
Tandis qu’ils descendaient les escaliers pour gagner la sortie, il ne put résister à la tentation de se renseigner à propos de ce qui c’était passé avant le dîner. Mais elle le fit taire immédiatement :
« Leonarda. Nous ne pouvons aborder ce genre de question de vive voix, surtout ici. Over. »
Mais elle n’allait pas sans tirer si facilement :
« Mallard. Mais qu’est-il arrivé ? Terminé. »
« Leonarda. J’ai tiré une fléchette de glace portant un poison mortel indétectable contre Diavol. Malheureusement juste à ce moment il s’est baissé, et c’est un serveur qui l’a reçue. Over. »
« Mallard. On ne risque pas de retrouver des traces suspectes ? Terminé. »
« Leonarda. Non. Je vous dis, c’était une fléchette de glace, elle est conçue pour fondre immédiatement après l’impact. Tout ce qu’on a dû voir, c’est une tache d’humidité sur sa veste. Over. »
« Mallard. Je comprends. Merci. Terminé. »
Ils étaient arrivés dehors. Il apprécia l’air extérieur. Quelque part dans l’immense palais, la fête continuait, et on entendait de la musique. La nuit était tombée, mais il faisait toujours assez chaud. Soudain, quelque chose lui effleura la figure. Il tendit la main. C’était un peu comme s’il neigeait – sauf que ce n’était pas de la neige…
- Ce sont des cendres, expliqua Sophia. De très violents incendies de forêt font rage à l’est de Moscou, et le vent porte les cendres jusqu’ici.
- C’est dingue. Cindy ne nous a pas attendus ? demanda Gérald.
C’était un soulagement de pouvoir s’exprimer normalement.
- Non, répondit la diva. Je lui avais demandé de regagner l’hôtel.
Elle se tourna vers lui, avec un grand sourire :
- J’ai trouvé ce professeur Diavol absolument charmant, et sa fiancée française également. Ils ont promis de venir me voir quand nous passerons à Smolensk.
- J’en suis ravi.
- N’est-ce pas ?
Ils mirent quelques instants à retrouver leur véhicule, au milieu de la cohue des invités qui regagnaient leur voiture. En fait, ce fut le chauffeur qui les reconnut et qui les appela. Quelques instants plus tard, la Mercedes quittait le Kremlin. Un quart d’heure plus tard, ils retrouvaient leur hôtel. Heureusement que le trajet fut bref, car Gérald ne se sentait pas bien du tout. Dans le hall du palace, Sophia l’embrassa sur la joue en lui souhaitant une bonne nuit ; elle avait les lèvres froides.
- A demain, dit-il, avant de regagner sa chambre.
Une fois là, il se rua dans la salle d’eau, et y resta une bonne demi-heure. Il se sentait très mal. Rarement dans sa vie il avait autant bu ; en plus, il avait fait des mélanges. Il avait aussi beaucoup mangé. Certes, aussi bien les aliments que les boissons étaient excellents, mais il en avait légèrement abusé… Et puis, pour aggraver encore les choses, il y avait à table des fumeurs, y compris des fumeurs de cigare : contrairement à l’Occident, la Russie n’était pas obsédée par la lutte contre la tabagie, et le président Koromenko lui-même était, paraît-il, un grand fumeur. Il s’attendait à vomir, mais cela n’arriva pas ; il vomissait très rarement. Mais il avait horriblement mal à la tête. L’implant y était peut-être aussi pour quelque chose. Il songea qu’il venait d’approcher pendant deux heures l’un des hommes les plus puissants du monde, Viktor Koromenko, et qu’il avait à peine jeté un regard sur lui, tellement il était occupé à draguer sa voisine. Et pourtant il était là en tant que journaliste, et il était supposé écrire des articles sur ce voyage. Il faudrait qu’il demande à Sophia ; elle était assise en face du président russe, elle aurait certainement des choses à raconter. Il prit une douche, et cela commença à aller un peu mieux. Il fouina dans le mini-bar de la chambre, trouva une petite bouteille de Perrier et la but, ce qui chassa un peu cet affreux goût d’alcool qu’il avait encore dans la bouche. Il regarda sa montre ; il était minuit et demi passé. Il n’aurait pas été plus étonné que ça de voir Mademoiselle Rachel Roïtman débarquer soudain dans sa chambre. Pour autant qu’il s’en souvienne, il ne lui avait pas donné le nom de son hôtel, mais c’était le genre d’information qu’un agent du Mossad était capable de trouver les yeux fermés, n’est-ce pas ? Il est vrai qu’elle était vraiment charmante, pour une espionne. Mais dans l’état où il était, il valait mieux que ça n’arrive pas. L’espionnage ! Qui avait dit que c’était un métier de seigneur ? L’amiral Canaris, non ? Il n’était plus trop sûr. En tout cas, il s’était gouré. C’était une besogne de bureaucrate – et de poivrot, l’un n’excluant pas l’autre. Il se sécha les cheveux, puis s’effondra sur le lit. Il trouva qu’il tanguait un peu, mais cela ne l’empêcha pas de s’endormir comme une masse.
Samedi 30 août 2036 :
Le lendemain matin, c’est le téléphone de la réception qui le réveilla à 8 heures. Il se sentait comme s’il était passé sous un train, et aurait bien dormi encore un peu. Il prit une douche et se rasa, puis descendit prendre son petit-déjeuner. Sophia et Cindy étaient déjà là. Il remplit son plateau, puis s’assit à côté d’elles.
- Ça va ? demanda Cindy. Pas trop mal aux cheveux ?
- Pour qui vous me prenez ? Ça va impec. Et vous ? Vous avez bien dormi ?
- Perfectly ! répondit la diva. J’ai résolu le problème du pianiste.
- Ah bon ? J’en suis ravi.
- Oui, il se trouve que hier soir, la ministre de la Culture était assise près du président… et de moi. On a fini par trouver un modus-vivendi. Le pianiste m’accompagnera dans quelques concerts, mais la plupart du temps je me passerai de lui. Pour compenser, il donnera ses propres récitals.
- Les Russes ont accepté facilement ? demanda Gérald.
- Non, ils ont l’air de tenir à lui.
Des mots explosèrent dans la tête du journaliste – décidément, il ne s’y habituerait jamais !
« Leonarda. Je suppose que c’est un agent du FSB, et qu’il a pour mission de nous tenir à l’œil. Over. »
Il répondit aussitôt, tout en mangeant un croissant assez bon – les hôtels de Moscou faisaient des progrès :
« Mallard. Vous pensez qu’ils soupçonnent quelque chose ? Terminé. »
« Leonarda. Non, les Russes n’ont pas besoin de prétexte pour espionner les gens. Over. »
Il devait faire une drôle de tête pendant ce bref échange, car Cindy le regardait avec curiosité. Quant à Sophia, elle avait l’air impassible – comme d’habitude.
- Il y a autre chose, ajouta-t-elle, cette fois de vive voix. On m’a demandé de faire une master class devant des élèves du conservatoire de Moscou.
- Ce n’est pas une trop grande corvée !
Elle eut un mince sourire :
- Effectivement. Ça se passera demain matin.
- D’accord. Moi ce matin je vais aussi me rendre au conservatoire, mais à la bibliothèque, pour explorer les archives sur Reinhold Glière.
- On se retrouve ce soir au Bolchoï ?
- Pas de problème.
- Alors à ce soir.
Il leur claqua une bise, puis remonta dans sa chambre pour s’habiller. Un quart d’heure plus tard, il sortit du palace avec une serviette contenant son portable, du papier, des guides de Moscou et le manuscrit de son étude sur le musicien russe. Le conservatoire Tchaïkovski, la plus grande et la plus prestigieuse école de musique de la capitale, et même sans doute de toute la Russie, se trouvait dans la ruelle Sredniy Kislovskiy, qui en fait n’était pas très loin de là. Il aurait presque pu y aller à pied, mais pour gagner du temps il héla un taxi. Quelques minutes plus tard le véhicule s’arrêta devant l’imposant bâtiment. On ne visitait pas comme ça les archives de cette prestigieuse institution, et il avait envoyé un mail depuis Paris pour demander l’autorisation ; on la lui avait accordée. La bibliothèque possédait de vastes rayonnages surchargés de volumes, mais elle était également équipée d’un matériel dernier cri. Il était possible de faire des recherches sur ordinateur, d’accéder aux archives et même d’obtenir une traduction automatique des documents – et les traducteurs informatiques avaient fait beaucoup de progrès. Il ne restait ensuite qu’à les imprimer, si nécessaire – et ça l’était pour Gérald, qui n’avait jamais pu s’habituer au tout-numérique. Comme il s’y attendait, les archives du conservatoire concernant Reinhold Glière étaient volumineuses : partitions, correspondance, articles, analyses de ses œuvres etc. Toutefois, le nombre de documents concernant la période de dix ans durant laquelle il avait été président du comité d’organisation de l’Union des compositeurs soviétiques était plus réduit qu’il ne s’y attendait, comme si tout ce qui touchait à la période stalinienne demeurait encore soumis à la censure. Il avait néanmoins de quoi faire, et il travailla pendant trois heures, ne s’arrêtant que pour boire une tasse de thé – un samovar surveillé par une femme d’un certain âge était à la disposition des chercheurs.
Le conservatoire possédait également son propre restaurant, un self-service, et à midi il interrompit ses recherches pour s’y rendre, emportant ses affaires. On lui servit un plat dont il ignorait le nom, mais qui comportait de la saucisse et du choux. Ce n’était pas terrible, mais au moins c’était chaud. Avec ça il prit un petit pain, une demi-bouteille d’une eau minérale locale et une tarte aux pommes comme dessert. Tout en mangeant il lisait un magazine sur son portable.
Au fond, il se sentait bien ici. Avoir mis un peu de distance entre lui et la diva lui faisait un bien fou. Il s’était installé à une table, seul, dans un coin d’où l’on découvrait la place qui s'étendait devant le bâtiment. Soudain, à sa grande surprise, une jeune femme se dirigea vers lui.
- Je peux me mettre à votre table ? demanda-t-elle dans un français teinté d’un léger accent.
Étonné il leva la tête. Elle devait avoir entre 25 et 30 ans. Elle était brune, grande, plutôt jolie, vêtue d’un pull léger et d’une jupe grise.
- Allez-y, répondit-il.
Elle posa son plateau en face de lui et s’assit. Son assiette fumante contenait du poisson et du riz.
- Vous êtes bien Gérald Jacquet, le célèbre journaliste ?
- Je le suis, mais je ne suis pas si célèbre que ça.
- Vous êtes trop modeste, dit-elle en souriant.
Elle lui tendit la main par-dessus la table, tout en se présentant :
- Olga Doulova.
- Enchanté, dit-il en lui serrant la main. Vous parlez bien français. Mais vous êtes…
- Russe. Tout ce qu’il y a de plus russe. Mais j’ai appris le français au lycée.
- Vous étudiez ici ?
- Et oui. Je me perfectionne en piano. Mon rêve est de devenir concertiste.
- C’est bien. Comment se fait-il que vous me connaissiez ?
- J’ai vu certains de vos reportages sur TV5 Monde. Et aussi des vidéos de vous sur « Youtube ».
- Je ne savais pas que j’étais aussi connu.
- Vous êtes trop modeste, répéta-t-elle. Vous n’accompagnez pas Mademoiselle Wenger ?
- Pas ce matin, non. Je la retrouverai au Bolchoï en fin d’après-midi. Je suis ici pour des recherches personnelles.
- Comme c’est intéressant.
Elle semblait suspendue à ses paroles. Était-elle vraiment étudiante ici, ou avait-elle été envoyée par le FSB pour enquêter sur lui ? Si tel était le cas, ils avaient bien du temps à perdre… du moins pour l’instant.
- Vous devriez manger, dit-il, ça va refroidir.
- Vous avez raison.
Elle avala quelques bouchées, mais ne tarda pas à revenir à la conversation.
- Si je ne suis pas indiscrète, dit-elle, vous faites des recherches sur quoi ?
- Sur l’un de vos compositeurs.
- Qui ça ?
- Reinhold Glière.
Elle fit une moue déçue :
- Ce stalinien ? Mais pourquoi vous intéressez-vous à lui ?
- J’aime bien sa musique. Et je croyais que l’époque de Staline était revenue à la mode.
- Pas dans le domaine musical, en tout cas. Vous feriez mieux de vous intéresser à Dimitri Kirov.
- Connais pas. C’est qui ?
- C’est un génie. Il n’a que 25 ans, mais on dit que c’est le nouveau Chostakovitch.
Il n’osa pas lui dire qu’il n’avait jamais été un fan de Chostakovitch. Il suffisait de voir une photo de ce pauvre type, avec sa tronche de premier communiant craintif, pour être certain qu’il avait passé des années à s’attendre à ce que le NKVD ou une autre police secrète vienne sonner à sa porte à 6 heures du matin… Il avait souvent écouté des symphonies de ce compositeur, sans jamais vraiment parvenir à les apprécier. Il se rappelait la phrase terrible de Pierre Boulez, parlant, à propos des symphonies de Chostakovitch, de la « troisième pression à froid des œuvres de Gustav Mahler. »
- Il a écrit quoi ?
- Un peu de tout. Des œuvres pour piano, une symphonie, un opéra-rock sur la Révolution d’octobre…
- Il faudra que j’en écoute, alors.
- On trouve facilement ses œuvres sur le Net.
Changeant brusquement de sujet, elle ajouta :
- Vous allez accompagner mademoiselle Wenger durant toute sa tournée ?
- En effet.
- Quelle chance vous avez ! C’est une artiste fabuleuse. Un exemple pour nous tous.
Il ne devait probablement pas avoir l’air assez enthousiaste, car elle demanda :
- Vous n’êtes pas d’accord ?
- Si si, bien sûr !
- Ça fait longtemps que vous la connaissez ?
Il avait fini de manger, et s’essuya les lèvres avec sa serviette.
- Non, pas très longtemps. Un mois environ. Nous nous sommes rencontrés dans des circonstances assez… spéciales.
- Oh oui je sais, votre fille avait été enlevée.
- Décidément, vous êtes au courant de tout !
- Les médias russes ont beaucoup parlé de cette affaire, surtout quand Sophia Wenger a sauvé votre fille. C’est extraordinaire : non seulement c’est une artiste de grand talent, mais en plus c’est une héroïne ! Vraiment, je vous envie.
Si tu savais, songea-t-il pensivement.
- Mais je vois que vous avez terminé, poursuivit-elle. Je ne veux pas vous retenir plus longtemps.
- Oh mais vous ne me dérangez pas. Mais je vais retourner à la bibliothèque.
Il se leva, tenant son plateau, et voulut serrer la main de la jeune femme, mais elle se leva à son tour et lui claqua deux bises sonores, avant de se rasseoir.
- Aurevoir, et bienvenue en Russie !
- Merci, dit-il en s’éloignant.
Il retrouva la bibliothèque et travailla encore deux bonnes heures. Puis, satisfait, il rangea son portable et ses documents dans sa serviette et prit le chemin de la sortie.
A l’intérieur du conservatoire régnait une certaine fraîcheur, et il fut tout surpris de retrouver dehors une chaleur suffocante. A croire qu’il faisait encore plus chaud qu’à Paris.
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