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Ceux qui passent.


Criterium

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Un doute étrange m'assaillit alors. — Il était tard dans la nuit; j'étais à mon bureau, et d'humeur méditative. Par la fenêtre ouverte, l'on n'entendait que les sons des insectes et des grenouilles — à cette heure, tout le monde dormait. Je n'avais pas réussi à me coucher. L'humeur avait germé depuis le matin pour lentement me posséder entièrement; ainsi, j'avais passé la soirée à relire des vieux carnets — les "Carnets Rouges", dans lesquels je consignais ma vie depuis sept ans. Ils étaient, comme le sont d'habitude les journaux intimes, mal écrits et difficiles à relire; çà et là pointaient pourtant des mots qui faisaient encore écho. Mais, pour leur majorité, j'avais l'impression depuis de m'être débarrassé de quelque chose. Comme un oignon que l'on pèle petit à petit, pour s'approcher du cœur. Un verre de bourbon — Antiquarian, 20 ans d'âge — complétait le tableau nocturne. Pourtant, la nostalgie avait petit à petit cédé le pas au mystère: et c'était pourquoi il planait maintenant une atmosphère incrédule.

Voilà ce qui était étrange: j'avais retrouvé des notes, parsemées çà et là, remontant à plus de trois ans, à une personne qui n'était identifiée que par son initiale — E. — Et cette personne, je n'avais plus aucune idée de qui elle était. Parfois, l'on conserve un souvenir vaporeux de quelqu'un, et quelques indices ramènent alors aussitôt toute une suite de vagues impressions petit à petit à la surface; il ne suffit parfois que d'un mot. Mais là, il n'y avait rien; comment cela pouvait-il être possible? Avais-je vraiment perdu la mémoire?

Ainsi, au lieu de me perdre dans une stérile contemplation d'anciennes années, avec leur lot de choix bons et mauvais, de joies et de peines, je m'attelais désormais à comprendre cette énigme. Recherchant partout d'autres références à cette initiale, je reparcourais dans la nuit tous les carnets un par un. — Il n'y avait que quelques notes, avec à peu près un an entre la plus ancienne et la plus récente. J'avais manifestement rencontré cette personne au moins deux fois et communiqué avec elle pendant cette période de temps : et pourtant, aucune note ne m'évoquait un quelconque souvenir! C'était le noir complet. – Incroyable!

Je devinais qu'un ami proche, Jawad, avait été présent. — Malgré l'heure, je lui envoyai un message. "Est-ce que l'initiale E. te dit quelque chose? Il y a trois-quatre ans. Ami(e) commun(e)?".

Un vent soudain fit bruire les feuillages au-dehors. Je me mis à songer qu'il y avait un parallèle entre ce courant d'air et celui qu'avait fait cette initiale dans ma vie; E. avait fait bruire un instant les feuilles de mes carnets, avant de s'éclipser. Aucun trait de visage, aucun caractère de personnalité ne me revenait. Je me dis que c'était une qualité que devaient développer certains espions; peut-être est-ce quelque chose qui se travaille? Certaines personnes semblent dotées de cette capacité étonnante de ne laisser aucune impression, ni positive, ni négative, parmi les groupes qu'ils croisent. De vrais "transparents". – Pourtant, comme j'avais eu ce rôle pendant longtemps lors de mes études, je pensais ne pas y être autant susceptible; et, de fait, beaucoup de mes amis avaient été de ceux-ci. Des années après, je me souvenais d'eux, alors que d'autres membres du groupe n'avaient jamais dû connaître leur prénom. Non, il s'agissait là d'un tout autre niveau d'invisibilité. C'était plutôt... comme si mes souvenirs avaient été effacés.

Est-ce seulement possible? — Il paraît qu'il est très naturel de réprimer un souvenir pénible; on l'enferme dans une petite boîte noire, cachée dans un coin de cerveau. Ça concerne surtout des expériences négatives, traumatiques. Là, aucune note ne laisser songer que ce quelque chose de ce type se soit passé. — Je savais que c'était impossible, et pourtant... je ne pouvais réprimer, surtout à cette heure perdue de la nuit, la sensation irrationnelle que ce n'était pas moi qui avait effacé ces souvenirs, mais quelqu'un. — (E.?)

Je savais qu'il existait certaines drogues qui provoquent des amnésies sélectives — rohypnol, acide gamma-hydroxybutyrique, certaines benzodiazépines... — mais elles n'auraient sans doute pas pu être aussi spécifiques. Dans certains livres et films, on utilise des petits appareils, souvent lumineux, et essentiels à l'intrigue. Ceux-là n'existent pourtant pas... ou alors? J'en étais à ce point de mes réflexions, me disant qu'il faudrait que je m'informe plus en profondeur à ce sujet, lorsque mon téléphone fit un bruit. Message. C'est Jawad. Il devait être en train de faire la fête.

"Aucune idée! Eric? Estelle?" — Deux connaissances communes, avec la bonne initiale, mais dont je me souvenais très bien: ce n'était pas eux. J'avais d'ailleurs retrouvé leurs noms à quelques endroits des carnets; il n'était jamais abrégé. Était-ce possible que mon ami eût lui aussi perdu sélectivement la mémoire de ce E. mystérieux?

— Un peu de méthode.

Rationnellement, je pouvais rassembler toutes les informations qui transparaissaient des notes retrouvées. Irrationnellement, je pouvais tenter d'apprendre des techniques d'auto-hypnose, ayant lu dans le passé qu'elles permettent à des souvenirs réprimés de refaire surface. — Je relus tous les carnets, en diagonale, recopiant sur une grande feuille blanche les passages concernés. Cela ne prit pas beaucoup de temps. Je rangeai le journal intime, remis un peu de bourbon dans le verre, et m'absorbai dans la contemplation de la feuille.

— —

Au milieu, E.

À gauche, les personnes avec qui elle a dû être en contact: moi, Jawad, peut-être A.

En haut, les lieux mentionnés: Vincennes et München.

En bas, des sujets de conversation: l'ésotérisme et la musique nationaliste.

À droite, le temps — un an — et la mention rapide d'une terrasse de café la nuit.

— —

Plus je regardais la feuille, plus je sentais la présence d'un trou noir dans mon esprit; d'une abysse là où il n'y aurait pas dû en avoir; d'une sensation dévorante que quelque chose ne tournait pas rond. Comme trahi par moi-même, j'avais découvert une erreur système, un phénomène étrange — je comprenais maintenant toute la portée de l'expression anglaise: "a glitch in the matrix". — Comme quelqu'un s'apercevant qu'il a été hypnotisé, ou drogué, à son insu. Réalisant lentement la puissance de la dose. Au-dessus de tout cela planait une constante atmosphère d'étrangeté. — L'énergie me revint. Avait-on voulu me cacher quelque chose? Ôter E. de ma mémoire? Cela n'avait pas entièrement marché! - J'avais encore ces notes. Et elles étaient certes peu nombreuses, mais chaque information comptait. J'irai à Vincennes avec Jawad demain.

J'allais enquêter.

1 Commentaire


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Ton cerveau est comme un ordinateur avec sa mémoire vive, stockage et ses backups réguliers. As tu essayé la fonction recherche? Peut-être que le fichier est déjà passé à la corbeille? Et si tu passais sous mac?

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