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Chaos et champagne.


Criterium

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— "Si j'étais une puissance ennemie... et bien je ne ferai rien du tout: vous vous occupez déjà de tout vous-mêmes."

Curieuse remarque que l'homme venait de faire à l'ambassadeur! Celui-ci avait hésité un instant, fronçant le sourcil, avant de décider de choisir un rire franc. Il faut dire qu'il était plus habitué aux flatteries que ne manquaient jamais de lui faire les hâbleurs lors de ces soirées, et aux conseils rarement demandés mais toujours offerts. Il était beaucoup moins fréquent qu'on lui cite Sun Tzu ou qu'on lui fasse un trait d'esprit qui tenait à la fois de l'humour et de la menace. L'ambassadeur préféra ne pas trop y penser et chercha quelqu'un du regard — n'importe qui afin de changer de cercle. Ah: Monsieur Rossignol, cela fera très bien l'affaire. Avec un grand sourire, il s'éloigne, lève sa flûte et va rejoindre d'autres convives — nous laissant seuls avec le curieux homme qui avait prononcé les mots.

Nous nous tenons très droits un instant en silence — observant qui parlera le premier.

— "Je trouve que vous avez tout à fait raison; c'est bien à cela que l'on reconnaît une démocratie occidentale, par nature vivante donc chaotique, car libre."

C'était Monsieur Vermes qui avait finalement tenu à répondre. Il avait pris le ton noble de l'entrepreneur fier de son pays; une posture qu'il adoptait facilement — compréhensible étant donné les privilèges et les aides, conséquentes, qui lui avaient été apportées par ledit pays pour étendre son empire. Mais l'autre homme gardait un demi-sourire narquois, soit qu'il le sut déjà, soit que ça ne fasse pas de différence.

— "Vivante et libre?" - il rit: "Des morts-vivants que l'on dresse les uns contre les autres... c'est chaotique mais pas vraiment le libre-arbitre."

— "Mais diviser pour mieux régner est exactement ce que font les régimes autoritaires. Ici au moins on peut critiquer le gouvernement."

— "Vous croyez?" - le sourire ne quittait pas son visage, bien qu'on puisse y déceler un peu de mépris. "C'est au contraire chez vous on l'on peut le moins le critiquer. Le véritable, s'entend. Puisqu'il est caché, vous ne savez pas réellement qui c'est; certains en dressent le portrait en négatif en réalisant petit à petit qui ne peut pas être critiqué. Quels articles disparaissent, de qui ne peut-on pas rire, quelles sont les limites jamais dites, ou encore quel est le lien caché entre le chef des armées, le chef des 'services' et le banquier d'affaires... En fait, vous pourriez déjà être à la solde d'un gouvernement étranger que vous ne vous en apercevriez pas."

Monsieur Vermes décida de répondre au rire par le sien. Ces dîners donnaient parfois l'occasion de pratiquer cet art de la joute: les visages fixés en une expression bienveillante, les phrases à double-entendre, polies, mais les yeux qui veulent dominer; il commençait à prendre l'habitude de cette transaction sociale si particulière que l'on trouvait dans les milieux autour de l'ambassadeur. Il ne connaissait pas l'autre homme; tout au plus pouvait-il détecter une note qui dénote — la trace légère d'un accent étranger, sans que l'on puisse en déceler la provenance. Dans ce jeu de demi-silences et de piques, nous autres étions les spectateurs — le cercle qui évaluait pour le moment sans rien dire les deux adversaires.

— "Vous adhérez donc à une théorie du complot?", lança Vermes comme par botte secrète.

L'autre s'inclina volontiers: il n'était pas venu pour jouter. — "Si vous voulez! Je vous laisserai découvrir par vous-même le lien de parenté entre l'ambassadeur et le second du contre-espionnage, alors. N'en parlez pas trop, je ne voudrais pas que vous acquerriez des problèmes. Mais laissons-là les sujets mortifères." — Il se tourna... vers moi: "En parlant de parentés... Mademoiselle, saviez-vous que je connaissais bien votre oncle?"

Comme si le cercle avait été mené à la baguette d'orchestre, la tension était retombée dès que l'étranger changea de sujet. Vermes n'avait pas eu le temps d'apprécier sa victoire; déjà nous parlions tous d'autres choses. J'avais été surprise que l'homme eût ce lien avec moi. Je ne le reconnaissais pas, mais je me demandai si je l'avais peut-être déjà vu, il y a longtemps... peut-être encore petite fille... dans le grand appartement en bric-à-brac de mon oncle qui accueillait toujours des visiteurs étranges. Mais déjà quelqu'un parlait de voyages en Orient... nous nous prîmes tous à la discussion; l'homme et le docteur Reulx nous régalèrent de leurs anecdotes sur l'Inde, qu'ils avaient tous deux visitée mais à deux endroits presque opposés: l'homme avait été au Cachemire, le docteur à Chennai et à Calcutta.

* *

Il est déjà tard lorsque le taxi nous dépose à l'hôtel. Les lumières du hall restent toujours allumées pour les voyageurs tardifs; le lieu a l'air très solitaire, lorsque cette grande salle est vide et qu'un seul homme se tient au coin du comptoir, très droit, en uniforme, et tentant de ne pas s'endormir debout. Rien avec voir avec l'arrivée matinale, la foule immense, le brouhaha et le chaos. Il est certainement minuit passé. Nous: moi et André, qui a insisté pour m'accompagner, tout comme il insiste pour ne se quitter qu'après un dernier verre au bar de l'hôtel. J'espère qu'il n'a pas d'autres vues en tête — l'attirance n'est pas réciproque. Cependant, je veux vraiment entendre la fin de son histoire. Ce n'est pas tous les jours que l'on rencontre un académique, spécialiste du soufisme. — Alors j'accepte.

L'escalier, le premier étage; suivre un long couloir et enfin: le bar de l'hôtel, ouvert 24 heures sur 24. Prêt à accueillir n'importe quel visiteur nocturne, ceux qui arrivent trop tôt ou trop tard, et les insomniaques. Néons, musique jazz en sourdine, de nombreux petits espaces pour avoir une conversation discrète... André insiste à nouveau pour prendre deux flûtes de champagne. Il y a une dizaine de personnes, la plupart solitaires et silencieuses: c'est le lieu de l'attente par excellence. Au moins, personne ne prête attention à nous; personne n'ira s'imaginer des scénarios dans lesquels André serait le sugar daddy voulant m'offrir un dernier verre.

Étrange! — Le lieu a une tête connue... C'est Monsieur Vermes! Je ne pensais pas qu'il logeât au même hôtel. En revanche, il est méconnaissable: — Il a mauvaise mine. Le col est mal plié; les cheveux décoiffés, un peu de sueur au cou. Juste par ces quelques détails on dirait qu'il a pris plus de dix ans d'âge. En nous voyant, il gesticule comme s'il avait quelque chose d'important à nous dire. Il va nous gâcher le moment, et à tous les coups au lieu de parler d'Ibn Arabi et d'Al-Niffari nous allons nous retrouver à devoir l'écouter palabrer sur l'argent.

— "Mademoiselle ***... Vous connaissiez l'homme de tout à l'heure? De votre oncle? C'est bien ça?"

— "Non, je ne l'avais jamais vu auparavant."

— "Oh... mais alors comment... je veux dire... Non, non. Écoutez: Faites attention. C'est un homme dangereux."

— "Voyons, n'allez pas être trop chauvin maintenant", interjecte André. — Mais la réponse est donnée immédiatement avec un ton très inquiet:

— "L'ambassadeur est un agent-double qui agit contre notre pays", lâche-t-il carrément.

Il a l'air si sérieux et si mal en point que nous nous regardons avec ce qui commence à ressembler à de la pitié. Nous éclatons de rire.

— "Vous adhérez donc à une théorie du complot?": l'occasion était trop belle pour que je ne lui redise pas les mêmes mots d'un ton enjoué.

Il s'étouffe presque et parle trop fort — c'est gênant...: — "C'est le demi-frère du vice-directeur de la Sécurité Intérieure. Je viens de passer une heure sur Internet à retrouver des articles étrangers — jamais d'ici! — et à vérifier les archives. La même famille que le président, que le chef des armées... Tous sous de faux-patronymes. Notre pays..." — il déglutit avec peine — "...n'existe plus... Nous sommes une colonie. Nous avons été colonisés depuis 75 ans."

Décidément, il est métamorphosé, méconnaissable. Nous lui recommandons d'aller se coucher pour y voir un peu plus clair — il a manifestement trop bu, et il fait une crise d'angoisse du fait de ne pas avoir véritablement triomphé dans sa joute verbale quelques heures plus tôt. Peut-être en reparlerons-nous un autre jour! Bonne nuit. — Et enfin, finalement, nous pouvons profiter d'un moment de silence et porter les flûtes à nos lèvres. Après de nouveaux rires, mon nouvel ami commença à me parler d'Idris Shah, que je connaissais mal. C'était passionnant. En l'écoutant, captivée, je ne faisais même plus attention lorsqu'il me dévorait du regard. — —

Ce fut la dernière fois que quiconque vît Monsieur Vermes. Dès cette nuit-là, il avait... disparu.

2 Commentaires


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Ah, il y a du Borges là-dedans, ou du K Dick :) Et ta façon particulière de rythmer les phrases, en utilisant au mieux les possibilités de la ponctuation, est fort agréable. D'ailleurs tu utilises autant l'anglo-saxonne que la française : tu écris tes textes dans les 2 langues ?

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Merci :) Ça me fait plaisir que ça te plaise, à toi l'alcool fort à l'oreille musicale. :)

J'écris surtout en français, en tout cas pour ce qui est de la fiction... en anglais plutôt pour le travail. En fait les règles de typographie qui me viennent dépendent de là où je débute le texte: si c'est sous Word, tout sera à la française, avec les espaces, les guillemets, etc., alors que si j'écris le texte sur Ffr directement (généralement le cas pour le blog) c'est l'habitude de l'anglaise qui revient. Du coup je préfère en jouer plutôt que d'écouter les typographes-fondamentalistes (car il y en a!)...

Tu l'as certainement déjà remarqué, mais le tiret cadratin et moi — ça c'est une grande histoire d'amour. :coeur:

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