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Nombres et ombres.


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Tard dans la nuit. Tout le monde dort. Ou presque: moi, je regardais les étoiles. Depuis la petite chambre mansardée dans ce bâtiment du gîte, j'avais vue chaque soir non seulement sur le beau ciel de la campagne, mais également sur toutes les allées et venues du domaine. Alors, lorsque l'insomnie guettait, je m'installais là, de longues heures à rêvasser; comme une jeune fille enfermée dans sa tour, j'observais le reste du monde en m'imaginant histoires et aventures.

Mon chat s'était déjà installé sur mon lit, à côté de l'oreiller; de temps en temps je l'entendais ronfler. Lui n'avait pas de problèmes d'insomnie... Câlin, l'animal s'installait avec moi dans la chambre chaque soir, et filait à l'anglaise au matin. Parfois, il se prélassait et faisait sa toilette en me jetant régulièrement un coup d'œil, vérifiant que je sois toujours là, à écrire au bureau ou à observer les nuits. Il tenait à partager ces moments nocturnes avec moi.

Une dizaine de personnes habitait dans le gîte. Plusieurs bâtisses entourent une place pavée, et ma fenêtre est disposée de telle manière à ce que je puisse tout voir de ce "centre" qui réunissait les différentes habitations. Là, au fond: les époux Rebrousse, les intendants du domaine. Dans la maison rénovée pour avoir l'air d'un manoir: mon oncle le Professeur Lewy, le maître des lieux. Et, répartis sur plusieurs bâtiments selon les affinités, sa grande famille dysfonctionnelle. Les enfants du premier mariage; les enfants du second mariage ainsi que leur mère, qui restait au domaine mais faisait chambre à part. Évidemment: puisqu'il y avait aussi Claire, la maîtresse. Tout le monde le savait et personne n'en parlait à voix haute. Sans dire qu'elle n'avait que deux ans de plus que moi... Il y avait mes autres cousins: la famille Cariveaux, avec ma tante (la sœur du professeur) et son mari taciturne. Moi, je vivais un peu à part. Fille unique, toujours dans la lune, et plutôt solitaire... Maintenant résolument seule: mes parents étaient morts dans un accident de voiture, il y a longtemps déjà. Alors chaque été, mon oncle me laissait venir ici, avant de retourner à la ville et à l'internat, puis à la résidence universitaire. On s'occupait de moi, mais en gardant ses distances. Car ici, tout le monde manœuvre.

— À force de les observer la nuit venue, je les connaissais, leurs secrets!

Le cousin Marc qui fricotait avec sa propre cousine Hélène. La maîtresse qui, insatiable, invitait parfois le mari Rebrousse dans ses appartements. Le professeur lui-même qui s'occupait personnellement de certains visiteurs, généralement de la gent féminine... L'un des bâtiments proposait le logis et le couvert pour les voyageurs. C'était une sorte d'auberge-restaurant. Alors, régulièrement, nous avions des invités, souvent intéressants — des familles venant visiter la région, des journalistes venus prendre des images, des scientifiques se regroupant pour une petite conférence, et puis ces maîtresses venues de Paris, rencontrées on ne sait comment. Ma tante elle-même y retrouvait régulièrement un ami journaliste, de dix ans plus jeune qu'elle. Je les avais surpris s'embrasser un soir, au coin du feu. Elle avait fait un bond en réalisant que quelqu'un les avait vus. Je n'avais rien dit; et elle n'en avait jamais parlé. La fois suivante, quand l'ami revint, elle m'avait juste lancé un regard — celui de deux femmes qui savent toutes les deux, et ne diront rien. Toute notre famille était fondée sur ces secrets et ces tours de cache-cache; alors... un de plus...

Depuis quelques jours, j'avais remarqué un nouveau-venu qui cachait lui aussi quelque chose.

Il était grand et brun; l'air aventurier, qui avait beaucoup voyagé, et parlait avec tout le monde avec aisance et simplement. À sa carrure sportive et une légère cicatrice sur l'avant-bras, on devinait qu'il avait vécu des histoires intéressantes, mais que je ne pus pas découvrir. Même son métier semblait être factice: quelque chose dans l'entreprise, avec trop de termes anglais qui en dissimulaient la véritable fonction plutôt que de l'expliciter. Pendant la journée, il partait explorer la région — "prendre des mesures", disait-il — dans les champs, les bois et les collines. D'autres fois, il restait enfermé dans la pièce qu'il louait. Nous ne nous étions que brièvement croisés. Il s'était présenté: John. Plutôt qu'un mot, c'était plus son sourire que j'avais remarqué. Mais, la nuit tombée, j'avais rapidement remarqué tout autre chose: parfois, il quittait son bâtiment, très tard; il se dirigeait à pas de loups vers un autre, dans lequel aucune fenêtre ne s'allumait. Il y cachait quelque chose. — Et cette nuit encore, baissant soudainement le regard des étoiles vers la cour après avoir deviné une sorte de jeu d'ombre, je vis sa silhouette, qui se déplaçait en douce. À nouveau, aucune lumière n'apparut aux fenêtres de l'autre bâtisse; il y allait quelque part, mais gardant le noir complet... Cela fait trois fois que je remarque la danse étrange de cet autre insomniaque. Mais cette fois... j'en aurai le cœur net. Cette fois, j'étais décidée à en savoir un peu plus sur l'aventurier trop discret.

Pieds nus, je peux me déplacer dans le silence le plus total. En traversant la cour comme une ombre, je riais intérieurement en me disant: si quelqu'un m'observe, ce sera à mon tour d'acquérir un secret — le soupçon d'un rendez-vous nocturne... Cela faisait longtemps... Peut-être qu'à l'époque, quelqu'un avait-il déjà surpris ma seule autre cachoterie, confié aux murs du gîte: ma première fois, il y a longtemps, avec un visiteur de passage. — Mais là ce n'était pas ce que j'étais venue chercher. Je voulais juste savoir ce que faisait John chaque nuit dans la cave à vins des Rebrousse.

La porte est restée ouverte. Si ça n'avait pas été le cas, je savais crocheter la petite porte de derrière, de toute façon. Mes pas, sur la pointe des pieds, sont insonores. Sans allumer aucune lumière, je me dirige prestement vers la porte boisée de la cave à vins. Celle-là est restée entrebâillée; on devine en bas la lumière très faible d'une ampoule. Je ne peux pas descendre; avec l'angle mort, il pourrait me voir. — Alors, accroupie sur la troisième marche, je baisse petit à petit mon corps, pour passer juste le côté de la tête sous le niveau du plafond — et voir l'état des lieux. J'entends des murmures.

— Allais-je le voir en compagnie de l'une des cousines? — Allais-le voir siphonner la réserve de grands crus?

J'aurais bien imaginé les deux scénarios; mais un pressentiment m'avait déjà chuchoté qu'il se cacherait derrière ce manège quelque chose d'autre, quelque chose de mystérieux et d'intéressant. Alors j'eus un frisson intérieur en y découvrant la confirmation. L'homme était seul; il s'était accroupi dans un coin de la cave, près de l'ampoule la plus faiblarde. Avec l'angle, son ombre était projetée, géante, contre le mur du fond, tapissé de bouteilles poussiéreuses. Il avait ouvert une valise devant lui, qui ne contenait pas des documents mais une sorte de machine électronique qui ressemblait à la fois à un ordinateur et à un poste-radio. Sur le côté, une antenne dépliée confirmait l'impression. Un bout de papier griffonné en main, il articulait à voix basse dans une sorte de microphone une suite de monosyllabes... des chiffres. — "Cinq. Trois. Deux. Cinq. Un. Sept..."

Il s'interrompit. — Je sentais qu'il fallait me tenir prête à filer. Mais il ne rangea pas encore son matérial; non... il attendait quelque chose.

Et alors, une autre voix, grésillante, venant de quelque coin reculé du monde jusqu'à être captée par la mallette à la nuit tombée, commença une réponse... Et ainsi... Une autre succession de chiffres. — "Un. Trois. Trois. Huit. Deux. Cinq..." — À chaque articulation, John notait avec soin le nouveau chiffre. Il les ramènerait à sa chambre; il décoderait le message. — À rester immobile pendant si longtemps, j'avais l'impression d'entendre le moindre son de mes os, dès que mon corps faisait un micro-mouvement. C'était le temps de filer à l'anglaise à mon tour. Je me redressais sans un bruit, m'éloignait dans le noir. Traversant la cour à peine éclairée par la lune. Me faufilant à nouveau dans l'escalier en spirale. Montant tous les étages en silence. Et, finalement, poussant la porte entre-ouverte où j'avais laissé une lumière tamisée en veilleuse, qui après toute cette obscurité me semblait si claire... Retrouvant mon domaine. — Sur mon lit, mon chat roulé en boule me jette un regard complice. Il garderait nos secrets.

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Ça commence comme dans un épisode d'Agatha Christie. Une famille. Un manoir. Des visiteurs... Manque le Mort ! Role qui siérait à merveille à l'oncle libidineux mais riche.

Puis, me voilà plongée dans l'atmosphère sombre et oppressante de Kessel dont je viens juste de relire "L'Armée des Ombres" . L'opérateur radio clandestin, chainon héroïque d'une résistance, jamais à l'abri d'une dénonciation...

Ou vas-tu encore nous emmener?

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