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)o(

T** va tuer.


Criterium

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Enlever la puce de son téléphone ne suffit pas. De nos jours, tout le monde sait que chaque smartphone sort de l'usine rempli de mouchards. Un transpondeur GPS fait partie du design. Il y en a un installé au niveau du software, qui se charge lorsque le système d'exploitation est lancé; il y en a un autre en hardware, qui guette en plusieurs modes les récepteurs pour leur envoyer la position. C'est celui-là qui fait que par ailleurs, également, enlever la batterie de son téléphone ne suffit pas. — Ouvrir le boîtier pour en ôter le mouchard? Impossible: le circuit est gravé sur les microprocesseurs essentiels. Alors que faire pour se soustraire au système? Et bien, cela dépend de ce que vous comptez faire... Quand il y a trop d'information — tout est sauvegardé — tout est laissé à l'algorithme. Les trajets ne seront scrutés que dans deux cas: (1) vous êtes impliqué dans une affaire de surveillance, jusqu'au second degré (c'est-à-dire: l'ami de votre ami est suivi par le contre-espionnage) ou (2) vos mouvements ont été suspects, par exemple être resté un peu trop longtemps là où il y a eu un meurtre, ou des trajets erratiques et trop différents chaque jour. Par exemple, aller d'un point A à un point B en utilisant systématiquement, et quotidiennement, un détour qui passe par des endroits différents et comprenant des lieux de "brouillage de filature" (grand hôtel dont les portes connectent rapidement sur trois ou quatre rues différentes), fera en sorte que le petit point vert de votre téléphone devienne un petit point rouge. Si vous êtes né à l'étranger et occupez un poste à responsabilité, félicitations: cela suffira pour commencer votre dossier quelque part à la SI. — Inutile d'écrire à la CNIL pour protester, elle n'a pas été créée pour ça.

Voilà pourquoi Monsieur T** faisait les cent pas dans son bureau, ce matin. Sur le parquet vernis, les bruits de ses pas rythmaient ses pensées et suppositions. Au moins, les locaux de l'étage du dessous étaient vides; le confinement avait eu pour conséquence ces grands chamboulements, dans ces immeubles qui se spécialisaient dans l'hébergement des sociétés n'ayant pas besoin de beaucoup de surface. La moitié des compagnies avaient plié bagage, et la moitié de celles-ci avaient pris la peine d'enlever leur logo de la porte d'entrée ou du hall qui, devant l'ascenseur, indiquait à chaque étage quelle personne morale y trouver. — Ce serait donc cela de gagné: il n'avait pas besoin de s'inquiéter de la présence de microphones directionnels collés aux murs des appartements attenants, ou au plafond d'en-dessous. Ç'aurait été du reste impossible à détecter; il était convaincu qu'à la construction du bâtiment, quelqu'un avait pris bien soin de couler des diodes dans le béton.

Alors comment procéder? De temps en temps, Monsieur T** s'arrêtait, et jetait un coup d'œil sur le smartphone posé sur le bureau; un regard teinté de méfiance envers l'ami bien pratique et bien encombrant, qui voulait le trahir. S'il avait été en groupe, ils auraient pu passer la frontière sous prétexte d'une conférence, et ramener un gros paquet de vieux téléphones avec des cartes prépayées, que tous n'utiliserait qu'une fois chacun. Mais il n'avait pas besoin de communiquer, juste de s'absenter le temps qu'il faut; et plus de personnes étaient au courant, plus l'opération serait difficile à mener. Il fallait procéder méticuleusement... Alors il se répétait mentalement — inimaginable que de laisser une trace écrite! — les objectifs.

Il fallait sortir du pays sans apparaître sur un registre. Au moins il pourrait compter sur le manque de coordination entre les pays européens pour ensuite passer les autres frontières. Mais il hésitait encore entre deux itinéraires. Analysons. Qui avait caché des armes partout en France et en Italie depuis les années 1950? — Il le savait très bien: l'Amérique. Au début, l'existence des stay-behind était un secret au plus haut niveau, et le découvrir avait résulté en des disparitions mystérieuses encore dans les années 1990; tout cela était désormais un secret de polichinelle. Mais ces caches étaient trop vieilles. Cependant il était déjà facile de deviner, en faisant un minimum de géopolitique, où se situaient aujourd'hui les caches bien plus modernes — les armes pour le XXIe siècle: l'âge du conflit... le conflit qui viendrait, celui qui arriverait partout, bientôt — le conflit que la plupart pouvaient ressentir à l'avance, et deviner l'ombre rouge qui s'approche. — Premier lieu: le Maroc. Cela faisait au moins une décade qu'il était clair quel bord les États-Unis jouaient au Sahara occidental. Cela faisait déjà longtemps que certains bateaux transportant les armes américaines pour le Moyen-Orient faisaient escale à Tanger. C'est bien pour cela que les trafiquants qui y sont arrêtés sont tous russes... Les caches devaient être parsemées sur la côte. Sans doute au Cap Spartel, et au Jabal Musa; mais il n'avait pas les coordonnées satellites, et pas d'informateur précis. Ce serait difficile sur le terrain. — Deuxième lieu: l'Ukraine. Là, c'était plus facile de savoir où étaient les livraisons, puisqu'elles avaient déjà beaucoup servi... Kiev et Odessa. Entrer en contact avec l'armée irrégulière ne serait pas le plus difficile; mais le faire de manière à ne pas éveiller les soupçons lorsqu'il s'agira de subtiliser un système de visée à distance sera plus acrobatique.

Seconde étape: établir sa base arrière. S'il optait pour le Maroc, ce serait Barcelone. S'il optait pour l'Ukraine, ce serait vraisemblablement Frankfurt. L'avantage de ces deux villes était qu'elles organisaient toutes deux tant de conférences et séminaires internationaux, qu'il pourrait facilement les utiliser elles-mêmes comme "étapes intermédiaires" — comme des caches. On dépose la marchandise dans un endroit secret, enterrées dans une cave ou dans le faux-plafond d'un appartement, et on peut la récupérer en temps voulu au prochain voyage, qui celui-là pourrait se faire sous un prétexte officiel. Le lien ainsi entre le moyen d'acheminement de l'arme et sa récupération est "coupé" dans le temps.

Pour passer la frontière, l'idéal restait le covoiturage. Il faudrait le faire sous couverture, mais avec des personnes avec lesquelles il pourrait se familiariser suffisamment pour pouvoir dissimuler quelques bagages supplémentaires, et sans que cela ne génère une fouille... Finalement, c'était bien cela l'étape qui paradoxalement lui faisait lui poser beaucoup de questions. Il avait encore en tête le souvenir de ces voitures remplies à craquer de valises, de sacs et de personnes — qui roulaient des heures et effrayaient à chaque virage un peu sec, tout le long de la côte pour aller jusqu'au bled... — Mais cela resterait plus facile que d'arranger l'équivalent à la frontière germano-polonaise. Monsieur T** ne cessait de comparer les deux scénarios, tentant d'imaginer les parallèles et les différences que cela engendrerait. À force de peser et de repeser les options, il avait l'impression que cette préparation méticuleuse pour ne pas être tracé allait finir par le paralyser lui-même.

Sacrifier un minimum de sécurité pour faciliter cette étape? — C'était la question qui lui revenait, et qu'il n'était pas encore résolu à adresser.

Pourquoi encourir ces risques lui-même? — Il le savait bien: impliquer plus de personnes créait autant de points faibles. Mais il devait considérer toute la sécurité qui était acquise en faisant en sorte qu'un autre joue le rôle de la mule. Pour brouiller les pistes, il faudrait peut-être que celui-là aie une raison annexe de le faire. Et impérieuse. Ainsi, s'il était pris, seul le motif principal allait transparaître; et pas forcément les voies parallèles. Il devait presque jouer à un personnage d'Inception — planter une idée subtile, plutôt que de commanditer une livraison trop évidente. Mais comment s'occuper de cela lorsque l'on n'a pas accès aux rêves de l'éventuel complice? — Lui qui ne fumait pas, il avait l'impression que c'était pourtant son cerveau qui finissait paquet après paquet. Alors il marchait, il allait, il venait... Le bruit des pas reprenait; auquel se mêlait, de temps en temps, celui de voitures accélérant et de sirènes au-dehors. Et...

— Eurêka! — Monsieur T** arrêta soudainement de faire les cent pas.

Il avait trouvé l'idée.

— Il allait organiser son propre go-fast franco-maroco-espagnol.

3 Commentaires


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J'suis bien contente d'avoir conservé mon Nokia 3210 (en cachette pour ne pas froisser la gentille donatrice de smartphone rutilant...) Bon de toute façon, je n'avais pas prévu de tuer dans l'immédiat.

Un de tes textes qui me ... largue! Dont je n'ai pas envie de suivre le héros qui se perd bien trop dans des circonvolutions techniques pour mon esprit simple et simpliste.

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Je comprends :) Comme tu sais, j'aime bien explorer différents univers et alterner les styles, et celui-là est plus fermé — il s'inscrit plutôt dans le domaine de l'espionnage et des complots, avec beaucoup de technique et de non-dits (puisque tout comme les personnages, personne n'a toutes les informations) — un peu à la manière de "Opération Dolmen" par le passé.

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