouvert une valise devant lui, qui ne contenait pas des documents mais une sorte de machine électronique qui ressemblait à la fois à un ordinateur et à un poste-radio. Sur le côté, une antenne dépliée confirmait l'impression. Un bout de papier griffonné en main, il articulait à voix basse dans une sorte de microphone une suite de monosyllabes... des chiffres. — "Cinq. Trois. Deux. Cinq. Un. Sept..."
    Il s'interrompit. — Je sentais qu'il fallait me tenir prête à filer. Mais il ne rangea pas encore son matérial; non... il attendait quelque chose.
    Et alors, une autre voix, grésillante, venant de quelque coin reculé du monde jusqu'à être captée par la mallette à la nuit tombée, commença une réponse... Et ainsi... Une autre succession de chiffres. — "Un. Trois. Trois. Huit. Deux. Cinq..." — À chaque articulation, John notait avec soin le nouveau chiffre. Il les ramènerait à sa chambre; il décoderait le message. — À rester immobile pendant si longtemps, j'avais l'impression d'entendre le moindre son de mes os, dès que mon corps faisait un micro-mouvement. C'était le temps de filer à l'anglaise à mon tour. Je me redressais sans un bruit, m'éloignait dans le noir. Traversant la cour à peine éclairée par la lune. Me faufilant à nouveau dans l'escalier en spirale. Montant tous les étages en silence. Et, finalement, poussant la porte entre-ouverte où j'avais laissé une lumière tamisée en veilleuse, qui après toute cette obscurité me semblait si claire... Retrouvant mon domaine. — Sur mon lit, mon chat roulé en boule me jette un regard complice. Il garderait nos secrets.
  5. Criterium

    Texte
    Un croassement retentit soudain, au-dessus de tous les autres sons du bayou. Ça n'était pas un corbeau ; c'était plus puissant, plus métallique aussi... ça devait être une sorte de créature vivant dans le marécage, et dont l'on entend les cris certains soirs... C'était l'heure où petit à petit le ciel change de couleur. Un instant après, plus rien ; l'on percevait juste le simple clapotis de l'eau, les stridulations de différentes espèces de criquets, et surtout les sons étranges de tout un tas de crapauds et de grenouilles. De temps en temps, une chouette, ou les derniers pépiements de quelques oiseaux cherchant l'arbre auquel dormir. Toute une vie se préparait au crépuscule. Il suffit de ne plus faire un pas, de rester immobile : et l'on entendait tous ces bruits, même les feuillages qui inattendument bruissent tout près de soi.
    La lumière du ciel baissait petit à petit. Ils savaient tous que le bayou devient dangereux une fois la nuit tombée. Chaque pas peut se révéler traître ; les mousses gonflées par l'humidité et les flaques couvertes de lentilles d'eau n'offraient pas de démarcation nette. Ils étaient arrivés dans la zone où le marécage n'appartient ni vraiment à l'eau ni vraiment à la terre — là où il était le plus difficile de se déplacer. Ils espéraient aussi ne pas y découvrir de crocodiles. Les lampes-torches s'allumèrent, leurs pas devinrent hésitant, testant le terrain avant de changer de point d'appui. On ne sait pas si le morceau d'écorche ou la branche tombée au sol est encore ferme ou déjà pourrie depuis longtemps... Chaque recoin sur lequel le faisceau de lumière passait révélait des mouvements. Quelques gros insectes, ou parfois un rongeur qui aussitôt décampait : des sortes de musaraignes...
    — "Ça y est, j'ai trouvé quelque chose", lança l'un d'eux.
    Tous tant bien que mal se frayèrent un chemin pour aller le rejoindre, sautillant entre les flaques. Une odeur particulièrement marquée les y accueillait ; une fragrance qui hésitait entre celle des champignons en forêt et celle de la viande pourrie. Les lampes-torches pointèrent toutes au même endroit. Ça ne pouvait venir que de là. — Là, où la surface verte était interrompue par des objets mouillés. Aux bruits du lieu s'ajoutaient désormais le bourdonnement de multiples mouches. Certaines se faisaient capturer par des créatures marécageuses... Un clapotis dans l'eau, un mouvement vif, et l'une disparaissait... Mais les autres restaient là, vulnérables, incapables de fuir, trop enivrées par leur trésor de chair. Car ces objets, ce tas qui dépassait du niveau de l'eau, ce parfum déplaisant : c'était une pile de mains et de pieds humains.
    Ils avaient enfin trouvé l'endroit.
    Depuis des semaines, un vent de folie s'était abattu sur la région. Une fureur vengeresse. Ça avait commencé par des hommes affolés se rendant à l'hôpital G** tôt le matin : ils s'étaient réveillés avec une douleur vive. Horrifiés, ils s'étaient aperçus qu'une main leur manquait — qu'elle avait été coupée, et qu'elle était introuvable. Certains la gauche, d'autres la droite. Lorsque l'inspecteur et ses hommes s'étaient finalement rendus à l'hôpital, prévenus que quelque chose de bizarre s'était passé dans la nuit, ils virent également un autre homme qui, lui, avait eu le pied gauche tranché. La partie manquante restait introuvable. En pleine hyperventilation, l'homme leur avait crié qu'il n'avait rien senti et que ce fût bien la preuve qu'un démon était à l'œuvre. — Les patrouilles nocturnes ne donnèrent rien : les nuits suivantes, ç'avait été le tour d'autres membres de disparaître. Ça ne pouvait être que le fait d'un groupe — un loup solitaire n'aurait pu trancher tant de membres. À cela s'ajoutait une incompréhension : dans un même foyer, une personne pouvait être victime, sans qu'un cheveu du reste de sa famille soit touché ; ça n'était donc pas une démarche "aveugle". Y voyant un indice, l'inspecteur avait commencé à étudier le profil des victimes — généralement, il s'agissait d'hommes, et il s'aperçut vite que pratiquement à chaque fois, c'était des hommes déjà connus des services de gendarmerie pour des affaires diverses. Menu larcin, drogue, une suspicion de meurtre ; rarement pire. Les mains manquaient plus souvent que les pieds, très rarement des nez. Les âges allaient de 16 à 45 ans. Lorsqu'il s'agissait d'une femme, c'était plus souvent le pied, et elles avaient eu un entourage ou une enfance trouble. Ce fut à nouveau à l'hôpital, un autre matin, que l'inspecteur avait soudain compris de quoi il s'agissait — la révélation lui avait été un jeune homme en larmes, qui tenait son bras sans main avec l'autre comme pour le montrer à tous ; et qui criait : "J'ai volé, oui j'ai volé, je l'avoue ! Et c'est pour cela que l'on m'a pris ma main... Je suis désolé... Je promets que je rendrai ce que j'ai volé, mais moi, qui me rendra ma main ?" — L'évidence : quelqu'un avait su pour le vol, quelqu'un avait su pour tous ces délits... et, fatigué que la justice n'y fasse à nouveau rien, ce quelqu'un s'était chargé de rendre justice lui-même... ou plutôt : eux-mêmes, car il était évident qu'il s'agît d'un groupe. Une Vengeance. — Il jura entre ses dents : si les juges du pays ou de la région avaient été moins corrompus ou laxistes, peut-être aurait-on évité toute cette folie. Maintenant il avait un problème bien plus important que de simples cambriolages. Et lorsque l'un de ses hommes perdit à son tour une main — l'on s'aperçut ensuite qu'il volait le haschich confisqué pour le revendre — ça devenait une affaire personnelle.
    L'horrible croassement reprit soudain — complétant le tableau morbide. Une seconde, tous les autres sons s'étaient tus ; un instant après, ils reprirent. Qu'était cet animal au son si étrange, qui leur glaçait le sang ?
    Plus un mot n'était prononcé. Les hommes regardaient l'inspecteur, attendant une décision, un ordre, n'importe quel signe ; au moins quelques mots quant à la marche à suivre. Celui-ci réfléchissait encore... À défaut de réussir à surprendre les responsables lors de leurs exactions nocturnes, ils pourraient peut-être le faire lors de leur... débarras. Les faisceaux de leur lampes-torches avaient-ils été aperçus ? - Le bayou était si vaste, difficile d'accès ; si peuplé de ces sons à toute heure du jour et de la nuit ; ils avaient peut-être été suffisamment discrets pour pouvoir attendre, tout de suite, dès ce soir. Toute la nuit peut-être. Mais l'endroit restait dangereux ; à tout moment ils se seraient attendus à ce qu'une créature émerge du marais pour s'emparer de l'un d'entre eux... sans un bruit, avec juste un clapotis dans l'eau, comme ces grenouilles gobant les mouches... L'épouvante et l'expectative... — Après tout... l'attente était bien la seule chose qu'ils pouvaient désormais faire. Il se fit comprendre en quelques mots. Chacun trouva tant bien que mal un endroit où il pourrait patienter des heures — l'un contre le tronc d'un vieil arbre encore ferme, un autre accroupi sur un caillou plein de mousse (et dont l'humidité petit à petit imprégnait ses vêtements...), un autre encore restait debout encore quelques hautes herbes et roseaux. Lampes-torches éteintes. La nuit. L'attente...
    La pénombre amplifiait les bruits. À chaque frémissement d'une broussaille, on ne savait pas si c'était le voisin, ou un animal qui furète... ou alors ceux que l'on attendait. Ils s'habituaient à l'odeur, mais ne le pouvaient jamais vraiment avec les sons. L'attente durait des heures — dans l'obscurité qui était devenue presque complète.
    Plouf.
    Quelque chose venait de se jeter dans l'eau sale. Quelque chose de massif... Et aussitôt après, tous entendirent de grands bruits qui frappaient la surface de l'eau. Comme si l'on y luttait. Aussitôt les battements d'ailes de ce qui devait être des chauves-souris s'éloignèrent avec hâte — créatures nocturnes terrifiées. Les lampes-torches se rallumèrent et se pointèrent vers l'endroit d'où cela provenait. L'inspecteur formulait une prière muette, appréhensif, en braquant son faisceau dans la direction entendue... Le cœur battant la chamade... Il se rasséréna en y voyant deux de ses hommes, les yeux qui clignaient dans la lumière trop franche, qui s'étaient empoignés l'un l'autre et, pensant chacun avoir affaire à un malfaiteur, avaient commencé à lutter au prix de tomber dans le marais. Ils étaient maintenant trempés, couverts de saleté et de verdure. Ah çà non, ils n'avaient plus bonne mine ! ...
    Mais alors qu'ils allaient tous en rire — ils remarquèrent... le premier bruit n'avait pas été le leur. Car l'on avait bien jeté, juste à côté d'eux, une large masse. Comment quelqu'un avait-il bien pu se glisser dans l'obscurité, par-delà le terrain si traître du bayou, sans être vu ni entendu, et parvenir à jeter dans l'eau — juste à deux mètres d'eux tous — une telle quantité de matière ? C'était impossible... Ou alors ça avait été jeté depuis le ciel, tombé ici par hasard... Il n'y avait pourtant eu aucun bruit d'avion, d'hélicoptère ni même de drone. Cela se révélait si incompréhensible qu'ils pensaient en savoir désormais encore moins qu'avant — et ce qui était déjà si peu. Car évidemment, la masse projetée dans l'eau : un amoncellement d'extrémités découpées, encore sanglantes...

    Des années ont passé depuis le mois du sang. Le vent de la vengeance était venu, puis il était reparti. Personne n'avait été appréhendé ; quelques pistes et soupçons se révélèrent des impasses. Sans que l'on ait progressé dans l'enquête, tout s'était arrêté, et bientôt plus personne ne se levait tôt le matin quelque peu allégé. Si les juges secrets avaient eux disparu, quelque chose d'autre était resté dans la région : à la fois une sorte de chape lourde, l'impression que chaque manquement à une loi muette serait sévèrement sanctionné — et en même temps... un certain renouveau du vivre-ensemble. Car maintenant, il n'y avait plus de vols, il n'y avait plus d'incivilités. La région était devenue très sûre. Plus personne ne voulait parler de ce qui s'était passé — en fait, plus personne n'avait besoin de le faire : à peu près une personne sur dix en témoignaient en silence, claudiquant sur une prothèse, ou faisant les gestes de la vie courante de la main qui n'était pas un moignon... — Peu à peu, les gens se reparlaient ; la vie reprit... et avec elle une certaine bienveillance s'était invitée. Comme s'ils partageaient tous quelque chose en commun. Ce qui était le cas : cette expérience épouvantable... Une sorte de confiance caractérisait maintenant la région entière. L'on pouvait laisser la porte de sa voiture ouverte, les portefeuilles perdus revenaient avec tous leurs billets, les jeunes femmes pouvaient sortir la nuit... Certains eurent tôt fait de se dire — mais toujours à voix basse — qu'en fin de compte l'horrible moisson avait été salutaire.
    Les pas de l'inspecteur font un bruit de succion sur la mousse mouillée du bayou. Une belle journée d'automne ; le soleil éclairait l'eau opaque qui croupissait çà et là. Il est seul. Parfois, les chants des oiseaux l'accompagnent dans ce qui est devenu sa promenade hebdomadaire. — N'ayant eu aucun résultat, l'affaire avait eu tôt fait de le mettre en retraite anticipée. Ç'avait été la fin de sa carrière. À vrai-dire... ça ne l'avait pas tant gêné que cela ; ça n'aurait été de toute manière que l'affaire de quelques années... et ses collègues lui avaient organisé une belle fête, le jour de son départ. Ses honneurs, le respect, les poignes de mains fermes : tous ses hommes étaient avec lui — n'y a-t-il pas là de meilleur cadeau ? Après tout... qu'importe s'ils n'avaient pas arrêté les vengeurs inconnus. Ils étaient partis d'eux-mêmes, et ils laissaient derrière eux ce que tout inspecteur considérant réellement son métier comme un sacerdoce pouvait espérer en son domaine : une ville sans crime, une région où il faisait bon vivre.
    Un sourire lui revient aux lèvres... Qu'est-ce que cette aventure lui avait coûté, finalement ? ... Quelques années de métier, des années qui auraient été calmes, sans délits... Un peu de respect de la part de ses supérieurs, et des magistrats corrompus... Ça, ça ne valait pas grand-chose ! Il préférait la considération de sa femme et de sa fille... Quoi d'autre? De longues heures d'attente et d'enquête... À se poser des questions... Et puis... peut-être... avec une toute autre équipe... certains soirs... quelques entailles dans les chairs... quelques travaux de découpe...
     
     
  6. Criterium
    Un véritable cauchemar. La pièce était immense. Or, non seulement chacun des quatre murs était couvert d'étagères, celles-ci remplies de livres d'un bout à l'autre, et ce à hauteur de deux étages — plusieurs échelles en bois avaient été affixées pour accéder aux parties supérieures, sans compter l'étroite mezzanine — mais également même l'espace au milieu de la pièce avait été utilisé: une dizaine de grands meubles, tous de très hautes bibliothèques, qui avaient permis d'entasser là au moins encore quatre fois plus d'ouvrages. D'en haut, on voyait que ce n'était qu'une pièce; mais d'en bas, celle-là ressemblait plutôt à une succession de couloirs livresques.
    La plupart des reliures ne portaient aucune marque, aucune indication; souvent c'étaient les mêmes modèles — des cahiers à la reliure en simili-cuir, d'environ 200 pages chacun. Car ce qui était regroupé là, c'était une littérature bien particulière, aux auteurs oubliés: il s'agissait des journaux intimes de centaines de personnes.
    — Et le cauchemar, c'était que nous allions devoir les vérifier un par un — sur des milliers et des milliers de tomes.
    Je pris un volume au hasard: il est rempli d'une écriture tassée, cryptique, difficile à lire; au fur et à mesure des pages, la seule différence immédiatement visible était que le stylo-bille noir avait perdu de l'encre et écrivait de manière de moins en moins contrastée. Ce tome-là n'est ni daté, ni signé; il aurait fallu le déchiffrer en entier pour en savoir plus sur l'auteur à la calligraphie maladive. — Un autre volume: une belle écriture féminine, à la plume. Celui-ci est daté: 2018-2021. Il n'est pas signé. — Un autre: une écriture encore plus petite, en pattes de mouche, quasiment incompréhensible et qui semblait avoir abrégé les mots usuels et courts en un ou deux traits comme dans une sorte de système moderne de notes tironiennes. Là, "comme" était devenu un "c" dont la partie inférieure était allongée sur la droite; "tel" et "tant" ne laissaient deviner que leur "t"; "jusqu'à" devenait "j~~", et ainsi de suite — et, cerise sur le gâteau, tous les prénoms avaient été codés par une lettre arabe... Je reposai le tome. Ça allait être encore plus difficile que ce que j'avais cru en entrant dans la salle.
    La tâche allait s'avérer monumentale, cyclopéenne. — Je jetai un coup d'œil à mes deux collègues. Aucune parole n'eut à être échangée: leur visage laissait lire — comme un livre ouvert — un mélange d'étonnement, de paralysie, de désespoir, et de résolution. Comment les motiver? Moi aussi, je me demandais si nous ne ferions pas mieux d'abandonner sans même commencer... Et en même temps... cela me rappelait une histoire orientale, que j'avais entendu il y a bien longtemps, sans y prêter tant d'attention: c'était l'histoire d'un idiot dans le désert, et qui avait soif. Après avoir marché des heures, il se trouva soudain devant une rivière: sauvé! Mais au lieu d'y boire, il s'était contenté de rester figé sur le rivage, et de regarder fixement le cours d'eau, se disant parfois à lui-même: "Non." — Des marchands, qui passaient par l'oasis, le virent et lui demandèrent: "Mais pourquoi ne bois-tu pas?" - Et l'idiot de répondre: "Non... Je ne pourrais pas boire la rivière en entier. Alors ça ne sert à rien que j'y mette les lèvres." - Les marchands rirent de lui. J'imaginais que l'un d'entre eux avait même dû finir par le jeter à l'eau pour voir si cela le guérirait de sa stupeur.
    — "Bon...", commençai-je.
    Les mots ne me vinrent pas tout de suite. À l'intonation pourtant, je sentais que c'était là, juste à cet instant, que le moment était venu: que l'énergie pourrait revenir juste en une phrase, et que le doute, devenu inutile, pourrait être remplacé par un minutieux travail de fourmi. — Cette déclaration — ce moment — cette énergie: c'était à moi qu'il était advenu de sonner le gong qui annoncerait la ligne de départ.
    Le pourquoi — le comment.
    — "Bon:" — repris-je — "Nous sommes dans la salle des archives de T**. Ici sont stockés tous les journaux intimes des hommes et femmes ayant fait partie de nos "services" — ainsi que ceux de leurs connaissances au premier degré. Vous savez tous quelle est notre mission. Nous devons retrouver deux choses: - les carnets du Général T., et - toute allusion au Général T. dans le journal intime des personnes et collègues qui lui furent proches. Nous avons une liste, incomplète, de ceux-là. Ici. — 100% d'allocation de notre temps à cette tâche: c'est une mission prioritaire. 7 heures - 22 heures tous les jours. Jean nous apportera les repas dans la pièce d'à côté. On dort en haut, les chambres sont prêtes."
    — "Comment proposez-vous que l'on s'y prenne?"
    — "On va procéder par étapes... Il va falloir faire un début d'inventaire. Chaque personne ayant rédigé un journal aura un numéro de code, au cas où on ne retrouve pas son nom. On va établir un système pour pouvoir savoir exactement sur quelle étagère, de quelle bibliothèque, et dans quel volume, retrouver chaque livre de chaque personne; comme cela on pourra toujours y revenir facilement. Chaque jour, pendant quelques heures, l'un d'entre nous ne va s'occuper que de l'inventaire, en ne parcourant le journal qu'en diagonale. Marc — comme tu t'y connais bien en bases de données, tu pourrais faire ça, si ça te va. Parfait. Évidemment si on y trouve par hasard une mention de l'un des individus d'intérêt, alors: petite pastille autocollante sur la reliure. Rouge si le Général T. est mentionné, orange si c'est l'un de ses contacts qui l'est. L'inventaire va se faire systématiquement de gauche à droite. La deuxième personne va reprendre tous les journaux inventoriés et les lire en vitesse. Comme cela prendra plus de temps que l'inventaire, la première personne y contribuera aussi pendant les heures non dédiées au classement. Finalement — la troisième personne jouera le rôle d'éclaireur: lecture de journaux au hasard, partout dans la pièce. Petite pastille bleue pour suivre ceux qui ont été compulsés. Comme il n'y a pas de raison que les journaux qui nous intéressent soient situés là où l'on débute l'inventaire, mais pourraient se trouver n'importe où, ça nous permettra peut-être d'identifier une 'zone' où seraient rangés les journaux de l'une des cibles. Dès que l'on commencer à identifier des journaux d'intérêt, une personne deviendra préposée à les étudier alors en détail, page par page. Il y a plusieurs types d'informations stratégiques que nous aurons à y chercher — on en reparle dès que l'on trouve le premier livre réellement intéressant."
    Les consignes avaient été données — un début de méthode s'était dessiné.
    Il ne restait plus qu'une dernière phrase pour que revienne toute l'énergie nécessaire afin de s'y lancer.
    — "Café illimité. Bon courage, les gars..."
  7. Criterium
    On m'avait dit: — "Vous devez absolument le rencontrer. Vous avez quelque chose en commun."
    Lui, c'était l'homme que jusqu'alors je connaissais sous le pseudonyme de "Prometheus". — Jamais vu en public, il étendait ses réseaux en secret, jouant aux ombres, manipulant à distance de grandes quantités d'hommes et d'argent. Je ne l'avais jamais aperçu — moi non plus, comme tant d'autres. Quelle fut donc ma surprise ce jour-là en réalisant que l'anonyme était à la fois si inconnu et si proéminent — car dès que je le vis je le reconnus — et comment donc! — c'était le troisième frère Bogdanoff.
    Tard le soir.
    J'étais dans l'un de ces corridors souterrains, aux murs couverts de livres et de caisses poussiéreuses, que l'on trouve sous tous les grands musées du monde. Les "archives" — un véritable dédale. La plupart des gens n'imaginent pas le nombre de pièces que possèdent réellement ces établissements. Les expositions permanentes n'en montrent qu'une infime partie; la moitié étant d'ailleurs des moulages modernes, pour garder l'original à l'abri. Là, en bas, dans chacun de ces cartons se trouvaient des morceaux de tablettes babyloniennes, des papyri qui n'intéressaient que les spécialistes du démotique, des fragments de poterie qui n'avaient rien de particulier ou de fascinant et restaient donc dans leur boîte, et tant d'autres artefacts... Les étagères s'étendaient sur des kilomètres — si l'on eût mis chaque corridor bout à bout. Quelques couloirs étaient high-tech, mais la plupart ressemblaient plutôt à celui-ci: boisé, étroit, et rempli de livres et de cartons soigneusement étiquetés. Quelques néons trop blancs, et quelques ampoules trop faibles pour toute lumière. Il n'y a plus de fenêtres une fois sous terre, dans le labyrinthe.
    Par endroits ils se connectaient à des galeries discrètement rénovées et qui faisaient partie de l'ancien réseau des catacombes de Paris. Des grilles modernes avaient été placées çà et là pour éviter que les accès ne soient découverts par des profanes cataphiles. — C'est ainsi que l'on pouvait passer par la cave d'un immeuble proche du Louvre, pénétrer les archives, suivre un détour particulier, pour enfin se retrouver dans une grande salle située quelque part sous la ville (je n'ai jamais su où exactement), qui servait de sorte de "salle d'audience" pour Pavel Bogdanoff.
    Tout le monde connaît les deux autres frères: leur famille alliant une ancienne lignée noble tatare avec celle des Ostasenko, nobles de Poméranie; leurs visages qui au fil des ans s'étaient tuméfiés à force d'injections au menton et aux pommettes; les mensonges et les controverses, et malgré cela leur omniprésence dans certains cercles médiatiques et politiques; les réseaux que l'on en devinait... Avec toujours l'hésitation renouvelée à chaque livre ou chaque affaire: devait-on les prendre au sérieux... — Il en allait tout autrement pour le troisième. Il vivait caché, donc personne ne se posait la question quant à lui car l'on n'en connaissait généralement pas l'existence; mais moi, je savais bien, de par nos relations communes, et ces longues années à lire les planches signées G⸫M⸫Prometheus♅ qui circulaient dans certains milieux, que cet homme était un maître d'échecs. Manœuvrant ses pièces et sacrifiant des pions. — Physiquement, son visage était immédiatement reconnaissable. Lui aussi était passé par les mêmes bistouris, le même botox, ou alors le même laboratoire américain fictif dans les années 1990. Lorsqu'il sortait au grand jour, on avait toujours dû le confondre avec l'un de ses frères.
    Je pénètre dans la salle.
    Ici, le sol et les murs sont couverts de tapis orientaux; on se serait cru dans une pièce d'un palais du Caucase. Les tapis dissimulent une estrade, sur laquelle trône une chaise au dossier haut et sévère. Aussitôt je le reconnais. Ses traits sont fixes; il ne fait pas un geste. Est-ce pour le cérémoniel, est-ce l'habitude d'un homme qui a appris à force d'exercices à maîtriser chacun des plus petits muscles de son corps, jusqu'à savoir rendre son visage absolument immobile? — C'est l'impression qu'il me donne. L'on devine immédiatement qu'il possède un quelque chose que n'ont pas ses frères.
    Je remarque à peine deux acolytes, entièrement vêtus de noir et aux visages masqués, qui se tiennent à deux recoins de la pièce. Des hommes de main, certainement; ceux-là aussi sont immobiles, et l'on sent bien qu'au mot de passe adéquat les agents feront ce que leur maître ordonnera. — Mais voilà que celui-ci prononce enfin des mots. Sa voix de basse résonne dans la pièce comme si c'était le coffre d'un instrument; puissante, très bien articulée:
    — "Je vous rencontre enfin, ô cher Frère Sept-Points Tiresias. — Ave."
    Je comprends immédiatement l'allusion. Sept points. La seule explication pour qu'il connût ce détail était qu'il était lui-même chargé de fonctions équivalentes. C'était donc lui qui s'occupait de l'Île-de-France? Toute l'envergure de ses manœuvres prenait tout son sens à cette simple révélation... Cela ne pouvait également signifier qu'une seule chose: il avait une faveur pressante à me demander — c'était un homme qui avait besoin de quelque chose. Une information secrète et qu'il ne pouvait pas obtenir de son agent-double habituel, Monsieur Lévy.
  8. Criterium
    — "Mais enfin, c'est ridicule".
    L'homme qui venait de porter le jugement était le détective McAron, un collègue de longue date. Son expérience dans le milieu n'était plus à prouver. Sûrement était-elle à l'origine de cette propension à se déclarer avec hâte en faveur de telle ou telle hypothèse, souvent sans hésitation; par mots incisifs, il tuait une théorie, proposait un autre angle, toujours affirmatif. Ç'aurait été irritant si je ne savais pas que ce n'était qu'une façade cavalière, et qu'avec ces déclames il cherchait surtout à se convaincre lui-même. De plus, il l'avouait sans problème: c'était juste sa manière de réfléchir. Lutter contre ses premières impressions était un exercice. Patient, je repris:
    — "Considérez ça juste un instant. Que savons-nous? Nous savons que F. H. a passé le plus clair de son temps, l'an dernier, chez le fameux notaire. Nous savons que le notaire a été impliqué — par de multiples occasions! — dans des affaires dont toutes impliquaient, d'une manière ou d'une autre, une personne aux R.G. . Lundi dernier, au cours de la même nuit, un vol par effraction est commis chez F. H., l'un de ses tableaux; et une même "visite" est menée chez le notaire, sans que là rien cependant ne soit subtilisé. Vrai ou faux — toujours est-il que c'est ce que celui-ci affirme. Une frégate que nous savons utilisée par les services part la même nuit du port de Marseille. L'aconier fait état de grandes boîtes — approximativement de la même taille qu'une toile, c'est lui-même qui nous a donné cette précision."
    Le détective hoche la tête, bougon. Notre marche s'était quelque peu ralentie, et par grands gestes je ponctuais les faits pour en souligner l'importance.
    — "Certes, certes! Mais le reste de votre "théorie"? "
    — "Le tableau était récent, F. H. n'en a donné que la plus vague description; je suis d'avis qu'il avait quelque chose à cacher."
    — "Pourquoi pas — mais des vols de toile, cela arrive tout le temps. Au marché noir, moins l'œuvre est connue, plus elle a des chances de se vendre sans que le bénéfice ne s'en ressente. Il n'y a pas de lien prouvé entre le vol et le navire. Entre Avignon et Marseille, il faut quoi? Une heure à peu près? Le timing est trop juste: l'invité-mystère ne serait resté dans la demeure qu'à peine une minute. Combien de cambriolages dans toutes les bourgades à proximité dans la même nuit? Nous ne le savons même pas. Et puis: admettons que les deux événements sont liés; le reste de votre théorie?"
    — "C'est justement la rapidité de la subtilisation qui m'a mis sur la piste. Même la porte brisée ne fait pas sens: qui aurait immédiatement trouvé la véranda, pourtant bien abritée des regards, fracturé le carreau pour en tourner la serrure, s'aventurer dans un dédale de pièces et d'antichambres sans se perdre et comme en ligne droite vers le bureau, pour en prendre juste une toile bien précise — sans, je vous le rappelle, vérifier les tiroirs, fouiller les papiers, prendre l'une des statuettes de sa collection, ni même explorer les bijoux de madame. Pourtant, des choses de valeur, ça n'était pas difficile à trouver là-bas, nous l'avons bien vu. Bref: le voleur savait exactement ce qu'il devait prendre, où, quand et comment. À mon avis, la porte n'était même pas fermée. Peut-être même que c'est F. H. lui-même qui lui a confié le paquet, et que l'inconnu a eu tout le temps pour filer vers Marseille pendant que F. H. brisait le carreau lui-même."
    — "Et pourquoi cet objet précis?"
    — "C'était bien qu'il ne s'agissait pas d'un tableau, mais tout simplement d'un message. Je pense qu'il y a des documents cachés dans le cadre, ou qui sait, peut-être même des microfilms imprimés sous la couche de peinture. Toujours est-il: l'information est ramenée jusqu'au port, le destinataire averti sait immédiatement de quoi il s'agit et a dû recevoir l'instruction de larguer les amarres, ce qu'il fait derechef. Tout cela a du sens si l'on admet que F. H. n'est pas à la retraite, mais au contraire a gardé un rôle-phare dans tel ou tel groupe affilié aux services."
    — "Je persiste à croire — et s'il vous plaît, ne le prenez pas mal — que vous vous êtes plutôt façonné une nouvelle théorie du complot."
    Nous nous arrêtâmes machinalement une fois arrivés à la place qui bordait la vieille ville. Comment ne pas comprendre son point de vue? Il est vrai que les liens entre chaque élément du puzzle ne consistaient en rien des preuves. Chaque événement aurait pu être indépendant. L'intuition, toutefois, refusait de s'incliner pour l'instant. Je ne pouvais pas imaginer qu'une même trame ne connecte l'ensemble, et le simple fait que la chronologie soit possible s'invitait à penser qu'elle fût donc nécessaire. Avec un silence et un sourire, j'invitai McAron à partager un café à quelque terrasse de la place. L'après-midi était ensoleillée et agréable, et nous avions bien le temps de boire quelque chose de chaud après toute cette marche. Nous nous dirigeâmes vers l' "Échoppe". La place était fort fréquentée à ces heures, et quelque passant observateur aurait pu remarquer certaines de nos habitudes qui trahissaient le métier: le choix d'une table en terrasse, dos au mur et face à l'entièreté de la place; l'un de nous étant resté dehors le temps que l'autre fasse signe au garçon; le regard qui vérifiait avec régularité chaque rue et ruelle attenante. Lorsque quelque conversation prenait du volume, le fait de ne pas forcément regarder ceux qui y prenaient part, mais ceux-là, autres, qui s'étaient tournés vers le groupe, et trahissaient ainsi en avoir compris des bribes.
    Un jeune homme nous amena deux cafés, serrés, et la note. McAron allait boire le sien encore brûlant. Pourquoi voulait-il tant se faire mal au palais? De mon côté, j'avais développé l'habitude de maintenir la coupelle d'une main, la tasse de l'autre et, comme s'ils étaient liés par une chaîne invisible, de les mouvoir ensemble, l'une au-dessus de l'autre, de la table jusqu'aux lèvres. Les tables proches de la nôtre accueillaient touristes et étudiants; parmi les conversations en français et en anglais, des tranches de vie se dessinaient. Nous étions plutôt silencieux. Il fallait savoir profiter d'un répit, les quelques mots laconiques n'étaient donc pas pesants. Au contraire, parfois nous communiquions d'un sourire, ayant entendu quelque mot d'esprit à côté.
    — "Tiens, justement", fit-il. Il pointa une fenêtre à l'autre bout de la place. L'immeuble du toit à la porte reflétait le ton sévère de ces anciens hôtels transformés en collections de cabinets d'avocat. Comme aucune fenêtre ne semblait se démarquer de cet air grave, je lui demandai ce qu'il voulait dire. Troisième étage, deuxième à droite — si point d'erreur. Il s'agissait là du cabinet de X., l'un des anciens avocats de F. H. . Amusante coïncidence, mais qui ne nous apportait aucun nouvel élément sur l'affaire.
    En promenant le regard le long de l'immeuble, je la remarquai enfin.
    — "Regardez", lui indiquant à mon tour le détail qui dénote.
    — "Trop éloignée de la terrasse pour être avec les touristes". J'acquiesce.
    — "Étrange, ça n'a pas l'air de la maison, non plus".
    À proximité de la porte, la forme sombre d'un carton, manifestement abandonné. Certains touristes oubliaient leurs bagages, mais aucun avocat ne laissait traîner un carton à demi-ouvert à deux pas de son lieu de travail. J'eus un mauvais pressentiment. En un regard, il me comprit. Nous décidâmes de faire signe au garçon, et lui montrâmes le colis oublié. Il allait s'apprêter à traverser la place pour y jeter un œil, mais je l'en empêchai de justesse. Je comprenais qu'il ne s'agît là peut-être que d'une fausse alarme et d'un carton vide, mais je n'allais pas le laisser le prendre à pleines mains au cas où mon mauvais présage se confirmât. Appeler la police, créer un périmètre, certes un casse-tête pour un restaurateur de la place. Ça allait faire fuir la clientèle et attirer les curieux. — Et, de fait, nous n'eûmes même pas le temps de terminer notre signalement: un cri strident résonne de là-bas.
    Un cri qui me rappelait des choses que j'avais voulu oublier.
    McAron, lui aussi, immédiatement comprit de quoi il s'agissait.
    Un ordre pour le garçon d'appeler immédiatement les autorités, et nous nous ruâmes vers l'immeuble. Mon collègue brandit un badge et en quelques mots brefs empêcha quelques curieux de trop s'approcher. Un étudiant costaud nous aida à signaler à la foule de garder une certaine distance; quelques autres s'occupaient de la touriste en pleurs, anéantie par sa découverte. Car nous le voyions bien désormais: un seul regard sur la boîte ouverte avait confirmé le problème. Mes théories n'étaient peut-être que des collections de coïncidences, mais je sentais bien que la présence de trop de pièces de puzzle confirmait l'existence du puzzle — et mon collègue semblait déjà plus enclin à y re-réfléchir. — — Car ce que contenait le colis, c'était la tête de X.
  9. Criterium
    Enlever la puce de son téléphone ne suffit pas. De nos jours, tout le monde sait que chaque smartphone sort de l'usine rempli de mouchards. Un transpondeur GPS fait partie du design. Il y en a un installé au niveau du software, qui se charge lorsque le système d'exploitation est lancé; il y en a un autre en hardware, qui guette en plusieurs modes les récepteurs pour leur envoyer la position. C'est celui-là qui fait que par ailleurs, également, enlever la batterie de son téléphone ne suffit pas. — Ouvrir le boîtier pour en ôter le mouchard? Impossible: le circuit est gravé sur les microprocesseurs essentiels. Alors que faire pour se soustraire au système? Et bien, cela dépend de ce que vous comptez faire... Quand il y a trop d'information — tout est sauvegardé — tout est laissé à l'algorithme. Les trajets ne seront scrutés que dans deux cas: (1) vous êtes impliqué dans une affaire de surveillance, jusqu'au second degré (c'est-à-dire: l'ami de votre ami est suivi par le contre-espionnage) ou (2) vos mouvements ont été suspects, par exemple être resté un peu trop longtemps là où il y a eu un meurtre, ou des trajets erratiques et trop différents chaque jour. Par exemple, aller d'un point A à un point B en utilisant systématiquement, et quotidiennement, un détour qui passe par des endroits différents et comprenant des lieux de "brouillage de filature" (grand hôtel dont les portes connectent rapidement sur trois ou quatre rues différentes), fera en sorte que le petit point vert de votre téléphone devienne un petit point rouge. Si vous êtes né à l'étranger et occupez un poste à responsabilité, félicitations: cela suffira pour commencer votre dossier quelque part à la SI. — Inutile d'écrire à la CNIL pour protester, elle n'a pas été créée pour ça.
    Voilà pourquoi Monsieur T** faisait les cent pas dans son bureau, ce matin. Sur le parquet vernis, les bruits de ses pas rythmaient ses pensées et suppositions. Au moins, les locaux de l'étage du dessous étaient vides; le confinement avait eu pour conséquence ces grands chamboulements, dans ces immeubles qui se spécialisaient dans l'hébergement des sociétés n'ayant pas besoin de beaucoup de surface. La moitié des compagnies avaient plié bagage, et la moitié de celles-ci avaient pris la peine d'enlever leur logo de la porte d'entrée ou du hall qui, devant l'ascenseur, indiquait à chaque étage quelle personne morale y trouver. — Ce serait donc cela de gagné: il n'avait pas besoin de s'inquiéter de la présence de microphones directionnels collés aux murs des appartements attenants, ou au plafond d'en-dessous. Ç'aurait été du reste impossible à détecter; il était convaincu qu'à la construction du bâtiment, quelqu'un avait pris bien soin de couler des diodes dans le béton.
    Alors comment procéder? De temps en temps, Monsieur T** s'arrêtait, et jetait un coup d'œil sur le smartphone posé sur le bureau; un regard teinté de méfiance envers l'ami bien pratique et bien encombrant, qui voulait le trahir. S'il avait été en groupe, ils auraient pu passer la frontière sous prétexte d'une conférence, et ramener un gros paquet de vieux téléphones avec des cartes prépayées, que tous n'utiliserait qu'une fois chacun. Mais il n'avait pas besoin de communiquer, juste de s'absenter le temps qu'il faut; et plus de personnes étaient au courant, plus l'opération serait difficile à mener. Il fallait procéder méticuleusement... Alors il se répétait mentalement — inimaginable que de laisser une trace écrite! — les objectifs.
    Il fallait sortir du pays sans apparaître sur un registre. Au moins il pourrait compter sur le manque de coordination entre les pays européens pour ensuite passer les autres frontières. Mais il hésitait encore entre deux itinéraires. Analysons. Qui avait caché des armes partout en France et en Italie depuis les années 1950? — Il le savait très bien: l'Amérique. Au début, l'existence des stay-behind était un secret au plus haut niveau, et le découvrir avait résulté en des disparitions mystérieuses encore dans les années 1990; tout cela était désormais un secret de polichinelle. Mais ces caches étaient trop vieilles. Cependant il était déjà facile de deviner, en faisant un minimum de géopolitique, où se situaient aujourd'hui les caches bien plus modernes — les armes pour le XXIe siècle: l'âge du conflit... le conflit qui viendrait, celui qui arriverait partout, bientôt — le conflit que la plupart pouvaient ressentir à l'avance, et deviner l'ombre rouge qui s'approche. — Premier lieu: le Maroc. Cela faisait au moins une décade qu'il était clair quel bord les États-Unis jouaient au Sahara occidental. Cela faisait déjà longtemps que certains bateaux transportant les armes américaines pour le Moyen-Orient faisaient escale à Tanger. C'est bien pour cela que les trafiquants qui y sont arrêtés sont tous russes... Les caches devaient être parsemées sur la côte. Sans doute au Cap Spartel, et au Jabal Musa; mais il n'avait pas les coordonnées satellites, et pas d'informateur précis. Ce serait difficile sur le terrain. — Deuxième lieu: l'Ukraine. Là, c'était plus facile de savoir où étaient les livraisons, puisqu'elles avaient déjà beaucoup servi... Kiev et Odessa. Entrer en contact avec l'armée irrégulière ne serait pas le plus difficile; mais le faire de manière à ne pas éveiller les soupçons lorsqu'il s'agira de subtiliser un système de visée à distance sera plus acrobatique.
    Seconde étape: établir sa base arrière. S'il optait pour le Maroc, ce serait Barcelone. S'il optait pour l'Ukraine, ce serait vraisemblablement Frankfurt. L'avantage de ces deux villes était qu'elles organisaient toutes deux tant de conférences et séminaires internationaux, qu'il pourrait facilement les utiliser elles-mêmes comme "étapes intermédiaires" — comme des caches. On dépose la marchandise dans un endroit secret, enterrées dans une cave ou dans le faux-plafond d'un appartement, et on peut la récupérer en temps voulu au prochain voyage, qui celui-là pourrait se faire sous un prétexte officiel. Le lien ainsi entre le moyen d'acheminement de l'arme et sa récupération est "coupé" dans le temps.
    Pour passer la frontière, l'idéal restait le covoiturage. Il faudrait le faire sous couverture, mais avec des personnes avec lesquelles il pourrait se familiariser suffisamment pour pouvoir dissimuler quelques bagages supplémentaires, et sans que cela ne génère une fouille... Finalement, c'était bien cela l'étape qui paradoxalement lui faisait lui poser beaucoup de questions. Il avait encore en tête le souvenir de ces voitures remplies à craquer de valises, de sacs et de personnes — qui roulaient des heures et effrayaient à chaque virage un peu sec, tout le long de la côte pour aller jusqu'au bled... — Mais cela resterait plus facile que d'arranger l'équivalent à la frontière germano-polonaise. Monsieur T** ne cessait de comparer les deux scénarios, tentant d'imaginer les parallèles et les différences que cela engendrerait. À force de peser et de repeser les options, il avait l'impression que cette préparation méticuleuse pour ne pas être tracé allait finir par le paralyser lui-même.
    Sacrifier un minimum de sécurité pour faciliter cette étape? — C'était la question qui lui revenait, et qu'il n'était pas encore résolu à adresser.
    Pourquoi encourir ces risques lui-même? — Il le savait bien: impliquer plus de personnes créait autant de points faibles. Mais il devait considérer toute la sécurité qui était acquise en faisant en sorte qu'un autre joue le rôle de la mule. Pour brouiller les pistes, il faudrait peut-être que celui-là aie une raison annexe de le faire. Et impérieuse. Ainsi, s'il était pris, seul le motif principal allait transparaître; et pas forcément les voies parallèles. Il devait presque jouer à un personnage d'Inception — planter une idée subtile, plutôt que de commanditer une livraison trop évidente. Mais comment s'occuper de cela lorsque l'on n'a pas accès aux rêves de l'éventuel complice? — Lui qui ne fumait pas, il avait l'impression que c'était pourtant son cerveau qui finissait paquet après paquet. Alors il marchait, il allait, il venait... Le bruit des pas reprenait; auquel se mêlait, de temps en temps, celui de voitures accélérant et de sirènes au-dehors. Et...
    — Eurêka! — Monsieur T** arrêta soudainement de faire les cent pas.
    Il avait trouvé l'idée.
    — Il allait organiser son propre go-fast franco-maroco-espagnol.
  10. Criterium
    Il est déjà midi et c'est la dèche. Je suis là et je n'ai rien. Je suis arrivée dans cette ville avec pour toute possession ce que j'ai dans mon petit sac de voyage, et 40 euros en poche. Je n'ai pas d'endroit où dormir. Aujourd'hui encore je vais sauter le repas; il me reste quelques heures pour trouver toit et couvert. Sinon, je vais tenir deux-trois jours puis me retrouver à la rue, nouvelle mendiante. J'aurais fait tout cela pour rien, et ce sera la mort rapide ou lente.
    En parcourant les rues pavées du centre-ville, je me disais que j'exagérais; il y a toujours des associations, les services sociaux, et même des centres d'hébergement d'urgence dans cette ville. Par contre je ne les connaissais pas bien, et comme je n'avais ni téléphone ni internet, impossible de vérifier en deux clics. Il faudrait retrouver une librairie — il y a généralement quelques ordinateurs que l'on peut utiliser gratuitement. En même temps... j'ai entendu tellement d'histoires d'horreur, dans ces foyers. Coups, violences, duretés... J'avais vraiment envie d'éviter ça. Au moins un peu plus longtemps. Et puis, quelle alternative? — Ce n'est pas comme si je pouvais rentrer "chez moi"...
    À cette heure, les rues sont animées; les restaurants laissent tous entendre un brouhaha joyeux. Le soleil chauffe l'air, le printemps va devenir été. C'est la saison où déjà affluent les touristes étrangers. On les devine facilement: là, un chapeau, là, une chemise à fleurs, là, des lunettes de soleil... à chaque fois, c'est juste un détail de la tenue qui trahit tout de suite le touriste. C'est décidé, dès que je connais un peu mieux la ville, j'essaierai de leur vendre mes services de guide touristique. Les américains et les allemands payent toujours pour quelques informations glanées d'une locale; ils en tirent l'impression d'être déjà sortis des sentiers battus.
    À chaque terrasse, des couples et des groupes d'amis partagent leur repas sous les parasols, partout de sortie. D'autres attendent encore le service, d'autres encore patientent simplement pour que le serveur les remarque enfin. À la pizzeria du bout de la rue, à côté d'une belle place verdie, c'est encore plus prononcé. Je m'arrête. Ok — je vais tenter le coup. Je passe les terrasses, rentre, et me dirige directement vers le comptoir où un homme aux cheveux poivre et sel trépigne. Dans la pizzeria, je ne vois qu'un seul serveur: un garçon presque aussi jeune que moi, tout frêle et qui avait l'air d'avoir été employé la veille. Pour s'occuper d'une trentaine de convives... Ils ont un problème immédiat. Ça, c'est facile de le voir; aussi cela raffermit ma voix lorsque, me tenant bien droite devant l'homme qui vient de me remarquer:
    — "Vous avez besoin d'une serveuse?"
    Il souffle. Il pensait certainement tout d'abord que j'étais une cliente qui allait lui crier dessus à force d'attendre. Mais maintenant il me regarde différemment. C'est déstabilisant: comme pour me jauger en un instant, calculant la possibilité. Étant donné le problème auquel il faisait face tout de suite, je décidai d'abattre une autre carte. — "Je commence tout de suite si vous avez besoin d'une serveuse." — S'il me demandait un CV, ce serait évidemment une fin de non-recevoir.
    — "Vous avez de l'expérience?"
    — "Oui", mentis-je.
    Il hésitait encore un instant en silence, soit qu'il ne me crût qu'à moitié, soit qu'il voulût me communiquer que c'était une faveur et qu'il pourrait se passer de moi à la moindre faute.
    — "Ok. Ça marche. Essai immédiat, on en reparle tout à l'heure."
    Je dépose mon sac derrière le comptoir, et il me tend un tablier noir avec l'enseigne de l'établissement. À un signe, je comprends qu'il faut m'attacher les cheveux en queue-de-cheval. Bloc-notes, crayon; la panoplie est complète. Avec un peu de chance, il ne va pas trop m'arnaquer et j'aurai au moins quelques euros de plus en poche à la fin du service. D'un monosyllabe, il appelle l'autre garçon. Pas de perte de temps: "Ça, c'est Jean. Jean, tu fais toutes les tables paires, et toi" — il ne connaissait même pas encore mon nom — "tu fais les impaires." — On hoche la tête. J'ai juste le temps de dire un mot à mon collège — "Florence" — et nous voilà à marcher dans tous les sens pour prendre les commandes. C'est presque le chaos, mais à deux on a une chance.
    Du ton le plus professionnel... — "Bonjour Messieurs, avez-vous fait votre choix?" — "Bonjour, voici notre carte." — "Voulez-vous boire quelque chose?" — "Bonjour! J'espère que vous appréciez votre séjour dans notre ville" (pour les touristes). — Ça ne cesse pas. Je griffonne rapidement les commandes, court presque jusqu'à la fenêtre de la cuisine, à côté du comptoir, là où l'homme crie les chiffres et les plats au cuisinier. Prendre quelques verres, la carafe d'eau... ressortir, re-rentrer, récupérer un plateau avec les assiettes... Parfois c'est si lourd que je me dis qu'un faux-pas va me trahir et que tout va voler sur les habits du client le mieux vêtu, et que je vais me faire virer moins d'une heure après avoir pénétré les lieux. Je n'ai jamais autant marché, les muscles de mes jambes me le crient. Pourtant, toute cette activité ne cesse de me donner de l'énergie, et j'oublie ma situation à chaque salutation enjouée de nouveaux clients. Le temps passe vite. Pas d'accident.
    Rapidement, il ne reste plus que deux hommes parlant affaires et partageant une grande pizza "bûcheronne" (jambon du terroir, champignons sauvages). Ils sont venus tard et progressent très lentement. Et, en terrasse, quelques couples prolongeant le dernier café après avoir payé un peu plus tôt. — L'employeur me fait signe de venir le voir, et à Jean que c'est à lui de surveiller la dernière table.
    — "Bon, c'était pas mal. Tu t'appelles comment?"
    Je lui réponds. Il sort une excuse, que j'écoute à peine, comme quoi ce travail ne peut pas être officiel, mais qu'il veut bien me garder. Travailler au black et pour pas grand-chose, je m'y attendais, donc ça me va. Et puis je pourrais moi aussi toujours partir le jour-même où je trouve autre chose, si je trouve autre chose... — 5 euros de l'heure... Il me tend un billet de dix. Ça me paraît à la fois étrange — être payée si peu et au compte-goutte — et très impressionnant, puisque j'ai juste un peu couru partout et fait des sourires sans effort, et l'on me paye autant pour ça... La dualité de mon ressenti m'étonne. Ça me semble à la fois peu et trop. C'est donc ça, mon entrée dans la "vie active"? — Certains touristes américains m'ont laissé des pièces, ce qui doit faire un peu plus de cinq euros de plus. Vite, un peu de calcul. Trois heures le midi, quatre le soir; il m'a dit que c'était du "6 jours sur 7"... — 24 fois 35... incroyable, 800 euros? - Je sais bien que ce sera au mieux saisonnier et qu'on peut me faire partir n'importe quel jour, et pourtant j'ai l'impression d'avoir décroché le jackpot: quelque chose, n'importe quoi, qui me permettra de tenir quelques semaines.
    — "Tu reviens à 18 heures?"
    *
    En étudiant le plan du quartier à un arrêt de bus, je découvre que la faculté de sciences est juste à côté. Il suffit de suivre l'avenue, traverser un parc, et on y est. Or, cet endroit a exactement ce qui m'intéresse — c'est ainsi qu'une demie-heure plus tard, je me retrouve là-bas, en face d'un tableau de liège, couvert d'annonces, de flyers, de documents et autres papiers épinglés sur toute la surface du tableau. Beaucoup ont été placés par-dessus d'autres notices, certaines anciennes, d'autres simplement malchanceuses. Publicité pour un syndicat étudiant pour la prochaine rentrée, notice d'un intervenant donnant une conférence dont le titre est incompréhensible (quelque chose "acide valproïque" et des chiffres)... Et dans un coin, des papiers dont l'on peut arracher des lamelles avec un numéro de téléphone mobile: les petites annonces pour colocataires. Je repère la plus récente. Encore intacte, elle vient certainement d'être posée.
    "Petit appartement proche centre-ville, 3 étudiants, recherche colocataire H/F pour quatrième chambre" — avec un prix dérisoire et un numéro.
    Un garçon grand et maigre vient à côté de moi et jeter un coup d'œil aux notices. Il a des lunettes et une casquette qui ne lui va pas du tout. Noire avec des motifs floraux dorés, et quelques lettres: Versace. — "Excuse-moi? Tu peux me prêter ton téléphone?" — Lui, n'ayant ni l'habitude qu'une fille lui adresse la parole et encore moins que ce soit pour lui emprunter son smartphone, semble ne comprendre qu'à moitié et reste là, la bouchée bée et l'air bête. J'essaie de le rassurer. "T'inquiète" — je pointe l'annonce — "Je veux juste appeler ce numéro-là pour voir si c'est dispo. Je ne vais pas te taxer ton téléphone..." - puis j'ajoute: "Le mien ne marche plus", en mentant. Avec réticence, il accepte, compose lui-même le numéro puis me passe son téléphone. La coque représente un groupe de musique que je ne reconnais pas. Il se tient près de moi, cherchant sans doute à éviter que je prenne la fuite en le volant.
    — "Allô, j'appelle pour l'annonce..."
    C'est un homme à la voix un peu aiguë qui me répond. Oui, la chambre est encore disponible; l'annonce venait d'être posée à midi. J'étais la première. Par contre, impossible de visiter aujourd'hui. Ils pensaient que ça prendrait quelques jours, du coup ça n'est possible qu'après-demain. J'insiste un peu, pour voir si c'est vraiment le cas, mais effectivement: rien d'ici après-demain. Par contre, comme j'ai l'air intéressée, il me promet que je serai prioritaire si ça me convient. Ok. Je tends le téléphone à l'étudiant. — "Tu vois, c'était la vérité. Merci". Étonnamment, lui aussi me dit "Merci", en récupérant son bien. Ah, l'on s'attache à ces petites choses...
    En me redirigeant vers le centre-ville, je me demandais bien comment j'allais passer la nuit. Dépenser tout du peu que j'avais pour dormir à l'hôtel ce soir ne me plaisait pas tant que ça, mais je ne voyais pas beaucoup d'autres options. Du reste, je n'eus pas beaucoup de temps pour y réfléchir, car déjà l'heure approchait, aussi je m'avançais à grands pas pour retourner à la pizzeria, et en espérant que l'offre tînt toujours. L'homme aux cheveux poivre et sel me confia à nouveau le tablier. Ce fut reparti. Au moins, ce soir-là, nous étions trois serveurs pour gérer l'afflux de touristes.
    *
    Il est déjà 22 heures. Personne d'autre ne viendra ce soir. Le rythme avait été incessant au début, puis par petites vagues, puis ces longues pauses au comptoir. Finalement, le gérant nous avait proposé un verre avant que chacun ne rentre chez soi. Pas d'alcool pour moi — je ne bois pas — donc il m'avait donné un café. C'était la première chose que j'absorbais de la journée entière. En portant la tasse brûlante aux lèvres, je pensai avec un sourire que si j'avais eu un complice pour prendre une photo, j'aurais peut-être pu accepter le verre d'alcool. Il se serait retrouvé avec le problème d'avoir servi une mineure. Ça devait bien valoir quelque chose, que d'éviter de tels ennuis... En même temps, j'appréciais qu'il m'ait donné une chance aujourd'hui, donc je n'allais peut-être pas lui faire ce coup-là.
    Le ton amer du café me rappelait que j'avais faim, et que je n'avais toujours pas d'endroit où dormir cette nuit. — Si je voulais rejoindre le quartier de la gare, là où se trouvaient les hôtels miteux, ceux qui seraient certainement les moins chers de la ville, il fallait que je me mette en route.
    — "Au revoir, à demain."
    J'aurai donc au moins une raison de me lever le lendemain: j'avais un job.
    Le long des rues et des allées, je croisais des fêtards qui se rendaient en boîte. Je n'avais plus d'énergie pour danser, et j'aurais fini par m'évanouir avant de trouver un compagnon qui me loge chez lui pour la nuit, alors cette option était déjà exclue... À pas rapides, je continuai dans la direction de la gare, sans prêter oreille à un passant éméché qui me lançait une remarque déplacée. J'avais peur que là-bas, à côté des hôtels de passe, j'allais devoir en entendre des pires, de la part d'ivrognes plus dangereux. — Mais au lieu d'y penser, à nouveau le fumet délicat d'un repas chaud me parvint aux narines, et m'embrumait le cerveau. D'où cela venait-il?
    Au bout de la rue, un fast-food avec l'enseigne du "M" doré.
    Dans une ruelle à l'arrière, étroite et sale, je vois les grandes poubelles qui viennent des cuisines. Il n'y a personne et il commence à faire sombre. Je pense que je peux y aller sans me faire repérer. Faire les poubelles à 17 ans... À vrai-dire je n'y réfléchis pas tant — je veux juste pouvoir manger quelque chose histoire de tenir un jour de plus. La poubelle est énorme. Je repousse le lourd couvercle et jette un coup d'œil. L'odeur est mauvaise, mais pas vraiment pire que le reste des recoins de la ruelle — ce n'est sans doute que le fond qui, à force de ne pouvoir être entièrement vidé, mijote et fait éclore de longs mélanges. Par contre, en surface, les grands sacs plastiques blancs sont bien fermés et pas vraiment tachés. J'en remarque un qui contient des emballages de sandwichs. Avec les ongles, je perce un trou dans le plastique et y plonge la main. C'est assez incroyable, je trouve assez facilement ce qui ressemble à deux burgers entiers et en bon état. Et une poignée de frites molles.
    — "La pêche est bonne?"
    Je manque tomber dans la grande poubelle tant je sursaute. — Je me retourne, déjà prête à fuir si c'est un employé qui allait me faire la leçon sur les règles débiles de l'enseigne pour maximiser le gâchis... Mais non, c'est quelqu'un d'autre. Un punk maigre et qui a l'air aussi mal en point que moi. Il a le regard à moitié dans le vide. Il est perché mais semble bienveillant.
    Il remarque les petits cartons dans mes mains. En guise de réponse, je lui en tends un. Mais lui, d'un geste habile trahissant l'habitude, se hisse sur le rebord de la grande poubelle et fouille le sac que j'avais percé pour en soutirer de nouveaux secrets. Rapidement, lui aussi héritait de deux burgers entiers, et d'un autre à peine entamé. Puis il m'invite à nous déplacer un peu plus loin, là où la ruelle devient encore plus étroite et rejoint un espace caché entre un muret et une sorte de terrain vague.
    — "Fais juste gaffe qu'on ne voie pas, sinon ils vont faire comme les autres Macs, et asperger leurs burgers d'eau de javel avant de les jeter", me prévient-il.
    — "Ils font ça?!"
    — "Tout plutôt que de donner aux pauvres."
    Nous nous accroupissons contre le muret et dînons ainsi, en silence. La rencontre est étrangement sympathique. Que c'est agréable malgré tout de partager un repas à deux... Même ainsi, sur le sol sale et dans la pénombre. Entre deux bouchées, je l'observe. Il est grand, les cheveux rasés d'un côté et encore assez courts de l'autre. Je pense qu'il est brun, mais c'est difficile à dire, comme le côté avec des cheveux est teinté en rose et en bleu. À l'une des oreilles, un bijou scintille. Ses joues sont assez creuses, mais ce n'est pas vraiment une maigreur; juste un visage très particulier. Ses habits — veste en cuir, jeans — sont abîmés, mais il n'est pas sale et ne sent pas mauvais. C'est un homme qui a un toit — impossible qu'il soit SDF.
    Nous sympathisons. Je me confie un peu à lui, tout en restant sur mes gardes. Je lui laisse comprendre que je cherche un endroit pour la nuit, mais sans lui révéler que je n'ai pas d'autres options. En fait, rapidement de lui-même, il m'invite à rejoindre son groupe dans un squat sur la Presqu'Île.
    Je ne décèle pas d'intention cachée dans sa proposition. Je crois qu'il se sent seul. Il a dû ressentir la même chose que moi, à partager par hasard son repas avec une inconnue. L'homme reste un animal social... Alors j'hésite, réalisant qu'après tout je risquais presque autant en me dirigeant vers les hôtels de la gare qu'en suivant le punk inconnu. Je décidai de poser la question qui me ferait pencher pour une option ou l'autre:
    — "Il y a une douche?"
    Il rit. C'est amusant: je ris aussi. Le courant passe, en tout cas.
    — "Bien sûr. Il y a même une baignoire. On a l'eau et l'électricité. Rien n'a été coupé. C'est un appartement secondaire, le propriétaire n'est encore jamais venu. "
    Je décide de le suivre.
    *
    Minuit. — Je suis allongée dans la baignoire. L'eau est si chaude qu'à chaque mouvement, elle vient brûler le pli de l'articulation qui a bougé. C'est tellement relaxant — c'était seulement à ce moment-là, sans plus bouger, que je m'étais aperçue d'à quel point mes muscles étaient endoloris. Toute la marche de la journée, les deux services, l'aller-retour vers la faculté... J'avais tout vécu dans l'instant. Et là encore, je sentais que mon cerveau se voilait déjà un peu, et que je ne pourrais pas vraiment penser au futur si je l'avais voulu. Si j'arrive déjà à manger, à dormir, et à gagner quelques euros pendant plusieurs jours de suite, alors c'était déjà parfait pour un nouveau départ dans celle ville inconnue.
    L'appartement squatté était simple mais m'avait semblé luxueux. Ils y vivaient à quatre. Il y avait l'homme que j'avais rencontré, qui s'appelait Cris. Il y avait aussi un couple, Jo et Véga, et pour eux aussi l'adjectif "punk" convenait. Je ne les avais qu'entre-aperçus par l'entrebâillement de leur chambre. Elle avait les cheveux teints en rose fluo et des piercings sur tout le visage. Le dernier colocataire, lui, avait un style un peu différent. Thomas. Il avait le crâne rasé, portait un treillis militaire et le tee-short noir de ce qui devait être un groupe de musique extrême. Il m'avait également paru étonnamment musclé; ce type-là, d'une manière ou d'une autre, ne devait pas être porté sur la bière mais plutôt sur des exercices incessants pour se tailler le corps — ou alors il avait un gène d'athlète que pourraient lui envier les bodybuilers. Taciturne et très impressionnant.
    Je restais dans l'eau jusqu'à ce que soudain elle me parût froide. Impossible de savoir combien de temps le moment plaisant avait réellement duré; je n'avais pas de montre non plus. Là, sur le sol de la salle de bains, le sac qui ne me quittait plus contenait toutes mes possessions. Quelques habits, quelques produits de toilette, quelques papiers, des objets divers... Vraiment peu de choses, juste le nécessaire. Je ne voulais pas penser non plus aux événements qui m'avaient conduit jusqu'ici. Ça n'en valait plus la peine. Si je commençais à m'apitoyer sur mon sort, j'allais me mettre à pleurer, je n'allais plus pouvoir rien faire, et je n'aurais plus accès à toute cette énergie qui m'avait fait survivre aujourd'hui.
    Je regardais le bout de mes doigts — ils s'étaient ridés dans l'eau. Il paraît que ceux des morts ne fripent plus, pensai-je.
    Pas de séchoir à cheveux dans la salle de bains. Par curiosité, je fouillai chaque tiroir. Produits ménagers, quelques serviettes, un gros sac de nourriture pour chien — pourtant je n'avais pas vu d'animal? — et puis aussi une trousse de toilette qui devait appartenir à Véga, puisque j'y trouvais son maquillage. Dans une étagère amovible, je découvris quelques boîtes de médicaments. Du tylénol, de l'ibuprofène, quelques bandages... du mercurochrome et de la ouate... et — tiens — des plaquettes de Prozac. Il n'en restait pas beaucoup. J'empruntai un bandage et quelques pilules d'ibuprofène, juste assez pour que ça ne se remarque pas. Au cas où. — Tenue de nuit — brossage de dents — la longue journée est finie...
    Je rejoins le salon. C'était là, dans un recoin de la pièce, que Cris m'avait installé un sac de couchage. Il y avait une sorte de drap en-dessous, mais à part celui-ci ce serait à même le sol. Il y avait un coussin. En remettant mes affaires dans l'ordre, j'adaptais mon petit sac de voyage pour que celui-ci me serve d'oreiller. Comme ça, impossible de me le voler durant le sommeil. Précaution sûrement inutile, mais on prend vite certaines habitudes. Le coussin, lui, je le prendrai dans les bras; et ainsi, j'aurai l'impression de ne pas être si seule.
    ...si seule.
    Les yeux qui se ferment... — aussitôt, le Sommeil.
    (à suivre)
  11. Criterium
    Des broussailles, qu'il faut écarter en faisant attention: certaines branches ont des épines. D'un côté, la forêt; de l'autre, la plage. Personne ne vient par ici; les endroits touristiques sont bien plus loin, au Sud. Ici, le sable est parsemé de gravas, de pierres plus ou moins grosses, mais dont les arêtes peuvent être tranchantes; personne ne s'y aventurera pieds nus. Les marées ont dessiné des grandes lignes colorées le long de la plage — des strates: tout d'abord, le mélange de terre et de sable où poussent les buissons épineux — puis le sable rocailleux et blanchâtre — une ligne de roches, au ton rose pâle — une rangée d'algues noires — puis le sable qui devient de plus en plus foncé et vaseux jusqu'à rejoindre la mer. L'océan.
    Le vent souffle souvent en fortes bourrasques venues de l'Atlantique; avec elles vient l'odeur salée des algues et de la vase, la fraîcheur de l'air, mais souvent aussi l'odeur particulière des cadavres de limules qui sèchent çà et là sur le sable. Celle-là était plus désagréable au début, mais l'on s'y habituait vite. À certaines saisons, la fragrance des algues prenait le dessus. L'odeur de l'océan est forte et iodée.
    Comme chaque jour, l'homme vient ici prendre des mesures. Il faut venir plusieurs fois quotidiennement pour vérifier à la fois marée basse et marée haute; pourtant il ne cherchait pas à établir une nouvelle courbe de marée, mais plutôt à avoir suffisamment de points de données pour suivre, mois après mois, l'avancée de la montée des eaux. Depuis cinq ans qu'il vivait ici, il l'avait bien vu de ses propres yeux: au-delà des saisons du calendrier lunaire, le niveau de l'océan à marée haute n'avait cessé de se rapprocher du rivage. Ce témoignage si concret de ce qui devait être un changement climatique l'avait tout d'abord fasciné, puis rapidement fort inquiété. À la vitesse où cela allait, il ne faudrait qu'une dizaine d'années pour commencer à causer de graves problèmes pour certaines habitations côtières. Les maisons les plus riches se trouvaient plutôt sur les collines, là où l'on avait une meilleure vue sur l'Atlantique; et tant que ceux-là ne seraient pas menacés, rien ne serait fait. La petite bourgade allait à la catastrophe. Et lui s'était retrouvé, sans le prévoir, aux premières loges pour le long spectacle. — Il prit la mesure et se re-dirigea lentement vers sa maison.
    — "Tu suis toujours les marées?"
    C'était Jean qui avait parlé. L'homme avait eu la surprise en rentrant chez lui d'y retrouver le couple d'ami qu'ils connaissaient depuis qu'ils s'étaient installés ici. Ils étaient venus tôt. Jean et Svéa — alors qu'eux s'appelaient Samuel et Jade. J. et S., S. et J.: la coïncidence les avait beaucoup amusé, depuis le début. Régulièrement, ils organisaient un apéritif en soirée, comme aujourd'hui, et passaient un bon moment ensemble à discuter de choses et d'autres et à se rappeler de vieux souvenirs. Comme à chaque fois, Svéa et Jade parleraient de scrapbook et d'arts plastiques, alors que Jean, lui, serait intarissable sur son loisir qui l'amenait lui aussi le long de chaque plage: la détection de métaux.
    — "Regarde ce que j'ai trouvé aujourd'hui", fit-il.
    Jean lui tendit une pièce en argent. Rien que l'année et la valeur témoignaient qu'il s'agissait d'une découverte rare: un demi-dollar de 1936.
    — "Regarde ici, sous le bateau à voile avec la devise". Samuel y décoda l'inscription: Long Island Tercentenary.
    — "C'était une pièce qui n'a pas circulé. C'est pour cela qu'elle est en argent plutôt que comme aujourd'hui, en alliage de cuivre et de nickel. Tu imagines, retrouver ça? Qui se balade avec ça dans la poche?... 1936, c'est l'année du tricentenaire de Long Island: en 1636 un groupe de puritains anglais est venu s'y installer, en côte, depuis le Connecticut."
    À force de collectionner des vieilles pièces, Jean commençait à devenir un expert en numismatique. Il faut dire que le long des plages, l'on trouvait plus souvent des pièces de monnaie que des bijoux oubliés. Le détecteur était très efficace pour le cuivre; alors sa collection de vieux pennies prenait de plus en plus de place. Un jour, il avait eu une chance inouïe: il avait trouvé une pièce très rare. Un "Wheat" penny de 1920. Sur une face, le petit "S" indiquait l'endroit de sa fabrication (en l'occurrence, San Francisco). Il s'avérait qu'au vu de sa qualité, cette simple pièce d'un penny valait désormais à peu près cinquante mille fois son prix, presque un millier de dollars... Ce jour-là, il avait exulté en montrant sa découverte à Svéa, puis à son couple d'amis; il avait aussi hésité entre la conserver, ou se résoudre à la vendre — ce qu'il avait finalement fait. Il préférait le procédé de découverte, plutôt que l'accumulation. Ç'avait juste été une victoire qui le motivait à continuer le hobby.
    — "Est-ce que tu vas la vendre elle aussi?"
    — "Je ne sais pas encore. Sans doute. C'est déjà suffisamment difficile de retrouver le propriétaire d'une bague de fiançailles, alors pour une pièce rare en argent..."
    *
    Samuel se réveilla dans la nuit. L'horloge électronique indiquait 3 heures du matin passées. La pénombre était silencieuse; seul un trait de lumière à côté de la fenêtre laissait deviner la lune. Impossible de se rendormir; alors il se leva, vérifia le calendrier des marées et ses dernières prises de note. L'heure se révélait idéale — la basse mer était prévue pour dans une trentaine de minutes. Il aurait assez de temps pour enfiler quelque chose, longer la forêt, passer la ligne des broussailles épineuses puis aller prendre une nouvelle mesure. En pleine nuit, il ne le faisait pas souvent, mais ce serait un point de plus dans son ensemble de données, ainsi qu'une balade rafraîchissante qui lui permettrait peut-être alors de retrouver le sommeil en rentrant.
    Au-dehors, tout semblait grisâtre; la lune était presque pleine et illuminait tout de sa lumière étrange. On pouvait se déplacer sans problème, sans lampe-torche ni autre source lumineuse — mais les faibles tons donnaient à tout le paysage l'apparence de se mouvoir dans un film en noir et blanc. Par contraste, les buissons à la lisière de la forêt abritaient des recoins totalement obscurs. L'homme approcha du rivage. Il faisait très frais; d'intermittentes brises apportaient avec elles l'odeur — décuplée dans l'obscurité — du sel, et de quelque poisson mort et froid.
    Difficile de négocier les arbustes épineux — il manqua tomber, dû sautiller entre deux branches. Une sensation de chaleur le long de son tibia trahissait une probable éraflure. Tel serait le coût de préférer se déplacer à la lueur de la lune... La plage à basse mer semblait immense. La grande étendue de sable et de vase, là où l'océan s'était retiré, s'étalait en une vaste surface, qui réfléchissait la lumière et devenait indistincte — ainsi il était presque impossible, de loin, de déterminer où la plage s'arrêtait, et où commençaient les vagues. Dans le silence de la nuit, il entendait au loin les faibles clapotis de l'océan au calme. Alors il s'approchait, encore et encore, explorateur nocturne des surfaces qui ne se révélaient qu'aux marées basses, se demandant si au prochain pas une soudaine froideur s'emparant de son pied trahirait qu'il vient de marcher dans l'eau...
    Il trébucha sur un objet. Il ne tomba pas mais pesta vertement. De temps en temps, un bout de bois vermoulu ou une bouteille de bière échouait sur le rivage; parfois encore c'était l'exosquelette d'une limule trop grande. Il regarda de quoi il s'agissait. La lumière de la lune se reflétait sur la forme dans le sable, presque scintillante, et entourée d'algues. C'était une bouteille. Mais elle était plus grande et n'avait pas l'aspect habituel de ce que buvaient les fêtards de la région. À l'aide d'un mouchoir pour ne pas se salir la main, il en saisit le goulot, et scruta dans le gris de la lueur de la lune de quoi il s'agissait. Sans doute une simple bouteille de vin jetée par un habitant particulièrement malappris. Le bouchon y était encore, et semblait curieusement redoublé par un emballage au papier de paraffine — comme si quelqu'un avait voulu prendre soin qu'il fût hermétique. En l'agitant, il s'aperçut qu'elle contenait quelque chose — un petit objet tintait contre le verre. Le séjour dans les océans semblait avoir entièrement fumé le verre, il était impossible de voir ce qui se trouvait à l'intérieur — d'autant plus à la pénombre: la nuit rendait tout le monde mal-voyant.
    Samuel rentra par le garage. Là, il pouvait allumer une ampoule sans que cela ne réveille ni dérange les autres. Clic: après avoir tant habitué ses yeux à la lune, les couleurs trop franches, trop brusques devenaient un instant douloureuses. Première découverte: ses chaussures étaient pleines de vase et il pouvait voir sur le sol les marques des traces de ses pas. Sa femme rouspéterait demain s'il ne se levait pas tôt pour s'en occuper un minimum. Deuxième découverte: la jambe droite de son pantalon était déchirée. En-dessous, l'éraflure n'était pas si profonde, mais assez longue, et la trace noire d'un peu de sang séché parcourait presque tout le tibia. Les buissons avaient été plus périlleux que prévu. Mais tout cela n'était pas bien grave — son attention se captivait pour l'objet qu'il avait découvert. C'est une bouteille qui sent mauvais; l'odeur de la mer est trop forte, et quelques algues brunes y collent encore, humides et mourantes. La teinte que le verre a pris est opaque, irrégulièrement ambrée et rougeâtre, brune par endroits... Le bouchon a bel et bien été particulièrement renforcé afin que l'eau ne puisse pas rentrer. Il faut tour-à-tour jouer d'un couteau et d'un tire-bouchon pour petit à petit en ôter des morceaux — jusqu'à enfin percer le mystère.
    À l'intérieur, un cylindre métallique contient un bout de papier, graissé, autre précaution pour éviter qu'il ne s'imbibe d'eau.
    C'est un message...
    *
    "Cher Ami Inconnu,"
    "Je T'écris par-delà la chaîne du temps, confiant de savoir que le destin portera ce message au bon destinataire et au bon rivage. C'est pourquoi je sais déjà que ce lien nous unit, au-delà de nos cercles immanents, et fait de nous des Amis. Es-Tu d'un côté ou de l'autre de l'Atlantique, lis-Tu mes mots seulement un an après que je te les confie, ou après que plusieurs générations ne se furent écoulées; je ne le sais pas, aussi permets-moi donc de T'appeler ainsi: mon Ami. — Je m'appelle Samuel Johnsveats, nous sommes en l'an de grâce 1936. Aujourd'hui, j'ai abandonné tout mon or et mon argent — je les ai jetés à la mer eux aussi; j'ai amorcé le Chemin, et j'ai donc payé toutes mes dettes monétaires et mentales, puis je me suis débarrassé du reste. Telle est la taxe et la dîme."
    "J'ai percé le Secret. Après des années à me flétrir le corps à Alexandrie, et l'esprit à Fontainebleau... — j'ai finalement compris que ces gourous ne nous transmettaient qu'une infime pincée de sel, pensant épargner nos corps à plaie ouverte... pensant que l'on ne pût pas en souffrir plus... leur pincée plus ou moins large, adaptée à leur propre plaie... Ce sel si simple, que Paracelse déjà connaissait. Ce qui est nourriture pour l'un, est un poison pour l'autre — ce sel qui conserve, relève, affine, et qui toutefois tue l'homme qui boit l'eau de mer... Le sel crée. Le sel prend, aussi. Mais à l'homme dont les papilles fades s'éveillent, il devient nécessaire, il devient aussi important que de boire ou manger — et pourtant il nous tue, en nous transmettant le message. Il lacère puis dessèche nos chairs. — Mais c'est le cristal de la vérité."
    "Le Secret... C'est que nous sommes, dans l'Autre Monde, chacun un grain de sel. — C'est ainsi que l'on reconnaît, indistinctement, dans les amours et dans les rêves, la cristallisation de l'Autre à laquelle l'on souhaite se joindre... Faire partie de la même trame géométrique... Croître comme croît si lentement un cristal de gemme dans une grotte. Alors même inconsciemment, il faut s'aligner afin que les arêtes correspondent... puis se presser jusqu'à ce les trames se conjuguent. C'est là la véritable signification du mariage mystique et de la Pierre des alchimistes. Le vitriol... La visite intérieure pour trouver la Pierre, le Sel de l'autre Plan..."
    "Le Secret... Je n'ai ni gourou, ni bien-aimée, mais j'ai découvert le Grand Raccourci... La solubilisation... C'est l'eau qui est le grand alkahest. Le sel s'y noie dans l'océan, les cristaux disparaissent — jusqu'à ce que vienne le temps imparti: l'eau sèche — le sel re-cristallise... — et Nous serons tous unis dans cette nouvelle trame. — — Alors Mon Ami Inconnu: je me noie et je t'encourage à m'y rejoindre. Adieu."
    *
    Impossible pour Samuel de se rendormir cette nuit-là. — Le message de l'Autre Samuel lui semblait à la fois le produit de la folie et la missive désespérée d'un véritable ami. Il hésitait également entre parler de la bouteille à sa femme et à Jean, ou la cacher et se taire à jamais. Ou alors, la remettre à l'eau qui monterait, monterait, et attendre qu'elle parvienne à un troisième Samuel.
  12. Criterium
    Je m'appelle Jean-Louis, je suis SDF. Enfin, je l'étais; pendant le confinement — l'année où le monde est devenu fou — des amis m'ont confié une de leurs chambres. Je ré-apprends à vivre; il est incroyable de s'apercevoir en temps réel de l'effet d'une douche quotidienne et de pouvoir manger chaud, chaque soir sous un toit. La rue ne me manquera pas. Elle, par contre... je n'arriverai peut-être jamais à l'enlever de moi. Elle y colle encore, comme une vieille brûlure, une cicatrice, une ombre de tatouage. Alors en attendant de trouver un autre travail, je survis avec celui qui fait partie du deal: logement et nourriture en échange du fait de tenir la caméra pour les colocataires, et parfois de les aider pour les projets un peu spéciaux ou dingues. Ah çà, ils en ont toujours. Ils sont tous les trois streamers — ils vivent connectés à Internet du matin jusqu'au soir... Pour eux, le confinement ressembla plutôt à un grand rassemblement virtuel.
    F.X. : (il ne répondait plus qu'à ses initiales...) - le grand blond qui joue obsessionnellement à tout ce qui demande du talent. Pas de hasard — il veut sur-développer chacune de ses facultés. Cultiver le skill. On l'entend tard dans la nuit hurler sur des adolescents jouant à Minecraft, lancer des piques pour narguer l'adversaire d'échecs qui a laissé permettre une fourchette ou une enfilade, puis on ne l'entend plus lorsqu'il répète avec compulsion le même niveau du même jeu une centaine de fois pour y gagner un point d'expérience.
    Mourad: trapu, les longs cheveux bruns en queue-de-cheval, lui se spécialise dans le domaine de la "réaction". On lui envoie de tout et n'importe quoi, et il le regardera — en public, à cœur ouvert, il est si habitué aux découvertes qu'il n'a même plus besoin de forcer pour s'exprimer à grands cris, ou éclater de rire de manière très contagieuse. C'était lui que je connaissais le mieux, nous nous étions rencontrés lorsque tout allait encore mal. À mon avis, c'est aussi lui qui permet que personne ici ne devienne fou ou asocial.
    Stéphanie — mais qui préfère qu'on l'appelle Luciole — pour qui l'aventure tenait un peu des deux. Jeux d'adresse, réactions, karaoké maison...; parfois elle se contentait juste de parler pendant des heures avec la communauté qui s'était formée autour d'elle. Au moins, celle-ci semble plus intéressante que toxique. Là, c'est facile de savoir si la caméra tourne ou pas: son visage n'est plus du tout le même avec ou sans maquillage. S'il y a un smoky eye ou un motif géométrique multicolore, parfois fluo: la caméra est on. S'il n'y a rien: off.
    Je n'ai jamais vraiment "vu" sa chambre: un bref coup d'œil avait suffit pour voir qu'à côté de la chaise ergonomique et du casque aux oreilles de chat, tout ce qui n'était pas dans l'angle direct de la caméra était un désordre monstrueux. Habits pêle-mêle sur le sol, emballages des paquets que des inconnus lui envoyaient, vieux sacs, trousses, chaussures, bouteilles vides... — je n'aurais jamais cru que la pire pièce de la maison serait celle de la fille. Encore heureux que je ne sois pas là pour faire le ménage. À vrai-dire, la chambre de F.X. n'était pas tellement mieux.
    Non — j'étais bien content d'aider surtout Mourad. Il sortait encore souvent, parfois pour trouver du contenu original, parfois pour ses autres jobs. Faut dire qu'il en cumulait trois! À côté du streaming, il réalisait des clips de musique, en free-lance; je lui donnais souvent un coup de main. Et encore à côté de cela, il avait produit quelques documentaires, dont un qui était même passé à la télévision à une heure de grande écoute. Quelque chose sur les go-fast belges, je crois. — C'était une passion qui lui restait de ses études. Il avait commencé une thèse en média, quelque chose sur l'influence qu'avait la représentation des documentaires à propos de la police anti-drogue sur les trafics eux-mêmes: le cercle vicieux d'une réalité qui se fictionnalise de plus en plus. Il ne l'avait jamais finie — mais parfois on l'appelait quand même "Docteur Mourad"... Il riait avec nous. — On s'était rencontrés sur le tournage d'un clip de rap. Un de ses amis-artistes; un esthète de la langue française, dont la figure de style favorite était l'épiphore — lorsqu'il finissait chaque rime avec "pute".
    Maintenant encore, je lui faisais découvrir de nouvelles ruelles dans la ville. Il faut dire que j'avais eu le temps de me familiariser avec les lieux. Là-dehors, pour survivre, on a deux choix: soit il faut se "payer" sa place (gare à celui qui en change ou qui oublie le "loyer") - soit il faut faire le nomade et toujours bouger. Je ne voulais pas finir dépressif et drogué au même endroit: j'avais opté pour la deuxième. Avec le mobilier urbain et le poids du corps, l'homme qui n'a plus rien à perdre devient fort et furieux. Au moins je n'étais pas tombé dans la délinquance. Bon, j'ai peut-être fait peur à quelques jeunes étudiants bourgeois, j'ai peut-être taxé un téléphone ou deux, quelques billets, mais ne m'en voulez pas — ils le voulaient, c'était écrit sur leur tête.
    Aujourd'hui, nouvelle aventure: nous allons explorer une porte en ferraille sous un pont, juste au bord de la ville. Je crois que le visionnage d'un documentaire sur les tunnels secrets du métro de New York a gravé dans son esprit l'envie d'en découvrir de nouveaux, ici, en Bouches-du-Rhône. À tous les coups, il veut y tourner un clip de rap façon Catacombes. — F.X. et Luciole ont des sessions, donc nous n'y allons qu'à deux.
    — "Miskine, arrête de récupérer tous les mégots."
    — "J'ai encore mes réflexes" - et je pensai: "et ma répartie facile".
    Il faut traverser toute la ville pour retrouver l'endroit. Certaines lignes de bus ne circulent même plus. Mais ça ne nous gêne pas; c'est bon pour la santé. Quasiment une heure plus tard, nous voilà enfin au bord de l'autoroute; il faut passer derrière un grillage, revenir un peu en arrière, on retrouve le pont, passe dessous: voilà, c'est là. La porte est comme la dernière fois, de la tôle hâtivement peinte, gris-acier. Seuls certains côtés ont des traces de rouille — on ne doit pas souvent y passer. La vieille station EDF est plus loin dans l'axe; et des ruines dans l'autre; c'était de là qu'il avait déduit qu'il devait s'y trouver des passages, surtout lorsque je lui avais parlé de l'écho. Si un bruit fort résonne dans l'espace entre la porte et les gonds, comme un cri — c'était comme ça que je l'avais découvert — celui-ci revenait plusieurs fois, après une longue pause, et de plus en plus déformé, métallique.
    Premier obstacle: une chaîne de métal encercle la serrure. Ce doit être pour pallier le verrou: la barre pendait, il ne marche plus. — Regard à gauche, regard à droite... Personne: tout le monde est resté chez soi. Mourad a emporté une sorte de cisaille industrielle. Clic, clac: en deux coups la chaîne rouillée tombe au sol avec un bruit métallique sourd.
    Deuxième obstacle: les gonds sont coincés. Ça doit faire longtemps que quelqu'un est passé par cet accès. Il faut forcer un peu, donner un grand coup d'épaule, et avec un grincement énervant, la porte cède enfin.
    — "Perfect", fait-il.
    Derrière le seuil: un grand tunnel dont on ne voit pas le bout. À l'un des murs, de nombreux tuyaux sont affixés, ils doivent parcourir le souterrain jusqu'à l'usine. Certains doivent être des câbles; ceux-là se connectent à deux grandes armoires en métal, abritant sans doute des transformateurs ou quelque chose du même genre. À intervalles réguliers, de petites lueurs jaunâtres indiquent la présence d'ampoules tout le long du tunnel.
    — "On explore pour voir comment c'est plus loin."
    Malgré les ampoules, impossible de voir où l'on met les pieds; je me demande bien à quoi elles servent — juste à prétendre qu'il n'y fasse pas nuit noire. Nous allumons les lampes-torches et nous avançons. Heureusement, puisqu'un peu plus loin, plusieurs grands trous circulaires dans le sol n'ont pas été bouchés. Ceux-là sont pourvus d'échelles rudimentaires en métal pour aller dans les égouts. Ça doit rejoindre le Rhône quelque part. Un peu plus loin encore, le tunnel devient une grande pièce peu illuminée. Une table, quelques chaises, l'endroit a l'air d'un bureau abandonné et poussiéreux. À bien y regarder de plus près, pas si poussiéreux que ça; certaines chaises sont même assez propres. Il flotte dans l'air une odeur de renfermé et de bière séchée.
    — "Ok on continue mais fais gaffe", me souffle Mourad maintenant préférant parler à voix basse.
    La pièce devait être une sorte d'ancien poste de contrôle, sans doute remplacée par quelque autre structure en surface et donc abandonnée maintenant. Mais c'est sûr: il doit y avoir d'autres accès — comme la porte en ferraille n'a clairement pas été utilisée depuis longtemps — et quelqu'un vient là de temps en temps. À l'autre bout de la pièce, deux nouveaux corridors; ce devait être une sorte de dédale. "Ça va faire un super endroit pour filmer... et puis tu sais à quoi je pense aussi? - Une vidéo d'urbex, ça va bien marcher ça aussi." — Nous explorons le premier tournant; plus de tuyaux, plus de câbles, et toujours ces ampoules blafardes. Je pose la main sur un tuyau... c'est chaud. Donc il y a des lignes d'eau qui passent par là? L'organisation est bizarre — j'ai un mauvais pressentiment.
    Et c'est juste après que mon collègue me réponde "Mais non y'a rien" que comme pour lui donner aussitôt tort, nous entendons alors un cri. Des hurlements... festifs? La résonance donne un ton métallique aux voix. Je réalise horrifié que toutes ces fois où j'avais cru entendre un écho, ç'avait peut-être été non-naturel... — Terrifiant. Mourad s'aperçoit que la lumière de ma lampe-torche tremble d'un côté à un autre... maintenant c'est en chuchotant qu'il me dit "Arrête de trembler, c'est pas un jinn, c'est un drogué tout au fond." - Je me dis que ce n'est pas franchement rassurant. Juste les nerfs. Et pourtant, nous continuons à suivre le tunnel... quelques tournants, puis l'on débouche sur une autre pièce, assez grande, remplie d'armoires métalliques dont certaines sont entourées de grillages. On doit se trouver sous l'usine, je pense. L'un des câbles rejoint un petit boîtier juste à côté de l'entrée, avec un interrupteur. Pour avoir une meilleure vue d'ensemble — la pièce est trop grande pour en voir le fond ou les recoins — on décide de l'activer...
    *clic*
    Mourad laisse échapper un juron. Un flot de lumière artificielle, blanchâtre, inonde la pièce entière. Il y a là une grande installation électrique, on distingue la forme de plusieurs générateurs au fond à gauche. Silencieux donc à l'arrêt. De l'autre côté de la pièce, plusieurs grandes tables en ferraille, avec des tabourets, dont l'un placé devant une sorte de meuble amovible rempli de boutons et d'interrupteurs. Le sol est couvert de mégots et de capsules de bière. Dans le fond, un grand objet qui dénote, relié par un câble électrique au meuble sur roulettes: une énorme enceinte — comme celles placées en concert — avec de petites lettres blanches et pointues: "Peavey". — Mais surtout: quatre personnes à moitié endormies, avachies sur le sol, seulement certaines sur des sacs de couchage de fortune. À côté de l'un, une grande flaque du dernier dîner. Et ils ont tous un autre point commun, à part d'avoir certainement fait une grosse fête la veille — ils ont tous le crâne rasé, parfaitement lisse, des blousons en cuir noir, des jeans très bleus, et des chaussures militaires dont les lacets sont très blancs. La lumière trop forte est en train de tous les faire grogner... ils gigotent. Mais déjà l'un était plus éveillé que les autres. Ça a dû être lui que l'on avait entendu... Il nous repère immédiatement. Ses yeux sont bizarres, semblent toujours fixer un point situé au-delà, derrière nous... Et alors — il montre les crocs comme un chien; et aussitôt se met à hurler. Même pas un mot; c'est une sorte de long monosyllabe qui se distord pendant que l'homme lui-même se tord dans tous les sens pour se remettre debout. Et il a un tournevis rouillé en main. — Nous nous sommes retrouvé dans une très mauvaise position...
    — "On taille!" hurle à son tour Mourad.
    Ça fait un moment que je ne tremble plus: la vision m'avait complètement réveillé comme une claque au visage. Nous prenons les jambes à notre cou, et détalons le plus vite possible. Il faut faire attention à ne pas tomber dans l'accès aux égouts... Puis, très vite: la lumière du dehors. Sauvés. Derrière nous, des cris de bêtes; mais nous n'entendons pas les bottes, soit qu'ils aient été encore trop médicamentés pour nous poursuivre, soit que l'on les ait semés. En tout cas: croix sur le clip — ce sera pour plus tard, et ailleurs. — —
    Le lendemain soir, j'entends Stéphanie crier sur Mourad dans la cuisine. — "C'est quoi cette histoire de tunnel avec l'autre!" — Je colle l'oreille à la porte de ma chambre pour suivre la dispute, ayant eu l'instinct que cela se rapportait à moi. Au début, juste des noms d'oiseaux — pour une fille, elle a le vocabulaire particulièrement fleuri... pensai-je. Et soudain une phrase qui faisait distinctement référence à quelque chose qu'elle n'aurait pas dû savoir:
    — "Et maintenant j'ai des skins toxiques sur mon tchat qui postent des photos privées et qui me disent que c'est Jean-Louis qui les a invités! Tu m'expliques, HEIN?"
  13. Criterium
    — "Si j'étais une puissance ennemie... et bien je ne ferai rien du tout: vous vous occupez déjà de tout vous-mêmes."
    Curieuse remarque que l'homme venait de faire à l'ambassadeur! Celui-ci avait hésité un instant, fronçant le sourcil, avant de décider de choisir un rire franc. Il faut dire qu'il était plus habitué aux flatteries que ne manquaient jamais de lui faire les hâbleurs lors de ces soirées, et aux conseils rarement demandés mais toujours offerts. Il était beaucoup moins fréquent qu'on lui cite Sun Tzu ou qu'on lui fasse un trait d'esprit qui tenait à la fois de l'humour et de la menace. L'ambassadeur préféra ne pas trop y penser et chercha quelqu'un du regard — n'importe qui afin de changer de cercle. Ah: Monsieur Rossignol, cela fera très bien l'affaire. Avec un grand sourire, il s'éloigne, lève sa flûte et va rejoindre d'autres convives — nous laissant seuls avec le curieux homme qui avait prononcé les mots.
    Nous nous tenons très droits un instant en silence — observant qui parlera le premier.
    — "Je trouve que vous avez tout à fait raison; c'est bien à cela que l'on reconnaît une démocratie occidentale, par nature vivante donc chaotique, car libre."
    C'était Monsieur Vermes qui avait finalement tenu à répondre. Il avait pris le ton noble de l'entrepreneur fier de son pays; une posture qu'il adoptait facilement — compréhensible étant donné les privilèges et les aides, conséquentes, qui lui avaient été apportées par ledit pays pour étendre son empire. Mais l'autre homme gardait un demi-sourire narquois, soit qu'il le sut déjà, soit que ça ne fasse pas de différence.
    — "Vivante et libre?" - il rit: "Des morts-vivants que l'on dresse les uns contre les autres... c'est chaotique mais pas vraiment le libre-arbitre."
    — "Mais diviser pour mieux régner est exactement ce que font les régimes autoritaires. Ici au moins on peut critiquer le gouvernement."
    — "Vous croyez?" - le sourire ne quittait pas son visage, bien qu'on puisse y déceler un peu de mépris. "C'est au contraire chez vous on l'on peut le moins le critiquer. Le véritable, s'entend. Puisqu'il est caché, vous ne savez pas réellement qui c'est; certains en dressent le portrait en négatif en réalisant petit à petit qui ne peut pas être critiqué. Quels articles disparaissent, de qui ne peut-on pas rire, quelles sont les limites jamais dites, ou encore quel est le lien caché entre le chef des armées, le chef des 'services' et le banquier d'affaires... En fait, vous pourriez déjà être à la solde d'un gouvernement étranger que vous ne vous en apercevriez pas."
    Monsieur Vermes décida de répondre au rire par le sien. Ces dîners donnaient parfois l'occasion de pratiquer cet art de la joute: les visages fixés en une expression bienveillante, les phrases à double-entendre, polies, mais les yeux qui veulent dominer; il commençait à prendre l'habitude de cette transaction sociale si particulière que l'on trouvait dans les milieux autour de l'ambassadeur. Il ne connaissait pas l'autre homme; tout au plus pouvait-il détecter une note qui dénote — la trace légère d'un accent étranger, sans que l'on puisse en déceler la provenance. Dans ce jeu de demi-silences et de piques, nous autres étions les spectateurs — le cercle qui évaluait pour le moment sans rien dire les deux adversaires.
    — "Vous adhérez donc à une théorie du complot?", lança Vermes comme par botte secrète.
    L'autre s'inclina volontiers: il n'était pas venu pour jouter. — "Si vous voulez! Je vous laisserai découvrir par vous-même le lien de parenté entre l'ambassadeur et le second du contre-espionnage, alors. N'en parlez pas trop, je ne voudrais pas que vous acquerriez des problèmes. Mais laissons-là les sujets mortifères." — Il se tourna... vers moi: "En parlant de parentés... Mademoiselle, saviez-vous que je connaissais bien votre oncle?"
    Comme si le cercle avait été mené à la baguette d'orchestre, la tension était retombée dès que l'étranger changea de sujet. Vermes n'avait pas eu le temps d'apprécier sa victoire; déjà nous parlions tous d'autres choses. J'avais été surprise que l'homme eût ce lien avec moi. Je ne le reconnaissais pas, mais je me demandai si je l'avais peut-être déjà vu, il y a longtemps... peut-être encore petite fille... dans le grand appartement en bric-à-brac de mon oncle qui accueillait toujours des visiteurs étranges. Mais déjà quelqu'un parlait de voyages en Orient... nous nous prîmes tous à la discussion; l'homme et le docteur Reulx nous régalèrent de leurs anecdotes sur l'Inde, qu'ils avaient tous deux visitée mais à deux endroits presque opposés: l'homme avait été au Cachemire, le docteur à Chennai et à Calcutta.
    * *
    Il est déjà tard lorsque le taxi nous dépose à l'hôtel. Les lumières du hall restent toujours allumées pour les voyageurs tardifs; le lieu a l'air très solitaire, lorsque cette grande salle est vide et qu'un seul homme se tient au coin du comptoir, très droit, en uniforme, et tentant de ne pas s'endormir debout. Rien avec voir avec l'arrivée matinale, la foule immense, le brouhaha et le chaos. Il est certainement minuit passé. Nous: moi et André, qui a insisté pour m'accompagner, tout comme il insiste pour ne se quitter qu'après un dernier verre au bar de l'hôtel. J'espère qu'il n'a pas d'autres vues en tête — l'attirance n'est pas réciproque. Cependant, je veux vraiment entendre la fin de son histoire. Ce n'est pas tous les jours que l'on rencontre un académique, spécialiste du soufisme. — Alors j'accepte.
    L'escalier, le premier étage; suivre un long couloir et enfin: le bar de l'hôtel, ouvert 24 heures sur 24. Prêt à accueillir n'importe quel visiteur nocturne, ceux qui arrivent trop tôt ou trop tard, et les insomniaques. Néons, musique jazz en sourdine, de nombreux petits espaces pour avoir une conversation discrète... André insiste à nouveau pour prendre deux flûtes de champagne. Il y a une dizaine de personnes, la plupart solitaires et silencieuses: c'est le lieu de l'attente par excellence. Au moins, personne ne prête attention à nous; personne n'ira s'imaginer des scénarios dans lesquels André serait le sugar daddy voulant m'offrir un dernier verre.
    Étrange! — Le lieu a une tête connue... C'est Monsieur Vermes! Je ne pensais pas qu'il logeât au même hôtel. En revanche, il est méconnaissable: — Il a mauvaise mine. Le col est mal plié; les cheveux décoiffés, un peu de sueur au cou. Juste par ces quelques détails on dirait qu'il a pris plus de dix ans d'âge. En nous voyant, il gesticule comme s'il avait quelque chose d'important à nous dire. Il va nous gâcher le moment, et à tous les coups au lieu de parler d'Ibn Arabi et d'Al-Niffari nous allons nous retrouver à devoir l'écouter palabrer sur l'argent.
    — "Mademoiselle ***... Vous connaissiez l'homme de tout à l'heure? De votre oncle? C'est bien ça?"
    — "Non, je ne l'avais jamais vu auparavant."
    — "Oh... mais alors comment... je veux dire... Non, non. Écoutez: Faites attention. C'est un homme dangereux."
    — "Voyons, n'allez pas être trop chauvin maintenant", interjecte André. — Mais la réponse est donnée immédiatement avec un ton très inquiet:
    — "L'ambassadeur est un agent-double qui agit contre notre pays", lâche-t-il carrément.
    Il a l'air si sérieux et si mal en point que nous nous regardons avec ce qui commence à ressembler à de la pitié. Nous éclatons de rire.
    — "Vous adhérez donc à une théorie du complot?": l'occasion était trop belle pour que je ne lui redise pas les mêmes mots d'un ton enjoué.
    Il s'étouffe presque et parle trop fort — c'est gênant...: — "C'est le demi-frère du vice-directeur de la Sécurité Intérieure. Je viens de passer une heure sur Internet à retrouver des articles étrangers — jamais d'ici! — et à vérifier les archives. La même famille que le président, que le chef des armées... Tous sous de faux-patronymes. Notre pays..." — il déglutit avec peine — "...n'existe plus... Nous sommes une colonie. Nous avons été colonisés depuis 75 ans."
    Décidément, il est métamorphosé, méconnaissable. Nous lui recommandons d'aller se coucher pour y voir un peu plus clair — il a manifestement trop bu, et il fait une crise d'angoisse du fait de ne pas avoir véritablement triomphé dans sa joute verbale quelques heures plus tôt. Peut-être en reparlerons-nous un autre jour! Bonne nuit. — Et enfin, finalement, nous pouvons profiter d'un moment de silence et porter les flûtes à nos lèvres. Après de nouveaux rires, mon nouvel ami commença à me parler d'Idris Shah, que je connaissais mal. C'était passionnant. En l'écoutant, captivée, je ne faisais même plus attention lorsqu'il me dévorait du regard. — —
    Ce fut la dernière fois que quiconque vît Monsieur Vermes. Dès cette nuit-là, il avait... disparu.
  14. Criterium
    18 heures. L'homme appuya nerveusement sur le bouton de l'interphone. Dans quelle histoire s'était-il bien retrouvé? Il se demandait s'il avait l'air ridicule. Droit devant la porte cochère, sur une rue attenante à l'allée principale de la ville, observant la marche des passants; de temps en temps une voiture absorbait tous les sons puis s'éloignait bien vite. Ce n'était pas vraiment les quelques minutes devant la porte qui le faisaient douter de lui-même; il n'était plus aussi timide depuis longtemps. Non, c'était ce qu'il était venu y chercher. Cet appel sur l'interphone, c'était sa façon de communiquer à l'ami qu'il avait finalement accepté sa proposition bizarre. Et, au lieu d'une réponse, au bout de quelques minutes la porte s'ouvrit et c'était son ami fraîchement douché qui se tenait sur le seuil. Prêt à partir. Ils se connaissaient bien. D'homme à homme, ils se serrèrent la main tout en faisant une bise — une seule.
    — "Bonsoir. Tu es venu."
    — "Oui."
    — "Bien... Bon, allons-y."
    Ils avaient le visage un peu plus grave que d'habitude. En début de journée ou de soirée, ni l'un ni l'autre n'était habitué à trop parler; ils avaient cela en commun, un certain laconisme et une absence de gêne durant les demi-silences; cela venait probablement des heures passées ensemble à travailler les arts martiaux. Pendant les passes d'armes pour aiguiser le sens du toucher durant le chi sao, les mots sont superflus. Mais cette fois, ils n'allaient pas se prêter à l'exercice: ils avaient rendez-vous à l'autre bout de la ville. Car durant de longues autres nuits, ils avaient au contraire beaucoup parlé; ils s'étaient confiés les expériences formatrices, les doutes, la recherche de la voie; et puis, ils avaient aussi vécu en parallèle de curieuses aventures avec des filles, et ils en avaient évidemment beaucoup parlé. Celles-ci furent de passage, leur amitié resta. — Et donc il avait été naturel que le premier révèle finalement un secret véritable, un secret de plus en plus lourd à porter, si difficile et si simple à la fois: son mal-être. Il allait de plus en plus mal. C'était une affliction psychique, un mécanisme dont il n'était plus sûr s'il avait été mis en branle par une demoiselle l'éconduisant sèchement, ou par une autre déconvenue, ou encore une graine plantée dans l'enfance et qui germait à présent ses fruits noirs.
    Ne faisons pas le voyage le ventre vide... — ils étaient d'accord. Ainsi, la première étape fut de se rendre dans l'une de ses petites enseignes qui bordent la vieille ville. Ce serait sur le chemin, et ils savaient qu'ils devaient manger quelque chose pour éviter d'être trop sensibles à ce qu'ils pourraient être amenés à boire plus tard. Ils arrivèrent dans le dédale des rues étroites qui formait la trame du quartier. Ils s'étaient éloignés des endroits trop fréquentés par les touristes, et dirigés vers les ruelles à mauvaise réputation, celles où flottent dans l'air l'odeur de la friture et de la bière. Là, on y trouvait une expérience plus authentique... Le ciel s'assombrissait à vue d'œil et une foule d'étudiants en jersey s'étaient rassemblés devant un pub à l'intersection de plusieurs ruelles. C'était peut-être un soir de match; les voix trahissaient déjà la soif et la compétition. C'est l'endroit où la passion est rapide, et pour un regard trop appuyé l'on se bat — et puis, parfois, on se réconcilie. — C'était aussi là que se trouvait le meilleur tandoori de la ville.
    Ils entrèrent et entendirent aussitôt la puissante voix d'Adel, le tenant des lieux: "Salut les gars!" — On les reconnaissait; ils avaient eu l'habitude de passer par ici. D'autant plus qu'ils avaient sympathisé avec Adel un soir de faible affluence. Ils avaient appris que lui aussi s'intéressait aux arts martiaux, qu'il pratiquait la boxe thaï, et avaient tous beaucoup parlé à la fois de ce qu'ils y trouvaient et de techniques précises. Une invitation restait ouverte pour aller s'entraîner avec lui en salle... Le temps avait manqué pour le moment. Il faut dire que tous travaillaient, et qu'Adel tenait son lieu de restauration ouvert le plus longtemps possible durant le soir et la nuit — dans les environs, il y avait toujours un retardataire affamé, pas toujours sobre, mais toujours prêt à manger comme un ogre. — Le lieu était assez petit, et curieusement étalé sur la longueur: pour entrer il fallait se frayer un chemin le long du comptoir, et l'on devait le faire en file indienne car deux personnes n'y tenaient pas côte-à-côte; plus loin, quelques tables avaient été disposées de part et d'autre, ainsi que sur une étroite mezzanine. Il n'y avait pas de chaises, mais des bancs en bois, très usés, qui avaient dû être achetées pour rien à une brocante.
    Ce soir-là, une douzaine de personnes étaient assises çà et là, et il ne restait qu'un petit espace à l'étage, à un bout de table. Clientèle exclusivement masculine; c'était peut-être l'effet de la ruelle qui faisait cela... — car à bien y penser, ils n'avaient pas souvenir d'avoir jamais vu une femme ici.
    — "Tu le connais depuis longtemps, ton ami perché?"
    — "Pas tant que ça. Mais je t'assure — il a un truc...", et après un silence: "Il refuse de se faire payer, ça montre bien qu'il y a quelque chose de différent".
    On sentait bien que le premier homme hésitait. Ce n'était pas la première fois que le mal-être revenait; à chaque fois, celui-ci creusait un peu plus loin, plongeait ses griffes un peu plus profondément, et teintait chaque expérience. Mais comment le décrire? — Il aurait pu se lancer dans une litanie de complaintes, mais il savait depuis longtemps que ces longues expositions devenaient plus rédhibitoires qu'utiles: même s'il était écouté, ce n'était pas cela qui allait ré-organiser ses pensées, et même s'il était compris, ça ne serait pas plus qu'une description rabâchée, un peu comme s'il détaillait l'état de son canapé favori... En plus de cela, il n'était pas habitué à mettre des mots suffisamment précis sur un état qui, lui, demeurait plus vaporeux — et pour couronner le tout, il y avait de toute façon trop de monde autour d'eux pour faire dans le sentimental.
    En silence plutôt, il repassa en revue les pensées récurrentes. Des souvenirs aigres-doux d'anciennes relations, bien entendu; par contre, on pouvait se souvenir avec nostalgie d'un sourire, mais dès que l'on se remémorait d'autres choses plus précises en relisant les mots exacts de l'autre dans un mail, l'impression s'enfuyait et laissait la place à une sorte d'incompatibilité et de gâchis. Parfois même de dégoût. Mais ça n'était pas cela... Il avait tenté de retrouver d'autres choses du passé qui auraient pu amorcer cette maladie. Des souvenirs des essais créatifs, dont il restait quelques écrits et quelques fichiers audio — des petits riens mais qui, eux, avaient adopté le chemin inverse: c'était seulement maintenant qu'il comprenait à quel point il avait été important de créer quelque chose. — Aussitôt les questions: quoi et pour quoi — celles-là demeureraient, mais au moins il savait maintenant qu'il pouvait temporairement les taire en y répondant n'importe quoi et pour lui-même. Mais était-ce une distraction qui là encore décalerait l'époque où il faudrait y répondre, et payer la taxe? À côté de cela, qui produisait ces petits riens extérieurs, il y a avait encore tout ce travail sur les arts martiaux. Il savait très bien — il le savait dans la chair — que la plus grande partie du travail était intérieure. Mais — des années à ciseler son corps, des années à contrôler son souffle et l'axe de la chaîne; la construction devenait certes de plus en plus forte, mais jusqu'où? L'âge s'inviterait forcément dans l'équation. Ni lui ni son ami n'avaient brisé leur corps par une pratique déraisonnée, ce qui reculerait sans doute l'échéance — mais tôt ou tard, l'âge deviendrait un problème. Même en conservant toute la technique — n'avaient-ils pas regardé ensemble les images impressionnantes d'un Jigoro Kano ou d'un Taiji Kase maîtrisant totalement leur corps même en fin de vie? — que restait-il au-delà? — Alors... la finalité. Préparaient-ils juste leurs corps à mourir?
    Le voile noir s'était ré-invité, et ils finirent leur sandwich en silence. — C'était l'heure.
    Il fallait sortir de la vieille ville, récupérer une ligne de bus qui desservait les périphéries; passer une dizaine d'arrêts, se retrouver dans un endroit qui devait être autrefois un village isolé mais qui maintenant était devenu un quartier de la ville, mi-campagne, caché entre deux collines. Comme la connexion avec la ville n'était pas si facile, le prix des maisons devait s'en faire ressentir, et l'on y trouvait alors des habitations assez plaisantes et spacieuses pour presque rien. Du coup, une partie du quartier était devenue le domaine de la retraite, où des habitants âgés sortaient à peine de ce qui était devenu leur dernier logement. Une autre partie des maisons abritait des étudiants sans-le-sou qui se partageaient la colocation à quatre ou cinq, parfois plus. Il commençait à se demander: Allaient-ils à la rencontre d'un vieil homme ou d'un étudiant? — Difficile de le prévoir à l'avance — l'ami ne lui avait pas précisé — même enfin en s'approchant de l'une des bâtisses que rien ne semblait distinguer des autres. Sauf peut-être ce carillon à vent placé devant la porte; mais là encore, il ne les renseignait pas vraiment.
    Quelques coups à la porte.
    Un code? — L'ami avait fait: 5 + 3 + 1 coups.
    Il y avait forcément une signification. Il n'eut pas le temps de lui poser la question: la porte s'ouvrit après une rapide pause. Enfin, il pouvait voir l'homme vers lequel son ami l'avait amené; le guérisseur, le shaman. — Celui-ci ne donnait pas du tout l'air de venir des plaines d'Amérique. Il était grand, plutôt longiligne, la peau tannée avec un teint olive; mais surtout, avec des cheveux très noirs, droits, et longs, et une barbe peu taillée qui, bien qu'assez courte, lui allongeait encore un peu plus le visage. Celle-ci mélangeait les tons noirs et blancs, ce qui pour autant n'aidait pas beaucoup pour lui donner un âge — ç'aurait pu être tout aussi 30 que 50 ans. Il portait une chemise médiévale, ouverte sur le col qui laissait voir un pendentif. Celui-là dessinait des entrelacs autour d'une petite gemme qui ressemblait plus à un bois verni qu'à un œil-de-tigre, mais avait les mêmes teintes... En fait, on aurait plutôt imaginé un druide qu'un shaman.
    — "Bonsoir, mes amis", les accueillit-il.
    Avec un geste, il les avait invité à le rejoindre de l'autre côté de la maison. Là, il y avait des coussins disposés sur un perron couvert, en demi-cercle autour d'une table basse. Tout avait été manifestement préparé pour eux. Les présentations faites, il les invita à prendre place, et à patienter pendant qu'il prépare le breuvage. Et, en rentrant à l'intérieur, il avait éteint la lumière du perron. L'ambiance se métamorphosa aussitôt. Çà et là sur le perron, des ampoules peu lumineuses avaient été disposées, et abritées par des sortes de petits abat-jour rouges; et au milieu de la table-basse, une bougie agitait irrégulièrement sa flamme. L'effet était étrange, l'éclairage avait tout de suite affecté le lieu, en le teintant de toutes ces lueurs tamisées — des îlots de lumière, teintes d'ambre et rouge-orangées...
    Le soleil venait juste de se coucher, mais déjà le perron avait pris l'air de devenir un lieu à part, au-delà du monde; comme s'il avait été une heure perdue du milieu de la nuit, l'heure propice aux confidences et aux pensées — l'heure où chaque mot prononcé revêtait comme magiquement une double-signification. De longs moments passèrent sans que le shaman ne revienne. Ils recommencèrent à parler un peu — à voix basse, comme si l'atmosphère le nécessitait — et il eut alors enfin l'occasion de demander à son ami ce qu'avait signifié sa façon de frapper à la porte.
    — "C'est ce qu'on a convenu... Il m'a dit que c'est une manière de dire que l'on vient pour une session, plutôt que pour une visite."
    — "Un peu particulier comme procédé..."
    — "Ça doit être psychologique."
    L'attente commençait à durer. Il semblait que le quartier entier dormait déjà; on n'entendait aucun bruit aux alentours. À peine, de temps en temps, venait une légère brise faire bruisser les feuilles des arbres.
    — "Est-ce qu'il fait toujours attendre aussi longtemps? Il va planter ses graines?"
    — "Je ne sais pas... Il doit préparer quelque chose."
    Un moment après, enfin, le shaman réapparut. Cette fois, il tenait dans les mains un petit plateau, qu'il déposa sur la table basse. Dans celui-ci: une théière, deux tasses et deux coupelles, comme pour servir le thé, et trois bols contenant chacun ce qui avait l'apparence de plantes ou d'herbes aromatiques. Un léger volute de fumée s'échappait du bec de la théière, et une odeur plaisante flottait dans l'air; une fragrance d'agrumes et de jasmin.
    — "Je n'utilise que des plantes que j'ai semées moi-même, et dont j'ai suivi toute la croissance", indiqua le shaman qui avait vu les hommes scruter les bols.
    Il se mit alors à parler. Il continua: "Cher Hugo — c'est bien votre nom, n'est-ce pas? — bienvenue chez moi. Ton ami m'a dit que tu as un problème, qui semble d'ordre spirituel. Je ne suis pas médecin. Un médecin examine les symptômes, infère et déduit selon la grille que l'on lui a donné durant sa formation, coche une case et prescrit le remède. Et je ne suis pas un fou new age qui te dira que cela n'aide pas ou que la médecine ne sert à rien. Pour ce qui relève des choses physiques, tout du moins. Mais voilà — ce modèle a tellement bien marché, il a éradiqué tant de maladies, il nous permet de vivre plus longtemps et en meilleure santé, il a sauvé des millions de vies... — qu'il a été appliqué à tout et pour tout. Mais ce sont là les maux du corps."
    "Qu'en est-il pour les maux de l'esprit? — Et bien, le même modèle est appliqué, l'on observe, déduit, et donne le médicament. Sauf que là, toutes ces étapes laissent à désirer. Impossible d'observer ce qui n'est pas matière. Impossible de déduire en conséquence — d'autant plus que les modèles (psychologie, psychiatrie, etc) influent sur la mesure... Et sur ces bases si faibles, il faudrait prescrire une drogue qui va avoir un effet immense? Anti-dépresseurs, somnifères, neuroleptiques, psycho-simulants... Autant laver le muscle à l'eau de javel. À une autre époque, une personne se croyant possédée aurait été amenée chez le curé — celui-ci prescrivait un exorcisme, on tenait un rituel, parfois public, et le malade se sentait souvent beaucoup mieux. L'histoire regorge de guérisons miraculeuses pour ce qui relève de l'esprit. Mais qu'a-t-on fait ensuite...? Ces personnes, on a commencé à tout simplement les entasser dans des asiles pour fous. Et de nos jours, on préfère leur laver le cerveau avec une lobotomie médicamenteuse, aspirer leurs économies, puis les laisser à la rue, comme le traitement finit souvent par l'addiction et l'échec. — Est-ce vraiment comme cela que l'on soigne l'âme d'un homme?..."
    "Cher Hugo — Ce n'est pas ce que moi, je crois. — Ni toutes les médecines traditionnelles. Nous voulons comprendre les symptômes mais surtout la cause qui les a fait naître. Pour cela il faut la voir. Le médecin n'est pas indépendant de son patient... Nous allons effectuer un grand voyage, à deux." — Il montre les plantes réunies dans les bols... — "Nous allons boire un élixir. Moi — et Toi. Pendant ce temps, ton ami veillera sur nous. Ne sois pas effrayé — cela ressemblera à un rêve lucide mais qui te semblera particulièrement réel..."
    Et le shaman finissait sur ces mots étranges: — "Surtout: c'est un rêve que je peux rejoindre — et c'est là mon secret et mon sacerdoce. Nous nous y retrouverons... je te donnerai éventuellement de nouvelles instructions, je pourrai voir face-à-face ce mal qui t'afflige."
    Il regroupa les plantes dans un seul bol et commença à effeuiller les tiges. Puis, approchant un minuscule récipient que les autres n'avaient pas encore vu, il en versa le contenu sur les feuilles; cela ressemblait à du sucre. Il prit un petit mortier, et commença à piler avec des coups secs. Les grains rendaient la tâche très efficace; le silence n'était rompu que par le son de l'outil. Puis, il versa également le contenu d'une fiole. "Je reviens, le mélange doit prendre deux minutes." — les deux amis furent à nouveau seuls.
    — "En fait, ton guérisseur est un psychonaute?"
    — "Il dit que tous les shamans sont psychonautes... Par contre, il t'a dit qu'il n'était pas médecin par habitude, c'est ce qu'il dit de nos jours pour ne pas faire peur; mais, en fait, il était bel et bien médecin."
    — "Vraiment? Quelle spécialité?"
    — "Ça je ne sais plus... Quelque chose de compliqué, il faisait surtout de la recherche scientifique."
    Ils en venaient à se demander comment le don du shaman aurait bien pu se révéler. Avait-ce été lors d'un voyage en Alaska, où il aurait rencontré les tribus conservant leurs anciens secrets? Avait-ce été plutôt dans de dangereuses jungles du Brésil? Ou alors était-il vraiment plutôt un druide de Bretagne, qui avait finalement appris le véritable usage du gui qu'il coupait avec une serpette en or? - S'ils avaient reconnu les plantes, cela aurait pu donner des pistes; mais dans l'obscurité et sans connaissances botaniques, ça n'était pas chose facile. Peut-être une sauge et une menthe. Cette fois ils n'eurent pas le temps de se poser tant de questions ni d'explorer toutes ces possibilités, car l'homme revint rapidement. — Il versa un peu de thé chaud par-dessus la décoction, agita le mélange avec une baguette de métal... puis rassembla le mélange dans une boule à thé, et celle-là vint rejoindre la théière pour une seconde infusion. Les hommes le regardaient opérer en silence, suivant chaque geste d'un long rituel. — Et puis alors le breuvage fut prêt. Il le versa dans les deux tasses: l'une pour le patient... l'autre pour le shaman...
    Ils se regardèrent dans les yeux en buvant le thé.
    Celui-ci était assez fort et amer... Il y avait toujours cette base de thé aux agrumes qui colorait le tout, mais par-dessus s'étaient ajoutées des saveurs plus difficiles à définir. Il y avait par exemple le goût de la chlorophylle, cette odeur de plante très commune; mais aussi les notes amères du thym et de la sauge...; et puis, une très légère touche sucrée à l'après-goût. Ça n'était pas le meilleur thé qu'il bût — très loin de là — mais au moins le mélange n'était pas si désagréable, et il était possible d'en finir la tasse sans effort. Ainsi de suite, le shaman en versa une deuxième, puis une troisième: il fallait tout boire. Alors seulement, pouvaient-ils reposer les tasses sur les petites coupelles, ajuster les coussins plus près des piliers du perron afin d'avoir un support dans le dos, relâcher la tête et les muscles, et se laisser aller en silence. De très longs instants, rien ne changeait — la scène ponctuée des lueurs ambrées, le silence, la fatigue qui venait empêcher de trop réfléchir...
    ...et alors il entendit un son.
    . . . _ – — ' " * * * " ' — – _ . . .
    Très brièvement, le silence avait été percé par ce son faible mais aigu: le tintement d'une cloche?... Il avait tourné la tête pour vérifier la provenance du son — et c'était seulement à ce moment-là qu'il sentit que quelque chose n'était plus tout à fait normal. Il lui avait semblé qu'il avait à la fois tourné la tête et à la fois se tenait encore immobile; du coup, il voyait flou, et dès qu'il bougeait le regard les yeux ne suivaient pas à la même vitesse, mais image par image, comme dans une animation. C'était déconcertant et un peu nauséeux. La décoction devait commencer à faire effet.
    Dans l'obscurité du jardin, il voyait deux points lumineux briller... deux gemmes, couleur émeraude. Était-ce?
    ...Alors il suivit la panthère... il passa derrière un buisson sombre...
    Et il se retrouva alors dans un paysage complètement différent. Soleil au zénith — un grand désert ocre — au loin, des montagnes. Il faisait chaud, il avait soif. Malgré le passage si brusque de l'obscurité au soleil aveuglant, ses yeux ne lui faisaient pas mal. Au fur et à mesure qu'il s'approchait du terrain montagneux, il s'apercevait que ce désert était tout sauf plat et uni: çà et là, un arbre, une roche, un amas de pierres... il y avait des aspérités, ainsi que des chemins entre les roches où l'on pouvait se faufiler et se perdre — comme un système de caves, mais à ciel ouvert. De même, le désert n'était pas un lieu de mort, mais de vie: il entendait, plus qu'il ne voyait, les cris de nombreux oiseaux, les frémissements de lézards et de gerbilles lorsqu'il approchait des grandes pierres; le sol même, parfois teinté de vert comme si de frêles mousses et algues y poussaient, semblait respirer. — Le désert était en vie, mais il fallait le voir de ses yeux... Il lui semblait presque voir les mouvements réguliers des inspirs et des expirs de cette terre si ocre. — Une pensée lui revint à l'esprit, et il lui semblait qu'il en avait décelé encore une nouvelle signification secrète: quand on est dur avec toi, sois doux; quand on est doux avec toi, sois dur: un précepte martial bien connu mais qui s'appliquait également tant au désert...
    Il pouvait deviner d'autres présences qui se cachaient.
    Il devait se trouver tapis dans des interstices d'autres grands animaux. Peut-être que la panthère, si noire, et aux yeux si verts, s'y était elle aussi réfugiée dans l'ombre, peu habituée aux chauds déserts... Était-ce là que se cachaient des hyènes, des mangoustes, des singes? Aucun son ne trahissait leur présence, mais il sentait bien que déjà l'on avait repéré, déjà des centaines d'yeux s'étaient posés sur lui pour l'observer, et avaient guetté chacun de ses gestes. — Lui continuait à explorer les pierres, il lui semblait qu'il gravissait maintenant la montagne en empruntant un labyrinthe. Il marchait sans trop savoir où cela allait le mener — du moment qu'il prenne un peu de hauteur. Il lui semblait s'être retrouvé dans un paysage du film Circle of Iron — dans lequel là aussi, un guerrier suivait sa quête, sans savoir jusqu'où. — De loin, les montagnes avaient l'apparence d'une surface unie, où l'on pouvait tout voir peu importe où l'on s'y trouvait; de près, c'était complètement différent... le terrain ne semblait plus ouvert, mais abrité; on passait d'un dédale d'espaces ouverts à des réseaux de caves, de tournants, de montées... C'était seulement parfois que la vue s'ouvrait à nouveau, et qu'en regardant derrière soi, l'on avait une vue magnifique sur l'immense désert ocre — à perte de vue — un océan de sable dont on ne discernait plus aucun détail. De loin, le désert semblait à nouveau plat et uni; une illusion d'optique.
    Il entra dans une sorte de cercle. — Par des interstices entre les roches, la lumière du soleil venait jusqu'ici, et y formait sur un sol trop régulier des formes géométriques... 
    Et au milieu il aperçut enfin l'animal qu'il avait suivi jusque là. Mais ce n'était pas une panthère.
    C'était un petit chat noir et aux yeux très verts, qui le dévisageait du regard...
  15. Criterium
    Certaines villes regorgent de ces passages. Entre les rues pavées qu'arpentent les piétons, certaines portes d'immeubles révèlent en fait des ruelles secrètes et des chemins de traverse. Vous pouvez passer devant durant des années sans que vous ne vous doutiez qu'ils existent; même lorsque les portes n'ont pas le petit boîtier électronique, celui qui fait croire à une habitation, et qu'elles s'ouvriraient d'un simple tour de poignée par un curieux... — Même lorsque le curieux s'y aventure et que vous apercevez un bref instant ce que la porte abritait, vous n'y devinez le plus souvent qu'une sorte de hall, devant amener aux appartements; rien de bien particulier. Ce n'est qu'à moitié faux, car certains appartements ont parfois une porte à l'arrière donnant sur le passage, et c'est généralement seulement une fois que l'on emménage dans l'un d'entre eux que se révèle l'existence des secrets. Quoique: c'est seulement si la porte n'a pas été rebouchée et cachée derrière un vieux meuble... D'autres de ces allées sont plus faciles d'accès, mais trop étroites et sombres pour que l'on y tente l'aventure. Parfois elles ont un nom et le facteur rarement s'y aventure; parfois elles sont anonymes, oubliées. — Ces chemins secrets, l'on les retrouve partout en Europe, dans les vieilles villes. À Lyon, les traboules; à Genève, les passages; à Prague, les průchody. En Amérique, l'exception serait New York, mais ils n'y ont pas le même aspect.
    J'avais le plan en main et il n'était d'aucune utilité. Où est-ce que B. m'avait-il dit? — Je me remémorai les indications. Tout d'abord retrouver le connu mais discret "Passage des Rossignols". Retrouver la ruelle vers laquelle il débouche, mais ne pas l'emprunter; ouvrir plutôt la dernière porte du hall — qui semblait juste mener à de miteuses chambres mansardées pour étudiants sans-le-sou — y découvrir un nouveau passage, plus étroit, longeant la rue Claude Leroy. Se retrouver dans une cour intérieure, on ne sait vraiment où; gravir l'escalier pour amorcer la montée vers le quartier sur la butte; y découvrir au fur et à mesure qu'il serpente, des vues inédites sur le reste de la ville... et puis se retrouver là, en haut, dans une autre cour intérieure, plus grande, ensoleillée. Il fait beau. Il n'y a personne. Incroyable que cet endroit soit inconnu. — J'y installerai bien une chaise pour lire l'après-midi en admirant le contre-bas; on pourrait même y bronzer en pleine ville sans être importunée.
    La cour n'a que quelques fenêtres; impossible de savoir si ce sont celles d'appartements oubliés ou de cabinets d'avocat. Il faudrait retrouver les pièces depuis les rues extérieures, il faudrait résoudre le labyrinthe. Mais c'était sans doute ce que B. voulait me montrer. Au fond de la cour, un ensemble suspect de ferraille semble être un escalier de fortune, menant à quelques balcons. Une piste, certainement.
    Texto — "Bonjour B. je suis là. Où es-tu?"
    La réponse arrive rapidement: "J'arrive". — Et ce fut bien des hauteurs des balcons qu'apparut la silhouette de l'ami. Salutations... il descend. Bises. C'était la deuxième fois que je le voyais depuis mon retour en France. Cela faisait tellement de bien de revoir un visage que je reconnaissais... dans toutes les villes où j'étais revenue, il me semblait que les pierres étaient bien les mêmes, mais pas les gens. Comme si tout le monde avait changé; tous les magasins avaient échangé leur place avec d'autres, et les airs des promeneurs étaient différents — au-delà des modes fluctuantes... ils avaient l'air rusé de jouer cette farce avec chaque revenant... sans même en être conscient. — Les rares échoppes qui avaient gardé le même nom avaient changé tout le reste: clientèle, intérieur, bibelots et breuvages...
    — "Bonjour..." - et je ne me peux m'empêcher d'ajouter: "Si tu savais comme ça me fait plaisir de te revoir... de revoir un visage connu..."
    — "Tu trouves que ça a beaucoup changé?" - fait-il presque étonné.
    — "Mais oui, tout, tout a changé..."
    Il me regarde d'un air tendre. Peut-être ne voit-il pas les choses comme je les vois maintenant, ayant vécu depuis des années dans la même ville, ayant doucement incorporé chaque changement — plutôt que d'être placé tout d'un coup en face de tout. Mais il me comprend, il m'écoute. Oui — c'est bien cette empathie, elle aussi, qui me manquait. Sa main sur mon bras comme pour me rassurer. Je le regarde un instant en silence. Quel âge avait-il, maintenant? Je compte à partir d'un souvenir commun... il doit avoir 35 ans, je crois. Il n'a pas changé; il y a un petit pli sur la lèvre; ses expressions sont les mêmes, et ce n'est que par une impression subtile de sa peau que l'on devine qu'il a pris un peu d'âge. Certains voudraient être aussi chanceux: il en fait toujours cinq de moins. S'il se rasait de plus près, ce serait encore plus. — En revanche, c'est la voix qui me surprend toujours. Pourtant celle-ci n'a pas dû changer; mais on les oublie si facilement... le souvenir d'une voix dénote tant contre la voix elle-même, ré-entendue au présent... Peut-être se dit-il les mêmes choses en me voyant.
    — "Allons-y", m'encourage-t-il.
    Nous gravissons la vétuste ferraille. Bien contente d'avoir de n'avoir presque pas de talons et que ceux-ci soient compensés... Nous arrivons au balcon le plus élevé; il y a là une sorte d'alcôve, un couloir. Il faut baisser la tête pour en franchir le seuil; on arrive à une petite porte, poussiéreuse; l'ami la pousse avec quelque effort — les gonds n'ont pas été huilés depuis bien longtemps. Et l'on débouche sur un grenier mansardé, minuscule. Nos pas font grincer le sol boisé. La pièce est toute ensoleillée; de grandes fenêtres laissent entrer la lumière qui a petit à petit atténué les couleurs des lattes du plancher. Un escalier dans un coin de la pièce — celui-ci bien sombre — et qui manifestement est une addition plus récente reliant différents anciens bâtiments entre eux — nous amène, quelques marches plus bas (un demi-étage?), vers un lieu qu'alors je reconnais. Ces jonctions à demi-étages rendent toujours les appartements bizarres, méconnaissables. Mais là c'est plus facile: nous sommes arrivés dans le sien: dans son appartement.
    — "Tu as une porte dérobée vers les traboules?!"
    — "Et oui! Je m'en suis aperçu en rangeant le grenier. J'ai retrouvé les clefs de la porte. Super, non?"
    Ah, il me connaissait bien, l'amatrice des secrets! En quelques pas, j'étais passée de l'air nostalgique au sourire enjoué. Comme un enfant qui découvre un puzzle. J'étais contente qu'il m'offre cette petite découverte. Il l'avait fait avant que cela ne devienne impossible, car je pensais qu'il s'apprêtait à emménager avec sa copine de longue date. Ailleurs, pas dans la vieille ville. Trajet, confort, avantages... mais nous savions bien qu'une partie de lui-même se souviendrait avec nostalgie de ces endroits improbables, bourrés de passages secrets, et où l'on devine parfois gravée sur une pierre la signature d'un maçon du XVIe...
    Alors nous profitons de ces instants passés ici. Cela me rappelle ceux que l'on partageait autrefois. À nouveau, un appartement trop petit, ses étagères encombrées d'objets hétéroclites, deux grands bols de thé, et une conversation ponctuée de silences tranquilles; sans pression pour parler ni double-jeu. Nous aurions plus de temps cette fois-ci pour nous donner des nouvelles; la dernière fois, au bar, trop peu de temps, trop d'oreilles profanes, trop de distractions sonores. Ici, il a mis de la musique à faible volume, une longue envolée jouée sur l'oud, en sourdine. Je ne sais pas si c'est iraqien ou yéménite... L'on entend à peine ce qui est un autre clin d'œil, comme pour me dire sans un mot qu'il se souvient de ce que j'aime. Alors je lui renvoie la pareille, avec un mot ou deux de notre vocabulaire partagé — celui que ne manquent pas de tisser à deux les belles relations. Il me demande comment c'était, "là-bas"; comment je vais; comment s'est écoulé tout ce temps.
    Alors, pour la première fois, je peux tout raconter.
    Les années passées au loin... le dépaysement et les gens tour-à-tour accueillants ou méfiants... les démêlés avec l'administration d'autres pays... l'apprentissage de tant de choses... la fraîcheur que de devoir communiquer avec un langage simplifié par la force d'un vocabulaire encore incomplet... le temps qui passe, la maîtrise des nouveaux environnements, la sensation très nette qu'il est temps de voyager à nouveau... puis le retour... cette sensation d'être une étrangère non seulement dans les autres pays, mais maintenant ici aussi, plus qu'autrefois déjà: mon "accent". Il hoche la tête avec le sourire qu'il faut pour à la fois confirmer et ne pas froisser. Ça fonctionne: je ris. Alors lui en fait de même. Avec cet accent apprivoisé, je peux me faire passer pour qui je veux, maintenant encore plus qu'avant... Je lui raconte les fois où ça m'a permis de me faufiler dans des milieux improbables. Il écoute, fasciné, l'histoire de cet homme avec qui j'avais été en couple et qui était persuadé que j'étais un agent, chargée d'épier certaines de ses relations. Qu'il m'avait dit parfois, se retrouvant seul dans une pièce chez lui, parfois ailleurs, soudain déclarer à voix haute: "Je sais que vous m'écoutez!" — si c'était faux, rien de grave, et si c'était vrai, au moins avait-il la satisfaction d'avoir fait sursauter quelqu'un quelque part. Il me le racontait avec un clin d'œil comme si ce quelqu'un était moi. Alors moi je lui susurrais plutôt à l'oreille des pensées plus secrètes... Puis la fin, justement marquée par une méfiance qui le dévorait. Il m'avait utilisée pour analyser certaines de ses relations; cela l'avait finalement effrayé; il voulait "pouvoir me lire" — décontenancé de plus en plus souvent par un regard sibyllin, désarçonné en réalisant que de toute manière j'analysais tout. — Le moment qui avait scellé notre fin, ç'avait été un simple jeu avec des amis, un jeu de cartes et d'enquêtes où le poker-face était de mise. Il y avait découvert que je pouvais mentir sans effort, et sans que rien ne le trahisse, ni cil ni pli ni autre indice. Il avait été très effrayé par cela, terrifié; bien plus que par ses épisodes de jalousie où il pensait que je voyais d'autres hommes. Alors la spirale vers le bas, les fins de relation jamais plaisantes et dont il faut abréger les souffrances. Des larmes; la distance, l'oubli... et puis l'étape où l'on peut se recroiser à un apéritif et échanger quelques mots, sans les petites attentions transmises par le toucher, et sans que le cœur n'en souffre plus que par une légère nostalgie, parfois. — B. m'écoute en silence.
    — "Tu voulais avoir un enfant avec lui?"
    Question étonnante qui s'était invitée sans doute en entendant certains mots çà et là. Un moment de silence. B. non plus n'est pas le type de personne du genre expressif. Pourtant, à des petits détails, nous avions au fil des années appris à décoder un demi-sourire sur nos visages respectifs; et là encore j'y devinais un. Question... à la fois ingénue et à la fois comme si la réponse avait déjà été faite, et qu'il laissait planer comme par un clin d'œil maïeutique. Alors je dois reposer le bol sur la table-basse, vite... et: j'éclate de rire.
    C'est le premier fou rire depuis longtemps. Je suis pliée en deux, je ris à gorge déployée. Il rit de même. À chaque fois que l'un semble se calmer, le simple fait de se regarder les yeux dans les yeux nous replonge dans les grandes secousses. C'est impossible à dompter, alors l'on rit, l'on rit. Ça n'a plus de rapport avec le déclic qui a tout déclenché; le rire est devenue une chose vivante, un chaton imaginaire qui sautille entre nos deux corps. Les abdominaux me font mal, mon ventre n'a décidément pas l'enfant du passé, mais la joie du présent.
    Un long silence... au loin, aux lentes mélodies de l'oud se sont ajoutées quelques percussions en sourdine. La lumière provenant de ses fenêtres a changé d'angle; elle a changé de teinte, aussi. Dehors, un pan du ciel doit être orange, et l'autre déjà bleu nuit: il est tard, et le crépuscule s'est invité à l'improviste. Nous avons passé toute l'après-midi à parler, dans ce mélange de silences complices et de longs dialogues — et c'était comme si ç'avait duré quelques minutes... Interlude — un moment tous les deux en cuisine, chacun à préparer un plat, en parlant et en riant. Il n'y a plus de nostalgie en faisant les poètes en cuisine. J'arrange le houmous et la fattoush, pendant que lui cuit le kibbeh. Les épices sont fragrantes. La pièce sent bon.
    Que c'est doux d'avoir retrouvé un ami...
  16. Criterium
    Il avait étudié le bouddhisme. Ça avait été des années passées dans le secret: — L'internat. Tard, dans la nuit — au dortoir. L'extinction des feux était passée il y a un bon moment. Il fallait être discret. Alors il se cachait sous la couette avec une lampe-torche qui marchait à peine, ayant récupéré le livre interdit d'un petit espace secret qu'il avait découvert dans la cloison, et en lisait discrètement quelques lignes. Comme il avait encore des difficultés de lecture malgré son âge, il devait épeler intérieurement chaque mot pour être sûr qu'il pût s'imprégner de son sens; ainsi, chaque ligne demandait une absorption lente et concentrée. Il avait décodé ainsi les quatre vérités et les huit voies; il avait appris l'existence d'une taxe interne que l'on payait par (et contre) nos actions. Durant des mois il avait suivi comme l'on suit un feuilleton la vie du Gautama. Soir après soir il progressait de quelques pages, devait parfois relire les lignes de la veille, y trouvant régulièrement une nouvelle direction et un nouveau sens. Le livre caché était véritablement devenu un compagnon. — Le jour, il riait avec les autres, passait de cours en cours, devait obéir à la discipline tout en guettant les occasions secrètes pour faire une bêtise pas bien grave.
    Tout au long de sa scolarité le souvenir de ces nuits lui était resté, et le livre encore proche. Trop proche pour devenir une référence à citer çà ou là; il n'exposerait pas l'ami, crûment, comme cela, aussi ouvertement; c'était juste parfois certains mots et certaines phrases à double-sens, qui faisaient deviner à son interlocuteur qu'il avait intégré certaines influences — et ce en lui-même, plutôt que juste par des mots volés. — Dans le même temps la même question le hantait: la direction de la prise de conscience, la conséquence de la voie. Il avait commencé à méditer, de temps en temps, commençant par des sessions de vingt minutes. Souvent le soir; — il prit un appartement, le lycée était fini, se retrouva indépendant, avec quelques colocataires. Depuis qu'il avait sa propre chambre, l'habitude était devenue quotidienne. — Les pensées s'enchaînaient comme les petites perles d'un long collier, que l'on laissait filer mais qui sans cesse continuait, tour à tour lent et rapide, subtil ou trop présent, et toujours cyclique: et en ayant eu cette image cela lui fit penser au misbaha ou à un rosaire.
    La question qui le taraudait: si tout est illusion, est-ce une dissolution que j'opère?
    L'image de la goutte d'eau qui tombe dans l'océan était belle; elle décrivait bien quelque chose. Une assimilation, une intégration, l'ajout du un à l'infini qui donne encore l'infini... mais donc ce un était tout aussi bien zéro. Était-ce une dissolution vers le Zéro? — Il se le demandait. Car l'image ne fonctionnait que dans une seule direction: la goutte d'eau revenait de l'océan et perlait à nouveau, elle, seule, unique; l'on revenait des plus profondes méditations la même personne. — Était-ce juste le fait que les méditations ne soient justement pas assez profondes? Pouvait-on s'y abîmer si loin, au tréfonds de l'abysse, jusqu'au point de non-retour? Devenir extérieurement un objet... et intérieurement: disparaître.
    Il n'avait rien lu ou entendu qui pût présager que cela soit arrivé auparavant; même les maîtres revenaient à eux-mêmes. Maintenant ayant accès à une bibliothèque universitaire, il avait discrètement entretenu quelques lectures des mystiques ayant atteint le stade suprême. Il avait lu Hildegarde von Binden, il avait lu Swedenborg; il comprenait que ceux-là avaient fait l'expérience de l'unio mystica, mais pour autant il ne saisissait presque rien de leurs écrits. Ils utilisaient leur propre vocabulaire; leurs propres images. Il aurait fallu autre chose que des mots, et c'était de toute manière des expériences externes, qui ne lui parlaient pas. Non — la raison pour laquelle il y pensait, c'était que ceux-là aussi avaient clairement plongé peut-être au plus loin qu'il était possible — et qu'ils étaient revenus — et qu'ils étaient encore eux. — Donc: pas d'océan.
    Au contraire, ils étaient tous revenus plus forts. L'on parlait des "bienfaits de la méditation". Et ceux-là existaient clairement, il pouvait lui-même en sentir les prémisses; il fallait au moins un peu de pratique et une certaine sensibilité, et l'on les ressentait déjà subtilement. Tous n'en retirent pas la même chose; mais si l'on regardait à nouveau vers les maîtres, ceux-là aussi étaient bien revenus avec quelque chose — et au minimum une plume incroyablement enivrée. Ça n'était pas le chemin vers le Zéro. — D'ailleurs les mystiques le disaient eux-mêmes, ou le laissaient deviner, ils cheminaient vers l'Un.
    Par hasard il avait entendu le terme d'Ein Soph — אין סוף
    Certains disaient que c'était le vide, mais il savait bien ce que signifiait le terme hébreu. Il n'avait pas appris cette langue mais ça n'avait pas été difficile: il avait immédiatement vérifié le terme en s'initiant à un peu de grammaire. Ein, c'était la négation de l'avoir, du terme yesh. On disait Yesh li mashehu pour dire "j'ai quelque chose", littéralement "il est à moi quelque chose", et ainsi "ein li" n'était que "il n'est pas à moi (quelque chose)". Et de même: ayant & n'ayant pas. "Soph" c'était la fin et la limite. Donc ce n'était pas le Zéro: c'était l'illimité, l'éternel, l'infini — l'Un infini. — Les disputes rabbiniques pour savoir s'ils appelaient cela le zéro, le double-zéro voire le triple-zéro ne le touchaient pas; c'étaient des artifices de langage et pas une réalité qu'il sentait dans la chair. Et il ne voulait pas apprendre comme un écolier, comme certains ésotéristes qu'il avait commencé à rencontrer dans des bars étranges. — Ceux-là apprenaient et répétaient, c'était parfois intéressant mais ce n'était pas la même chose ni la même quête.
     
    *
     
    Il était à nouveau dans ce bar — "Chez Viviane". L'enseigne aux allures de salon de thé. — Le soir, l'endroit devenait un refuge paisible, la musique lounge n'était pas trop forte, on pouvait y aller seul ou entre amis et avoir une conversation sans devoir crier et se casser la voix. Quelle étrangeté! C'était dans ce bar moderne que se donnaient rendez-vous beaucoup de personnages perchés. Si l'on venait souvent, l'on apprenait à en reconnaître quelques-uns. Par exemple, il y avait Didier, le grand trentenaire longiligne qui parlait souvent de kabbale. Il y avait B., qui venait rarement, parlait rarement, mais avait eu cette envolée étrange sur l'alchimie, un soir. Il y avait Véronique, l'apprentie-voyante. Et quelques autres qui avaient plus d'un tour dans leur sac. Pourquoi venaient-ils tous ici? — Rapidement il s'était convaincu que c'était à la fois un effet boule de neige, comme ils s'attiraient les uns les autres, et bien plus simplement la fréquentation constante de l'établissement par les jolies filles de la fac de lettres. — Didier n'était jamais autant inspiré que lorsqu'il avait un public féminin; alors seulement, révélait-il ses secrets.
    Mais lui parlait peu, écoutait beaucoup, draguait parfois; prêt à entendre une perche — n'attendant rien en particulier. Il ne savait pas si d'autres s'étaient posés la question du Zéro et de l'Un. Parfois il lui semblait que l'on en parlait presque, mais avec d'autres termes, et il est souvent bien difficile de calibrer deux vocabulaires en une seule discussion...
    Ces soirées étaient simplement une autre forme de méditation, active; tout en prenant part aux conversations avec amis et inconnus, il observait, il remarquait le bal que l'on danse — les voiles qui s'agitent. Au détour de quelques phrases, un souvenir affleurait. — C'était ce qui venait de se passer — Il avait... revu toute sa vie comme dans un film; revécu les vieilles heures et re-suivi le fil... mais ça n'avait été que la vie spirituelle... pourquoi? Qu'est-ce qui avait mu ces mémoires? — Il lui semblait que... qu'il se réveillait, là, au milieu d'un groupe de personnes.
    Il reprenait ses esprits, le cerveau encore un peu embrumé. Avec un effort, il reconnaissait des amis: Delphine, Chloé, Patrick... le groupe familier. Par contre — en face de lui — quelqu'un qu'il ne reconnaissait pas du tout, qu'il n'avait jamais vu auparavant, et ils étaient (avaient été?) en train de parler.
    L'homme est très grand. Il est un peu plus âgé, mais pas tant; certainement moins de trente ans. Il se tient très, très droit, et immobile. Ses traits sont fixes. Son trait de mâchoire est dur, carré; la bouche fermée, avec un pli sur les lèvres comme s'il la maintenait ainsi, fixe et en tension — les sourcils légèrement froncés, pas d'un air fâché toutefois — mais d'un air sérieux. Il voit bien tout cela de l'homme — et dans le même temps, il ne voit qu'une chose: ses yeux...
    Des yeux grand ouverts — bleu acier, presque gris — des yeux fascinants. Terriblement fixes. Il n'y a pas de clignement. Il n'y discerne aucun mouvement... même sur les arcades, il n'y a pas de palpitations trahissant la présence de la vie et du sang. — Des yeux en abysse.
    Venait-il d'être hypnotisé?
    Ça devait être cela...
     
    *
     
    L'appartement. Il est tard. Il est en train de regarder un film avec ses colocataires. C'est l'un de ces vieux films italiens où l'on suit l'intrigue plutôt comme une succession de tableaux d'art qu'en prêtant attention à ce qui se dit. Il y a la musique étrange de l'époque, mêlant synthétiseurs et instruments de rock — suivant chaotiquement les images et les meurtres. — À côté de lui sur le sofa rouge, Patrick est absorbé par le film. Entre eux, au milieu, la tête reposant sur son épaule et les jambes passées par-dessus celles de Patrick, il y a Angélique. Elle fait toujours ça; il lui faut un contact, même absorbée elle aussi dans les images qui défilent. Ça n'est pas gênant; ils se connaissent tous depuis assez longtemps pour savoir que c'est par simple amitié, par confort. Lui ne suit pas vraiment l'intrigue. Le souvenir de l'inconnu aux yeux bleus lui est revenu.
    Les yeux... ils avaient communiqué, c'était certain; mais que s'étaient-ils bien dit? — Il n'arrivait pas à s'en souvenir, tout comme il n'arrivait pas même à se souvenir que cet homme se soit approché et assis à leur table; ni quand ni comment. — Mais ils avaient communiqué, et ils n'avaient pas eu besoin d'ajuster leur vocabulaire, puisqu'ils n'avaient peut-être pas utilisé de mots. Ou alors ceux-là maintenant oubliés ne comptaient plus, si seules revenaient les images; et les images, les tableaux de sa vie adolescente, il les avait bien revus, hypnose ou pas. Ça devait être le message de l'inconnu.
    Il avait pensé brièvement au fait qu'il y ait "deux" yeux — mais "une" vision. Et tout bêtement, comme cela, il en était venu à se poser la question de la dualité dans son système.
    Lors de ces rares moments où il conversait réellement à cœur ouvert avec un autre, homme ou femme, et que de chaque côté la curiosité et la bonne volonté permettaient d'aller au-delà des différences de vocabulaire qui existent entre deux personnes — où l'on faisait l'effort de se mettre dans la "position" de l'autre, d'essayer de voir l'image plutôt que le doigt qui la pointait d'un vocable — où l'on faisait fi des mots si différents selon les classes sociales et les langues — alors l'on se sentait réellement en présence de l'Autre.
    Par respect, par patience, parfois tout simplement par séduction, l'attention était entière et cet Autre se tenait là. C'était un échange. On troquait des images, des pensées, parfois même ces mots lorsqu'ils se révélaient utiles ou riches... C'était un accès inattendu et tellement enrichissant envers un individu avec sa propre histoire, sa propre formation, sa propre évolution en un Un qui était Autre. Il y avait Moi — et Toi. — Donc il y avait Deux.
    Et c'était cette réalisation, au-delà des yeux si étranges, qui l'empêchait de suivre le film. Il réalisa soudain qu'il avait quelque chose à demander à Angélique:
    — "Est-ce que tu as toujours ton livre sur Jung, tu sais, celui dont tu m'avais parlé?"
    — "Tu veux établir les archétypes du giallo?" rit-elle.
    — "Ça serait drôle! Non, ça m'a juste fait penser à quelque chose, j'aimerais bien y jeter un œil".
    — "Maintenant?"
    Elle lui expliqua sur quelle étagère trouver l'ouvrage, et le soir-même il s'y plongea. Maintenant qu'il lisait un peu mieux, ce n'était pas le même effort que les longues heures passées au dortoir, comme autrefois; de plus, il cherchait un passage en particulier — quelque chose dont il avait entendu parler — et qui se rapportait aux dualités. Alors il passait des chapitres entiers en diagonale, revenait, vérifiait les premiers mots d'une page ou d'une autre. Ah, là encore, c'étaient les mots d'un autre, des mots compliqués, qui construisaient un système comme certains de ces poètes-spirites "chez Viviane"... Oui, des dualités... la voie du milieu en quelque sorte... comme un curseur que l'on déplaçait entre deux antonymes, entre deux extrêmes... à ajuster à la souris comme un réglage sur l'ordinateur. Si c'était cela surmonter une dualité, pourquoi pas — mais ça n'était pas ça qui avait affleuré sa mémoire. Là plus loin on parle d'Ombre...
    Mais oui! - Soudain cela lui revint, instantanément, à l'esprit. Il en avait entendu parler, par Didier — c'était un soir où celui-ci avait lancé une grande tirade, ayant trouvé bon public... Il avait voulu draguer l'étudiante en psychologie, et il avait choisi cette méthode, le grand discours sans la regarder pour tenter de l'impressionner, avant qu'ils ne puissent faire plus ample connaissance plus tard. Et pour le coup il y avait eu des phrases assez intéressantes, de temps en temps... Didier avait parlé de Jung, et il avait révélé que celui-ci s'était adonné à un exercice très particulier et qui eut une grande influence sur son œuvre: à la suite de rêves terrifiants, il avait décidé de plonger, comme un explorateur, dans son inconscient. En guise de bathyscaphe, de nombreuses techniques empruntées à l'occultisme, dont le dialogue intérieur. — Il avait peut-être appris celle-ci durant sa thèse, puisque celle-ci portait sur sa propre nièce — une jeune fille spirite. Il se cache toujours une femme...
    Il trouva le passage. Une des techniques de Jung avait été de commencer des conversations détaillées, complètes, profondes, avec lui-même — enfin, avec son inconscient, l'Ombre qui communiquait durant des sessions d'écriture automatique, et par d'autres moyens de court-circuiter l'esprit logique et le "moi" habituel. En somme, il avait forcé un dialogue avec l'Autre et ce tout en étant tout seul. En quelque sorte... il avait évolué vers le Deux... et il nous disait bien que la voie de l'individuation nécessitait cette confrontation, sous une forme ou une autre...
    Le soir-même, il débuta alors son propre journal — son propre duel...
     
    *
     
    L'Ombre changeait sans cesse de forme. Dans ses méditations, il repensait à l'image du collier, aux voiles des illusions — les petites perles n'étaient plus des simples idées ou pensées diverses, mais elles s'étaient élargies, avaient pris en volume, jusqu'à occuper la pièce entière, et devenaient des scènes — des visions... C'était là qu'au lieu d'entendre la voix (silencieuse) de son narrateur intérieur — l'unique spectateur du propre film de sa vie — il avait commencé une discussion avec une nouvelle voix (retentissante) qu'il rencontra en lui. — Les exercices d'écriture automatique, de peinture, tout cela lui avait apporté un peu de familiarité avec sa face cachée, mais à la manière d'un e-mail — pas d'une rencontre directe. Or maintenant qu'il s'était concentré sur les exercices visuels — les mandalas colorés qui tournaient — le tracé de sigilles — il avait soudain entendu à l'occasion d'une profonde transe, aussi nettement que s'il l'avait entendu en stade d'éveil, le tintement d'une petite cloche...
    — Et alors l'Ombre lui avait parlé.
    La voix était duelle, elle aussi. C'était à la fois la voix grave d'un homme, et une voix rauque de femme, qui retentissaient en même temps et avec les mêmes intonations, comme si les voix n'en faisaient qu'une. Il se demanda si c'était ainsi que d'autres l'avaient entendue... si c'était là la réelle signification du terme "mariage mystique" qu'il avait aperçu çà et là dans des ouvrages pourtant déconnectés les uns des autres.
    Voulant poursuivre les conversations qui ne duraient pas assez longtemps pour sonder les profondeurs autant qu'il l'eût souhaité, il chercha un guide parmi les plantes.
     
    *
     
    "Chez Viviane"... Il était à nouveau dans le même endroit. Il était devenu un habitué; c'était finalement dans ce bar qu'il avait lié d'intéressantes amitiés, noué de curieuses relations, et même rencontré ses premières amours. — Depuis quelque temps, un coven de sorcières se réunissait le samedi après-midi, toujours à la même table dans un coin tranquille de l'établissement. Elles demandaient du thé et des petits gâteaux, elles s'installaient en laissant soin que celle qui semblait leur compagne la plus expérimentée ait la place du milieu, et discutaient de longues heures. Souvent elles tiraient les cartes. Il arrivait souvent que quelques-unes restent quelques heures de plus, après ce curieux sabbat, et petit à petit elles avaient fait connaissance avec beaucoup de personnes que lui-même connaissait. C'est ainsi qu'ils en étaient venus à fréquenter les mêmes cercles.
    Parmi ces amis communs, l'un était un psychonaute amateur, A. — A. avait décidé d'expérimenter tout ce sur quoi il pourrait mettre la main. Dans son cas, ce n'était pas vraiment par quête spirituelle, bien que certaines explorations de l'âme lui aient effectivement laissé une impression profondément mystique. D'autres visions étaient moins clémentes... Good trip, bad trip, cela dépendait de la substance; et des précautions qu'il prenait. Les explorations étaient difficiles à partager avec autrui comme le vocabulaire de l'esprit pouvait être encore plus différent que celui qui bâtissait la pensée. Néanmoins, il avait été intéressant d'entendre certaines expériences de A. car par moments, elles lui rappelaient les courts entretiens qu'il avait certains soirs avec l'Ombre... — Et il était passionnant d'en apprendre plus sur les techniques qu'avait appris A. pour extraire certains métabolites secondaires... de la chimie, solvants polaires, apolaires... de la jardinerie, avec les types de sol... de la pratique, avec les astuces en cuisine pour adoucir un alcaloïde. — A. lui-même avait commencé à apprendre la botanique avec l'aide d'un ami chercheur, spécialiste de l'arabette, généticien de formation, mais qui cultivait également de bien curieuses sauges...
    A. avait parlé de l'ipomée. La plus active était l'ipomée violacée... mais il ne fallait pas se procurer les graines en section jardinage, puisque celles-là étaient bourrées de fongicides. L'une des sorcières partageant certaines de ses quêtes avait réservé un coin de son "autel vert" pour faire pousser les belles fleurs pourpres au soleil. Elle en prenait soin, c'était biologique, et apparemment les graines étaient de première qualité — et chose rare, de qualité régulière! alors qu'il est bien difficile le taux de principes actifs de beaucoup de plantes. En capitaine vétéran, A. prenait régulièrement des milliers de graines... N'étant pas fou, il prenait bien soin de dissuader qui aurait voulu en faire autant. — Mais il voulait plus. Il avait entendu d'une très rare variété de la plante, dont la fleur était très sombre; bleu nuit, presque noire... Cependant, personne n'en avait. Sauf la personne qui lui en avait touché mot: une étudiante étrangère qui venait de temps en temps rendre visite aux sorcières. Il fallait espérer qu'elle vienne aujourd'hui; et qu'elle reste un peu plus longtemps.
    Il avait décidé de tenir compagnie à A. en échange de l'obtention de quelques-unes des graines s'il arrivait à s'en procurer. —
    — — Tard dans la nuit.
    Ils partageaient un dernier verre. Elle était venue. Ils avaient sympathisé. Certains restaient. Elle était avec eux. Il se demandait d'où venait son accent; elle parlait parfaitement français, mais parfois certaines voyelles se confondaient, et la mélodie de sa voix ne chantait pas de la même manière. Mais c'était surtout ses yeux qui l'avaient impressionné; ces yeux clairs — si clairs malgré les cheveux foncés — qui lui avaient instantanément rappelé ceux de l'hypnotiste.
     
    *
     
    Il avait appris à préparer le thé amer avec les graines de la plante noire. Après de multiples expérimentations, il avait perfectionné la méthode pour atténuer les émétiques tout en conservant les autres messagers. Il avait également fallu optimiser la dose — mais maintenant, non seulement il arrivait à se plonger dans ses petites bulles et à converser avec son Ombre, ce Deux qui se cachait en lui-même, mais il avait commencé à la voir... à le voir: son double. La première apparition l'avait terrifié: il s'était vu lui-même, entièrement semblable — comme s'il avait scruté un miroir pendant des heures, jusqu'à ce que le cerveau ne réalise plus que c'était un miroir et interprétait le reflet véritablement comme la présence d'un autre. De même, il s'était demandé si le doppelgänger serait gaucher ou droitier... mais il n'avait jamais pu le déterminer. — Car quelque chose d'autre s'était trop tôt invité dans ces tableaux nocturnes: il voyait le double, certes... mais il commença à douter de ce qu'était réellement l'Autre, lorsqu'arrivèrent dans ces méditations "les Autres"...
    Il y avait un nain hirsute qui lui tenait des propos insensés... et qui avait les traits de Didier...
    Il y avait un tigre à tête de chat qui lui posait des questions étranges...
    Une fois il y avait revu l'homme aux yeux d'acier...
    Il y en avait légion.
    Il les comptait un par un.
    Trois, Quatre, Cinq...
    Il tendait vers... plus?...
    Il n'était plus sûr de comment voir le prochain signe.
    Était-ce un 8... — Était-ce un ∞...
     
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  17. Criterium
    L'œil s'ouvre. C'est le matin. La lumière du soleil colore le plafond d'un joli ton franc, comme pour me susurrer "Bonjour! Il est l'heure". Il y a toutefois... quelque chose d'étonnant dans l'angle de l'éclairage matinal. Quelque chose d'inattendu et qui ne correspond pas à ce que je vois d'habitude en me réveillant. En reprenant avec peine mes esprits, je réalise que ma bouche est pâteuse, qu'une enclume résonne encore dans ce mal de tête, et que la nuit fut courte et peu reposante. À peine quelques images d'un rêve me parviennent encore par fragments — quelque histoire de goules, qui sans doute me terrifierait encore si seulement je m'en souvenais. Et bien! Dur réveil, mais rien qui ne se soigne avec une forte dose d'aspirine.
    Sauf qu'il y a — je le vois bien maintenant — un autre problème.
    C'était une belle chambre; sous la voûte, ce qui faisait que sur une partie de la pièce le plafond était incliné et baissait de quelques mètres. Le lit avec de beaux draps bleu pastel, maintenant défaits; l'armoire, la commode et le bureau dans un bois clair, sans doute du bouleau; la grande fenêtre au sud qui dès le matin inondait la pièce d'une chaleureuse atmosphère. Une chambre confortable et qui m'aurait plu — si toutefois ç'avait été la mienne.
    Où suis-je?
    Par chance, la pièce attenante est une salle de bains. Toute aussi claire; les murs aux tons crème. Et ce qu'une telle pièce a toujours, et que j'y retrouvais: un grand miroir. Ce fut avec des pas écourtés que je m'approchai, redoutant par avance quelque révélation inscrite sur le visage, si ce n'était la vision habituelle, moins clémente, des matins d'un lendemain de fête. — Le verdict tenait des deux: j'avais l'air fatiguée, les cheveux en bataille, la peau abîmée. La trace noirâtre d'un peu de maquillage qui avait coulé depuis l'œil et séché, alors que je n'en mettais jamais. Ce n'était pas la tête des grands jours — ou plutôt, si ça l'était, ce serait celle d'un 1er janvier dont les bonnes résolutions avaient déjà pris la malle. — Au même moment où cette pensée me vint, je m'apercevais que le tee-shirt que je portais était non seulement trop grand, mais surtout ne m'appartenait pas.
    De retour dans la chambre, j'hésitai un instant. Mes affaires n'étaient pas là — évidemment, car je n'y étais pas chez moi, mais je pensais quand même trouver au moins un sac et quelques habits. Rien sur le sol; rien sous le lit. Il faudrait sûrement explorer le reste de la demeure et réussir d'une manière ou d'une autre à se remémorer les circonstances m'ayant menée jusqu'ici. Alors que je commençais à me concentrer pour faire revenir les images, la porte s'ouvrit pour laisser paraître un homme brun, grand, et peu vêtu. Certes, il était beau et ses yeux clairs pétillaient; mais là encore, le problème: je ne le connais pas. Je le fixais du regard pour tenter d'en reconnaître un trait ou un souvenir.
    — "Bonjour toi!"
    — "Bonjour", m'entendis-je répondre d'une voix légèrement cassée.
    Il s'approcha; près, trop près... — je fis un mouvement de recul, et il s'arrêta, l'air étonné. Nous nous regardions en silence et tout d'abord sans savoir quoi dire.
    — "Je..." - hésitai-je; "J'ai mal à la tête". Autant commencer par cela plutôt que de lui dire derechef que c'est un inconnu; cela me donnerait quelques minutes pour hameçonner le reflet d'un souvenir. Heureusement, il avait l'air bienveillant; en souriant il me dit qu'il fallait que je boive de l'eau et que je mange quelque chose, et qu'il venait de préparer café et biscottes pour le petit déjeuner. "D'accord, je te rejoins".
    Je passai d'abord de longs moments sous une douche brûlante. La température allait peut-être me réveiller plus en douceur, ou qui sait — peut-être me réveillerais-je une seconde fois, dans mon lit enfin. Rien de tel pourtant. J'interrogeai le séchoir à cheveux, et il ne me dit rien non plus: il se contentait de me souffler question après question à l'oreille.
    Une fois prête et à nouveau enveloppée du tee-shirt ridicule, je le rejoignis. L'homme avait enfilé une chemise bleu clair; cela lui allait bien, me dis-je en réalisant petit à petit que j'avais au moins le souvenir de l'avoir déjà vu auparavant. Sa présence, inexplicablement, me rassurait. Sur la petite table à laquelle il était assis, il avait disposé un petit déjeuner royal: mugs de café chaud, jus d'orange, biscotte, beurre, marmelade, croissants... Au début, l'idée de manger quelque chose me donnait une impression de nausée; mais c'était juste le mal de tête qui persistait. Mais ça n'avait pas été causé par de l'alcool; la sensation était plus subtile. Une gorgée d'eau commença à clarifier mes esprits. Et ensuite, comme si j'avais manqué d'un nutrient essentiel sans lequel mon cerveau ne pouvait pas fonctionner normalement, dès le premier craquement d'une biscotte beurrée une multitude de souvenirs, d'instantanés de la veille, perlèrent un par un.
    Alors enfin, je me souviens de tout...
     
    *
     
    ...La veille. Nous étions un groupe d'amis; nous avions organisé une soirée entre nous. Tous ensemble, enfin ensemble après ces mois sans fin d'interrogations et de confinement. Chacun, avec la sensation qu'on lui avait subtilisé un peu de sa vie, avait développé le regard bienveillant qui venait avec l'évidence que ces moments passés entre nous étaient importants. L'ambiance était festive; nous dansions.
    Plus tard dans la nuit, nous étions tous épuisés; en petit comité qui se connaissaient tous, nous avions pu nous laisser emporter par des heures de danse, à virevolter et à alterner tantôt un pas de an-dro à l'unisson, tantôt de riantes improvisations. Un ami était assis en tailleur sur le sofa, et martelait son tambour d'un rythme régulier, tandis que certains d'entre nous s'essayaient à scander des poèmes. C'était un jeu d'esprit et de mélodie; il fallait improviser quelques vers en suivant la rime du chanteur précédent, puis en en proposant une nouvelle. La plupart d'entre nous préférait cette forme de transe à celle trop aisée de l'alcool. Alors je chantai à tue-tête:
    "L'horrible couronne nous a bien eus,
    Hélas — On a fait ce qu'on a pu;
    Maintenant elle gît dans le marécage,
    Tous les oiseaux sont sortis de leur cage."
    Les questions et les réponses se croisaient dans la belle humeur, jusqu'à ce que nos voix commencent à pâtir de tels écarts. Avec l'heure qui passait, le chant laissait maintenant la place aux longues discussions. Nos projets, nos doutes aussi. J'avais posé la tête sur l'épaule de l'homme brun aux yeux clairs. Comment avais-je pu oublier qu'il s'agissait de ma moitié... — Nous écoutions les aventures de l'un de nos amis, qui s'était semble-t-il donné pour mission d'essayer toutes les substances sur lesquelles il pouvait mettre la main. Ses anecdotes étaient souvent intéressantes et parfois tristes; nous souhaitions juste qu'il fasse attention à lui au cours de ses explorations, qu'il qualifiait toujours de psychonautiques et d'enthéogènes. Il nous montra un petit flacon contenant une substance légèrement fluorescente, verte comme l'herbe. On aurait dit une sorte d'absinthe.
    Il nous raconta qu'il s'agissait là d'une substance extra-terrestre qui lui avait été confiée par des visiteurs inter-galactiques. Nous rîmes — puis nous réalisions qu'il était sérieux lorsqu'il nous racontait cela. Il avait sûrement consommé quelque chose d'autre avant pour en être aussi convaincu, mais la curiosité et la perspective de l'histoire nous enchanta, et nous entraîna à lui demander de tout nous narrer depuis le début. De temps en temps, lorsque ce n'était pas dangereux, nous acceptions de goûter à de curieux mélanges. Il approcha une petite coupelle.
    L'ami nous raconte son aventure:
    — "Je rentrais du travail beaucoup plus tard que d'habitude, ce 14 février. Il n'y avait plus de Valentine, alors depuis des semaines je m'abrutissais à la tâche et finissais des piles et des piles de dossiers. La nuit était tombée depuis longtemps, et avec le long trajet jusqu'à chez moi il devait être minuit passé. Il n'y avait plus personne sur les routes dès que l'on sortait de la ville. Avec la fatigue et la monotonie du paysage de nuit — un arbre, un poteau, un autre arbre... — je me sentais comme hypnotisé; et à vrai-dire j'ai dû dormir l'œil ouvert, puisque je me rendis compte tout d'un coup que j'étais dix sorties trop loin. C'est dire à quel point je devais être éreinté. Bref, je fais demi-tour. Vous voyez le long chemin, à côté de chez moi, qui longe le bois d'un côté et la vieille usine de l'autre? — Oui? — Hé bien, c'est là que soudain quelque chose s'est passé. D'un coup, je cale. Aucune explication. Et la voiture s'éteint: plus de phares, plus de tableau de bord, plus de voyants... Je me disais que c'était bien là le pire jour de l'année: la batterie qui lâche en pleine campagne... J'allais pousser la voiture vers le rebord de la route, histoire d'être à l'abri si quelqu'un avait l'idée de faire des pointes de vitesse par ici, mais dès que je sortis du véhicule je sentais qu'il y avait quelque chose de bizarre dans l'air. C'était... électrique. Vous savez, cette lourdeur dans l'atmosphère qui arrive juste avant l'orage; c'était encore plus lourd, plus oppressant; une odeur d'ozone flottait quelque part."
    "Je me dis que ce n'était pas un simple orage... et le bois était trop silencieux. Je me rappelais plutôt des théories sur l'espace-temps selon lesquelles il peut y avoir des brisures à certains endroits et à certains moments; où l'on raccommode un point d'espace et de temps avec un autre point, distant, à des années-lumière d'ici et de maintenant. — Et alors que je me posais des questions sur les formules mathématiques qui auraient pu expliquer cela — comme si l'on pût l'expliquer par un tel tour de passe-passe! — j'aperçus une soudaine lueur. Juste plus loin sur la route; un peu comme des phares, mais de couleur verte."
    "C'était un véhicule! Il arrivait trop vite, on aurait dit que c'était du 200 à l'heure. Enfin, c'était dur à dire, étant donné qu'il faisait nuit. Et d'un coup, il était là. Juste en face de moi. Et immobile; comme si un frein instantané immobiliser la chose. C'était difficile à décrire; une sorte de demi-sphère en métal, entourée de guirlandes multicolores dont la plupart étaient vertes et avaient donné cette teinte à la lueur, à distance. Sans que je ne réalise comment cela se produisit — téléportation? — il se tenait soudain devant moi deux être humanoïdes. Ils nous ressemblaient en tout point, mais ils étaient plus petits, plus longilignes; leur yeux étaient grands et trop verts. On devinait seulement au tracé de leur visage qu'ils n'étaient pas humains: le menton assez pointu, la bouche minuscule; leur visage plutôt façonné comme un triangle inversé."
    "Ils me parlèrent! Ils me dirent qu'ils m'avaient aperçu naviguant dans l'espace-temps; qu'ils remarquaient toujours les explorateurs des dimensions dans ce coin-ci de la galaxie et du siècle. Ils m'invitèrent à entraîner ma conduite encore débutante en adoptant un véhicule plus adapté. Et tout disparut d'un coup: vaisseau, visiteurs, même l'impression oppressante d'un début d'orage — tout était volatilisé. Est-ce que j'avais rêvé? On le dirait, n'est-ce pas? — C'est alors que je m'apercevais que j'avais une preuve de ce qui venait de se passer: dans les mains, j'avais ce flacon, le véhicule qu'ils m'avaient conseillé d'apprendre à conduire. — Et autant vous le dire: c'est une Lamborghini."
    Nous rîmes tous. Qu'allait-il bien inventer!
    Le flacon luit étrangement — il me semblait que la phosphorescence, couleur d'émeraude, devenait plus forte encore. Nous nous demandions bien quelle était cette matière.
    Avec des gestes réglés et précis, il déposa une simple et unique goutte du liquide, visqueux, sur la coupelle.
    — "À Mademoiselle l'honneur", m'invitait-il.
    Il s'agissait, avait-il indiqué, de toucher la goutte du bout du doigt; la substance était lipophile et s'absorbait au contact. Je me demandais si l'effet serait subtil — l'on entend tant de fois parler de telle ou telle substance pour s'apercevoir ensuite qu'elle se contente de colorer quelques rêves. D'un geste presque cérémonial, j'approchais le doigt tendu de la coupelle.
    Deux centimètres. Un. Et je touchai la goutte.
    Aussitôt, je sentis quelque chose dans le crâne, à la fois comme si l'on me touchait le cerveau et l'on agitait un voile aux périphéries de ma vision — qui se rétrécit immédiatement. Il me semblait que j'étais sortie de mon corps et que je voyais la scène tout au bout d'une longue-vue — et qui s'allongeait encore, mètre par mètre. Et mètre par mètre. Et mètre par mètre. Kilomètres.
     
    *
     
    Des paysages hallucinés. La surface de Mars — avec des arbres gigantesques, mais sans tronc, comme des fougères démesurées. Des vapeurs glissaient depuis leurs paquets de spores au-dessous des frondes pennées. Le vert émeraude qui contrastait avec le rouge rouillé du sol martien — une photo à la saturation exagérée. Scintillations. Lumières venant de nulle part et qui pourtant reflétaient des gouttes sèches comme une buée de poussière, les chatoiements du mica. Le son assourdissant de marées invisibles, si fort mais si doux qu'il donnait l'impression de caresser l'oreille interne de l'intérieur, avec un bout de tissu angora. Chutes vertigineuses vers les étoiles — avant de se téléporter ici, à nouveau, dans la forêt cyclopéenne.
    Une tour immense taillée dans de la pierre noire. Menaçante, perçant le ciel rempli d'ouragans silencieux, de mauve et de pourpre. Tourbillons qui emportent tout. Le ciel devient une spirale qui tord même l'extrémité de l'immense flèche. Les éclairs qui fêlent tantôt cette ronde semblent lier les étoiles entre elles par d'hésitantes broderies électriques. Le canevas sombre et violet de nuages colossaux, voyageant entre les astres en procession. La sensation écœurante qu'une espèce inconnue de champignon dont le mycélium s'étend sur plus que sur trois dimensions m'épie, depuis quelque endroit caché aux alentours de mon champ de vision; l'oppression de multiples présences dont aucune n'est véritablement perçue.
    Et puis la Lune. Elle, qui devient de plus en plus grande, me dévisage, elle grisée par un sourire narquois — couverte de grains de beauté dont chacun semble tantôt convexe, tantôt concave comme un cratère. Elle m'enveloppe. Elle me prend dans ses bras et m'enfile un tee-shirt trop grand.
  18. Criterium
    Vous vous réveillez en sueur et dans le noir. Quelque chose ne va pas. Une sensation diffuse; l'oppression vague et la certitude qu'il y a là une Présence.
    De longues secondes pour deviner les contours des objets dans la pièce, ciller la pénombre. Vous redoutez que l'une des formes soudain s'anime; vous redoutez que tout s'envenime. L'impression ne part pas; le front est en nage — par fièvre ou terreur. Est-ce la maladie? Un grand haut-le-cœur vous interroge encore. — La sensation d'une mort imminente. Pourtant vous vivez.
    La paralysie s'amenuise; vous vous redressez. Les draps sont lourds — trempés... comme dans un cauchemar. Chaque mouvement vous donne l'impression de voir flou; une torpeur étrange qui étreint tous les membres du corps. Une enclume silencieuse sur laquelle s'abat, régulier, le marteau de l'éveil, rythmé... rythmé par vos battements de cœur! Le sang est-il si lourd?
    Les yeux ne s'habituent pas à la pénombre — les pupilles n'obéissent plus aux lueurs. Tout est incertain et se trouble encore, par palpitations. Par contre... votre odorat semble vif et affiné. Il perçoit tout dans la pièce et même au-delà; aiguisé, il distingue chaque nuance enveloppant la bâtisse et les bois. Chaque touche boisée, chaque feuille de pin en aiguille... les dernières notes de l'encens de la veille; commiphore, huiles essentielles d'orange et d'agrumes orientaux — yuzu, pomelo... le vernis passé il y a des mois sur le meuble en acacia flotte encore quelque part dans l'obscurité. La gouache séchée sur de vieilles esquisses. — La sueur sur le lit, bien sûr...; mais il y a une autre fragrance dans la pièce. Le sens accru capture aisément ce parfum peu familier qui trahit la présence; l'odeur si subtile ne peut pas se dissimuler tout à fait: le soufre et le fauve.
    Vous vous rappelez...
    — Vous aviez pris l'une des cartes, face retournée, au hasard. Le vœu et la question ont été formulés intérieurement — mais dans le silence, c'était un son clair, une proclamation solennelle à l'intérieur du crâne.
    Vous aviez attendu — l'instant avait revêtu un aspect sacré, cérémoniel. Chaque seconde amplifiait la signifiance du choix — alors même que la carte était, elle, déjà entre vos doigts. Il fallait la retourner et enfin découvrir l'énigme et l'oracle. Votre main finit par trembler, vous vous en rappeliez bien. — Maintenant aussi, vous revoyez l'arcane.
    XV — Le Diable.
    Et cette nuit, le Diable était venu.
  19. Criterium
    En pleine nuit, je me réveille en sursaut. Il reste comme l'écho d'un son, bref, strident; est-ce l'alarme qui fait des siennes? — Autant je suis persuadée d'avoir entendu cet horrible bip depuis un sommeil profond, autant le silence nie. Il nie, et en devient étouffant. Des minutes passent à tendre l'oreille: si ç'avait vraiment été la pile de l'alarme, ne devrait-elle pas retentir à nouveau, à intervalles réguliers? Pourtant - rien. Et alors les visions reviennent. Le rêve interrompu glisse à la surface de la conscience - comme un visage crispé d'horreur apparaît derrière une vitre.
    Dans un futur proche, les prévisions des transhumanistes pourraient se réaliser. Les machines devenant de plus en plus sophistiquées apprennent alors à créer d'autres machines, et à leur donner sentience. La spirale technologique virevolte, atteint des sommets inimaginables jusqu'alors. L'homme s'étant allié avec la machine devient sur-homme. Cela avait commencé avec des implants; désormais des membres entiers peuvent être greffés sur un corps, avec une interface si bien aménagée qu'ils sont non seulement capable d'effectuer toutes les fonctions d'un équivalent biologique, mais également acquièrent de nouvelles capacités augmentant le corps humain. Ainsi, l'homme peut effectuer des tâches physiquement ardues à une fraction de l'effort; ou encore, un sixième sens est désormais apparu pour l'espèce humaine: la magnétoception; et il est désormais impossible de se perdre dans les dédales métropolitains.
    Les machines sont devenues si intelligentes que la vieille prédiction s'est réalisée: il est désormais impossible à l'homme le plus intelligent d'imaginer les processus de pensée, d'abstraction et les capacités de calcul de prototypes déjà obsolètes. Homo sapiens est dépassé; l'humain est périmé. C'est ainsi que l'homme n'a pas tout de suite compris lorsque la machine a décidé d'incorporer de la matière biologique animale aux corps déjà interfacés: mais toutefois pouvaient-ils imaginer que la technologie s'étant toujours inspirée de phénomènes biologiques, il y aurait du sens à greffer directement des morceaux d'autres espèces à l'homme du futur? Ça avait commencé par quelques organes internes, permettant une digestion plus nutritive, sans devoir réguler le microbiome avec autant de précision; désormais, l'on fixait des pattes d'insectes démesurément élargies à des corps devenant monstrueux. Les regards horrifiés ne comprenaient plus. —
    La méïose humaine étant particulièrement peu fonctionnelle, cela faisait longtemps que la reproduction humaine se déroulait ex utero. Il suffisait de quelques cellules de chaque parent et d'un plan de recombinaison (il en existait deux: un crible généralisé, basé sur des recombinaisons aléatoires pour re-créer une diversité génétique satisfaisante; et un crible ciblé, permettant de sélectionner les traits désirables pour des individus particulièrement spécialisés ou supérieurs). Cela prenait place dans une matrice biologique ressemblant à un rayon de ruche; des drones au matériel génétique plus hyménoptère qu'humain s'occupaient des tâches nourricières. Si ainsi la vie prenait place, la mort était une toute autre affaire. La machine décidait désormais du score contributif de l'individu; en fin de productivité, il devait être recyclé. C'était alors, horrifiés, que les êtres chimériques réalisaient ce que signifiait être le rouage d'un système: c'était l'heure de la trempe. Un liquide corrosif dissolvait les chairs en ses constituants biologiques les plus aptes à être recyclés dans le reste du système; un mélange de phospholipases provenant de toxines arachnides, de protéases mycéliales... au fond de l'épouvantable cuve digérant les matières organiques, sédimentaient alors les implants cybernétiques et les puces électroniques, également recyclés avec soin. Pour éviter la dissolution, quelques avatars mi-humains qui avaient connu ce monde suffisamment tôt pour prendre des précautions, et avaient eu le privilège de faire partie d'une certaine élite ayant accédé à certaines technologies avant de tels développements, s'étaient connectés à des systèmes essentiels. Ils survivaient ainsi, appendices parasites d'une maison de métal utilisée pour des calculs humainement inimaginables. Leur corps anémié témoignait des longues décades; observateurs qui se savaient obsolètes.
    — La sueur ruisselait de mon front.
    Cette vision malsaine n'apparaissait plus clairement à mon œil intérieur; mais la maladie, elle, désormais me rongerait. Et j'épiais, soupçonneuse, l'ordinateur et le téléphone portable; comme des conspirateurs attendant que le temps soit venu pour m'écorcher la chair et me rendre esclave.
  20. Criterium
    La lumière du jour inondait la pièce dès les heures les plus matinales, à cette époque-ci. Quelle curiosité: c'était une période de vacances, et pourtant je me levais encore plus tôt que d'habitude, et sans alarme! C'était un plaisir énergisant que de se tenir devant la grande fenêtre, et d'admirer le paysage au-dehors encore couvert de neige. À petites gorgées, un premier café, presque brûlant. Là-bas, les collines blanches étaient belles et froides. Les branches des arbres encore épaissies par la neige... Comme il n'y avait pas de vent aujourd'hui, tous les arbres gardaient leur aspect hivernal, saupoudrés. Au contraire, à l'intérieur, il faisait chaud. Le chalet avait été bien construit; la seule pièce qui reflétait le temps au-dehors était le minuscule hall devant la porte d'entrée, une sorte de sas, antichambre du dehors. Cela ne faisait que quelques jours que nous étions arrivés, mais déjà je prenais goût à cette routine, qui présageait de deux semaines reposantes. — Karine arriva et se tint à côté de moi, café fumant en mains, pour apprécier le paysage elle aussi. — "Bonjour!" — "Bonjour", répondis-je avec une bise.
    Nous: nous étions quatre. Il y avait Karine et Hugo, son petit ami de longue date; il y avait moi, et Yann, avec qui nous venions d'établir que nous étions bel et bien ensemble, après s'être tant tournés autour, préférant tout d'abord profiter et ne rien définir. Un double rendez-vous, donc. — Le fameux "double date". — Nous nous connaissions tous suffisamment pour savoir que nous passerions un bon moment ici; ce ne serait pas comme ces films américains où le groupe d'ami semble se détester dès qu'ils se retrouvent.
    Les garçons dormaient encore. Ceux-là préféraient des vacances où la grasse matinée s'allonge de jour en jour. D'un côté c'était un peu embêtant, cela réduisait le temps que l'on passerait ensemble; d'un autre, c'était aussi agréable de retrouver Karine les matins, et de converser comme avant. D'ailleurs eux-mêmes devaient bien s'entendre, étant donné à quelle heure ils s'étaient finalement couchés hier soir! Ç'avait été une soirée un peu étrange. Ils avaient fait de la musique sur des percussions improvisées; nous les avions accompagnés en chantant à tue-tête tout ce qui venait à l'esprit. Parfois les quarts de tons étaient voulu — j'étais habituée à certains maqamat — mais parfois c'était une dégringolade-surprise qui finissait alors en rires. Ils avaient joué à cache-cache, aussi. Le chalet n'était pas bien grand! Et pourtant Yann arrivait à dénicher de meilleures cachettes que Hugo. À la fin de la nuit, nous nous étions racontés des histoires de fantômes. Peut-être qu'ils cherchaient à nous faire des frayeurs pour que l'on vienne se blottir contre eux. En tout cas, cela avait dû fonctionner: ils dormaient toute la matinée. Ou peut-être avaient-ils poursuivi la nuit avec un autre jeu.
    Nous restions là, à côté l'une de l'autre, buvant tranquillement, admirant la sérénité de l'absence de vent. Tout était si calme.
    — "Je suis contente que l'on se retrouve entre nous. Parle-moi un peu de ce que tu écris! Tu imagines toujours tant d'aventures", me dit Karine.
    Je souris. Je n'avais pas entendu de mots comme cela depuis longtemps, et...
    Et? ... Je réalisai soudain: une légère tension sur le menton, la mâchoire qui tremblote... souvent les plus fortes émotions viennent sans prévenir, affleurées par presque rien; toutefois profondes et puissantes. Quelques instants plus tard, je ne savais pas pourquoi j'avais failli pleurer. Je n'étais pas triste, et ce n'était pas non plus une surprise joyeuse et inattendue: non, c'était juste ce sentiment d'être là, dans le moment présent, en compagnie de quelqu'un pour qui je comptais. — Mais je m'étais ressaisie après un premier silence, et nous commençâmes à parler de nos projets. 
    Elle était à un croisement de sa vie; hésitant entre plusieurs voies. Quelle différence, souvent, entre les études que l'on fait et le premier travail! Elle avait passé des années à réviser telle et telle notion économique, et maintenant elle évoluait dans le milieu de l'hôtellerie. Il y avait plusieurs possibilités et le "bon choix" n'était pas évident. Parfois cela tient plutôt de heureux hasards. Alors cela lui plaisait de ne plus y penser pendant un moment, et d'écouter plutôt toutes les fictions que je me construisais. Des histoires de détectives et d'agents secrets. J'avais commencé à jouer avec l'idée de débuter un projet plus ambitieux: un roman qui ferait évoluer dans de sombres intrigues quelques personnages récurrents, comme le commissaire Micmac. Peut-être trouverait-il en enquêtant sur les comptes d'un gîte en montagne des lignes suspectes, qui trahiraient que le lieu paisible est en fait une plateforme du crime international.
    L'heure passait. Après le café, il était temps de prendre une longue douche.
    * * *
    Décidément Yann ne voulait pas se lever aujourd'hui. Je retournai dans la chambre. Avec la lumière du jour, l'atmosphère était tout autre que durant nos soirées tamisées. La pièce était assez petite — la plupart de la surface du chalet était prise par les salles communes, plutôt que les deux chambres. Le lit défait prenait la moitié de l'espace. Grande bosse immobile sous les draps: dormait-il encore? Avait-il bu, se sentait-il bien? J'hésitais entre sauter sur le lit pour le réveiller d'un coup, ou m'y glisser et d'user de la manière douce: un câlin compléterait bien le matin... — Je m'approche. Une main se faufile... rien? Je ne sens que les draps. — Intriguée, je repousse doucement la couverture. S'est-il tapi tout au fond? ... Plus j'enlève de couverture, moins je vois de dormeur. Il n'y a personne ici. Il s'est déjà levé? Il a dû être bien discret, nous n'avions entendu aucun bruit depuis tout à l'heure. En tout cas, une chose est sûre, il n'est plus dans la pièce.
    Je vais voir la salle de bains. Personne non plus. Confuse, je vérifie même si quelqu'un s'est caché dans la baignoire. — Évidemment, non. Personne.
    Dans la pièce principale, Hugo à demi-réveillé mange des céréales, le regard dans le vide. Je pense qu'il ne fonctionne pas encore. Inutile de lui demander. Karine, elle, est assise sur le canapé et lit un roman policier, son café à portée de mains pour de régulières pauses.
    — "Karine... Tu as vu Yann? Il n'est pas dans la chambre."
    — "Il n'est pas dans la chambre...", fait-elle d'un ton inquiet.
    — "Je me demande où il a pu passer. Il n'est pas dans la salle de bains, il n'a pas pu sortir quand même!"
    Elle me fixe un moment, silencieuse; on n'entend que quelques sons de céréales qui craquent. Comme pour en trouver la supposition drôle, elle esquisse un sourire: "Mais non, il n'est pas dehors." — Je ne sais pas quoi dire. Il doit y avoir un voile d'incompréhension sur mon visage. Finalement je réponds d'un ton qui aurait dû être amusé, mais rendu monotone par angoisse — "Il n'est pas encore en train de jouer à cache-cache, tout de même". Pourtant c'est Karine qui alors paraît bien plus inquiète que moi.
    Elle s'approche et me pose la main sur l'épaule.
    — "Flo... Est-ce que tu vas bien? Est-ce que... Je veux dire... Tu te souviens?" — une pause... — "Est-ce que tu te rappelles que toi et Yann, vous n'êtes plus ensemble depuis un mois? Non, non, écoute... Vous deviez venir tous les deux. Mais vous vous êtes séparés. Alors tu es venue avec nous, Flo. Tu n'es pas venue avec Yann. Il n'a jamais été ici."
    La tête me tourne. C'est l'émotion de tout à l'heure qui revient. Le menton qui se crispe. Il me semble que tout est devenu flou.
  21. Criterium
    La campagne est couverte d'une chape de brume; on ne discerne pas grand-chose aux alentours des bâtiments de l'ancienne ferme. Le soleil vient de se lever, mais le jour s'annonce nuageux. Là-bas, d'habitude on voit les collines; aujourd'hui le brouillard les cachera sans doute pour la majeure partie de la journée. L'air est humide. Partout sur l'herbe, d'innombrables gouttes de rosée. À côté de l'une des structures, la grande voiture noire est, elle aussi, recouverte de gouttes; le pare-brise tout embué. Peu de lumière traverse le ciel nuageux. Le silence. Seules, parfois, des bourrasques balaient les plaines — l'on peut les suivre du regard au fur et à mesure que s'inclinent les hautes herbes et arbustes, jusqu'au gris de la brume.
    Un grincement. Une porte s'ouvre; un homme pousse le panneau extérieur qui, mal huilé, émet une sorte de couinement. Deux pas et, une fois dehors, il s'arrête, hume l'air frais et humide, l'odeur de la terre mouillée. Cet homme n'a pas l'apparence d'un fermier au premier abord, si ce n'est sa silhouette plutôt trapue. Son crâne est entièrement rasé; il porte une longue barbe brune. Une veste en jeans, couverte de logos difficiles à déchiffrer, cache le motif du tee-shirt noir en dessous. L'homme porte un treillis militaire, et de lourdes bottes pleines de rosée et de boue. Est-ce l'heure si matinale? Est-ce une nuit de beuverie? Ses yeux sont encore torves et confus. On sent qu'il a fallu une énergie, une volonté pour qu'il se force à se lever. — Petit à petit, l'air frais qui le fouette semble lui faire retrouver ses esprits, et alors il se dirige d'un pas plus ferme vers l'un des autres bâtiments.
    Celui-là est une sorte de petit abri en tôle; en faisant coulisser un panneau de ferraille, l'on discerne ce qui fut la première porte, maintenant un morceau de bois vermoulu. Autant l'homme a déployé un effort pour déplacer le premier panneau, autant il pousse le bois pourri plus doucement, sans doute pour éviter qu'il ne se détache et tombe sur le sol. Celui-ci, couvert de foin, ressemble à une large dalle de béton. Ici l'air est plus sec. C'est un bric-à-brac indescriptible; de vieux outils de ferme côtoient des rangées de pelles, de râteaux, de faux. Des boîtes en plastiques sont remplies de gros écrous, de vis de toutes tailles, de morceaux de ferraille, de pièces détachées de véhicules; il y a également une large bobine de câbles de métal. Dans un coin, une grosse pile de bois. C'est cela que l'homme vient chercher: quelques morceaux et une grosse hache. Une petite surface est aménagée à proximité, avec un billot d'aspect rustique, à la surface abîmée. Il dispose une bûche, reprend son souffle, élève bien haut la hache... et la laisse retomber avec force, fendant le bois violemment. Quelques autres coups, et bientôt il dispose d'un petit tas prêt à brûler. C'était la corvée matinale — le matériau plein les bras, il ressort, claque le panneau de l'abri d'un violent coup de pied, et retourne vers la bâtisse centrale. Au-dehors, le brouillard est toujours aussi épais. L'homme râle, les quelques panneaux solaires du toit ne marcheront pas bien aujourd'hui. D'un autre coup, il ouvre la porte, retour au logis.
    Au-delà d'un petit hall, une grande pièce basse de plafond; les poutres apparentes sont fort anciennes. Là, au fond, une grande cheminée. Il ne fait pas encore si froid dans la pièce; elle est pleine d'objets et de meubles, de vieux tapis sont pendus sur les murs... tout ce capharnaüm permet sans doute une bonne isolation. Dans un coin de la pièce, un bureau à commode; dans un autre, un grand buffet deux-corps. D'autres meubles ont, eux aussi, l'air d'avoir été abandonnés par un vieux propriétaire au XIXe ou au XVIIIe et laissés là à pourrir. L'homme jette le bois à côté de l'âtre, y dispose quelques morceaux et commence à préparer un feu.
    — — L'air toujours bougon, l'homme est maintenant assis sur le vieux canapé, qui a été recouvert d'un tapis aux motifs orientaux - lui-même assorti au tapis affixé au mur juste derrière -, et épluche machinalement des patates avec un couteau de chasse. Lorsqu'il en finit une, il se sert quelques noix d'un petit bol bleu, et recommence à œuvrer sur une nouvelle patate. Il fredonne. Le feu crépite et remplit la pièce d'une belle odeur boisée. Un espace dans l'âtre a été aménagé pour y fixer une grille, sur laquelle il a posé une petite marmite pleine d'eau. Enfin, estimant la quantité suffisante, l'homme s'arrête. L'eau bout. — Avec une louche, il en transvase un peu dans une tasse, puis jette les patates dans la marmite. À côté de la table-basse, un autre tas de légumes attend le moment de les rejoindre. Il y a des carottes, des navets, une branche de fenouil... et puis quelques herbes aromatiques récoltées dans la plaine. Dans la pièce d'à côté, un jarret de porc, couvert de sel, est pendu au plafond, à l'ancienne manière. Celui-ci aussi rejoint la marmite. Quelques instants, l'homme surveille les bulles à la surface de l'eau.
    Le pot-au-feu va cuire pendant plusieurs heures. Se levant d'un coup, l'homme fait quelques pas sans hésiter vers l'un des meubles anciens, ouvre l'un des tiroirs. Le vieux bois contraste avec la blancheur du papier qui s'y trouve. Il y a des feuilles, des enveloppes vierges; quelques timbres, quelques trombones; et quelques lettres reçues. Il se saisit de celle en haut de la pile. Son nom et son adresse y sont écrits avec les grandes lettres d'une calligraphie féminine. Se rasseyant, l'homme en sort la lettre soigneusement pliée, et la relit une nouvelle fois. Le thé est prêt; il pose les lèvres sur la tasse, les yeux ne quittant pas la lettre.
    Elle n'est pas si longue; il n'y a qu'une seule page, recto comme verso couverte de la même écriture de femme. Les majuscules sont grandes, enjolivées comme en calligraphie; les lignes très régulières, penchent légèrement à droite. Çà et là, quelques runes sont dessinées. — Ce sont quelques nouvelles, quelques anecdotes enjouées, et des pistes de réflexion; et vers la fin, il est mention d'une visite proche, le 22 octobre.
    Le feu dans la cheminée réchauffe désormais toute la pièce. Aux effluves du bois se sont mêlés d'appétissantes odeurs. Il n'y a pas d'horloge dans la pièce; c'est d'habitude simplement à la position du soleil que l'homme se repère dans le temps. En revanche, sur un mur, un calendrier — en fait une feuille de papier sur laquelle ont été dessinés les petits carrés représentants les jours et les semaines — indique la date:
    Oct., 22. — — F. va bientôt passer.
  22. Criterium
    Tu griffonnais dans ton coin pendant des heures. La soirée passait comme ça; le soleil avait déjà disparu, on voyait les lueurs orangées des lampadaires au-dehors. Les minutes s'étendaient, je les entendais qui craquent, comme le vieux bois de la maison. Tu ne me regardais pas... Tes yeux étaient rivés sur les lignes pressées les unes contre les autres, illisibles, des mots barrés; cryptiques, codés, dont l'on ne devinait que quelques lettres. Tu y mettais des expériences dans des petites cases, des jeux solitaires...
    Tu écrivais avec mon sang. Chaque vers, une déchirure — chaque veine, une éraflure.
    De longues journées de printemps à regarder la pluie par la fenêtre, au loin, repensant à la petite fille qui avait voulu se suicider dans les champs... Le vieux château en ruine avait encore de profondes douves. Tu avais toi aussi entendu parler des grandes pierres, cachées dans les sous-bois, sur lesquelles il fallait poser l'oreille à des heures choisies – pour y entendre chanter des cloches infernales... Tu riais et c'était le rire du diable. Pour un sourire je te donnais un bouquet de fleurs, pour un rire un bouquet de larmes.
    Tes mots étaient étonnants, imprévus. Tes gestes prévenants à des heures malvenues.
    Et puis dans la Nuit nous épions les hiboux. Complices un instant, et c'étaient les délices...; jusqu'à ce que les minutes ne s'étendent à nouveau sous les néons fatigués. Tu gribouillais. Même l'odeur du feu de bois ne parvenait plus à te troubler, lorsque tu aspirais les réelles volutes. Moi je partais au Brocken, toi tu ne rêvais déjà plus.
    — Où es-tu?
    Je te vois assis dans un large fauteuil de cuir, trois objets sur le bureau: un coupe-papier très long, très tranchant; un tas de feuilles volantes, à l'écriture très serrée, maladive; et un large flacon rempli du breuvage. Te croyant des Esseintes, comme lui seul et ancien — écho acéré, Monsieur le Rémouleur; - Tu étais le Vampire.
  23. Criterium
    Un doute étrange m'assaillit alors. — Il était tard dans la nuit; j'étais à mon bureau, et d'humeur méditative. Par la fenêtre ouverte, l'on n'entendait que les sons des insectes et des grenouilles — à cette heure, tout le monde dormait. Je n'avais pas réussi à me coucher. L'humeur avait germé depuis le matin pour lentement me posséder entièrement; ainsi, j'avais passé la soirée à relire des vieux carnets — les "Carnets Rouges", dans lesquels je consignais ma vie depuis sept ans. Ils étaient, comme le sont d'habitude les journaux intimes, mal écrits et difficiles à relire; çà et là pointaient pourtant des mots qui faisaient encore écho. Mais, pour leur majorité, j'avais l'impression depuis de m'être débarrassé de quelque chose. Comme un oignon que l'on pèle petit à petit, pour s'approcher du cœur. Un verre de bourbon — Antiquarian, 20 ans d'âge — complétait le tableau nocturne. Pourtant, la nostalgie avait petit à petit cédé le pas au mystère: et c'était pourquoi il planait maintenant une atmosphère incrédule.
    Voilà ce qui était étrange: j'avais retrouvé des notes, parsemées çà et là, remontant à plus de trois ans, à une personne qui n'était identifiée que par son initiale — E. — Et cette personne, je n'avais plus aucune idée de qui elle était. Parfois, l'on conserve un souvenir vaporeux de quelqu'un, et quelques indices ramènent alors aussitôt toute une suite de vagues impressions petit à petit à la surface; il ne suffit parfois que d'un mot. Mais là, il n'y avait rien; comment cela pouvait-il être possible? Avais-je vraiment perdu la mémoire?
    Ainsi, au lieu de me perdre dans une stérile contemplation d'anciennes années, avec leur lot de choix bons et mauvais, de joies et de peines, je m'attelais désormais à comprendre cette énigme. Recherchant partout d'autres références à cette initiale, je reparcourais dans la nuit tous les carnets un par un. — Il n'y avait que quelques notes, avec à peu près un an entre la plus ancienne et la plus récente. J'avais manifestement rencontré cette personne au moins deux fois et communiqué avec elle pendant cette période de temps : et pourtant, aucune note ne m'évoquait un quelconque souvenir! C'était le noir complet. – Incroyable!
    Je devinais qu'un ami proche, Jawad, avait été présent. — Malgré l'heure, je lui envoyai un message. "Est-ce que l'initiale E. te dit quelque chose? Il y a trois-quatre ans. Ami(e) commun(e)?".
    Un vent soudain fit bruire les feuillages au-dehors. Je me mis à songer qu'il y avait un parallèle entre ce courant d'air et celui qu'avait fait cette initiale dans ma vie; E. avait fait bruire un instant les feuilles de mes carnets, avant de s'éclipser. Aucun trait de visage, aucun caractère de personnalité ne me revenait. Je me dis que c'était une qualité que devaient développer certains espions; peut-être est-ce quelque chose qui se travaille? Certaines personnes semblent dotées de cette capacité étonnante de ne laisser aucune impression, ni positive, ni négative, parmi les groupes qu'ils croisent. De vrais "transparents". – Pourtant, comme j'avais eu ce rôle pendant longtemps lors de mes études, je pensais ne pas y être autant susceptible; et, de fait, beaucoup de mes amis avaient été de ceux-ci. Des années après, je me souvenais d'eux, alors que d'autres membres du groupe n'avaient jamais dû connaître leur prénom. Non, il s'agissait là d'un tout autre niveau d'invisibilité. C'était plutôt... comme si mes souvenirs avaient été effacés.
    Est-ce seulement possible? — Il paraît qu'il est très naturel de réprimer un souvenir pénible; on l'enferme dans une petite boîte noire, cachée dans un coin de cerveau. Ça concerne surtout des expériences négatives, traumatiques. Là, aucune note ne laisser songer que ce quelque chose de ce type se soit passé. — Je savais que c'était impossible, et pourtant... je ne pouvais réprimer, surtout à cette heure perdue de la nuit, la sensation irrationnelle que ce n'était pas moi qui avait effacé ces souvenirs, mais quelqu'un. — (E.?)
    Je savais qu'il existait certaines drogues qui provoquent des amnésies sélectives — rohypnol, acide gamma-hydroxybutyrique, certaines benzodiazépines... — mais elles n'auraient sans doute pas pu être aussi spécifiques. Dans certains livres et films, on utilise des petits appareils, souvent lumineux, et essentiels à l'intrigue. Ceux-là n'existent pourtant pas... ou alors? J'en étais à ce point de mes réflexions, me disant qu'il faudrait que je m'informe plus en profondeur à ce sujet, lorsque mon téléphone fit un bruit. Message. C'est Jawad. Il devait être en train de faire la fête.
    "Aucune idée! Eric? Estelle?" — Deux connaissances communes, avec la bonne initiale, mais dont je me souvenais très bien: ce n'était pas eux. J'avais d'ailleurs retrouvé leurs noms à quelques endroits des carnets; il n'était jamais abrégé. Était-ce possible que mon ami eût lui aussi perdu sélectivement la mémoire de ce E. mystérieux?
    — Un peu de méthode.
    Rationnellement, je pouvais rassembler toutes les informations qui transparaissaient des notes retrouvées. Irrationnellement, je pouvais tenter d'apprendre des techniques d'auto-hypnose, ayant lu dans le passé qu'elles permettent à des souvenirs réprimés de refaire surface. — Je relus tous les carnets, en diagonale, recopiant sur une grande feuille blanche les passages concernés. Cela ne prit pas beaucoup de temps. Je rangeai le journal intime, remis un peu de bourbon dans le verre, et m'absorbai dans la contemplation de la feuille.
    — —
    Au milieu, E.
    À gauche, les personnes avec qui elle a dû être en contact: moi, Jawad, peut-être A.
    En haut, les lieux mentionnés: Vincennes et München.
    En bas, des sujets de conversation: l'ésotérisme et la musique nationaliste.
    À droite, le temps — un an — et la mention rapide d'une terrasse de café la nuit.
    — —
    Plus je regardais la feuille, plus je sentais la présence d'un trou noir dans mon esprit; d'une abysse là où il n'y aurait pas dû en avoir; d'une sensation dévorante que quelque chose ne tournait pas rond. Comme trahi par moi-même, j'avais découvert une erreur système, un phénomène étrange — je comprenais maintenant toute la portée de l'expression anglaise: "a glitch in the matrix". — Comme quelqu'un s'apercevant qu'il a été hypnotisé, ou drogué, à son insu. Réalisant lentement la puissance de la dose. Au-dessus de tout cela planait une constante atmosphère d'étrangeté. — L'énergie me revint. Avait-on voulu me cacher quelque chose? Ôter E. de ma mémoire? Cela n'avait pas entièrement marché! - J'avais encore ces notes. Et elles étaient certes peu nombreuses, mais chaque information comptait. J'irai à Vincennes avec Jawad demain.
    J'allais enquêter.
  24. Criterium
    L'horloge cliquète. — Elle accueille, imposante, les deux hommes venant d'entrer dans la vieille maison. Le sol en parquet est recouvert de poussière; on en voit des particules qui virevoltent dans l'air, au gré des faisceaux de lumière. L'on dirait que tout a été laissé à l'abandon. La haute horloge murale, une comtoise, peut-être en merisier, continue pourtant de marquer le temps — le balancier poursuit un monotone va-et-vient. Seul semblant de vie dans cette demeure morte. Placée devant la grande porte, dans ce hall desservant toutes les pièces de la maison — cuisine à droite, salle à manger à gauche, large salon au devant, ainsi qu'un escalier menant aux chambres, à l'étage — elle occupe le point focal, trône entre les deux entrées du salon. Elle semble encore vouloir régler et diriger la vie de la bâtisse, qui n'en a pourtant plus.
    Après un instant de contemplation devant ce contraste, les deux hommes reprennent leurs esprits. Ils portent des masques sur le visage, pour ne pas respirer la poussière; tous deux sont en treillis militaires et se meuvent d'une manière à la fois rapide et leste. Sans hésitations. L'un se dirige vers la salle à manger et parcourt du regard chaque meuble, comme pour jauger du terrain qu'il aura à fouiller, surface par surface. L'autre homme observe chaque étagère du salon, et les longues rangées de livres de l'imposante bibliothèque... Celle-ci occupe un mur entier de la pièce. Les tranches et les reliures sont parfois lisibles; toutefois la majeure partie a été salie par la poussière et l'abandon. Certains livres semblent déjà avoir été abîmés du temps où ces pièces étaient habitées; beaucoup de vieux bouquins brochés s'étalent le long des rayons. Puis le premier homme sonde, une par une, les marches de l'escalier du hall. Systématiquement, il ré-inspecte chacune également par en-bas, à la recherche d'une cavité quelconque. Pendant ce temps-ci, l'autre homme a repoussé les tapis du salon sur le côté et observe chaque latte.
    Plus tard, les deux hommes se rejoignent à nouveau, au bas de l'escalier.
    — "Ça devrait être quelque part dans la maison".
    — "Est-ce que la maison était déjà en 1950?", demande l'autre. "Je pensais que les consignes étaient de faire attention à choisir des éléments de décor qui ne risquaient pas de changer sur le long-terme, comme des montagnes, plutôt que des habitations ou que des arbres".
    — "Nous avons des informations selon lesquelles le groupe A2 a relocalisé la ressource dans cette maison en 1977".
    L'autre homme se tait; il sait que de nouvelles questions seraient sans réponse, de par le fait de la compartimentation de l'accès à l'information: l'on n'est dit que ce que l'on a besoin de savoir.
    Si cela ne se trouve pas au rez-de-chaussée, il s'agit maintenant d'explorer les chambres à l'étage. En haut de l'escalier dont les marches grincent, le palier en bois est tout aussi poussiéreux et pas très engageant; certaines planches pourraient céder. Tout l'étage se trouve au niveau des combles. Un corridor central amène à deux chambres et à une salle de bains. Celle-là est baignée de lumière; le rideau de douche a été enlevé — ou a-t-il été mangé par le temps? — et les surfaces en céramique ne reflètent plus le soleil tant elles sont recouvertes de poussière. L'un des hommes se dirige directement vers la chasse d'eau, une cache classique. Cela fait longtemps que l'eau a été coupée, tout est sec; et il n'y a rien. L'homme vérifie derrière chaque installation — lavabo, baignoire, petite commode — à la recherche de quelque indice. Rien. — Dans les chambres, les lits sont encore parfaitement faits. Les deux pièces sont très similaires: grande armoire en bois; matelas et draps blancs posés sur des bases en lit en bois massif; petit bureau. Dans celui-ci, un bric-à-brac d'objets et de papiers ayant appartenu au dernier propriétaire. Il y a là des notes sur l'histoire de la région, des cartes postales de monuments proches; une carte topographique et un compas... L'on devine à quelques dates écrites çà et là que la maison doit être abandonnée depuis le début des années 80.
    Époussetant les bords du grand lit, le premier homme hésite soudain, comme saisi d'une intuition que quelque chose n'y était pas tout à fait normal. Il contemple le bois de longs instants. — Quelques aspérités dissimulées dans des recoins de la structure, et qui seraient difficiles à apercevoir même sans la poussière, trahissent la présence d'un compartiment; en fait, le lit lui-même est une caisse secrète. L'endroit est inhabité, il n'y a pas besoin de prendre de précautions et de trouver la clef adéquate: les hommes décident donc de forcer l'objet. De son sac à dos, l'un d'eux sort divers outils: pied-de-biche, cric... Le vieux bois devrait pouvoir se détruire, dans le pire des cas.
    Le matelas et la literie sont repoussés sur le côté de la pièce; les outils placés - ou plutôt, forcés - dans les minuscules interstices, et de plusieurs coups secs et violents, le bois craque assez rapidement. Soudain, le panneau latéral cède; l'air est épais et étouffant. Finir l'ouverture de la cache en faisant sauter les tenons de la face du dessus prend quelques minutes supplémentaires, éreintantes, au pied-de-biche. — Le travail est fait en force: le meuble est détruit; mais le seul but a été d'ouvrir le coffre caché. Lorsque ce panneau est lui aussi repoussé sur le côté, le contenu se révèle.
    Un dossier contenant des documents jaunis par le temps, tapés à la machine à écrire. Toutes les feuilles sont codées, par séries de cinq lettres et chiffres: RG78C EZIK2 AZJAZ TY8UC GEICX... En en-tête, cette formule cryptique: "Eyes Only - Group A.˙."
    À côté, une douzaine de fusils-mitrailleurs. Il y a des FG42 et des Sten. Étrangement, ceux-ci semblent en parfait état de marche; pas de poussière, un bel éclat le long des canons... Ces armes avaient l'air neuves. Un grand nombre de boîtes de munitions tapissaient le fond de la cache; 7.92mm et 9mm. Il doit y avoir des milliers de balles.
    — "Il va falloir faire quelques voyages jusqu'à la voiture", constate l'un des hommes après un instant de silence.
  25. Criterium
    Le sel marin pique la peau. Il y a beaucoup de vent. — En fermant les yeux et en se concentrant sur les sons de la nuit, l'on distingue le bruit de la marée au-devant, les stridulations d'insectes nocturnes et le bruissement des feuilles derrière, dans la direction opposée. Parfois les sons disparaissent un instant, lorsqu'une bourrasque plus violente arrive... Il faut alors attendre. Le vent se calme et les sons reviennent. En prêtant plus d'attention, petit à petit, l'on entend au loin comme d'irréguliers sons de cloche. Ce sont sans doute des bateaux amarrés; y a-t-il donc quelque port au-delà, dans cette direction? — L'odeur de varech est forte; à cette heure, au clair de lune, l'on ne voit plus guère que des nuances de gris et de bleu sombre le long de la crique. Lorsque la marée est basse, de vastes étendues de vase sombre se révèlent; l'on a alors, sur quelques centaines de mètres, un dénivelé d'un paysage se métamorphosant : – la forêt d'abord; puis les dunes de sable, parsemées de lagures; puis la plage étroite, et la ligne des algues plus ou moins séchées et portées là au gré des vagues; au-delà, le sable devient gris et se mue en vase épaisse. Et il n'y a personne; l'endroit est désert.
    Là-haut, au loin, un bout de lune éclaire mes pas. Pieds nus, l'on se déplace sans un bruit. Je reconnais le vieil arbre, en face du grand rocher posé de biais. Il faudra des siècles pour que ces immenses rocs changent légèrement de position – or, cela ne faisait que trente ans. Je reconnaissais chaque interstice, chaque structure; je devinais la couleur qu'ils devaient refléter le jour. — En s'approchant, il faut passer une bande de la plage où des petits cailloux et de vieux coquillages piquent les pieds, avant d'arriver à la pierre. Deuxième pointe à gauche, passer celui en forme de fantôme, monter sur le plateau, s'arrêter et tendre l'oreille... longer le roc jusqu'à une sorte de battue, un point qui n'est accessible que rarement, lorsque la marée est aussi basse.
    Là, il y a une proéminence dans la roche, une sorte de parallélépipède rectangle, qui ressemble à un petit coffre. Aussitôt un vieux souvenir me revient - et je m'agenouille devant, y pose l'oreille. Il y a de vieilles légendes qui parlent de pierres magiques, enfermant cloches et trésors, qui sonnent aujourd'hui encore, certaines nuits... Je me bouche l'autre oreille avec le pouce et j'écoute.
    Il n'y a qu'un bruit de brossage, distant: le reflux de la mer. — Cette nuit ce trésor sera sauf. — Pourtant, parfois, l'écho de certains sons de bateaux semble résonner dans quelque interstice, et me parvient, lointain et faible... Je me relève et reprend ma recherche. Un peu plus bas, il y a une petite ouverture dans la roche; quelqu'un y avait fixé, il y a très longtemps, un pivot et une chaîne, tous les deux usés par la rouille et couverts d'algues. C'était à cette chaîne que l'on pouvait affixer une boîte secrète, ou tout autre objet que l'on arriverait à y lier. Lorsque j'avais découvert cette cachette, j'imaginais qu'elle avait dû être utilisée pour dissimuler de la contrebande au XIXe — en fait je ne le savais pas vraiment. Ç'aurait aussi pu être un point pour déposer des messages secrets dans les années de guerre... Mais depuis, plus personne n'en connaît l'existence.
    Au bout de la chaînette, une solide petite boîte en ferraille, maintenant couverte de bigorneaux. Il m'est impossible de délier le paquet, il a trop vieilli et la lumière est trop faible; alors, avec une pince acérée, je libère l'objet. — La marée ne va pas tarder à submerger l'endroit et à isoler ces roches du rivage; il me faut me hâter. Quelques pas rapides, je sautille de pierre en pierre; la plage est toujours aussi déserte. Devrais-je retourner à l'hôtel avec l'objet? Il sent la mer et me couvre les mains d'algues et de saleté... Devrais-je l'ouvrir ici? Vu son état, il faudra le fracasser contre une pierre... – Ainsi, j'hésite de longs instants quant à l'étape suivante - celle à laquelle je n'ai pas encore pensé... Je crois déjà à peine tenir à nouveau dans les mains la petite boîte abandonnée à dessein trente ans plus tôt... Pourquoi revenir ici? — C'est qu'il y avait des textes à l'intérieur. C'était en fait une sorte de time-capsule avant l'heure, avant que ça ne devienne une mode passagère; et je ne me souviens pas du tout des choses que j'y ai glissées. L'un des poèmes, en revanche, m'était revenu en rêve et refusait d'en repartir: des lignes écrites avec du sang, des vers qu'il me fallait détruire. — Or, seul le feu panse cette plaie.
    Et j'allais faire un feu – un grand feu, beau et létal.
    Il brûlera, il brûlera.
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