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Gouderien

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Billets posté(e)s par Gouderien

  1. Gouderien
    Résumé des chapitres précédents : le journaliste Gérald Jacquet se trouve à Moscou avec la cantatrice Sophia Wenger, qu'il doit accompagner lors de sa tournée en Russie. Bien sûr il ne s'agit là que d'une couverture, puisqu'ils doivent se débarrasser d'un scientifique russe jugé dangereux.
     
    Tandis qu’ils descendaient les escaliers pour gagner la sortie, il ne put résister à la tentation de se renseigner à propos de ce qui c’était passé avant le dîner. Mais elle le fit taire immédiatement :
    « Leonarda. Nous ne pouvons aborder ce genre de question de vive voix, surtout ici. Over. »
    Mais elle n’allait pas sans tirer si facilement :
    « Mallard. Mais qu’est-il arrivé ? Terminé. »
    « Leonarda. J’ai tiré une fléchette de glace portant un poison mortel indétectable contre Diavol. Malheureusement juste à ce moment il s’est baissé, et c’est un serveur qui l’a reçue. Over. »
    « Mallard. On ne risque pas de retrouver des traces suspectes ? Terminé. »
    « Leonarda. Non. Je vous dis, c’était une fléchette de glace, elle est conçue pour fondre immédiatement après l’impact. Tout ce qu’on a dû voir, c’est une tache d’humidité sur sa veste. Over. »
    « Mallard. Je comprends. Merci. Terminé. »
    Ils étaient arrivés dehors. Il apprécia l’air extérieur. Quelque part dans l’immense palais, la fête continuait, et on entendait de la musique. La nuit était tombée, mais il faisait toujours assez chaud. Soudain, quelque chose lui effleura la figure. Il tendit la main. C’était un peu comme s’il neigeait – sauf que ce n’était pas de la neige…
    -          Ce sont des cendres, expliqua Sophia. De très violents incendies de forêt font rage à l’est de Moscou, et le vent porte les cendres jusqu’ici.
    -          C’est dingue. Cindy ne nous a pas attendus ? demanda Gérald.
    C’était un soulagement de pouvoir s’exprimer normalement.
    -          Non, répondit la diva. Je lui avais demandé de regagner l’hôtel.
    Elle se tourna vers lui, avec un grand sourire :
    -          J’ai trouvé ce professeur Diavol absolument charmant, et sa fiancée française également. Ils ont promis de venir me voir quand nous passerons à Smolensk.
    -          J’en suis ravi.
    -          N’est-ce pas ?
    Ils mirent quelques instants à retrouver leur véhicule, au milieu de la cohue des invités qui regagnaient leur voiture. En fait, ce fut le chauffeur qui les reconnut et qui les appela. Quelques instants plus tard, la Mercedes quittait le Kremlin. Un quart d’heure plus tard, ils retrouvaient leur hôtel. Heureusement que le trajet fut bref, car Gérald ne se sentait pas bien du tout. Dans le hall du palace, Sophia l’embrassa sur la joue en lui souhaitant une bonne nuit ; elle avait les lèvres froides.
    -          A demain, dit-il, avant de regagner sa chambre.
    Une fois là, il se rua dans la salle d’eau, et y resta une bonne demi-heure. Il se sentait très mal. Rarement dans sa vie il avait autant bu ; en plus, il avait fait des mélanges. Il avait aussi beaucoup mangé. Certes, aussi bien les aliments que les boissons étaient excellents, mais il en avait légèrement abusé… Et puis, pour aggraver encore les choses, il y avait à table des fumeurs, y compris des fumeurs de cigare : contrairement à l’Occident, la Russie n’était pas obsédée par la lutte contre la tabagie, et le président Koromenko lui-même était, paraît-il, un grand fumeur. Il s’attendait à vomir, mais cela n’arriva pas ; il vomissait très rarement. Mais il avait horriblement mal à la tête. L’implant y était peut-être aussi pour quelque chose. Il songea qu’il venait d’approcher pendant deux heures l’un des hommes les plus puissants du monde, Viktor Koromenko, et qu’il avait à peine jeté un regard sur lui, tellement il était occupé à draguer sa voisine. Et pourtant il était là en tant que journaliste, et il était supposé écrire des articles sur ce voyage. Il faudrait qu’il demande à Sophia ; elle était assise en face du président russe, elle aurait certainement des choses à raconter. Il prit une douche, et cela commença à aller un peu mieux. Il fouina dans le mini-bar de la chambre, trouva une petite bouteille de Perrier et la but, ce qui chassa un peu cet affreux goût d’alcool qu’il avait encore dans la bouche. Il regarda sa montre ; il était minuit et demi passé. Il n’aurait pas été plus étonné que ça de voir Mademoiselle Rachel Roïtman débarquer soudain dans sa chambre. Pour autant qu’il s’en souvienne, il ne lui avait pas donné le nom de son hôtel, mais c’était le genre d’information qu’un agent du Mossad était capable de trouver les yeux fermés, n’est-ce pas ? Il est vrai qu’elle était vraiment charmante, pour une espionne. Mais dans l’état où il était, il valait mieux que ça n’arrive pas. L’espionnage ! Qui avait dit que c’était un métier de seigneur ? L’amiral Canaris, non ? Il n’était plus trop sûr. En tout cas, il s’était gouré. C’était une besogne de bureaucrate – et de poivrot, l’un n’excluant pas l’autre. Il se sécha les cheveux, puis s’effondra sur le lit. Il trouva qu’il tanguait un peu, mais cela ne l’empêcha pas de s’endormir comme une masse.
     
    Samedi 30 août 2036 :
     
    Le lendemain matin, c’est le téléphone de la réception qui le réveilla à 8 heures. Il se sentait comme s’il était passé sous un train, et aurait bien dormi encore un peu. Il prit une douche et se rasa, puis descendit prendre son petit-déjeuner. Sophia et Cindy étaient déjà là. Il remplit son plateau, puis s’assit à côté d’elles.
    -          Ça va ? demanda Cindy. Pas trop mal aux cheveux ?
    -          Pour qui vous me prenez ? Ça va impec. Et vous ? Vous avez bien dormi ?
    -          Perfectly ! répondit la diva. J’ai résolu le problème du pianiste.
    -          Ah bon ? J’en suis ravi.
    -          Oui, il se trouve que hier soir, la ministre de la Culture était assise près du président… et de moi. On a fini par trouver un modus-vivendi. Le pianiste m’accompagnera dans quelques concerts, mais la plupart du temps je me passerai de lui. Pour compenser, il donnera ses propres récitals.
    -          Les Russes ont accepté facilement ? demanda Gérald.
    -          Non, ils ont l’air de tenir à lui.
    Des mots explosèrent dans la tête du journaliste – décidément, il ne s’y habituerait jamais !
    « Leonarda. Je suppose que c’est un agent du FSB, et qu’il a pour mission de nous tenir à l’œil. Over. »
    Il répondit aussitôt, tout en mangeant un croissant assez bon – les hôtels de Moscou faisaient des progrès :
    « Mallard. Vous pensez qu’ils soupçonnent quelque chose ? Terminé. »
    « Leonarda. Non, les Russes n’ont pas besoin de prétexte pour espionner les gens. Over. »
    Il devait faire une drôle de tête pendant ce bref échange, car Cindy le regardait avec curiosité. Quant à Sophia, elle avait l’air impassible – comme d’habitude.
    -          Il y a autre chose, ajouta-t-elle, cette fois de vive voix. On m’a demandé de faire une master class devant des élèves du conservatoire de Moscou.
    -          Ce n’est pas une trop grande corvée !
    Elle eut un mince sourire :
    -          Effectivement. Ça se passera demain matin.
    -          D’accord. Moi ce matin je vais aussi me rendre au conservatoire, mais à la bibliothèque, pour explorer les archives sur Reinhold Glière.
    -          On se retrouve ce soir au Bolchoï ?
    -          Pas de problème.
    -          Alors à ce soir.
    Il leur claqua une bise, puis remonta dans sa chambre pour s’habiller. Un quart d’heure plus tard, il sortit du palace avec une serviette contenant son portable, du papier, des guides de Moscou et le manuscrit de son étude sur le musicien russe. Le conservatoire Tchaïkovski, la plus grande et la plus prestigieuse école de musique de la capitale, et même sans doute de toute la Russie, se trouvait dans la ruelle Sredniy Kislovskiy, qui en fait n’était pas très loin de là. Il aurait presque pu y aller à pied, mais pour gagner du temps il héla un taxi. Quelques minutes plus tard le véhicule s’arrêta devant l’imposant bâtiment. On ne visitait pas comme ça les archives de cette prestigieuse institution, et il avait envoyé un mail depuis Paris pour demander l’autorisation ; on la lui avait accordée. La bibliothèque possédait de vastes rayonnages surchargés de volumes, mais elle était également équipée d’un matériel dernier cri. Il était possible de faire des recherches sur ordinateur, d’accéder aux archives et même d’obtenir une traduction automatique des documents – et les traducteurs informatiques avaient fait beaucoup de progrès. Il ne restait ensuite qu’à les imprimer, si nécessaire – et ça l’était pour Gérald, qui n’avait jamais pu s’habituer au tout-numérique. Comme il s’y attendait, les archives du conservatoire concernant Reinhold Glière étaient volumineuses : partitions, correspondance, articles, analyses de ses œuvres etc. Toutefois, le nombre de documents concernant la période de dix ans durant laquelle il avait été président du comité d’organisation de l’Union des compositeurs soviétiques était plus réduit qu’il ne s’y attendait, comme si tout ce qui touchait à la période stalinienne demeurait encore soumis à la censure. Il avait néanmoins de quoi faire, et il travailla pendant trois heures, ne s’arrêtant que pour boire une tasse de thé – un samovar surveillé par une femme d’un certain âge était à la disposition des chercheurs.
    Le conservatoire possédait également son propre restaurant, un self-service, et à midi il interrompit ses recherches pour s’y rendre, emportant ses affaires. On lui servit un plat dont il ignorait le nom, mais qui comportait de la saucisse et du choux. Ce n’était pas terrible, mais au moins c’était chaud. Avec ça il prit un petit pain, une demi-bouteille d’une eau minérale locale et une tarte aux pommes comme dessert. Tout en mangeant il lisait un magazine sur son portable.
    Au fond, il se sentait bien ici. Avoir mis un peu de distance entre lui et la diva lui faisait un bien fou. Il s’était installé à une table, seul, dans un coin d’où l’on découvrait la place qui s'étendait devant le bâtiment. Soudain, à sa grande surprise, une jeune femme se dirigea vers lui.
    -          Je peux me mettre à votre table ? demanda-t-elle dans un français teinté d’un léger accent.
    Étonné il leva la tête. Elle devait avoir entre 25 et 30 ans. Elle était brune, grande, plutôt jolie, vêtue d’un pull léger et d’une jupe grise.
    -          Allez-y, répondit-il.
    Elle posa son plateau en face de lui et s’assit. Son assiette fumante contenait du poisson et du riz.
    -          Vous êtes bien Gérald Jacquet, le célèbre journaliste ?
    -          Je le suis, mais je ne suis pas si célèbre que ça.
    -          Vous êtes trop modeste, dit-elle en souriant.
             Elle lui tendit la main par-dessus la table, tout en se présentant :
    -          Olga Doulova.
    -          Enchanté, dit-il en lui serrant la main. Vous parlez bien français. Mais vous êtes…
    -      Russe. Tout ce qu’il y a de plus russe. Mais j’ai appris le français au lycée.
    -          Vous étudiez ici ?
    -          Et oui. Je me perfectionne en piano. Mon rêve est de devenir concertiste.
    -          C’est bien. Comment se fait-il que vous me connaissiez ?
    -          J’ai vu certains de vos reportages sur TV5 Monde. Et aussi des vidéos de vous sur « Youtube ».
    -          Je ne savais pas que j’étais aussi connu.
    -          Vous êtes trop modeste, répéta-t-elle. Vous n’accompagnez pas Mademoiselle Wenger ?
    -          Pas ce matin, non. Je la retrouverai au Bolchoï en fin d’après-midi. Je suis ici pour des recherches personnelles.
    -          Comme c’est intéressant.
    Elle semblait suspendue à ses paroles. Était-elle vraiment étudiante ici, ou avait-elle été envoyée par le FSB pour enquêter sur lui ? Si tel était le cas, ils avaient bien du temps à perdre… du moins pour l’instant.
    -          Vous devriez manger, dit-il, ça va refroidir.
    -          Vous avez raison.
    Elle avala quelques bouchées, mais ne tarda pas à revenir à la conversation.
    -          Si je ne suis pas indiscrète, dit-elle, vous faites des recherches sur quoi ?
    -          Sur l’un de vos compositeurs.
    -          Qui ça ?
    -          Reinhold Glière.
    Elle fit une moue déçue :
    -          Ce stalinien ? Mais pourquoi vous intéressez-vous à lui ?
    -          J’aime bien sa musique. Et je croyais que l’époque de Staline était revenue à la mode.
    -          Pas dans le domaine musical, en tout cas. Vous feriez mieux de vous intéresser à Dimitri Kirov.
    -          Connais pas. C’est qui ?
    -          C’est un génie. Il n’a que 25 ans, mais on dit que c’est le nouveau Chostakovitch.
    Il n’osa pas lui dire qu’il n’avait jamais été un fan de Chostakovitch. Il suffisait de voir une photo de ce pauvre type, avec sa tronche de premier communiant craintif, pour être certain qu’il avait passé des années à s’attendre à ce que le NKVD ou une autre police secrète vienne sonner à sa porte à 6 heures du matin… Il avait souvent écouté des symphonies de ce compositeur, sans jamais vraiment parvenir à les apprécier. Il se rappelait la phrase terrible de Pierre Boulez, parlant, à propos des symphonies de Chostakovitch, de la « troisième pression à froid des œuvres de Gustav Mahler. »
    -          Il a écrit quoi ?
    -          Un peu de tout. Des œuvres pour piano, une symphonie, un opéra-rock sur la Révolution d’octobre…
    -          Il faudra que j’en écoute, alors.
    -          On trouve facilement ses œuvres sur le Net.
    Changeant brusquement de sujet, elle ajouta :
    -          Vous allez accompagner mademoiselle Wenger durant toute sa tournée ?
    -          En effet.
    -          Quelle chance vous avez ! C’est une artiste fabuleuse. Un exemple pour nous tous.
    Il ne devait probablement pas avoir l’air assez enthousiaste, car elle demanda :
    -          Vous n’êtes pas d’accord ?
    -          Si si, bien sûr !
    -          Ça fait longtemps que vous la connaissez ?
    Il avait fini de manger, et s’essuya les lèvres avec sa serviette.
    -          Non, pas très longtemps. Un mois environ. Nous nous sommes rencontrés dans des circonstances assez… spéciales.
    -          Oh oui je sais, votre fille avait été enlevée.
    -          Décidément, vous êtes au courant de tout !
    -          Les médias russes ont beaucoup parlé de cette affaire, surtout quand Sophia Wenger a sauvé votre fille. C’est extraordinaire : non seulement c’est une artiste de grand talent, mais en plus c’est une héroïne ! Vraiment, je vous envie.
    Si tu savais, songea-t-il pensivement.
    -          Mais je vois que vous avez terminé, poursuivit-elle. Je ne veux pas vous retenir plus longtemps.
    -          Oh mais vous ne me dérangez pas. Mais je vais retourner à la bibliothèque.
    Il se leva, tenant son plateau, et voulut serrer la main de la jeune femme, mais elle se leva à son tour et lui claqua deux bises sonores, avant de se rasseoir.
    -          Aurevoir, et bienvenue en Russie !
    -          Merci, dit-il en s’éloignant.
    Il retrouva la bibliothèque et travailla encore deux bonnes heures. Puis, satisfait, il rangea son portable et ses documents dans sa serviette et prit le chemin de la sortie.
    A l’intérieur du conservatoire régnait une certaine fraîcheur, et il fut tout surpris de retrouver dehors une chaleur suffocante. A croire qu’il faisait encore plus chaud qu’à Paris.     
     
  2. Gouderien
    Vendredi 8 août 2036.
    Gérald finit par aller se coucher et s’endormir. Après une trop courte nuit, il fut tiré du lit à 7 heures par la musique de son implant, qui faisait aussi office de réveille-matin. Après avoir pris sa douche et s’être rasé, il alla déjeuner. A 8 heures, comme promis, il réveilla sa fille.
    Déjà ? dit-elle en s’étirant.
    Et oui ! C’est le jour des vacances.
    Petites vacances !
    Oui, ben c’est toujours ça. Tu as préparé ta valise ?
    Oui chef ! Pas de problème chef !
    Parfait. Tu as juste le temps de prendre ta douche et de déjeuner. Dans une heure, on y va.
    OK.
    Après avoir embrassé le père Jacquet, ils partirent pour l’aéroport de Toulouse-Blagnac à 9 heures. En début d’après-midi, leur avion s’envola pour l’Italie. Ils arrivèrent à Padoue vers 17 heures, et gagnèrent leur hôtel. Agnès avait bien râlé un peu quand elle avait appris qu’elle allait devoir partager la même chambre que son père, mais son enlèvement était encore tout récent, et il n’avait pas voulu prendre le moindre risque – d’autant que les chambres étaient hors de prix. Naturellement, ils disposaient de lits séparés. Il faisait plutôt moins chaud qu’à Paris, ce qui était bien agréable.
    Ces journées italiennes en compagnie de sa fille lui laissèrent une impression bizarre, comme si elles n’avaient été qu’une sorte de rêve. En d’autres temps, il aurait profité pleinement de ces vacances avec Agnès. Mais la perspective de son périple russe gâchait tout. Avec chaque jour qui passait, il sentait l’angoisse monter en lui, et il devait faire un effort considérable pour paraître enjoué et insouciant. Et sa fille, qui était loin d’être une idiote, s’en rendait bien compte. Pour se changer les idées, il loua un hors-bord (il avait passé le permis bateau des années auparavant), et ils sillonnèrent en tous sens la lagune de Venise et la mer au-delà, ce qui leur permit d’approcher de près les gigantesques travaux qui avaient été entrepris pour tenter de protéger la cité des Doges de la montée des océans. Après des années de discussions et de fausses solutions, un terminal pour les paquebots avait enfin été construit à l’entrée de la lagune, ce qui devait mettre fin à l’un des pires dangers qui menaçait le site.
    Depuis maintenant de nombreuses années, la cité était menacée par des inondations (appelées « Acqua alta”, “ hautes eaux"), qui dépassaient de plusieurs centimètres le niveau des quais, à la suite de certaines marées. Mais cela pouvait être beaucoup, comme par exemple lors de la grande inondation de novembre 2019, qui avait atteint 1,87 m. Dans beaucoup de vieilles maisons, les anciens escaliers de service utilisés pour décharger les marchandises étaient maintenant inondés, rendant les rez-de-chaussée inhabitables.
    Les études indiquaient que la cité continuait à « couler », au rythme relativement lent de 1 à 2 mm par an. En conséquence, l’état d’alerte avait été annulé. En mai 2003, le Premier ministre italien Silvio Berlusconi avait lancé le projet « MOSE » (“Modulo Sperimentale Elettromeccanico”), un modèle expérimental destiné à évaluer la performance de portes flottantes gonflables ; l’idée était de construire une série de 78 “pontons” fixés au fond de la mer, à trois endroits stratégiques correspondant aux entrées du lagon. Quand une marée dépassant 110 centimètres serait annoncée, on remplirait les pontons d’air, ce qui les amènerait à flotter et à bloquer les flots venant de la mer Adriatique. La fin des travaux était prévue pour 2018.
    Le succès du projet n’était pas garanti, mais son coût serait de toute façon faramineux. Prévu au départ pour coûter 800 millions d’euros, son véritable prix de revient atteignit finalement plus de 10 fois cette somme – dont 2 milliards d’euros perdus en raison de la corruption. Avant même l’achèvement de cette entreprise pharaonique, beaucoup de gens s’interrogeaient sur sa raison d’être. Effectivement, quand « Mose » fut terminé, on s’aperçut rapidement que ce « barrage gonflable » n’était qu’une ligne Maginot de pacotille, impuissante à arrêter les eaux de la mer Adriatique – d’autant plus impuissante qu’on attendait en général le dernier moment pour gonfler les pontons, en raison de l’influence du lobby des paquebot de croisière, qui tenait évidemment à ce que ses navires puissent passer. Assez vite, se rendant compte que « Mose » ne suffirait pas, on commença à envisager un « super-Mose », encore plus coûteux – malgré les protestations des véritables défenseurs de l’environnement, qui pensaient qu’on s’attaquait au problème par le mauvais bout.
    Si, en dépit de tout l’argent qu’il avait coûté, « Mose » n’avait pas tenu toutes ses promesses – ce que ses détracteurs prévoyaient depuis le début – c’était en effet pour plusieurs raisons, dont la première était que la montée du niveau des mers entraînée par le réchauffement climatique avait été à la fois plus rapide et plus forte que prévu. Mais d’autres facteurs jouaient, certains fort anciens et liés à la nature même du site que, vers la fin de l’Empire romain, on avait choisi pour construire la cité. Il y avait aussi, bien entendu, le problème du tourisme.
    Venise n’était pas victime que du réchauffement climatique. Elle subissait aussi les effets pervers de la mondialisation, qui avait entraîné un développement effréné du tourisme de masse, et particulièrement des croisières, tandis que des politiciens ultra-libéraux, incompétents et corrompus, faisaient de leur mieux pour entraver les efforts des pouvoirs publics en faveur de la sauvegarde de l’environnement.            
    Venise ne pouvait guère se passer de la mane touristique et des très nombreux emplois liés à cette activité. Pendant des décennies, on avait sacrifié les problèmes environnementaux, devant la nécessité d’accueillir les grands paquebots de croisière, qui faisaient découvrir à leurs clients émerveillés les splendeurs de la Méditerranée, dont la Sérénissime était l’un des plus beaux fleurons. Pour eux on avait construit, à l'ouest du centre historique, près du quartier populaire de Santa Croce, un vaste port, capable de recevoir les plus impressionnants bâtiments d'une flotte mondiale de croisière dont l'importance croissait d'année en année. Mais cette époque était révolue. En 2013, on avait interdit aux navires de plus de 40.000 tonnes d’entrer dans le canal de Guidecca et le bassin de Saint-Marc. En janvier suivant, une cour de justice locale avait abrogé le décret, mais plusieurs compagnies de croisièristes avaient indiqué qu’elles continueraient de le respecter, jusqu’à ce qu’une solution à long terme pour la protection de Venise soit trouvée.
    Par exemple, « P&O Cruises” retira Venise de ses programme d’été, tandis que “Holland America” déplaçait un de ses navires de la Méditerranée vers l’Alaska, et que “Cunard”, dès 2017 et 2018, commençait à réduire le nombre d’escales de ses paquebots. Le résultat – qui était loin de faire plaisir à tout le monde – fut que les autorités portuaires estimèrent à 11,4 % la diminution du nombre des bateaux de croisière faisant escale à Venise en 2017 par rapport à 2016. Ce qui entraîna naturellement une chute parallèle des rentrées d’argent.
    La ville prit aussi d’autres mesures, par exemple l’interdiction des valises à roulettes.
    En plus d’accélérer l’érosion des fondations de la vieille cité et de polluer la lagune, les paquebots de croisière déversaient sur la cité des Doges un nombre excessif de touristes, à tel point que durant la période estivale, la place Saint-Marc et les autres sites populaires étaient envahis d’une telle foule de voyageurs venus des quatre coins du monde que c’est à peine si on pouvait encore se déplacer. La municipalité de Venise voyait d’un œil de plus en plus critique ces hordes internationales de croisiéristes, qui ne quittaient leurs bateaux le matin que pour y retourner en fin d’après-midi, apportant finalement peu de choses à l’économie de la ville en comparaison des nuisances qu’elles généraient.
    Ayant échoué en 2013 à bannir les gros paquebots du canal Giudecca, la municipalité de Venise tenta une nouvelle stratégie à la mi-2017. Cette fois, on interdit la création de tout hôtel nouveau. Il y avait déjà 24.000 chambres d’hôtel dans la cité. L’interdiction ne concernait pas les locations à court terme dans le centre historique, ce qui entraîna une hausse des loyers pour les véritables habitants de Venise. La municipalité avait déjà interdit l’installation de fast-foods, afin de préserver le caractère authentique du site. C’était une autre raison pour geler le nombre d’hôtels. Cela dit, moins de la moitié des millions de touristes qui visitaient la ville chaque année passaient la nuit sur place.
    En 2014, les Nations Unies avertirent la municipalité que Venise pourrait être placée sur la liste de l’UNESCO des sites culturels mondiaux en danger, à moins que les paquebots de croisière ne soient exclus des canaux proches du centre historique.
    Quelques Vénitiens plaidaient pour l’adoption de mesures plus agressives afin de diminuer le nombre des passagers des navires de croisière qui débarquaient à Venise, nombre qui, dans les périodes de pointe, pouvait atteindre 30.000 par jour. D’autres, au contraire, concentraient leurs effort sur la promotion d’une manière plus responsable de découvrir la ville. Un référendum non-officiel se déroula en juin 2017, sur la question de savoir s’il fallait bannir les gros paquebots. 18.000 personnes votèrent, dans les 60 bureaux prévus à cet effet, et sur ce nombre 17.874 choisirent de favoriser l’exclusion des navires de la lagune. Sur une population totale estimée à environ 50.000 personnes, c’était un chiffre important. Les organisateurs du référendum proposèrent un plan prévoyant la construction d’un terminal pour les navires de croisière, à l’une des trois entrées de la lagune de Venise. Les passagers seraient transférés à bord de petites navettes, pour gagner le centre historique.
    En novembre 2017, un comité officiel réalisa un plan spécifique pour garder les grands navires de croisière en dehors de la place Saint-Marc et de l’entrée du Grand Canal. Les paquebots de plus de 55.000 tonnes devraient suivre un trajet particulier en suivant un autre canal, afin de rejoindre un nouveau port de passager qui serait construit à Marghera, un secteur industriel continental qui possédait déjà des infrastructures pour accueillir les navires de commerce.
    Les travaux devaient durer quatre ans, mais le groupe « No Grandi Navi » (Pas de grands navires) prévoyait à juste titre qu’ils prendraient bien plus de temps, et qu’en plus ils ne diminueraient pas le niveau de pollution causé par les paquebots – sans compter que 55.000 tonnes, c’est déjà beaucoup. Quand finalement le port de Marghera fut achevé, deux ans après l’échéance prévue, on ne tarda pas à se rendre compte qu’il n’apportait absolument pas une réponse au problème, parce que les grands navires de croisières continuaient à parcourir la lagune, avec tous les inconvénients qui en résultaient. En 2025, on finit par se rendre à l’évidence, et on décida de construire un autre port pour les passagers, cette fois à l’entrée de la lagune. On avait encore perdu 8 ans, et les sommes colossales investies dans la construction du port inutile de Marghera auraient pu trouver un meilleure utilisation. L’État italien, qui avait quitté une Europe unie largement dominée par l’Allemagne, était à présent beaucoup plus libre de ses actes, et il participa largement au financement de ce projet. En 2036 ce nouveau terminal était tout juste achevé, et il était encore trop tôt pour déterminer s’il permettrait enfin de sauvegarder le site de Venise, mais l’époque où les monstres des mers parcouraient la lagune en tout sens était enfin terminée. La prochaine étape consisterait à revoir le trajet des navires de commerce, qui, eux, continuaient à traverser la lagune afin de gagner le port de Marghera.
     
    A part ça, Venise était toujours Venise, et les grands efforts de la municipalité en vue de diminuer la foule des touristes qui envahissait, pendant une bonne partie de l’année, la cité des Doges, n’avaient pas encore produit beaucoup d’effet. Si, cette année, il y avait un peu moins de monde que d'habitude, c'était plutôt en raison des graves événements qui secouaient la Chine et les États-Unis. Mais les Américains, bien que moins nombreux, étaient toujours là, et les Chinois étaient remplacés par les Russes, les Turcs et les habitants du Golfe. Gérald et sa fille visitèrent les grands sites historiques (le palais des Doges, la basilique Saint-Marc, le pont des Soupirs, le théâtre de la Fenice, le palais Vendramin Calergi où Wagner était mort, l’île de Murano), burent un cappucino (hors de prix) dans un café de la place Saint-Marc, dévorèrent des pizzas (ruineuses) dans les restaurants locaux, mais, grâce au hors-bord loué par le journaliste, ils ne tardèrent pas à sortir des sentiers battus pour aller découvrir des endroits moins courus, en particulier les nombreuses petites îles qui parsèment la lagune, et dont certaines sont totalement ignorées des touristes. En fait le plus grand plaisir était d’arrêter le bateau au milieu de la lagune, par exemple entre les îles de San Clemente et de La Grazia, et de bronzer devant ce paysage sublime, sous le soleil torride de ce mois d’août vénitien, une boisson fraîche ou une glace à la main. Maintenant que les paquebots de plus de 30.000 tonnes avaient déserté la lagune, celle-ci était redevenue un endroit beaucoup plus paisible, même s’il fallait compter évidemment avec les navires plus petits, sans oublier le ballet incessant des navettes qui conduisaient les touristes jusqu’au centre historique et aussi le trafic des cargos, porte-containers, pétroliers ou méthaniers qui continuaient imperturbablement à se diriger vers le port de Marghera ou en sortaient.  
    Quand, le 13 août au matin, arriva le moment de rendre la chambre d’hôtel et de reprendre l’avion pour Paris, Gérald se dit qu’il avait été idiot, et qu’il aurait dû réserver pour deux fois plus longtemps. Malheureusement, il ne pouvait pas faire n’importe quoi, et il fallait bien qu’il ramène Agnès chez sa mère. Celle-ci avait déjà menacé de faire supprimer son droit de visite, et il savait hélas que ce n’étaient pas des paroles en l’air. Il pouvait toujours se dire que dans quelques années, Agnès serait majeure et qu’alors elle serait libre de faire ce qu’elle voudrait, mais à ce moment, elle n’aurait peut-être plus trop envie de partir en vacances avec son père. Et de toute façon, avec la perspective de ce maudit voyage en Russie qui l’attendait à partir du 29 août, il hésitait à faire des projets à long terme.
     
    Mercredi 13 août 2036.
    A bord de l’Airbus qui les ramenait en France, Gérald inspectait sur son portable les centaines de photos qu’il avait prises durant le voyage, en se demandant lesquelles Ghislaine choisirait afin d’illustrer l’article… qu’il avait à peine commencé. Bien entendu, il allait lui proposer une sélection des meilleurs clichés – enfin, de ceux qu’il jugeait les meilleurs -, mais dans ce domaine comme dans pas mal d’autres, c’est à elle que revenait le dernier mot. Tout à coup il réalisa que dans deux jours aurait lieu le concert de Sophia Wenger, qu’elle les avait invités, lui et sa fille, et qu’il n’en avait même pas parlé à Agnès. Bien sûr, elle avait refusé d’assister au concert que la diva avait donné à Toulouse, mais depuis, peut-être avait-elle eu le temps de changer d’avis à ce sujet.
    Assise à ses côtés, Agnès était plongée dans « Facebook ». Elle aussi avait pris des tas de photos, et elle était en train de choisir celles qu’elle allait publier sur sa page personnelle.
    Dis-donc, commença-t-il.
    Oui ?
    Dans deux jours, Sophia Wenger doit donner un concert à Paris, au palais des Congrès. Elle nous a invités. Ça te dirait de venir ?
    Elle parut réfléchir.
    Pourquoi pas ? dit-elle finalement.
    OK. Alors on ira. Si ta mère est d’accord, bien entendu.
    Ma mère, j’en fais mon affaire.
    Il faillit lui demander si elle avait changé d’idée à propos de la pianiste, mais finalement il s’en abstint, déjà trop content qu’elle veuille bien l’accompagner à ce concert. Bien plus tard, elle lui avoua que si elle avait accepté de venir, ce n’était pas du tout en raison de son intérêt pour Sophia Wenger, mais simplement pour être encore un moment avec lui, parce qu’elle aussi, l’idée de son voyage en Russie l’inquiétait.
    Ils atterrirent à Paris dans l’après-midi. La capitale ployait toujours sous la canicule, et les gens qu’on croisait avaient l’air épuisés. Il récupéra sa voiture, et reconduisit Agnès au Veyzinet. Isabelle les accueillit froidement - le dentiste, qui travaillait dans son cabinet, n'était pas là -, mais Gérald s’était attendu à pire. Elle lui proposa même un café, mais il préféra une boisson fraîche.
    Alors ces vacances, demanda-t-elle, c’était bien ?
    Parfait, mais trop court, dit Agnès.
    Sa mère fit la grimace, mais ne releva pas. Gérald jugea que c’était le bon moment pour évoquer le concert de vendredi.
    C’est quel genre de concert ? demanda Isabelle.
    C’est un récital de Sophia Wenger. Piano et chant.
    Sophia Wenger ? C’est bien la femme…
    Qui a libéré Agnès, oui.
    Pas de problème. Ça doit être quelqu’un de bien.
    Sur le coup, il fut un peu surpris qu’Isabelle accepte aussi facilement. Mais il est vrai qu’une Corse ne pouvait guère être choquée par le principe de la justice expéditive, tel que l’avait appliqué la diva britannique.
    Comme le récital commençait à 20 heures, il promit de venir chercher Agnès vers 17 h 30. Il embrassa sa fille, salua son ex-épouse et rentra chez lui. En chemin, il téléphona à Ghislaine et la prévint qu’il n'irait la voir que le lendemain, car ce soir il était exténué.
     
  3. Gouderien
    Résumé des chapitres précédents : Nous sommes en août 2036. Gérald Jacquet, journaliste au « Figaro » et ancien des Forces spéciales et des Services de renseignement, reprend du service à la demande du gouvernement, pour escorter en Russie la chanteuse lyrique et pianiste anglaise Sophia Wenger. Sous le couvert d’une tournée de concerts, leur mission est de tuer un physicien russe dont les recherches mettent en péril l’existence même de la Terre, Anatoli Visserianovitch Diavol. Gérald est pessimiste quant à ses chances de revenir vivant de cette mission, d’autant que sa partenaire, Sophia Wenger, à la fois chanteuse et pianiste mais aussi agent secret, experte en arts martiaux et docteur en physique nucléaire (ce qui fait beaucoup pour la même personne) lui inspire une certaine méfiance. Accompagnés par Cindy MacLaird, agent, chauffeur et garde du corps de la diva, ils s’envolent vers Moscou.
     
                                                                                                          Chapitre VII : MOSCOU :
     
    Le salon privé où se trouvaient Gérald et ses deux compagnes de voyage était de forme circulaire, et comportait quatre fauteuils confortables. Une stewardesse leur était attachée, prête à leur servir à tout moment boissons froides ou chaudes et amuse-gueules. A midi et demi, on leur apporta un repas gastronomique. Gérald n’avait pas aussi bien mangé dans un avion depuis longtemps.
    -          Vous êtes déjà venu en Russie ? lui demanda Cindy.
    -          Oui, plusieurs fois. Mais jamais dans ces conditions.
    Et jamais non plus avec pour mission d’assassiner un savant fou. 
    -          Et encore, vous n’avez rien vu ! Vous vous souvenez de l’enthousiasme des Parisiens ? Eh bien dites-vous que ce n’est rien à côté de ce qui nous attend à Moscou. Les Russes adorent la musique. Et Sophia.
    Celle-ci, qui semblait somnoler, ouvrit un œil, mais le referma aussitôt. 
    Le journaliste comprit mieux ce que voulait dire la jeune femme quand, environ trois heures plus tard, ils s’apprêtèrent à atterrir sur l’aéroport Vladimir Poutine – le nouvel aérodrome de la capitale russe. Jetant un coup d’œil par un hublot, il découvrit avec surprise que le tarmac était noir de monde. 
    Il était 15h30 heure locale. Le vol avait duré trois heures et quart, mais il y a une heure de décalage horaire entre Paris et Moscou. On laissa d’abord descendre les passagers ordinaires puis, comme Sophia apparaissait à la porte de l’appareil, une fanfare en uniforme attaqua le « God Save the Queen », immédiatement suivi de l’hymne russe. Ben alors, se dit Gérald, et la « Marseillaise » ? En même temps éclatèrent des salves d’applaudissement. Tandis que la diva descendait les marches de la passerelle sous les acclamations, Gérald, qui était encore en haut et prenait des photos, n’en revenait pas de la foule qui se trouvait là. En plus de la fanfare et d’une chorale, il y avait une compagnie de soldats en uniforme, les enfants des écoles et des centaines d’admirateurs anonymes. Au pied de la passerelle se tenait une femme blonde d’une cinquantaine d’années, bien en chair, vêtue d’un tailleur strict ; à côté d’elle, une petite fille tenait une énorme bouquet de roses, qu’elle donna à Sophia. Aussitôt la quinquagénaire se précipita sur l’artiste et l’embrassa sur la bouche, à la mode russe.
    -          C’est Livia Durinova, la ministre russe de la culture ! chuchota Cindy à l’oreille de Gérald.
    Il faisait une chaleur moite, et des nuages annonciateurs d’orage rôdaient dans le ciel. Tant mieux, cela rendrait les photos plus spectaculaires. Pour une fois, il avait emporté un gros appareil 24x36 Nikon et tout un tas de zooms, de téléobjectifs et de filtres. Certes, l’appareil était presque entièrement automatique, mais il faisait figure de survivant d’une époque révolue, alors que tablettes et portables pouvaient prendre des clichés presque aussi bons, pour un coût et un encombrement bien moindres. Mais tout cet attirail renforcerait la crédibilité de son rôle de journaliste.
    Tandis qu’ils achevaient de descendre de l’avion, les deux femmes gagnèrent le centre du tarmac, où avait été dressée une estrade avec un micro, et la ministre prononça un petit discours de bienvenue, auquel Sophia répondit sur le champ. Grâce à la traduction simultanée de son implant – une bien belle invention – Gérald ne perdit pas une miette de leurs discours, qui par ailleurs ne dépassaient le niveau de l’échange de banalités. Les Russes étaient très contents d’accueillir sur leur sol une artiste de cette envergure, et celle-ci était ravie d’arriver en Russie, dont le peuple était bien connu pour son amour de l’art en général et de la musique en particulier. Cette visite ne pourrait que conforter la paix et l’amitié entre les peuples britannique et russe, etc. etc.
    La diva remit le bouquet à Cindy, puis alla serrer quelques mains de fans et embrasser quelques enfants ; enfin, guidée par la ministre et suivie de l’Écossaise et du journaliste, elle passa entre les soldats qui présentaient les armes pour gagner le terminal.
    Si les formalités d’entrée en Russie furent réduites à leur plus simple expression, par contre la réception des bagages prit une bonne demi-heure. Enfin, quand ils furent tous chargés sur des chariots, le trio, toujours accompagné de la ministre, s’apprêtait à se diriger vers la sortie, mais l’excellence ne l’entendait pas de cette oreille.
    -          On vous a réservé une petite surprise, glissa-t-elle à l’oreille de Sophia.
    Elle les conduisit vers un salon d’honneur, où les attendait une réception, témoignage de l’hospitalité russe. En fait c’était une vaste salle, illuminée comme un arbre de Noël ; sur de grandes tables s’étalaient du caviar sur des toasts ou des blinis, des gâteaux salés, des cornichons, du saumon fumé et autres amuse-gueules, tandis que sur les côtés, des serveurs remplissaient des verres de boissons diverses : vodka, vins de Crimée, apéritifs variés. Une petite foule se trouvait là, qui applaudit à l’entrée de la diva. Sur le mur du fond s’étalait un grand portrait du président Koromenko. Dans un coin, un quatuor à cordes en costume du XVIIIe siècle jouait un morceau de musique baroque.
    Lucia Durinova refit un petit discours à l’attention de l’assistance, puis termina en lançant « Bienvenue en Russie ! », tout en tendant à Sophia un verre de vodka.
    Celle-ci répondit sur le même ton, puis, comme tout le monde avait un verre en main, elle porta un toast :
    -          Za zdorovie !
    Ce qui est à peu près l’équivalent de « A la vôtre ! », mais avec un sens légèrement différent. En Russie, on porte des toasts tout le temps : entre amis ou collègues, pendant un barbecue… On n’a pas vraiment besoin d’une occasion pour lever les verres. Ce n’est pas juste « Tchin-tchin ! » ou « À la vôtre ! » Chaque levée de verre doit célébrer quelque chose.
    C’était le début des libations… Gérald se méfiait de la vodka. Bien qu’appréciée maintenant dans le monde entier, la vodka demeure la boisson nationale russe (et polonaise). Ça se boit comme de l’eau, mais les effets sont légèrement différents. Le gros problème, c’est qu’il existe de nombreuses sortes de vodka – et je ne parle même pas de celle de qualité inférieure, qui est presque imbuvable pour un Occidental, les Russes eux-mêmes étant capables de boire à peu près n’importe quoi, de l’alcool à 90° à l’huile de moteur. La vodka ordinaire n’est pas bien méchante, mais dans les grandes occasions les Russes peuvent vous sortir des cuvées spéciales qui, elles, vous assomment un homme en un rien de temps ; et à moins d’être russe soi-même ou particulièrement connaisseur, il est bien difficile de faire la différence à la simple vue de la bouteille. On porta plusieurs toasts, à la Russie, à la Grande-Bretagne, à la paix, à l’art, à la musique, aux femmes etc. Le journaliste, qui avait déjà sacrifié à Bacchus dans l’avion, commençait à se sentir quelque peu vaseux.
    Mais c’est après que les choses se gâtèrent vraiment.
    On fit avancer cinq personnes, trois hommes et deux femmes ; les hommes étaient en costume et nœud papillon, les femmes en tailleur chic. On les présenta à Sophia ; les quatre premiers étaient des journalistes, qui suivraient la diva durant sa tournée ; les deux premiers étaient des Russes, le troisième un Biélorusse et la quatrième une Moldave – la Biélorussie et la Moldavie étant des satellites quasi officiels de la Russie. L’un des journaleux russes s’appelait Josef Klimenko, c’était un grand gaillard souriant ; sa collègue était Rachel Roïtman, et Gérald l’examina avec attention, car c’était elle qui était censée appartenir au Mossad.
    C’était une femme de taille moyenne, très brune, avec des formes épanouies ; Gérald lui donna 35 ans, au grand maximum. Elle était vêtue d’un tailleur noir qui mettait ses formes en valeur. Une sorte de bandeau rose foncé, assorti à son rouge à lèvres, ornait son cou ; un camé y était accroché. Elle avait un grain de beauté sur la joue gauche.
    Le journaliste biélorusse se nommait Vladimir Kolovalov, et sa consœur moldave Monica Marinuta.
    Et puis on présenta le cinquième personnage à Sophia ; c’était un grand escogriffe d’au moins 1 mètre 90, et Gérald lui trouva des mains de pianiste… ou d’étrangleur. Hélas, c’était la première hypothèse qui était la bonne.
    -          Theodor Palitzov est un pianiste de renom, annonça Lucia Durinova ; il vous accompagnera durant votre tournée.
    Cindy MacLaird, qui se trouvait non loin de Gérald, en demeura bouche bée ; et puis son teint vira à l’écarlate. Le journaliste crut un instant qu’elle allait écraser dans son poing le verre de whisky qu’elle tenait à la main – où avait-elle trouvé sa boisson favorite ? A moins qu’elle ne soit venue avec sa réserve personnelle ?
    -          What a bloody mistake ! éructa-t-elle.
    Sophia, quant à elle, devint livide, et son visage habituellement impassible – il l’avait vue exécuter les ravisseurs de sa fille sans guère hausser un sourcil – se durcit.
    -          Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? rugit-elle en russe. Vous savez bien que je m’accompagne moi-même au piano. C’est mon image de marque. Et ce n’est pas comme si c’était la première fois que je venais dans ce pays.
    L’excellence russe, qui semblait soudain horriblement gênée, balbutia des explications :
    -          C’est que… le syndicat des musiciens de Russie a fait passer une loi l’année dernière, obligeant les chanteurs lyriques à être accompagnés par un pianiste professionnel durant leurs récitals. C’est un métier où il y a beaucoup de chômage…
    -          Je m’en fous complètement. Je ne veux pas entendre parler de ce monsieur.
    La ministre murmura quelques mots à l’oreille du dénommé Theodor, qui s’éclipsa discrètement.
    -          Nous arrangerons cela, dit-elle à Sophia, qui parut se calmer.
    Un quart d’heure plus, l’incident oublié grâce à quelques toasts et force caviar, Sophia Gérald et Cindy se dirigèrent enfin vers la sortie. Devant l’aéroport les attendait une grosse limousine.
    Comme le coffre – pourtant vaste – du véhicule ne suffisait pas pour contenir l’intégralité des bagages de la diva, on avait été obligé de mobiliser deux autres véhicules. Puis la ministre dit à la chanteuse :
    -          A ce soir !
    Et elle l’embrassa encore une fois sur la bouche. Et, précédés de deux motards de la police, ils prirent la route de la capitale, en direction de l’hôtel Spartak.
    Celui-ci avait presque un siècle d’existence. Situé rue Tverskaïa, non loin du Kremlin et de la place Rouge, Il faisait partie des « buildings » moscovites construits à l’ère stalinienne. Du temps de la guerre froide, c’est là qu’on logeait touristes, diplomates, journalistes, hommes d’affaires… et espions. Ses chambres avaient d’ailleurs la réputation d’être truffées de micros. Après la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS, il avait été entièrement refait, suivant les normes de confort occidentales, et il passait maintenant pour l’un des palaces les plus luxueux de Moscou.
    L’aéroport Vladimir-Poutine, qui se trouvait à 35 kilomètres au nord-est de la capitale russe, était la quatrième plate-forme aéroportuaire qui desservait la ville (et même la cinquième, si l’on tient compte du petit aéroport de Moscou-Ramenskoïé/Jukovski) ; comme les autres, elle était reliée à Moscou par train rapide, mais c’est en empruntant une autoroute flambant neuve que nos héros rejoignirent la ville qui était autrefois surnommée la Mecque du socialisme, et qui a présent ressemblait de plus en plus à une capitale occidentale.
    Au début des années 90, peu après l’écroulement de l’URSS, le père de Gérald avait voyagé dans une Russie qui, à l’époque, n’en était encore qu’au tout début de son évolution. Il était revenu en disant que dans la rue de Paris où il habitait, il y avait autant de commerces que dans tout Moscou. En fait ce n’était pas vrai ; il existait des épiceries, des magasins de vêtements, des bars, des restaurants ; simplement, la plupart du temps, ils n’avaient pas pignon sur rue, pour les trouver il fallait savoir où ils étaient. On commençait tout juste à apercevoir, par-ci par-là, des petits kiosques vendant quelques denrées diverses, des cartes postales et des souvenirs pour les touristes, et (bien sûr) de la vodka. Recherchant un restaurant à Saint-Pétersbourg, (qui quelques mois plus tôt, s’appelait encore Leningrad), il avait fini… à la soupe populaire. Mais cette époque était bien loin. Moscou regorgeait maintenant de boutiques de prestige aux vitrines étincelantes, de centres commerciaux, de cafés et de restaurants, d’enseignes lumineuses, d’affiches publicitaires pour des marques mondialement connues, et de rues pleines de voitures dernier modèle. Pendant les longues années où Vladimir Poutine avait gouverné la Russie, il avait tenté de moderniser le pays, et y avait en partie réussi. Certes, l’industrie lourde construite sous l’ère soviétique avait quasiment disparu avec le naufrage de l’URSS, et le peu qui restait travaillait pour le complexe militaro-industriel. On avait beaucoup reproché à Poutine de mener une politique économique de pays du tiers monde, se procurant des devises en vendant les ressources naturelles (certes immenses) dont regorgeait le sol russe. Il s’était toutefois efforcé de reconstruire une industrie et de fonder une économie basée sur les services, le secteur tertiaire, la finance, Internet et le tourisme. Même si, bien entendu, Moscou n’était pas toute la Russie, il suffisait de jeter un coup d’œil dans les rues pour se rendre compte que ce pays, profitant des difficultés momentanées (ou pas) de ses rivaux chinois et américain, connaissait un décollage économique indéniable. La Russie était de plus en plus riche, tout en continuant, évidemment, de consacrer une part importante de son budget à l’armement. Ça n’empêchait pas ses anciens problèmes de continuer à exister : une corruption endémique, et l’alcoolisme chronique, qui était à l’origine d’une baisse persistante de la démographie, malgré tous les efforts du pouvoir pour relancer la natalité.
    Dès qu’ils pénétrèrent dans la capitale, ils se trouvèrent englués dans les embouteillages, mais heureusement les motards étaient là pour leur ouvrir la voie. Un quart d’heure plus tard, ils s’arrêtèrent devant l’imposant immeuble du Spartak. Gérald, qui avait pas mal bu et qui en plus avait fait des mélanges, ne fut pas fâché d’arriver. Suivis par une armée d’employés qui portaient leurs bagages, ils pénétrèrent dans le palace. Sophia, qui était une habituée des lieux, fut reçue princièrement ; une petite réception avait même été organisée en leur honneur, mais Gérald toucha à peine à la vodka, se contentant de manger des petits fours en buvant du Perrier ou du jus de fruit.
    Et puis on les conduisit vers leurs chambres. La diva et son assistante logeaient dans la suite impériale – la meilleure de l’hôtel -, au huitième étage. A Gérald, humble journaliste, on attribua quand même une chambre très confortable, au 6e. Il salua ses compagnes, et ils se donnèrent rendez-vous à 20h15 – on devait venir les chercher pour les conduire au Kremlin à 20h30 - car oui, on le lui avait confirmé, lui aussi serait de la fête.
    Il était déjà plus de 17 heures. En attendant qu’on lui apporte ses bagages, ce qui prit une douzaine de minutes, il explora les lieux. La salle de bains possédait une très belle baignoire à l’ancienne, décorée de mosaïques, mais il préféra prendre une douche – depuis que, quelques années plus tôt, il avait glissé et était tombé en arrière dans la baignoire d’un hôtel russe, manquant se fracasser le crâne – heureusement il avait la tête dure -, il se méfiait de ce genre de choses.
  4. Gouderien
    -         
     
    -          Spassiba, Mister President ! répondit-elle en se levant à moitié et en faisant une petite courbette.
    Puis le président prononça un court speech en l’honneur de la diva, guère différent de celui auquel elle avait eu droit sur le tarmac de l’aéroport de la part de la ministre de la Culture, Livia Durinova. Celle-ci était d’ailleurs assise quelques sièges plus loin, au milieu des grands pontes du gouvernement et de l’armée.
    Comme un certain nombre de ses prédécesseurs, Viktor Koromenko avait derrière lui une longue carrière d’apparatchik. Il avait succédé à Youri Medvedev en 2026, après le second mandat de celui-ci. L’ancien président Vladimir Poutine était toujours vivant, il avait pris sa retraite et se reposait dans sa datcha proche de Moscou. On disait qu’il faisait office de conseiller occulte de son successeur. Koromenko était néanmoins un personnage très différent de Poutine. De celui-ci, on se souvenait de son humour pince-sans-rire, de ses sorties fracassantes, n’évitant pas parfois la grossièreté (« On ira chercher les terroristes jusque dans les chiottes »). Poutine avait le don de réfrigérer ses interlocuteurs, par des déclarations menaçantes dont on ne savait trop s’il fallait les prendre au sérieux ou pas. Même ses traits d’esprits étaient ambigus, et l’on se demandait toujours si c’était du lard ou du cochon. Peu de temps après son arrivée au pouvoir, cet ex-agent du KGB avait visité le siège du FSB (qui avait succédé au KGB, héritier du NKVD, lequel avait lui-même remplacé la Guépéou, laquelle avait succédé à la Tchéka – le Russe de la rue se contentant de désigner ces diverses polices secrètes par un terme unique : les « Organes »). Devant un parterre d’agents du FSB, il avait déclaré : « J’avais reçu pour mission d’infiltrer les milieux politiques ; eh bien, je suis heureux de pouvoir vous l’annoncer : mission accomplie ! » Personne n’avait pu dire s’il plaisantait ou s’il était sérieux – un peu des deux, sans doute. Le long règne de Poutine s’était achevé sur un coup de maître, avec la récupération du Donbass – la partie est de l’Ukraine, avec ses industries et son sous-sol riche en matières premières – par la Fédération de Russie, tandis que l’Ukraine elle-même redevenait un satellite de Moscou, le tout au nez et à la barbe des Occidentaux. Il est vrai que les Américains se désintéressaient de plus en plus du Vieux continent, que l’Europe unie avait éclaté, que l’Otan n’existait plus et que l’Allemagne jouait à nouveau son propre jeu. Medvedev puis Koromenko avaient poursuivi cette politique. La restitution de Kaliningrad – qui avait désormais retrouvé son ancien nom de Königsberg – quelques années plus tôt, suivie de la signature d’un pacte d’amitié germano-soviétique, avait permis de mieux comprendre la discrétion de Berlin durant l’affaire du Donbass ; elle avait aussi stupéfié l’Europe et glacé d’effroi Polonais et Baltes, qui voyaient ressurgir leur pire cauchemar : une entente entre l’Allemagne et la Russie, sur leur dos. Koromenko était un homme austère, peu bavard, que l’on disait secret et aussi très croyant – une nouveauté pour un dirigeant russe, depuis la fin du tsarisme.
    On apporta le premier service des entrées, et tout le monde se mit à manger. Le repas qui suivit, qui dura deux bonnes heures – avec, il est vrai, de nombreuses interruptions pour les toasts – était un mélange de cuisine internationale et de gastronomie russe traditionnelle. Les chefs d’État qui s’étaient succédés à la tête de la Russie depuis l’effondrement de l’URSS avaient embauché des chefs célèbres pour diriger les cuisines du Kremlin et modernisé les installations, et la table des présidents de la fédération de Russie avait désormais la réputation d’être particulièrement raffinée. Gérald aurait certainement beaucoup plus apprécié la chère, s’il n’avait pas déjà tellement mangé – et bu – dans l’avion, à l’aéroport puis à l’occasion du buffet apéritif organisé avant le dîner. Et puis il se demandait ce qui s’était passé : comment Sophia avait-elle raté son coup, tuant sans le vouloir un serveur au lieu de leur cible, le professeur Diavol ? Au moins s’était-elle débrouillée pour que personne ne remarque la tentative – enfin, apparemment.
    Le premier plat était une soupe au nom imprononçable, qui devait contenir du choux. Comme il en laissa la moitié, sa voisine lui demanda s’il n’avait pas d’appétit.
    -          Je ne suis pas très potage, répondit-il.
    -          C’est un plat très populaire, ici.
    -          J’espère que vous ne mettez pas des choux dans tous vos plats ?
    Elle éclata de rire :
    -          Non non, rassurez-vous.
    Et puis on se leva pour porter le premier toast, à l’invitée d’honneur. Comme il fallait s’y attendre, la vodka servie était excellente – et très forte. Gérald se promit de n’en user qu’avec modération.
    -          Vous aimez la vodka ? demanda Rachel.
    -          Bien sûr, sinon je ne serais pas là.
    -          Attention, celle-ci est particulièrement corsée.
    -          J’avais compris.
    Même si la présence de sa charmante voisine le ravissait, être aussi loin de Sophia et de Diavol l’exaspérait. Heureusement, parmi les nouvelles applications de son implant figurait l’écoute à distance. Il pouvait se brancher sur l’implant de la diva, et écouter le son des conversations qui parvenaient à celui-ci. Sauf que prêter attention à la fois à son repas, aux propos de sa délicieuse voisine et à ce qu’il entendait par son implant se révéla rapidement au-dessus de ses forces, d’autant que les sujets abordés par la chanteuse et ses voisins étaient parfaitement insignifiants : l’enseignement de la musique et de la danse en Russie, les mérites comparés de Prokofiev et de Rachmaninov, et les ravages de la canicule qui frappait la région de Moscou.
    -          Vous m’écoutez, enfin ? râla Rachel, alors qu’elle lui demandait pour la troisième fois s’il était déjà venu en Russie. 
    -          Oui, oui, excusez-moi, il y a tellement de bruit, ici.
    Ce merveilleux implant – dont il appréciait de plus en plus les nombreux raffinements – possédait aussi une fonction « enregistrement ». Il l’activa, tout en supprimant l’écoute directe. Et il put enfin consacrer à sa voisine toute l’attention qu’elle méritait… Sans trop qu’il sache comment, leurs chaises s’étaient rapprochées, et sa jambe droite était à présent collée contre la jambe gauche de la jeune femme. C’était un contact agréable, et riche de promesses…
     
    Cependant, à plus de 2.500 kilomètres de là, d’autres personnes suivaient également la conversation de Sophia Wenger et de ses voisins de table. Dans la salle de crise de la DGSE, rue Saint-Dominique, le colonel Geffrier, le commandant Trifaigne, Nathan Serreules, sir Irving Butler et deux autres personnages de moindre importance écoutaient attentivement les sons qui sortaient d’une enceinte cylindrique posée au centre de la table. Un logiciel traduisait instantanément les paroles du russe en français. Dans l’ensemble, les échanges – ponctués de bruits de vaisselle et de couverts entrechoqués – ne présentaient que peu d’intérêt. Mais l’important n’était pas là. Qui eut le premier l’idée, personne ne s’en souvint par la suite. Diavol et le président Koromenko présents au même endroit, à quelques mètres l’un de l’autre, c’était inespéré. Il y avait certainement une façon d’exploiter cet heureux hasard. Techniquement c’était tout à fait faisable, cela ne posait aucun problème particulier. Mais bien sûr, cela n’irait pas sans casse. Ils calculèrent rapidement les risques. Heureusement, ceux-ci étaient contrôlables – enfin, dans une certaine mesure. Mais les conséquences d’un telle action, elles, ne l’étaient pas. De toute façon, ils ne pouvaient agir sans l’accord du boss, qui lui-même, s’il approuvait le plan, solliciterait ensuite l’avis du directeur du Renseignement, lequel contacterait ensuite le ministre, qui lui-même remonterait très certainement à la présidente. Même – et surtout - pour un plan aussi… inhabituel, il fallait passer par la voie hiérarchique, malgré la perte de temps que cela impliquait. Le colonel Geffrier décrocha un téléphone fixe gris, qui permettait de joindre directement le directeur de la DGSE, dans les locaux du boulevard Mortier. Le patron décrocha à la troisième sonnerie. Geffrier lui expliqua en quelques mots ce qu’ils avaient en tête. Un long silence suivit.
    -          Monsieur ? demanda le colonel.
    -          C’est une idée géniale, répondit le pacha. Oubliez-là.
    Geffrier raccrocha.
    -          « Gypaète » (c’était le nom de code du directeur) est contre. C’est non, déclara-t-il sobrement.
    -          J’espère que nous n’aurons pas à nous en repentir, commenta quelqu’un.
     
    Pendant ce temps, totalement inconscient que ce banquet avait failli s’achever de façon explosive, Gérald faisait honneur à la cuisine russe. La présence à ses côtés de sa charmante voisine lui avait redonné de l’appétit, et il goûtait à présent aux « zakouskis » (les hors-d’œuvre). Il y avait là le meilleur caviar qu’il eût dégusté de sa vie, ainsi que des « pirojkis » (petits pains fourrés de viande hachée, de fromage, de légumes ou d’un mélange du tout), et aussi de la salade de champignons et d’autres plats qui lui étaient plus familiers, comme des avocats ou de la salade de crabe – le tout arrosé de grands crus de vins blancs russes ou français. De temps en temps – c’est-à-dire, en fait, très souvent – il fallait se lever pour porter un toast, et Gérald prenait bien garde d’à peine s’humecter les lèvres à chaque fois, sans quoi il aurait rapidement roulé sous la table. C’est d’ailleurs ce qui arriva à un journaliste anglais assis non loin, dont il apprit à cette occasion qu’il devait lui aussi suivre la tournée de la diva, et qui semblait peu au fait des traditions russes. Tout en mangeant, Gérald arrivait à glisser de temps à autre une main sous la table afin de caresser les cuisses de sa voisine, qui ronronnait comme une chatte. Mais tout en jouant la jeune femme énamourée et à moitié ivre, elle lui posait, mine de rien, des questions sur lui, sur son métier, sur ses opinions politiques, ainsi que sur Sophia Wenger. Il supposa que c’était plus par une sorte de déformation professionnelle que parce qu’elle se doutait de quoi que ce soit.
    Puis on débarrassa les assiettes, on les remplaça par d’autres, et on apporta les plats de résistance, ou « vtaroyes ». Il y avait l’inévitable borchtch (soupe de betterave et viande), auquel il toucha peu, immédiatement suivi par du bœuf Stroganov (lamelles de bœuf cuites dans une sauce à la crème) accompagné, au choix, de pâtes ou de pommes de terre sautées. Tout cela, en plus d’être délicieux, était copieux et roboratif : de toute évidence, la mode de la « nouvelle cuisine », avec ses portions ridicules, n’était pas encore parvenue jusqu’au Kremlin. Arrivé à ce stade, Gérald, partagé entre les joies de la nourriture, de la boisson, de la conversation et du sexe, se souvenait à peine qui il était, où il se trouvait et pourquoi. Il se rendit compte tout à coup qu’il était en train de raconter sa vie à sa voisine de droite, y compris des épisodes dont il préférait généralement ne pas se vanter.
    Et puis il eut l’impression soudain de recevoir une décharge électrique dans le crâne – ça, c’était une fonction de son implant qu’il ignorait -, et un message s’imprima en lettres de feu dans sa cervelle : « Léonarda. Ça va mon petit Mallard ? Ne buvez pas trop, et parlez un peu moins, please. Thank you. Over. »
    -          Qu’est-ce qui vous arrive ? demanda Rachel.
    -          Rien. Je pense juste qu’il est temps que je me modère.
    -          Si vous cherchez de la modération, vous vous êtes trompé de pays. Ce n’est pas le genre de la maison.
    -          Il faut quand même que j’arrive à tenir jusqu’à la fin de la soirée !
    -          Donnez-moi le nom de votre hôtel, je vous ramènerai à votre chambre.
    Il lui adressa un petit sourire :
    -          Je pèse lourd, vous savez !
    -          Pas grave, je ferai deux voyages.
    Il éclata de rire puis, discrètement, en profita pour répondre à la diva : « Mallard. Bien compris. Terminé. »
    Puis vint l’heure des fromages et des desserts. On servit des « vatrouchkas » - une sorte de gâteau à base d’œufs et de fromage. Enfin, on apporta des glaces au chocolat et des cafés, puis un cognac en guise de digestif. Même s’il avait passé un très bon moment, Gérald n’était pas mécontent de voir la soirée s’achever, mais avant que le président de la fédération de Russie ne consente à les lâcher, il fallut encore endurer une série de toasts – mais cette fois le journaliste avait compris, et il se contenta de boire de l’eau. Et puis, à la surprise générale, Sophia Wenger se leva et – accompagnée par l’orchestre à cordes – entonna l’hymne russe d’une voix puissante :
     
    « Rossia — sviachtchennaïa nacha derjava,
    Rossia — lioubimaïa nacha strana.
    Mogoutchaïa volia, velikaïa slava —
    Tvoïo dostoïan'é na vse vremena ! »
     
    Ce qui peut se traduire par :
     
    « Russie est notre puissance sacrée
    Russie est notre pays bien-aimé
    Forte volonté, grande gloire
    Sont ton héritage à jamais ! »
     
    Au bout d’un moment, Patricia Mathieu se leva à son tour, et se joignit à elle. Puis tout le monde se dressa ; quand elles eurent fini, un tonnerre d’applaudissements salua leur performance. Le président Koromenko salua l’assistance et prit congé, escorté par ses gorilles. Les invités se préparèrent à gagner la sortie.
    -          J’ai passé une excellente soirée, dit Gérald.
    -          J’espère que nous aurons l’occasion d’en partager d’autres au cours de ce voyage, déclara la jeune femme d’une voix suave.
    -          Je n’en doute pas un instant.
    Sur ce elle l’embrassa sur les lèvres, puis s’éloigna au milieu de la foule. Il s’ébroua, avec l’impression de naviguer au sein d’une mer déchaînée. C’est à peine s’il arrivait à mettre un pied devant l’autre. Il repéra au loin Sophia Wenger et la rejoignit, avec la hâte du marin fuyant la tempête. Ensemble, ils se dirigèrent vers la sortie.
    -          Still alive, my dear Gérald ? dit-elle d’un ton ironique.
    -          I hope so. Très impressionné par votre version de l’hymne russe.
    -          C’était la moindre des choses. Dites-moi, mon petit, vous vous êtes montré bien bavard. Je sais que votre voisine était charmante, mais quand même.
    -          Rassurez-vous, je n’ai rien dit d’important.
    -          J’espère bien.
    -          Et merci de m’avoir réveillé avec ce choc électrique, ajouta-t-il à voix basse. Je ne savais pas que nos implants possédaient ce genre de fonction.
    -          Et bien d’autres, ajouta-t-elle en le regardant d’un air qui ne le rassura qu’à moitié.
     
     
    -         
     
  5. Gouderien
    Pendant qu’ils se dirigeaient, parmi une foule d’invités, vers la façade impressionnante du Grand Palais, principal bâtiment du Kremlin, ancienne résidence des tsars et théâtre de la plupart des réceptions diplomatiques qui ont lieu à Moscou, Gérald songeait à l’enchaînement des événements qui l’avaient conduit ici. Quand il était jeune, il avait été captivé par une série diffusée par Canal+, « le Bureau des Légendes », avec Mathieu Kassovitz dans le rôle principal, celui d’un agent de la DGSE, nom de code « Malotru ». Cette fiction décrivait de façon assez réaliste la vie des membres des Services secrets français. Avec le recul du temps, et les expériences vécue au cours de ses trois années au sein des Forces spéciales, il pouvait se dire que les scénaristes avaient en général visé juste, sauf en ce qui concerne les relations entre l’Iran et les États-Unis, bien plus compliquées – et bien plus tumultueuses – que ce que les auteurs avaient imaginé. Cette série était très loin des aventures de James Bond, bien plus proche des œuvres de John le Carré, néanmoins le métier d’espion – ou d’agent du contre-espionnage – présentait des aspects fascinants. Pouvait-on vraiment, avec l’aide des technologies les plus modernes et sans s’embarrasser de scrupules, manipuler les gens jusqu’à les amener à trahir leur pays, leur entreprise, leur famille, leurs amis, tout ce à quoi ils tenaient ? Cette série avait connu un grand succès, ne s’interrompant qu’avec l’arrivée au pouvoir de Martine Le Bihan – qui la jugeait sans doute trop proche de la réalité. Quand, des années plus tôt, on lui avait proposé d’intégrer les Services secrets, le souvenir des épisodes palpitants du « Bureau des Légendes » avait sans doute pesé sur sa décision d’accepter. Mais il avait été cruellement déçu. Tout ce qu’il avait fait, c’était rédiger des rapports sans intérêt que personne sans doute ne se donnait la peine de lire ; et les rares missions qu’il avait effectuées à l’étranger étaient tellement insignifiantes que ce n’était même pas la peine d’en parler. Du coup, il s’était investi à fond dans ce métier qui, à la base, n’était qu’une couverture, celui de journaliste. Et aujourd’hui il se retrouvait embarqué dans ce qui, au fond, était sa première vraie mission ; pas étonnant qu’il se sentît mal à l’aise.
    Des soldats en uniforme d’apparat bleu – avec leurs larges épaulettes et leurs casquettes si caractéristiques – présentaient les armes à l’entrée du Palais. Les portes étaient largement ouvertes ; ils franchirent l’immense entrée soutenue par des colonnes de marbre, puis, sur un tapis rouge, escaladèrent le gigantesque escalier richement décoré qui menait aux étages supérieurs.
    -          Toutes ces marches, c’est pas bon pour mes genoux ! grogna Cindy.
    Enfin ils atteignirent les halls de réception qui se succédaient en enfilade, cinq salons somptueux couverts de dorures, aux murs supportant de vastes tableaux, et du plafond desquels pendaient des lustres étincelants. Ces salons avaient été nommés d’après les ordres de la Russie impériale : Saint-Georges, Saint-Vladimir, Saint-Alexandre, Saint-André et Sainte-Catherine. Les salles Saint-Alexandre et Saint-André avaient été détruites par les Soviétiques dans les années 30, et quand on apercevait les splendeurs qui ornaient non seulement leurs murs mais aussi leurs plafonds et même le sol, il était difficile d’imaginer qu’il s’agissait là d’une restauration qui datait de l’époque de Boris Eltsine, celui-ci ayant entrepris de rendre au Kremlin son lustre d’antan. Là où le trône du tsar avait à présent retrouvé sa place se tenait autrefois une statue de Lénine, la salle Saint-André étant utilisée pour les réunions du Soviet suprême de l’URSS.
    Là encore, des militaires en grand uniforme montaient la garde, tandis qu’un orchestre invisible jouait un Divertimento de Mozart. Dans l’avant-dernier salon, où se trouvaient déjà de nombreux invités en smoking et robe du soir, un énorme buffet - comparable à celui de l’aéroport, mais en quatre fois plus grand – avait été préparé pour faire patienter les convives en attendant l’apparition du président de la fédération de Russie. A l’entrée, un huissier à chaîne annonçait l’arrivée des personnalités importantes, et il cria le nom de Sophia Wenger – ce qui déclencha une vague d’applaudissements – mais pas celui de Gérald, ni celui de Cindy. Rien qu’à voir les dizaines de bouteilles de vodka, de whisky, d’apéritifs divers, de vin ou de champagne qui s’alignaient sur les tables, Gérald sentit son mal de tête revenir. Derrière les tables, des serveurs en livrée du XVIIIe siècle, gants blancs et perruque, attendaient le moment de commencer à servir. Gérald avait mis son meilleur costume, qui sortait de l’atelier d’un célèbre couturier italien, néanmoins il se sentait un peu gêné, à voir toutes ces célébrités – artistes, hommes ou femmes politiques, diplomates, scientifiques, vedettes de cinéma, stars des médias ou de la télé-réalité, oligarques, militaires etc. en tenue de soirée. Le tout-Moscou semblait là. Mais après tout il n’était qu’un humble journaliste, et d’ailleurs pour qu’on s’en souvienne il avait pris son appareil photo, prolongé par un gros zoom. Pour se donner une contenance – car il ne connaissait personne, et Sophia avait été tout de suite happée par les officiels -, il se mit à prendre des photos. Et puis l’orchestre attaqua la « Petite musique de nuit », et à ce signal on commença à servir. Il s’autorisa un porto – il aurait bien le temps de boire de la vodka durant le reste de la soirée -, en mangeant des cacahuètes salées et des toasts au saumon et au caviar.
    Il y avait de plus en plus de monde – deux ou trois-cents personnes, au minimum. La salle était grande, mais c’était quand même un peu la cohue. Un brouhaha infernal de conversations couvrait le son de la musique. La langue russe est particulièrement mélodieuse, plus que la langue française sans doute, mais quand plusieurs centaines de personnes parlent à la fois, cela fait autant de bruit qu’un avion long-courrier au décollage. Et puis Gérald aperçut Vladimir, l’un des journalistes qui leur seraient attachés durant la tournée. Il se dit que si le Biélorusse était là, il y avait de grandes chances que Rachel Roïtman soit présente aussi ; et il se mit en devoir de la chercher, sans avoir d’autre idée en tête que de faire connaissance avec cette charmante jeune femme, qui accessoirement était un agent du Mossad – mais pour l’instant il n’avait pas à s’en préoccuper. Un verre dans une main, son appareil photo dans l’autre, il traversa la salle dans un sens puis dans l’autre. Lucia Durinova, la ministre russe de la Culture, prononça un petit discours, et naturellement porta un toast à l’invitée d’honneur de la soirée, donnant ainsi le signal des libations. Évidemment, Sophia lui répondit, puis ce fut le ministre de l’Éducation qui intervint, et ainsi de suite.
    Soudain, Gérald découvrit quelqu’un qu’il connaissait. C’était une grande jeune femme brune au nez mutin, vêtue d’un chemisier noir et d’un pantalon de smoking, un collier de perles supportant un camée autour de son cou. Elle avait les cheveux coupés court, et une mèche rebelle lui retombait sur le front. Un verre à la main, elle discutait avec un personnage ventripotent et moustachu – un chef d’entreprise ou un homme politique, sans doute. C’était Patricia Mathieu… la maîtresse de leur cible, Anatoli Visserianovitch Diavol.
    Patricia Mathieu, née à Montpelier en 1995, avait été, très jeune, une vedette de la chanson française. Elle avait pondu coup sur coup plusieurs tubes, qui avaient assuré sa célébrité, dans l’Hexagone, et à l’étranger. Pour quelque raison mystérieuse, les Russes s’étaient particulièrement entichés d’elle, et toutes les tournées qu’elle avait effectuées dans les grandes villes de Russie avaient connu un succès considérable. Devenue une icône incontournable, elle avait fini par s’installer dans ce pays ; elle avait son show à la télévision, et chantait pour les grandes occasions : défilé du 1er mai, Nouvel an etc. Et puis, quelques années plus tôt, elle avait rencontré le professeur Diavol, et était devenue sa compagne.
    D’un seul coup, tous les sens de Gérald furent en alerte. Si Patricia Mathieu était là, alors peut-être que leur HVT (« High Value Target », cible de grande valeur, comme on dit dans le jargon des Services), se trouvait là également. Il redoubla d’attention.
    Mais à sa grande surprise, ce fut la chanteuse qui s’adressa à lui. Interrompant brusquement sa conversation, elle se tourna vers lui et déclara :
    -          Vous êtes le journaliste Gérald Jacquet, non ?
    -          Euh oui, balbutia-t-il.
    -          Je suis Patricia Mathieu.
    -          Enchanté.
    -          Je lis tous vos articles. Ça m’aide à rester en contact avec la France. J’ai beaucoup apprécié votre récit de la tempête en Bretagne. Vous n’avez pas vu mon fiancé, par hasard ?
    -          Qui cela ? fit le journaliste en prenant un air idiot.
    En fait, il savait très bien de qui elle parlait.
    -          Le professeur Diavol, répondit-elle.
    -          Il est ici ? demanda Gérald en tentant de dissimuler sa satisfaction.
    -          Bien sûr. C’est un grand admirateur de Mlle Wenger.
    -          Alors il se trouve sans doute avec elle.
    Bon sang, se dit-il, les choses vont trop vite ! Pas un instant, au cours des différents briefings auxquels il avait participé, il n’avait été prévu que leur objectif se trouve présent au Kremlin, au cours de la réception donnée par le président Koromenko en l’honneur de la diva. Et pourtant ils auraient dû y songer, car une bonne partie de l’élite politique, artistique, journalistique, militaire et scientifique russe, – ce que l’on appelait encore la nomenklatura – avait été invitée. Quoi d’étonnant donc à ce qu’un génie de la physique comme Diavol – dont on parlait déjà pour le prix Nobel, s’il ne faisait pas sauter la Terre entre-temps – soit ici ? Que fallait-il faire, maintenant ? Ou plus exactement, qu’allait faire Sophia – car la tueuse, c’était elle.
    Il y avait tellement monde qu’il lui fallut plusieurs minutes pour traverser la foule et retrouver la chanteuse. Un verre à la main, elle était en grande discussion avec un personnage immense et très maigre, dont il apprit par la suite qu’il s’agissait d’un compositeur et chef d’orchestre de renom. Et Diavol était là également. Cela lui fit un choc d’apercevoir leur cible en chair et en os. Il n’était pas grand, et quand Patricia les eut rejoints, Gérald se rendit compte qu’elle dépassait d’une demi-tête son compagnon. Il faisait bien plus jeune que sur les films que Gérald avait vus à Paris, et ressemblait un peu à l’ex-président français Emmanuel Macron. Il était vêtu d’un complet bleu foncé très élégant. Ce savant fou dont les travaux mettaient en péril l’existence même de la Terre avait l’air d’un premier communiant.
    -          Tolya ! s’exclama Patricia Mathieu. Tu ne nous présentes pas ?
    Le physicien se tourna vers Sophia Wenger :
    -          Chère amie, déclara-t-il en anglais, permettez-moi de vous présenter ma femme, Patricia Mathieu. Patricia, voici Sophia Wenger.
    -          Please to meet you ! déclara la diva en tendant la main.
    -          On peut se faire la bise, dit Patricia en joignant le geste à la parole.
    Les deux femmes s’embrassèrent sur la joue. Les yeux de Gérald croisèrent celui de la cantatrice, mais son regard demeurait indéchiffrable. Il s’apprêtait à lui envoyer un message pour lui demander quelles étaient ses intentions, mais des lettres s’affichèrent dans son esprit :
    « Leonarda. Laissez-moi faire. Over ».
    Discrètement (car des caméras filmaient certainement la salle, sans parler de celles de la télévision d’État, qui naturellement se trouvait là), il fit le geste de la main obligatoire, puis répondit :
    « Ici Mallard. Pensez-vous qu’il soit judicieux de passer à l’action maintenant ? Terminé. »
    La réponse arriva aussitôt :
    « Nous ne pouvons laisser passer cette occasion. Over. »
    Gérald acheva le verre de porto qu’il tenait à la main, puis se précipita vers une table pour se faire servir une vodka… Il allait en avoir besoin. Puis il empoigna son Nikon et, sans quitter Sophia, Diavol et Patricia des yeux, commença à faire des photos. Il eut le temps de boire une autre vodka et de prendre une quinzaine de clichés de l’assemblée, avant qu’il se passe quoi que ce soit. Il s’éloigna peu à peu du groupe, sans le perdre des yeux cependant.
    Et tout à coup il y eut un choc, des cris et un bruit de vaisselle cassée. Avant même que le journaliste ne se soit précipité sur les lieux, il reçut un nouveau message :
    « Leonarda. Raté. Surtout ne faites rien. Over. »
    Il répliqua aussitôt :
    « Mallard. Bien compris. Terminé. »
    Les gens s’étaient écartés, et au milieu du cercle ainsi délimité gisait le corps d’un serveur en livrée bleu, le visage congestionné. Sophia, Patricia et le physicien se trouvaient non loin, l’air choqué. En tombant, le malheureux s’était écroulé sur une table, renversant des rangées de bouteilles et des piles de petites assiettes qui s’étaient écrasées sur le sol. Certains purent croire un instant qu’il s’agissait d’un ivrogne, mais l’illusion ne dura pas longtemps. Un homme, sans doute un médecin, se dirigea vers le serveur à terre, et se pencha pour l’examiner – mais l’examen fut bref. Il lui ferma les yeux puis se releva.
    -          Mort ! lança-t-il en russe, ce qui déclencha une vague de cris d’effroi.
    Deux de ses collègues emportèrent le cadavre du serveur. Un officiel, l’air important, discuta quelques instants avec le docteur puis prit la parole :
    -          Mesdames et Messieurs, je suis navré, mais cet homme vient d’être victime d’une crise cardiaque. En raison de cet incident, nous allons passer directement au dîner.
    Un murmure de désapprobation parcourut la foule. Puis, à la surprise de Gérald, les deux tiers des gens se dirigèrent vers la sortie en murmurant. Seuls les happy few, la crème de la crème, étaient invités au dîner du président de la fédération de Russie. Celui se tenait juste à côté, dans la salle Saint-André, qui éclipsait par sa beauté tous les salons qu’ils avaient traversés jusque-là. Au fond se dressait le trône du tsar, comme avant la Révolution d’octobre. Dans un angle, un orchestre de chambre en costume du XVIIIe siècle continuait à jouer un morceau de Mozart. Au milieu de la salle, une immense table, capable d’accueillir une centaine de personnes, avait été dressée. Tandis qu’ils cherchaient leurs places, Gérald adressa un message à Sophia :
    « Mallard. Qu’est-ce qui s’est passé ? Terminé. »
    Elle répondit aussitôt :
    « Leonarda. I’ll tell you this later. Over. »
    Sophia, Diavol et Patricia étaient assis près du centre de la table, non loin de la place où viendrait s’installer Viktor Koromenko. Gérald et les autres journalistes attitrés se trouvaient au bas bout de la table, avec le reste du menu fretin. Il n’aperçut pas Cindy, sans doute n’avait-elle pas été invitée au dîner. Il eut l’heureuse surprise de découvrir que sa voisine de droite n’était autre que Rachel Roïtman, qu’il avait cherchée en vain durant toute la réception.
    -          Vous ici ? dit la jolie brune en se tournant vers lui. Comme le monde est petit !
    Elle était vêtue d’une robe du soir mauve diaphane et largement décolletée, et comme il était plus grand qu’elle il n’avait même pas besoin de se pencher pour apercevoir sa poitrine.
    -          Que voici un heureux hasard ! répondit-il.
    -          Oh, ce n’est sûrement pas un hasard, dit-elle en lui lançant une œillade dénuée d’ambiguïté.
    Ils se tenaient debout derrière leurs chaises, attendant l’arrivée du président russe. Devant eux, la table croulait sous la vaisselle de prix - de la porcelaine "made in Russia" -, l’argenterie délicate, les verres aux armoiries du Kremlin, les nombreuses bouteilles de vins, de liqueurs, d’eaux minérales et bien sûr de vodka. Soudain l’orchestre attaqua l’hymne russe, et un huissier clama d’une voix sonore :
    -          Son excellence Viktor Koromenko, président de la fédération de Russie.
    L’homme était bâti en armoire à glace, il était presque aussi massif que les deux gorilles qui l’escortaient. Il était vêtu d’un pardessus gris, qu’il ôta et donna à un de ses gardes du corps ; en dessous, il portait un costume de prix. Il salua l’assistance d’un signe de tête et s’assit ; tout le monde l’imita. Son visage, chaussé de petites lunettes rondes, semblait taillé à coups de serpes, et il affichait un air impénétrable. Et puis il aperçut Sophia, qui était assise en face de lui, et sa figure s’éclaira :
    -          Bienvenue en Russie ! lança-t-il.
     
     
  6. Gouderien
    Il raya une ligne sur les listes des choses à faire avant son départ.
    Il prit sa voiture pour aller voir Ghislaine. On était fin août, et il y avait pas mal de circulation dans les rues de Paris – malgré tous les efforts des maires successifs de la capitale pour décourager les gens d’emprunter leur véhicule, il y avait encore pas mal de réfractaires. Comme il traversait les bureaux climatisés du « Figaro », des regards convergèrent vers lui – son article avait eu du succès. Ghislaine l’accueillit avec un grand sourire :
    -          Alors beau gosse ? On tente de retrouver sa jeunesse ?
    -          Tu parles ! dit-il. Je m’en serais passé avec un grand plaisir.
    -          Au moins ça t’a donné l’occasion de faire un bon reportage. C’est toujours ça de pris.
    -          On peut voir ça comme ça.
    -          Tu m’excuses, j’ai une conférence de rédaction, là. On se retrouve tout à l’heure ?
    -          Pas de problème.
    Il fit le tour de la rédaction pour saluer ses collègues, puis gagna son bureau, où un tas de courrier-papier l’attendait, sans compter de nombreux e-mails. Il les ouvrit, puis passa une heure et demie à faire du travail administratif – il avait beaucoup de retard dans ce domaine. Puis Ghislaine vint le chercher.
    -          Ça va ?
    -          On fait aller. Et toi ?
    -          Ouais.
    Elle avait dit ça d’une voix fatiguée, qui ne lui ressemblait guère.
    -          Des problèmes ? demanda-t-il.
    -          La routine. La direction n’est pas contente de nos derniers chiffres de vente. On commence à parler d’un plan social.
    -          C’est vrai ?
    -          Oui. Mais rassure-toi, tu ne seras pas concerné. Tu es un trop bon élément.
    Ils discutèrent pendant encore un moment, puis ils allèrent dîner dans un restaurant chinois du quartier. En attendant qu’on les serve ils parlaient de l’actualité, mais elle se rendit compte qu’il n’était pas vraiment à leur conversation.
    -          Tu m’écoutes ? demanda-t-elle.
    -          Excuse-moi, soupira-t-il. Je crois que je suis déjà en Russie.
    Ils sortirent du restaurant vers 21 heures trente. Ils marchèrent un moment dans le quartier de l’Opéra ; pour une fois, il ne faisait pas trop chaud. Il aurait souhaité rentrer chez lui, car on devait venir le chercher de bonne heure le lendemain matin pour l’ultime briefing d’avant mission, mais elle insista tellement qu’il finit par l’accompagner chez elle, mais dans sa propre voiture, et à la condition expresse qu’elle le réveille à 5 heures du matin.
                Elle sortit quelques bonnes bouteilles et ils burent sur le balcon, en contemplant les tours de la Défense illuminées. Puis ils gagnèrent la chambre de Ghislaine et ils firent l’amour. Il était déprimé et à moitié saoul, et il se demanda toujours par la suite comment il avait réussi à se comporter à peu près honorablement au lit. Ensuite il s’endormit… 
     
    Mardi 26 août 1936 :
                Et il fit encore un cauchemar, même si celui-ci était très différent de celui de la nuit précédente – bien plus réaliste, et c’est cela qui le rendait glaçant. D’une manière générale, et même si en fait il ne faisait pas beaucoup de cauchemars – deux à la suite, c’était tout à fait exceptionnel -, il adhérait entièrement à ses rêves, ne se rendant compte qu’il s’agissait d’un songe qu’au moment de se réveiller. C’était souvent exaspérant. Mais cette nuit-là, c’était même pire que ça…
                Il se redressa dans le lit. Il lui fallut plusieurs secondes pour réaliser qu’il était bien vivant, et encore plusieurs autres pour se souvenir où il était. Il avait réveillé Ghislaine, qui alluma sa lampe de chevet.
    -          Ça va ? demanda-t-elle.
    Il lui répondit par une question à laquelle elle ne s’attendait vraiment pas :
    -          Ça existe les motos volantes ?
    En la posant, il se rendit compte lui-même de son absurdité : bien sûr que ça existait ! Ce n’était pas encore très courant – tout comme les voitures volantes d’ailleurs – mais on en voyait. Roulant sur l’autoroute, il avait été souvent survolé et dépassé par les vrombissantes machines de la gendarmerie poursuivant quelque contrevenant.
    -          Évidemment que ça existe, dit-elle. C’est pour ça que tu me réveilles ?
    Il mit un moment à répondre :
    -          J’ai fait un rêve bizarre. Je chevauchais un de ces engins volants… j’avais d’ailleurs du mal à le maîtriser. J’ignore où ça se passait. J’approchais d’un pont, et puis…
    Sa voix se brisa, et il réalisa qu’il n’avait aucune envie de raconter la suite. Elle lui caressa le dos tendrement. Il la regarda :
    -          Je crois que je vais boire un café, et rentrer chez moi. Je n’ai plus sommeil.
    Sur le pas de la porte, il lui dit « Je t’aime » en l’embrassant. Elle dut être surprise, car il ne l’avait pas habituée à de tels épanchements… Elle se contenta de répliquer :
    -          Bon reportage. Et bon voyage. 
    En roulant vers son domicile parisien, il se sentait étrangement détendu. Encore une corvée expédiée ? Oui, c’était exactement ça. Il devait pouvoir se concentrer sur la mission – et uniquement sur elle. La circulation était faible, dans la nuit parisienne. Il fut arrêté une fois par une patrouille du Parti, mais les miliciens le reconnurent et le laissèrent passer sans lui demander ses papiers. A 2h40, il était chez lui. Il prit une douche, puis but encore un café. Il n’avait aucune envie de se recoucher. Alors il se remit à sa biographie de Reinhold Glière. 
    On vint le chercher à 6 heures du matin. L’officier et le chauffeur qui conduisait la voiture banalisée qui l’emmena rue Saint-Dominique, dans les locaux qu’il connaissait déjà, lui étaient inconnus, et ils ne se présentèrent pas à lui. Une fois arrivé, on lui proposa un copieux petit-déjeuner, ce qui fit un peu remonter son moral. Puis on le conduisit dans une salle où se trouvaient la plupart des officiers et agents qu’il avait déjà rencontrés – dont Sophia Wenger, naturellement. La réunion dura toute la journée. On lui posa quelques questions sur son stage à la Pointe aux Lièvres, mais presque tout le reste du temps fut consacré à revoir encore et encore les points essentiels de la mission. Le briefing fut interrompu à midi pour un repas servi dans le mess. L’après-midi, on lui montra quelques fonctions inédites de son implant, certaines très intéressantes - dont un traducteur de russe instantané.
    Peu avant la fin du briefing, le colonel Geffrier le prit à part :
    -          Il faut que je vous dise quelque chose.
    -          Je suis tout ouïe.
    -          Vous ne serez pas le seul journaliste à suivre la tournée de Sophia Wenger en Russie. Vos collègues seront quatre ou cinq. Essentiellement des Russes.
    -          Et alors ?
    L’officier sortit d’un dossier la photo d’une jeune femme brune au minois enjoleur.
    -          Charmante personne, apprécia Gérald. C’est qui ?
    -          Elle s’appelle Rachel Roïtman. Elle est juive. Et c’est un agent du Mossad.
    -          Intéressant.
    -          Si vous vous trouvez dans une situation périlleuse, poursuivit le colonel, et seulement dans ce cas, vous pourrez éventuellement faire appel à elle. C’est une personne pleine de ressources. Seulement je vous préviens, elle n’est pas au courant de votre mission, et il n’est pas question qu’elle l’apprenne.
    -          Ça me paraît normal.
    -          Si vous vous trouvez en difficultés, dites-lui : « J’ai bien connu Moshe Dayan ». A quoi elle répliquera : « Vous semblez un peu jeune pour ça. » Et vous direz : « C’était dans une autre vie. » Vous avez compris ?
    -          Oui mon colonel.
    -          Parfait. Pendant que j’y suis, vous connaissez Cindy MacLaird ?
    -          L’agent et le chauffeur de Sophia ?
    -          Exact. Elle vous accompagnera durant le voyage. Mais elle non plus n’est pas au courant de la mission, et elle ne doit pas l’apprendre… du moins jusqu’à ce que les choses soient faites.
    -          Je vois. 
    On lui demanda s’il avait des questions. Il en avait quelques-unes, en effet, mais toutes ne trouvèrent pas de réponse… Puis, un à un, tous les officiers lui serrèrent la main en lui souhaitant bonne chance.  Sophia lui fit une bise, en lui disant : « A vendredi ».  Et on le reconduisit dehors.
    Une voiture banalisée l’attendait, et il pensait qu’elle allait le ramener chez lui, mais en fait on le largua au métro « Concorde ». Déprimé, il se dit qu’il allait passer les deux jours qui restaient à se saouler. Mais quand on n’est pas alcoolique, il faut plus qu’une déprime passagère pour le devenir. Il retrouva son domicile vers 17 heures. Il s’offrit deux verres de porto avec des cacahuètes salées, mais ses libations s’arrêtèrent là. Puis, il prit une douche.
    Après s’être séché et rhabillé, il commença à faire du rangement chez lui. Surtout depuis le rêve de la nuit dernière, il était convaincu qu’il ne reviendrait pas de Russie – pas vivant, en tout cas. En fait, il en était déjà persuadé auparavant, mais son cauchemar l’avait confirmé dans cette idée. Cela faisait une dizaine d’années qu’il habitait dans cet appartement, et il avait entassé tout un tas de livres et de magazines – aussi bien pour son métier que par plaisir personnel - sans compter les meubles divers, les bibelots, les souvenirs de voyage et le matériel informatique. Il passa les deux heures suivantes à faire du tri dans ses papiers et dans ses affaires en général, et il jeta un nombre considérable de choses. Puis il se fit à dîner.
    Il mangea en regardant la télévision. Il n’y avait rien de notable dans les actualités. Des feux de forêt dévastaient la Provence – rien de bien étonnant, après la canicule de cet été. La guerre civile se poursuivait aux États-Unis et en Chine. Un accident de ferry avait fait 560 morts aux Philippines – en bref, la routine. Vers la fin, un reportage retint néanmoins son attention. On évoquait la prochaine tournée de Sophia Wenger en Russie. La belle, toute de rose vêtue, arborait son plus charmant sourire – un sourire dont, en fait, elle était plutôt avare dans la vie quotidienne – en répondant aux questions de deux journalistes ; elle terminait en disant quelques mots gentils pour ses fans russes, dans la langue de Pouchkine.
    Comme il avait fini de manger, il fit rapidement la vaisselle. Puis, comme les programmes de la télévision ne l’intéressaient pas, il fouilla dans sa collection de séries, et prit la première saison de « Lost ». Il avait déjà vu plusieurs fois l’intégralité des six saisons de cette série dont certains disaient qu’elle était la meilleure dans l’histoire du genre, mais il ne s’en lassait pas. Dès le premier épisode, elle portait la marque de J.J Abrams – la marque du génie. Et malgré les années et tout ce qui s’était passé depuis l’époque de sa réalisation, cette saga avait plutôt bien vieilli. Il regarda les quatre premiers épisodes, avant d’aller se coucher.
     
    Mercredi 27 août 2036 :
    Le lendemain, il se leva un peu après 8 heures. Après avoir pris son petit-déjeuner, il fit sa toilette et s’habilla. Il consacra la matinée à travailler sur la biographie de Reinhold Glière. Après avoir hésité, il sortit vers 11h30 et alla déjeuner dans le quartier Saint-Michel. Il fit aussi quelques courses en prévision du voyage. Il acheta notamment une veste saharienne, pourvue d’un grand nombre de poches. En revenant, il flâna par les rues, puis rejoignit les quais de Seine. La cathédrale Notre-Dame était toujours aussi imposante, avec sa toiture refaite et sa nouvelle flèche qui, plus de six ans après son achèvement, prêtait toujours à polémiques. En 2019, après l’incendie, le président Macron avait annoncé que la restauration ne prendrait que 5 ans, mais en fait il avait fallu le double de temps pour terminer les travaux. Gérald contempla longuement ce somptueux paysage urbain, persuadé qu’il ne le reverrait jamais. Après avoir un peu hésité, il rejoignit le parvis, et se mêla à la foule des touristes qui pénétraient dans l’édifice. Il trempa sa main dans le bénitier, et fit un signe de croix. Il admira longuement l’autel, avec l’intention de prier devant lui pour le succès de la mission. Et puis il se rappela que le but de celle-ci était de tuer un être humain ; et de toute façon, il n’était guère croyant. Il sortit, et rentra chez lui.
    L’après-midi, il fit ses bagages. Cela ne prit que peu de temps, car c’était une activité dont il avait une longue habitude. Il hésita un peu, puis rajouta son meilleur costume. Comme toujours, il allait emporter une grande valise à roulettes et un bagage de cabine, auxquels il ajouterait cette fois une sacoche de matériel photo. Il fit encore un peu de rangement, et se remit à sa biographie de Glière. Ça commençait à ressembler à quelque chose…
    Le soir, il dîna légèrement, puis regarda la télévision tout en continuant à travailler sur Glière. Pour une fois, il se coucha tôt.
     
    Jeudi 28 août 2036 :
    La journée du jeudi ressembla quelque peu à celle de la veille, sauf qu’il ne mit pas le nez dehors – se contentant de descendre pour vérifier s’il avait du courrier – et qu’il ne consacra pas de temps à ses bagages, puisqu’ils étaient déjà faits. Il continua à faire du rangement, jetant des quantités de vieilles paperasses – c’est fou, même à l’ère du numérique, ce qu’on peut conserver comme anciens papiers inutiles – et travailla bien entendu à sa biographie de Reinhold Glière. Il imprima tout ce qu’il avait déjà écrit – une cinquantaine de pages – puis copia le fichier sur une clef USB. Il fit aussi un grand tri dans son ordinateur, effaçant des quantités de fichiers – si, comme c’était prévisible, il ne revenait pas de Russie, il ne tenait pas à ce que sa fille ou son père tombent sur certaines choses. A titre de précaution supplémentaire, il détruisit ces fichiers avec un logiciel spécial qui, théoriquement, pouvait même supprimer des fichiers sur le Kloud – enfin ça, il n’y croyait qu’à moitié.
     
    Vendredi 29 août 2036 :
    Enfin arriva le jour fatal. Il avait mis son réveil à sonner à 7 heures 30 – l’heure limite d’embarquement étant 10h30, pour un départ à 11h15 – mais en fait il se réveilla une heure plus tôt, et se leva tout de suite. Il déjeuna, puis prit une douche et se rasa. Il vérifia la météo, aussi bien à Paris qu’en Russie. Il faisait chaud, mais le temps sur Moscou serait orageux. Il passa en revue ses bagages, ajoutant un ou deux vêtements, retirant un ou deux objets qui ne lui serviraient certainement à rien. Il reprit son testament, raya une phrase, en ajouta une autre. A 8h30 heures il était prêt. Il descendit avec ses bagages, et monta dans sa voiture. « Olga, on va à Roissy ».
    -          Quel terminal ? demanda la voix informatique.
    Il scanna les références du billet, qu’il avait enregistré sur son portable.
    -          OK chef, fit-elle. C’est parti !
     Contrairement à ce qu’on lui avait annoncé au départ, le vol se ferait sur Air France, et non sur Aeroflot. Ça n’avait pas beaucoup d’importance : la compagnie russe avait fait des progrès, et elle ne souffrait plus de la sulfureuse réputation qui était la sienne autrefois. A la suite de l’accident survenu le 18 juillet, quelques-unes des pistes de l’aéroport étaient encore en travaux, mais ce n’était qu’une minorité, et globalement Roissy avait retrouvé son trafic normal. Il n’y avait pas trop d’embouteillages ce jour-là, et il arriva devant le terminal bien avant l’heure de clôture des embarquements.
    Il descendit du véhicule, récupéra ses bagages et ordonna à Olga de rentrer dans l’île Saint-Louis et d’y rester jusqu’à nouvel ordre.
    -          Bon voyage patron, lui lança-t-elle en guise d’adieu.
    Traînant sa valise, il se dirigea vers le terminal. Bien avant d’y arriver, il aperçut un attroupement. C’était Sophia, entourée de toute une cour d’admirateurs et de journalistes. Cindy MacLaird était là aussi, un peu à l’écart, montant la garde auprès d'une bonne douzaine de malles, de valises – certaines de bonne taille – et de sacs de voyage, entassés sur plusieurs chariots. Elle lui serra la main.
    -          Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il.
    -          Le cirque habituel, fit-elle sur un ton grinçant.
    Un peu plus loin, deux types les surveillaient, à peine discrètement ; ils avaient tout l’air de barbouzes. La DGSE voulait s’assurer que l’embarquement se passait comme prévu.
    Cindy regarda sa montre d’un air énervé.
    -          Mesdames et Messieurs, dit-elle en fendant la foule, nous sommes désolés mais il faut y aller.
    Elle attrapa Sophia par la main et l’entraîna, tandis que fans et paparazzis commençaient à se disperser. La diva découvrit Gérald, et lui fit la bise. Elle était vêtue d’une tenue de voyage en velours vert, par-dessus un chemisier rose fuchsia. Plusieurs rangs de perles (vraies, naturellement) s’enroulaient autour de son cou, tandis que des bracelets clinquants ornaient ses poignets. Sans doute en guise d’hommage au pays où elle se rendait, elle portait sur la tête une sorte de chapka, de même couleur que sa tenue. Pas vraiment de quoi passer inaperçue – mais ce n’était pas le but recherché.
    -          Alors ? En forme pour ce grand voyage ? demanda-t-elle d’un air enjoué.
    -          A votre avis ? répliqua-t-il.
    Elle lui donna un grand coup de poing dans les côtes, lui coupant le souffle :
    -          Un peu de dynamisme, que diable ! Here we go !
    Et le trio se mit en route, suivi par les employés qui poussaient les chariots. Ils enregistrèrent leurs bagages à un guichet qui leur était réservé – cela prit tout de même un certain temps – puis, nettement allégés, franchirent les contrôles et gagnèrent un salon VIP, où on leur servit un rafraîchissement. Gérald choisit une vodka orange – autant se mettre dans l’ambiance tout de suite. Enfin, à l’invitation du personnel d’Air France, ils gagnèrent l’appareil, un Europ E-370. Ils pénétrèrent dans l’avion en dernier, et on ferma la porte derrière eux. Leurs places se trouvaient dans un salon particulier très confortable, à l’étage. Ça avait quand même du bon, de voyager avec une star mondialement connue – enfin, pour le moment…
    On leur fit attacher leur ceinture, puis l’appareil décolla en direction de la capitale de la Russie.
               
  7. Gouderien
    Il rentra chez lui vers 18 heures. Après avoir examiné son courrier, - entre deux factures, il avait trouvé deux invitations au concert de Sophia Wenger du 15 août - il dîna d’une salade, puis continua son article sur Venise, dont il n’avait jusque-là rédigé que quelques lignes. Ghislaine avait l’intention de le publier dans le numéro du « Figaro Magazine » qui paraîtrait la semaine prochaine, il n’y avait donc pas d’urgence, mais il tenait à pouvoir lui présenter au moins un brouillon, quand il irait la voir le lendemain. Il écrivit presque une page entière, puis se coucha tôt.
     
    Jeudi 14 août 2036.
    La première chose qu’il se dit en se réveillant fut : plus que quinze jours avant ce foutu circuit en Russie. Il faut croire qu’il vieillissait, car plus jeune, la perspective de tout voyage, qu’il soit professionnel ou d’agrément, l’enchantait. Il adorait les aéroports, leur atmosphère si particulière ; même les contrôles à l’embarquement, pourtant de plus en plus longs et minutieux depuis la crise du terrorisme, le réjouissaient, et il en subissait les formalités avec une patience qui était loin d’être partagée par tout le monde. Il aimait aussi les avions, et n’avait jamais éprouvé la moindre peur du transport aérien. D’ailleurs, pas grand-chose dans la vie ne lui faisait peur…
    Alors pourquoi la perspective de ce voyage en Russie lui pesait-elle tellement ? En y réfléchissant – et il ne faisait guère que ça depuis deux semaines – il avait fini par entrevoir, au moins partiellement, d’où provenait son malaise. Déjà, il ne voyait pas l’utilité de sa présence dans cette histoire. S’il s’agissait simplement de renforcer la couverture de Miss Wenger, presque n’importe qui aurait pu faire l’affaire. Et les brefs moments passés en compagnie de la jeune femme l’avaient convaincu qu’elle était tout à fait capable de se tirer d’affaire toute seule, dans à peu près n’importe quelle situation. Et puis cette diva, pianiste, chanteuse lyrique, espionne, maîtresse en arts martiaux, et maintenant docteur en physique nucléaire, c’était trop ! Too much ! D’un autre côté, pour mener à bien une mission exceptionnelle, il fallait un agent exceptionnel – et cela, nul doute qu’elle l’était. Mais cette fameuse mission ne lui disait rien qui vaille. Ils allaient devoir gagner Smolensk, dans le cadre de la tournée russe de Sophia Wenger, et là espérer que l’illustre professeur Diavol veuille bien apparaître, ce qu’il ferait certainement, en sa double qualité de mélomane et d’admirateur de la gent féminine. Sauf que – qu’est-ce qui se passerait s’il ne se montrait pas ? Les gens ne faisaient pas toujours ce qu’on attendait d’eux, il l’avait appris à la fois durant ses années dans les Forces spéciales, et ensuite, dans son métier de journaliste. Et bon, en admettant même que cette partie du plan se déroule sans faille, ensuite il allait falloir le trucider, ce brave Anatoli Visserianovitch Diavol. C’est là que les choses risquaient de se corser vraiment, et la mission de se transformer en voyage sans retour. Tuer Diavol, et ensuite persuader les Russes que c’était un malencontreux accident – un banal malaise cardiaque, comme cela peut arriver même à des hommes jeunes -, ça n’allait pas être du gâteau. Bien sûr, ce n’est pas le meurtre en lui-même, qui le gênait. Quand il était dans l’armée, il avait éliminé les gens qu’on lui désignait, au fusil ou à l’arme blanche, et il avait appris à ne pas se poser de questions. De même, durant son passage aux Services de renseignement, si on lui avait ordonné d’exécuter quelqu’un, il aurait obéi sans sourciller – d’ailleurs, ça avait failli se faire. Non, ce qui l’inquiétait, c’était le côté kamikaze de la chose. Quand on est jeune, on est assez bête et inconscient pour se croire immortel ; plus tard, quand on approche de la vieillesse, on peut avoir des raisons de ne plus tenir tellement à l’existence – mais au moins, on a vécu. Mais à son âge, il aimait la vie. Il était en forme, à sa connaissance il n’avait aucune maladie, il avait bien réussi dans son métier, et même si sa vie sentimentale avait connu des hauts et des bas, il avait une fille qu’il adorait, et qui le lui rendait bien. Et, célébrité aidant, il connaissait toujours un certain succès auprès des femmes. Il aimait cette vie. Son métier de journaliste le comblait, lui apportant à la fois une certaine sécurité, de l’argent, ce qu’il fallait d’aventure et même un aspect artistique. On disait que pour être heureux il ne fallait pas s’attacher, mais lui il était attaché à sa vie, à son appartement – qu’il avait acheté dix ans plus tôt à crédit avec ses droits d’auteur, et qu’il n’avait pas fini de payer -, à sa voiture, à ses livres, ceux qu’il avait écrits et surtout ceux qu’il écrirait, à son père et à sa grande maison en Dordogne. Quand il s’approchait de la fenêtre et qu’il regardait, par-delà les arbres du quai, la Seine et la rive opposée, il savait qu’il avait devant lui l’un des paysages urbains à la fois les plus beaux et les plus célèbres du monde. Allait-il vraiment devoir renoncer à tout ça ? Mais le pire, c’est que le colonel Geffrier, le commandant Trifaigne et les autres avaient tellement bien fait leur travail de motivation et lui avaient présenté l’enjeu de la mission sous un aspect tellement apocalyptique, qu’il était maintenant obligé d’y participer, sous peine de vivre le reste de sa vie dans l’angoisse permanente de la fin du monde.
    Évidemment, il y avait aussi l’hypothèse qu’on lui ait menti, et que les Services secrets français veuillent se débarrasser de Diavol pour une toute autre raison – parce qu’il était un sérieux concurrent dans la compétition mondiale pour la découverte de l’infiniment petit, par exemple. Mais ça ne fonctionnait pas comme ça. On ne tuait pas les savants simplement parce qu’ils étaient en avance dans tel ou tel domaine – sauf parfois en matière militaire, mais cela ne concernait pas les travaux de Diavol. D’ailleurs, pendant ses courtes vacances vénitiennes, Gérald avait emporté des magazines et quelques livres consacrés aux récentes découvertes en physique nucléaire ; c’était une lecture ardue, et il y avait des pages où il comprenait un mot sur deux. Mais de ce qu’il avait appris, il avait conclu que l’inquiétude concernant les travaux du savant russe n’était pas limitée aux Services secrets français ; bien au contraire, elle était largement partagée dans la communauté scientifique mondiale, et les belles paroles de Diavol et de ses collègues russes pour tenter de rassurer celle-ci n’avaient guère atteint leur but.
    Après avoir pris sa douche, il déjeuna, puis passa la matinée à écrire en écoutant de la musique. D’abord, il poursuivit son article sur Venise, puis il s’attela à cette fameuse biographie de Reinhold Glière qu’il était censé rédiger. Il s’interrompit vers la fin de la matinée, et alla déjeuner dans un restaurant grec de la rue de la Harpe. Il faisait toujours aussi chaud, mais il fallait bien qu’il mette le nez dehors. Il fit un grand détour pour rentrer chez lui, et comme il passait devant Notre-Dame, il rentra dans l’édifice. Il y avait beaucoup de monde : fidèles ou simples touristes qui, comme lui, venaient chercher un peu de fraîcheur sous les voutes monumentales de la cathédrale. Puis il longea les quais de la Seine, envahis par une foule avide de bains de soleil. Enfin il rentra chez lui… et avant toute autre chose prit une nouvelle douche et se désaltéra. Puis il se remit à écrire.
    Il s’interrompit vers 16 heures 30, satisfait de son travail. Son article sur Venise avançait bien, et sa biographie du musicien russe également. Il se fit un thé et mangea une glace, puis prit sa voiture pour aller voir Ghislaine.
    Le papier sur Venise lui plut, et les photos l’impressionnèrent, particulièrement celles qui montraient l’imposante machinerie destinée à préserver la Sérénissime des effets de la montée des eaux.
    Alors tu crois que c’est de l’argent gâché ? demanda-t-elle en montrant une série de clichés où l’on découvrait les pontons de « Mose » en train d’être gonflés.
    Et il est vrai qu’une fois cette opération terminée, ces structures dépassaient à peine le niveau de la mer. Il était évident que, par gros temps, les vagues devaient passer par-dessus.
    Je ne sais pas, dit-il. Je ne suis pas spécialiste.
    C’est ce que tu sembles sous-entendre dans ton article.
    C’est surtout ce que j’ai entendu là-bas. Les gens semblent très sceptiques, quant à l’efficacité de ce « barrage ». On dit que ce projet a été entrepris surtout dans le but de donner du travail aux entreprises de travaux publics locales. Et bien sûr de distribuer des enveloppes au passage aux hommes politiques. De grosses enveloppes.
    Tu sais bien qu’on ne peut pas écrire ça. D’autant plus que des sociétés françaises – ou leurs filiales, ce qui revient au même – ont participé à ce chantier.
    Oui, je sais.
    La devise de Ghislaine aurait pu être « pas de vagues », ce qui était plutôt ironique, étant donné le sujet de leur discussion. « Le Figaro » était un journal conservateur, protecteur de l’ordre établi – et « Le Figaro Magazine » avait toujours eu la réputation d’être encore plus à droite que le quotidien.
    Tu n’ignores pas qui est à l’origine de « Mose », déclara-t-il.
    Berlusconi ? Bien entendu. Tu sais que j’ai de la famille en Italie.
    Effectivement, il était au courant, même s’il ignorait à peu près tout de ses liens de parenté avec cette famille italienne. Ghislaine Durringer n’était pas du genre à s’épancher, même dans l’intimité. Il savait en tout cas qu’elle connaissait Venise au moins aussi bien que lui.
    Berlusconi, continua-t-elle a été l’un des plus grands prévaricateurs de l’histoire italienne. Mais il est mort maintenant. Pourquoi revenir là-dessus ?
    C’est toi qui vois.
    Et oui.
    C’est dommage, j’avais songé à un titre : « Mose » va-t-il sauver Venise des eaux ? »
    C’était, naturellement, une allusion transparente à Moïse.
    Je le garderai peut-être.
    Vérifie quand même avant si ça n’a pas déjà été fait.
    Bien sûr !
    Par contre, le nouveau terminal des paquebots de croisière semble vraiment améliorer les choses.
    Eh bien tu vois, tout n’est pas si noir !
    Naturellement, elle avait du travail à finir, et il patienta pendant une heure à son bureau, ce qui lui donna l’occasion de terminer son article. Et puis ils gagnèrent un très bon restaurant italien du quartier de l’Opéra. Ghislaine connaissait tellement bien les bonnes adresses du centre de Paris, qu’elle aurait pu écrire un guide gastronomique !
    Entre deux bouchées d’une pizza « Quatre saisons », elle lui demanda :
    Cette chère mademoiselle Wenger donne un récital demain, au Palais des Congrès. Tu y vas ?
    Oui, elle m’a invité avec ma fille. Et toi ?
    Non. J’ai déjà assisté à l’un de ses concerts. Je reconnais qu’elle chante bien, et en plus c’est une virtuose du piano. Mais tu sais que je ne suis pas une mélomane, comme toi.
    Et c’était vrai. Il avait déjà essayé de l’initier aux plaisirs de la musique classique et de l’opéra, mais comme il s’était heurté à une indifférence polie, il n’avait pas insisté.
    C’est curieux, pour une Italienne. Tu devrais au moins apprécier le Bel canto.
    Oh, je ne suis pas vraiment d’origine italienne. Même si j’ai de la famille là-bas. Famille éloignée, je précise.
    Il sourit :
    Je sais. Je plaisantais.
    Ce soir-là, ils burent plus que de raison, et finalement, c’est dans la voiture de Gérald qu’ils gagnèrent Neuilly ; Olga conduisait.
    Quand ils furent arrivés, Ghislaine sortit une bouteille de vieil armagnac, histoire de parachever leur cuite. Mais il devait reconnaître qu’elle tenait remarquablement bien l’alcool. Quant à lui, son seuil de tolérance était assez élevé, et il était juste un peu joyeux. Bien sûr, tout cela se termina au lit. Ils firent l’amour, puis elle se leva, sans doute pour prendre une douche. En l’attendant, appuyé contre l’oreiller, il pensait à tout et à rien, c’est-à-dire surtout à ce foutu voyage en Russie. Quand elle revint, drapée dans un peignoir blanc, elle avait deux verres à la main.
    C’est quoi ? demanda-t-il en considérant le liquide ambré.
    Du cognac. Il faut bien changer, un peu.
    Elle s’assit à côté de lui sur le lit. Ils burent silencieusement. Et puis elle dit :
    Si je te proposais de m’épouser, qu’est-ce que tu dirais ?
    Il fut tellement surpris par la question, qu’il en avala de travers. Le liquide alcoolisé lui remonta dans le nez et les sinus, ce qui n’avait rien d’agréable. Charitablement, elle lui tapa dans le dos, tandis qu’il toussait à fendre l’âme.
    Excuse-moi, dit-il en reprenant son souffle.
    C’est ta réponse ?
    Il haussa les épaules :
    Bien sûr que non. Mais tu admettras qu’il y a de quoi être surpris.
    Elle ouvrit le tiroir d’une table de nuit, et en sortit un paquet de cigarettes entamé et un briquet argenté.
    Ça te dérange si je fume ?
    La question était de pure forme, car elle avait déjà allumé la cigarette.
    Je demande un joker, dit-il, ce qui la fit rire.
    Je n’exige pas une réponse immédiate, ajouta-t-elle au bout d’un instant. Je sais que je suis plus âgée que toi, et circonstance aggravante je suis ta supérieure hiérarchique. En général les hommes n’aiment pas trop ce genre de situation.
    Il demeura un long moment silencieux. Il songeait que, si elle avait puisé dans l’alcool le courage de lui poser cette question, qu’elle avait en tête peut-être déjà depuis un certain temps, quant à lui cette demande en mariage inattendue l’avait instantanément dégrisé. Puis finalement, il dit :
    Le problème n’est pas là.
    Où est-il, dans ce cas ? Où est le problème ?
    Je ne peux pas te le dire.
    Soudain il songea que les mecs des Services de renseignement étaient peut-être en train de les écouter, en ce moment. Ils devaient bien rigoler.
    Il y a encore du cognac ? demanda-t-il.
    Dans la cuisine.
    Je reviens. Tu veux un autre verre ?
    Non merci. J’ai ma dose pour ce soir.
    Il se leva, et, pieds nus, gagna la cuisine. Il trouva la bouteille de Fine Napoléon dans le bar, et s’en servit une bonne rasade. Il en profita pour ramasser une poignée de cacahuettes et de noix de cajou salées. Il mit à profit ce bref intermède pour réfléchir à toute allure. Il connaissait les femmes. Même si elle était à moitié bourrée, Ghislaine était très certainement sincère, et il lui fallait une réponse, et tout de suite. Il allait lui en donner une, parce que ce n’était pas le moment de discuter, surtout avec les gars de la DGSE sans doute en train de se poiler en les écoutant.
    Il revint dans la chambre, le cognac dans une main et les amuse-gueule dans l’autre.
    J’ai réfléchi, annonça-t-il en s’asseyant à côté d’elle.
    Ah ? Et puis-je connaître le résultat de tes cogitations ?
    C’est un oui de principe.
    Pourquoi « de principe » ? dit-elle d’un air étonné.
    Pour des raisons que je ne peux pas t’expliquer pour le moment. Mais tu auras la réponse définitive après mon voyage en Russie. Ça ne fait pas trop longtemps à attendre !
    Effectivement.
    Elle réfléchit un instant, puis dit :
    Ça me va. Comme je t’ai dit, je suis une personne civilisée, je ne veux pas t’obliger à signer ta condamnation à mort immédiatement !
    Elle avait voulu plaisanter, mais bizarrement il n’apprécia pas du tout son humour. Elle dut s’en rendre compte, car elle ajouta en l’embrassant :
    Je blaguais !
     
     
     
  8. Gouderien
    Leur conversation téléphonique se prolongea et Gérald finit par aller se coucher, sans attendre qu’elle ait terminé. Quand elle le rejoignit une demi-heure plus tard, il dormait déjà.
     
    Vendredi 15 août 2036 :
    Le matin suivant, l’atmosphère s’était singulièrement refroidie entre eux, et c’est à peine s’ils échangèrent quelques mots durant le petit-déjeuner. Il se demandait s’il elle ne s’en voulait pas de s’être laissée allée, et de lui avoir entr’ouvert son cœur (l’alcool aidant), le soir précédent. En tous cas, elle ne lui reparla plus de cette histoire de mariage. D’ailleurs, il ne la revit qu’une seule fois avant son départ en Russie, et encore, c’était pour des motifs exclusivement professionnels – il faut dire que, durant cette période, il fut très occupé. Il raccompagna Ghislaine au journal, puis rentra chez lui. Il écrivit pendant le reste de la matinée et le début de l’après-midi. Après un déjeuner frugal, il prit une douche et s’habilla, pour aller chercher sa fille. A 17 h 25, comme convenu, il arrêta sa voiture devant la villa du Vézinet. Agnès était ravissante, avec une robe blanche, des sandales de même couleur, et un nœud rouge dans les cheveux ; et, pour une fois, sa mère était presque aimable. Pendant le trajet jusqu’au palais des Congrès, ils parlèrent de musique, et il tenta d’expliquer à sa fille la personnalité et l’œuvre des musiciens dont la diva allait interpréter des morceaux, ce soir. Ils s’arrêtèrent en chemin chez un fleuriste, pour acheter un gros bouquet de roses. Ils arrivèrent largement en avance. Gérald remit ses fleurs à l’accueil, après y avoir joint une de ses cartes de visite où il avait écrit un petit mot gentil, évoquant leurs futures aventures russes. Sophia avait choisi pour eux d’excellentes places, au centre du 3e rang. La salle était, bien entendu, climatisée, ce qui était agréable par ces temps de canicule.
    Enfin, les lumières furent baissées et, sous un tonnerre d’applaudissements, la virtuose apparut. Elle était vêtue d’une robe noire décolletée, qui découvrait ses bras et ses jambes. Après avoir salué, elle s’installa devant son piano. Elle commença par la partita n°IV en ré majeur de Jean-Sébastien Bach, dont Glenn Gould avait jadis signé un enregistrement fameux. Après quoi elle s’attaqua au morceau de bravoure de son concert : la sonate n° 21 de Schubert, la dernière composée par le maître, seulement deux mois avant sa mort prématurée. Une fois de plus, la puissance véritablement tellurique exprimée par l’artiste dans le premier mouvement de ce qui constitue l’un des grands monuments de la sonate pour piano, fit songer Gérald à Sviatoslav Richter. Les applaudissements qui suivirent l’exécution de ce morceau parurent ne jamais finir. Enfin, elle termina par la mazurka opus 17 n° 4 de Chopin. Le public, debout, lui fit une ovation, qui se prolongea jusqu’à ce qu’elle accepte de jouer en guise de bis le premier mouvement de la sonate « Appassionata » de Beethoven. Après quoi, les lumières se rallumèrent pour l’entracte.
    Agnès, qui n’était pourtant pas une grande mélomane, paraissait très émue. « Je n’aurais jamais imaginé qu’elle puisse jouer aussi bien », déclara-t-elle.
    Ce qui est stupéfiant, dit son père, c’est qu’après une telle dépense d’énergie, elle va trouver la force de chanter pendant une heure. Et le chant lyrique, je pense que c’est encore plus fatigant que le piano.
    A ce moment, une ouvreuse vint les chercher, pour les conduire dans la loge de la diva. Celle-ci fut ravie de les voir. Elle était assise devant son miroir, en train de se remaquiller.
    Comment allez-vous ? dit-elle en embrassant Agnès.
    Ça va et vous ? répondit la jeune fille. J’ai beaucoup aimé votre concert.
    Oh, ce n’est pas encore fini. Et le dady, il va bien ?
    On essaye, dit Gérald.
    Vous ne m’embrassez pas ?
    As you like it !
    Elle ne l’avait pas habitué à de telles familiarités, mais après tout, si elle y tenait… Elle avait la peau sèche, et un parfum capiteux émanait d’elle.
    Merci pour le bouquet, dit-elle, il m’a bien fait plaisir. Comme vous le voyez, il a de la compagnie.
    Effectivement, une grande partie de la loge disparaissait sous les fleurs, de toutes sortes et de toutes couleurs. Il régnait d’ailleurs dans la petite pièce une chaleur de four. Mais, malgré la température ambiante et la fatigue du concert, Sophia semblait fraîche comme si elle venait de se lever, après une bonne nuit de sommeil.
    Alors vous partez ensemble en Russie ? demanda Agnès.
    Et oui jeune fille. Pourquoi ? Tu veux venir ?
    Oh non ! Merci bien !
    A ce moment, une sonnerie retentit, tandis qu’une ampoule orange se mettait à clignoter près du miroir.
    Je suis désolée, dit l’artiste, mais je rentre en scène dans 5 minutes, et je n’ai pas fini de me préparer.
    Pas de problème, dit Gérald. Nous regagnons nos places.
    Ils eurent le temps de s’acheter une glace avant de retrouver leurs fauteuils. Et puis la seconde partie du concert commença. Cette fois, la diva était vêtue d’une longue robe mauve, qui lui tombait presque jusqu’au pied. Tout en s'accompagnant au piano, elle chanta des airs de Mozart, puis les morceaux de bravoure des opéras de Puccini : « La Bohême », « Tosca », « Madama Butterfly », « Gianni Schicchi » et « Turandot ». Gérald la trouva un peu trop sûre d’elle pour interpréter la fragile Mimi de « La Bohême », mais à part ça c’était du grand art. A la fin du récital, le public était encore une fois en délire ; après dix minutes de rappels, elle chanta en guise de bis « Traüme », l’un des « Wesendonk-Lieder » de Wagner.
    Agnès semblait ravie, comme si ce concert lui avait ouvert de nouveaux horizons. Quand ils sortirent dehors, il faisait toujours aussi chaud. En fait, par ces temps de canicule, la température ne baissait guère, même la nuit. Ils allèrent boire un rafraîchissement dans un café voisin, puis il raccompagna Agnès chez sa mère. Ensuite, il rentra chez lui. Quand il s’allongea enfin sur son lit, il était minuit passé.
     
    Samedi 16 août 2036 :
    Le lendemain matin, il se réveilla affamé. Après un rapide tour d’horizon des placards, il se rendit compte qu’il ne lui restait pas grand-chose à manger ; il allait devoir faire des courses. En attendant, il descendit acheter des croissants. Tout en se dirigeant vers la boulangerie, il se demanda comment il allait occuper la dizaine de jours qui restaient avant le briefing du 26, qui précéderait de peu son départ pour la Russie. Bien sûr, il y avait son travail d’écriture, mais on ne peut pas écrire toute la journée, il faut bien sortir pour se changer les idées. Et il avait très envie de se changer les idées… Hier soir, Ghislaine lui avait envoyé un bref message lui demandant de lui adresser un compte-rendu du concert de Sophia Wenger, mais elle ne lui avait pas parlé de venir la voir. Il pensait que cette froideur durerait au moins jusqu’à son voyage en Russie : elle était jalouse, et elle détestait ça. Mais ce n’était pas grave, il trouverait bien à s’occuper. Il n’avait jamais été un night-cluber émérite. Il n’aimait pas beaucoup ces endroits surchauffés, où l’on danse au son d’une « musique » tellement assourdissante qu’il est impossible de tenir une conversation un peu élaborée. Mais bon, il lui arrivait de se forcer et, l’alcool aidant, d’y passer des heures et de revenir chez lui en galante compagnie.
    Cependant, d’autres gens avaient eux aussi leurs idées quant à son emploi du temps, au moins en ce qui concerne la semaine suivante. Il sortait de la boulangerie, ses croissants à la main, quand une voiture s’arrêta près de lui. C’était une berline Citroën noire, aux vitres teintées. Un homme que l’on aurait cru sorti d’un film d’espionnage ouvrit par la portière arrière ; malgré la chaleur, il portait un costume trois-pièces, et un chapeau tyrolien orné d’une plume dissimulait son crâne chauve. Une fine cicatrice commençait à son menton et lui traversait la moitié de la figure, pour finir sous son oreille gauche.
    Monsieur Jacquet ? demanda-t-il.
    Lui-même.
    Capitaine Servant, DGSE. Nous allons faire une petite promenade.
    On le fit asseoir à l’arrière. Le seul autre occupant du véhicule était le chauffeur, qui se concentrait sur la conduite.
    Qu’est-ce qui se passe ? demanda Gérald, moins inquiet qu’étonné.
    Rien de spécial, rassurez-vous. Nous allons vous emmener à Vélizy-Villacoublay, où vous passerez quelques examens médicaux.
    Mais on ne m’avait pas parlé de ça !
    Vraiment ? fit le capitaine Servant avec un grand sourire. Mes collègues sont réellement distraits !
    Peu avant dix heures du matin, la voiture pénétra à l’intérieur de la base aérienne 107 « Sous-lieutenant René Dorme » de Vélizy-Villacoublay. On l’emmena à l’infirmerie où, pendant deux heures, on lui fit passer divers examens médicaux – en fait, un véritable bilan de santé, y compris un scaner du crâne, un examen très complet du sang et des urines, une vérification de la vue et de l’ouie etc. La médecine avait fait des progrès, et maintenant on pouvait obtenir les résultats de ces tests quasi-instantanément. Pour finir il fut reçu par un médecin de l’Armée de l’air, qui se fit un plaisir de lui annoncer qu’il était en parfaite santé, sauf qu’il avait quelques kilos en trop – ce qui pouvait se corriger facilement – et, que comme tous les hommes de son âge, il devait surveiller sa tension et ses taux de glycémie et de cholestérol. Accessoirement, il apprit aussi que son nouvel implant avait parfaitement cicatrisé.
    En sortant de là, Gérald s’imaginait qu’il allait pouvoir rentrer chez lui, et il s’apprêtait à demander qu’on lui appelle un taxi. Mais il se trompait lourdement. Le capitaine Servant l’invita au mess des officiers pour le déjeuner. Le journaliste apprécia l’attention, d’autant que le repas se révéla excellent. Mais ce que lui dit le capitaine de la DGSE allait lui couper l’appétit…
    Vous allez me reconduire chez moi ? demanda Gérald.
    J’ai bien peur que non, déclara Servant. En fait, pas tout de suite.
    Comment ça, pas tout de suite ?
    J’ai deux nouvelles pour vous, une bonne et une mauvaise. La bonne, c’est que votre santé est excellente.
    Oui, le toubib me l’a déjà dit.
    Je le confirme. Ce qui va nous permettre de passer à l’étape suivante.
    L’étape suivante, c’est le voyage en Russie, non ?
    Immédiatement après avoir prononcé ces mots, Gérald les regretta. Après tout, c’était censé être un secret. Mais son interlocuteur ne cilla pas, se contentant de dire :
    Là, vous allez trop vite en besogne.
    Puis l’homme se racla la gorge.
    Mes supérieurs ont pensé que quelques petites séances d’entraînement ne pourraient pas vous faire de mal. Un décrassage, en quelque sorte.
    Un décrassage ? répéta Gérald, qui n’en croyait pas ses oreilles.
    Oui, dans un endroit que vous connaissez déjà. Vous ne serez pas dépayé. Finissez votre omelette aux champignons, elle va refroidir.
    Et si je refuse ?
    Je crains que vous n’ayez pas vraiment le choix…
    La fin du repas fut morose, et Gérald fit à peine honneur au dessert. Et puis ils reprirent la route, en direction de l’ouest. En fait, ils roulèrent durant tout l’après-midi. Au fur et à mesure qu’ils approchaient de leur but, le journaliste sentait ses cheveux se dresser sur sa tête. Il reconnaissait ces petites routes bretonnes, ces collines basses, ce paysage de bocage. Il savait où ils allaient : au fort de la Pointe aux Lièvres.
     
    Gérald avait passé trois ans dans l’armée, mais les pires moments, ceux dont il lui arrivait encore parfois de rêver, il les avait connus durant un stage de trois semaines au fort de la Pointe aux Lièvres, situé au nord de la presqu’île de Quiberon. Le 5e régiment d’infanterie de marine s’en servait comme base d’entraînement, mais l’endroit était aussi utilisé pour la formation des commandos : en fait tous les hommes des Forces spéciales, qu’ils appartiennent à l’Armée de terre, à l’Aviation, à la Marine, aux Renseignements ou même à la Gendarmerie, y passaient un jour ou l’autre.
    Le silence régnait dans la voiture. Le capitaine Servant n’était pas du genre bavard, et Gérald n’avait rien à dire. Peu avant leur arrivée, il demanda :
    Et ma future coéquippière, elle sera là aussi ?
    D’abord, Servant ne sembla pas comprendre de qui il parlait. Puis il réalisa, et dit :
    Ah, vous voulez parler de Sophia Wenger ?
    Oui.
    Non, bien sûr que non.
    Pourquoi « bien sûr que non » ? Elle n’a pas besoin d’un "décrassage", elle ?
    Pour toute réponse, l’officier haussa les épaules.
     
    Un peu plus tard, ils pénétrèrent dans le fort. Entouré de terrains militaires interdits à toute présence civile, c’était un curieux mélange de bâtiments datant de plusieurs époques. Le gros de l’ouvrage remontait à Vauban, on avait renforcé les fortifications à l’époque de Napoléon, et puis on avait construit des casernements à l’intérieur, assez pour abriter plusieurs centaines de soldats. Dans les années 1930, le fort avait été partiellement désaffecté, mais finalement la Marine l’avait récupéré, et même agrandi, vers 1955. La situation isolée du site, et surtout le caractère sauvage des environs, en faisaient en effet une excellente base pour l’entraînement des troupes d’élite.
    Le portail s’ouvrit, et le véhicule pénétra dans la cour. Un instant, Gérald eut l’impression de faire un hallucinant voyage dans le temps. Presque rien ne semblait avoir changé, depuis son époque. S’il existait un endroit dans le monde où il avait espéré ne jamais remettre les pieds, c’était bien ici.
    La voiture s’arrêta.
    Bien, dit Servant. Nous voici arrivés. Il est évident que pas un mot ne doit circuler au sujet de votre future mission.
    Comment vais-je justifier ma présence ici, alors ? Surtout à mon âge.
    C’est très simple, vous êtes sergent-chef de réserve dans les Forces spéciales, et vous venez faire une remise à niveau d’une semaine.
    Une semaine ! Et je vous signale que j’étais juste caporal.
    Plus maintenant. J’ai l’honneur de vous annoncer que vous avez été promu sergent-chef. Votre dossier militaire a été actualisé. Ne me remerciez pas, c’est tout naturel. Et bien entendu, pendant cette semaine, vous toucherez une solde de sergent-chef.
    L’armée est trop bonne !
    Oh, l’armée fait juste ce qu’on lui demande.
    Servant ouvrit la portière, et sortit. Gérald l’imita. Un vent frais, chargé de pluie, soufflait. Et il faisait beaucoup moins chaud qu’à Paris – c’était toujours ça de gagné. Il avait fait son stage au fort, plus de vingt ans plus tôt, au mois de février, et il avait beaucoup souffert du froid.
    Encore une chose, dit le capitaine, tandis qu’un gradé du fort venait à leur rencontre. Pendant une semaine, votre implant sera désactivité, alors inutile de chercher à vous en servir.
    Et si j’ai envie de parler à mes proches ?
    Oh, il doit bien exister un vieux téléphone fixe dans le fort. Mais je vous recommande la discrètion.
    Et si jamais je me casse quelque chose, pendant l’entraînement ? Vous savez comment ça se passe, ici. Ce ne sont pas des tendres.
    Le capitaine Servant le regarda fixement, puis déclara, d'un ton où perçait une pointe de menace :
    Faites en sorte que ça n’arrive pas.
     
     
               
               
  9. Gouderien
    Le vent faisait claquer le drapeau français accroché au mat planté exactement au milieu de l’esplanade. De son temps, il y avait également un drapeau européen. C’était à peu près l’unique différence, sauf que les véhicules garés sur le parking étaient plus modernes. Plus loin, sur le terrain d’exercice, une douzaine de bidasses s’agitaient au son des coups de sifflet énervés d’un sous-officier ; ça, ça n’avait pas changé.
    -         Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? demanda l’officier en treillis qui les avait rejoints.
    C’était un grand type brun, sec mais musclé, au visage en lame de couteau, les cheveux coupés très court.
    -          Capitaine Servant, DGSE. J’accompagne le sergent-chef Jacquet, que voici. Votre commandant est au courant.
    -          Je le suis également. Bienvenue, sergent-chef. Je suis le capitaine Couband.
    Par une sorte de réflexe conditionné, Gérald se mit au garde-à-vous.
    -          Repos, sergent-chef. Vous allez rencontrer le colonel Le Goff, qui commande la base de la Pointe aux Lièvres.
    -          Bon, moi je m’en vais, dit Servant. Bonne chance, Jacquet, je vous laisse en de bonnes mains. Et peut-être à plus tard.
    Après leur avoir serré la main, il remonta dans sa voiture, qui sortit du fort. Gérald la regarda partir avec mélancolie. Quand le portail se referma en grinçant, il frissonna.
    -          Venez, dit l’officier.
    Gérald le suivit. Ils se dirigèrent vers un grand bâtiment gris à un étage qui, Gérald le savait, abritait à la fois les bureaux et l’appartement du commandant du fort. Ils entrèrent. Dans une pièce, une jeune soldate en treillis, les cheveux retenus en arrière par un chignon, pianotait sur un clavier d’ordinateur. Sur sa manche, elle arborait un chevron de caporal. Elle jeta un regard indifférent à Gérald.
    -          Le colonel peut nous recevoir ? demanda Couband.
    -          Pas de problème, assura la jeune femme.
    Couband frappa à une porte. « Entrez », fit une voix. Une voix féminine. Ils entrèrent. Le colonel Le Goff – enfin plus exactement la colonelle Josiane Le Goff – était assise derrière son bureau, et elle se leva à leur entrée. Gérald n’en revenait pas. C’était une femme pas très grande, mince et très musclée, dotée d’une poitrine opulente. Elle devait avoir au moins 45 ans. Sous des cheveux bruns coupés court, elle portait des lunettes. Elle était vêtue d’un treillis de camouflage, avec les barettes de colonel sur les épaules, son nom sur une bande velcro et l’écusson des parachutistes.
    -          Qu’est-ce que vous avez, mon ami ? dit-elle d’un ton ironique. On dirait que vous avez vu le Diable.
    Elle avait une voix étonnament douce – enfin, pour un colonel.
    -          C’est que, balbutia le journaliste… Je ne m’attendais pas…
    -          A ce que je sois une femme ? Et oui, il faudra vous faire à cette idée. La féminisation de l’armée n’est pas un vain mot.
    Elle ajouta, en lui tendant la main :
    -          Josiane Le Goff, enchantée de vous rencontrer.
    -          Gérald Jacquet. Je suis très impressionné.
    -          Il n’y a pas de quoi. Vous pouvez nous laisser, Couband, ajouta-t-elle à l’intention du capitaine.
    Celui-ci fit un salut règlementaire, puis sortit.
    -          Asseyez-vous, déclara la colonelle en indiquant une chaise.
    Il obéit, tandis que de son côté elle retournait s’installer derrière son bureau. Plus de vingt ans auparavant, il avait déjà pénétré dans cette pièce – une fois pour recevoir une engueulade du colonel de l’époque – un capitaine de vaisseau des fusiliers-marins -, l’autre fois, peu avant la fin de son stage, pour des félicitations. On avait repeint les murs, autrefois d’un jaune sale, maintenant d’un vert clair beaucoup plus agréable à l’oeil. Les énormes armoires de bois qui s’alignaient contre les murs, à gauche et à droite du bureau, avaient laissé la place à des meubles de rangement métalliques nettement plus modernes. Derrière l’officier, une étagère croulait sous les livres, parmi lesquels les « Mémoires de guerre » du général de Gaulle, le « Bigeard » d’Erwan Bergot, et divers ouvrages sur le terrorisme. En-dessous, dans un cadre, une grande photo représentait la colonelle Le Goff, souriante, en compagnie d’une douzaine de militaires de divers grades. D’après les bâtiments qu’on apercevait en arrière-plan, le cliché avait dû être pris au Moyen-Orient – sans doute en Irak ou en Afghanistan.
    -          C’est un honneur pour nous de recevoir ici un journaliste de votre renommée, commença-t-elle, même si je n’ai pas exactement compris pourquoi on vous envoie chez nous.
    -          On m’a parlé de « décrassage », déclara-t-il. Mais on ne m’a pas vraiment demandé mon avis.
    -          Oui, je vois… Vous êtes ici pour une semaine. On va essayer de ne pas vous faire trop de misères. Si j’en crois votre dossier, vous êtes déjà venu, il y a une vingtaine d’années ?
    -          Tout à fait.
    -          A l’époque, c’était marche ou crève. Rassurez-vous, les choses ont changé, nous sommes devenus « presque » civilisés. Même si, bien entendu, on s’efforce de maintenir quelques-unes de nos bonnes traditions.
    -          Comme les marches de nuit ?
    -          Voilà. Écoutez, j’espère que tout se passera bien.
    -          Ce qui m’inquiète un peu, c’est que j’ai deux fois l’âge que j’avais quand je suis venu ici pour la première fois.
    -          Vous m’avez l’air assez en forme. Et puis, si ça peut vous rassurer, ce qu’on perd en force et en agilité en prenant de l’âge, on le regagne en endurance. Et en expérience, bien entendu.
    Quand à lui, il ne se trouvait pas si en forme que ça. Il avait été désagréablement surpris ce matin, lors de la pesée, pendant la visite médicale, en apprenant son poids : 92 kilos, pour 1 mètre 85. Ces derniers temps, il avait grossi – la faute sans doute à tout ces repas dans des bons restaurant pris en compagnie de Ghislaine. Et puis, avec la canicule, il avait abusé des glaces et des jus de fruit.
    A ce moment, on frappa à la porte.
    -          Entrez, dit-elle.
    Un homme d’une trentaine d’années pénétra dans la pièce. D’après ses insignes de grade, c’était un lieutenant. Il salua :
    -          Lieutenant Frédric à vos ordres, colonel.
    -          Repos, dit-elle.
    L’homme était grand, mince et musclé, l’allure féline ; il était coiffé d’un béret vert. La colonelle dit à Gérard :
    -          Le lieutenant sera votre chef d’unité.
    Puis, s’adressant au nouveau venu :
    -          Voici le sergent-chef Jacquet, que nous attendions. Vous voudrez bien le conduire chez le fourier, et ensuite lui montrer sa chambre.
    -          C’est que… balbutia Gérald. Il me faudrait aussi quelques affaires de toilette. Ma venue ici a été quelque peu improvisée.
    Le lieutenant Frédric le regarda avec un peu de curiosité.
    -          Pas de problème, dit-il, on va vous procurer ça.
    La colonelle se leva, et vint serrer la main de Gérald.
    -          Bon séjour chez nous, dit-elle.
    -          Merci colonel.
    Le lieutenant et lui sortirent dans la cour.
    -          Votre tête ne m’est pas inconnue, déclara l’officier. J’ai l’impression de vous avoir déjà vu quelque part.
    -          C’est normal, je suis journaliste. Il m’arrive de passer à la télévision.
    L’homme s’arrêta devant le bâtiment, et se tourna vers lui :
    -          Sans indiscrétion, qu’est-ce que vous venez foutre chez nous ?
    -          Eh bien… On m’a gentiment fait comprendre que j’avais besoin d’une petite remise en forme.
    -          Vous auriez pu aller en thalassothérapie ! Vous êtes un peu âgé, pour un réserviste, non ?
    -          Ce n’est pas moi qui ait choisi.
    Le lieutenant Frédric le considéra quelques instants d’une manière dubitative, puis il dut décider qu’au fond tout cela ne le regardait pas.
    -          Bon, dit-il finalement, on va aller voir le fourier, puis je vous conduirai dans votre chambrée. Vous verrez, il y a déjà trois autres sous-officiers. Des réservistes, comme vous. Enfin, j’imagine. Vous n’avez pas de bagages ?
    -          Euh… Non.
    L’officier lui jeta un regard étonné, mais il se contenta de dire :
    -          Tout ce que vous ne trouverez pas chez le fourier, vous pouvez l’acheter à la boutique du fort.
    -          Merci. Je connais la musique. Je suis déjà venu ici.
    -          Vous ne devez pas être trop dépaysé, alors !
    -          Sauf que quand je suis venu, j’avais quelques années de moins !
    -          Je comprends.
    Non, il ne comprenait sûrement pas – mais ce n’était pas grave.
    Ils passèrent chez le fourier, où, après lui avoir demandé ses mensurations, on lui remit treillis, uniforme, t-shirts, linge de corps, chaussettes, rangers etc, ainsi qu’une parka imperméable qui allait se révéler utile… Il reçut aussi le béret bleu marine des commandos de l’Air, ce qui lui fit plaisir et lui rappela bien des souvenirs. Les bras chargés de tout cet attirail, il suivit le lieutenant qui le conduisit vers son logement. Ils pénétrèrent dans un vaste bâtiment, et s’arrêtèrent devant la 3e porte à gauche. Trois personnes, deux hommes et une femme, se trouvaient déjà là. Ils devaient tous avoir entre 25 et 30 ans.
    -          Voici votre camarade, le sergent-chef Jacquet, annonça le lieutenant Frédric. Merci de lui faire bon accueil.
    Tandis qu’il sortait, Gérald déposa tout son barda sur l’unique lit vide. Puis il salua ses trois colocataires, qui se présentèrent comme le sergent Bernard Tripier (un type pas très grand, qu’on aurait pris plutôt pour un comptable que pour un militaire), le sergent-chef  Honoré Diallo (un Noir de bonne taille) et enfin le sergent Rachel Albertini (la jeune femme, d’ailleurs plutôt jolie). Tripier et Bensimon appartenaient à l’armée de Terre, tandis que Diallo – comme lui - faisait partie des commandos de l’Air. Il fallait bien que quelqu’un le reconnaisse, et ce fut la jeune femme.
    -          Vous êtes pas passé à la télé, vous ? demanda-t-elle après l’avoir scruté d’un air inquisiteur.
    -          Ça se peut bien, répondit-il. Je suis journaliste.
    -          Ah oui, je me souviens maintenant. C’est bien vous, dont la fille avait été enlevée ?
    -          C’est moi.
    -          Si je me souviens bien, intervint Tripier, elle a été retrouvée, et les kidnappeurs ont été zigouillés par cette chanteuse… Comment s’appelle-t-elle, déjà ?
    -          Sophia Wenger.
    -          C’est ça. Elle est canon, cette meuf.
    -          Ouais, approuva Diallo, mais il doit pas falloir s’y frotter.
    -          Comme moi, quoi, dit Rachel en plaisantant.
    -          Ça n’a pas dû être facile, dit Diallo à Gérald d’un ton compatissant.
    -          Non, pas vraiment. Mais c’est fini maintenant.
    -          Et qu’est-ce que vous venez faire ici, alors ? interrogea Tripier.
    Le journaliste songea, en soupirant intérieurement, que c’était une question qu’il n’avait pas fini d’entendre.
    -          Comme vous je suppose, non ? Je viens faire ma période de réserve. C’était prévu depuis longtemps.
    C’était un gros mensonge, mais il ne pouvait pas leur dire la vérité. Et puis, rien qu’à voir leurs vêtements civils et leur allure peu rassurée, on devinait qu’eux aussi, ils venaient d’arriver.
    Il était en train de ranger ses affaires dans l’armoire métallique qui se trouvait à la droite de son lit, quand la porte s’ouvrit . Un gradé entra, un homme pas très grand, aux cheveux coupés en brosse, et qui portait des lunettes.
    -          Bonjour, dit-il, je suis le Sergent Franklin – oui, comme Benjamin. Mettez votre treillis, et ensuite on ira chez le coiffeur. Je vous donne dix minutes.
    Dix minutes plus tard, ayant revêtu leur tenue militaire, ils pénétraient chez le merlan, qui avait plutôt un physique de garçon-boucher – c’était d’ailleurs peut-être son métier dans le civil, on sait que l’armée a une conception particulière de l’utilisation des talents. En un rien de temps, ses trois compagnons de chambrée – sauf Diallo, qui avait déjà la boule à zéro – furent délestés d’une grande partie de leur chevelure, ce qui suscita l’inquiétude de Gérald - c'est marrant comme les gens, quand on les habille en bidasses et qu'on leur coupe l'essentiel des cheveux, ont tout de suite une autre tête. Quand vint son tour, il tenta d’expliquer qu’il était journaliste, qu’il lui arrivait de passer à la télévision, et donc qu’il méritait un traitement plus clément. Mais l’artiste de la tondeuse le rassura d’un ton rigolard :
    -          Vous inquiétez pas, j’ai reçu des consignes particulières à votre sujet.
    Et effectivement, l’homme se contenta de lui raccourcir les cheveux de façon régulière, ce qui donna un résultat guère différent de sa façon habituelle de se coiffer – de toute façon, il aimait avoir les cheveux courts. Quand il rentra dans sa chambrée, ses camarades, jaloux, le traitèrent de « pistonné » et le taxèrent d’une tournée de bière au mess, ce qu’il accepta volontiers.
    Avant cela, il se rendit à la boutique, afin d’acheter ce qui lui manquait, c’est-à-dire surtout des affaires de toilette et des mouchoirs en papier, et aussi une bouteille d’eau minérale. En chemin il rencontra deux soldats du rang, qui le saluèrent ; après un bref instant d’hésitation, il leur rendit leur salut.
    Quand il revint dans la chambre avec ses achats, il était un peu plus de 18 heures. S’il en croyait le petit livret qu’on lui avait remis chez le fourier, le repas du soir était servi au mess à partir de 18 heures 30. Cela leur laissait le temps d’aller boire un bière.
    -          Qui a soif ? lança-t-il à la cantonnade.
    Ses compagnons de chambrée ne se firent pas prier pour le suivre. Tandis qu’ils se dirigeaient vers le mess, il remarqua :
    -          Ils se ramolissent, ici. En d’autres temps, ils nous auraient déjà fait faire dix fois le tour du fort en petites foulées, en guise de bienvenue.
    -          Vous êtes déjà venu ? demanda Rachel en le regardant avec une vive curiosité.
    -          Oui, c’était il y a longtemps. Et tu peux me tutoyer.
    -          C’était comment ?
    -          Dur.
    -          J’espère que ça n’a pas trop changé. Moi, je suis venue ici pour en baver.
    Il songea en lui-même qu’il avait connu des gens – un en particulier - qui lui auraient fait perdre non seulement des kilos, mais aussi peut-être un bras ou une jambe, voire la vie. La Pointe aux Lièvres, c’était un peu comme le GR20 en Corse : le but n’était pas de tuer des gens, mais néanmoins ça arrivait de temps en temps. C’était d’ailleurs plutôt de la faute des stagiaires que des instructeurs. Bien sûr, il existait parmi ceux-ci des brutes épaisses voire d’authentiques sadiques, mais ils n’étaient pas si nombreux que ça : la hiérarchie leur faisait la chasse, car leur présence était contre-productive, et quand l’un d’entre eux était repéré, il était muté ailleurs, ou même chassé de l’armée. Non, le gros problème, c’est que la participation à ce stage commando était une condition sine qua non de l’entrée dans certaines unités d’élite, ce qui poussait des individus qui n’avaient ni les moyens physiques ni la force morale nécessaires à tenter des épreuves largement au-dessus de leur niveau. D’autres venaient ici comme si c’était une émission de télé-réalité, une sorte de "Koh-Lanta" militaire et breton. Quand on s’en apercevait, on les renvoyait dans leur unité, mais parfois c’était trop tard, et des accidents arrivaient. On disait que c’était la faute à pas de chance, et que l’armée avait droit à un certain pourcentage de pertes – ce qui était d’ailleurs faux. Au fil des années, on avait renforcé la sécurité au maximum, mais il fallait bien conserver le caractère sélectif du stage.
     
  10. Gouderien
    Au mess l’attendait une sacrée surprise, sous la forme d’un grand type roux qui, une bière à la main, était en grande conversation devant le bar avec une blonde vêtue d’un jeans et d’une chemise hawaïenne. En voyant entrer les nouveaux venus, il lança d’un ton ironique :
    -          Tiens, voilà les touristes !
    Puis son regard se fixa sur Gérald.
    -          Mais j’te connais, toi !
    Étonné, le journaliste considéra avec plus d’attention ce gaillard impressionnant, vêtu d’un pantalon de treillis et d’un T-shirt rayé bleu à la mode bretonne. Il connaissait ce gars. Enfin, il l’avait connu, dans une autre vie…
    -          La Bête ! éructa l’homme en se précipitant vers Gérald.
    -          Leduc ! répliqua celui-ci, en lui ouvrant les bras.
    Ils s’étreignirent longuement. Cela faisait deux décennies qu’ils ne s’étaient pas vus. La dernière fois qu’ils s’étaient croisés, c’était à Kaboul, au mess principal des forces alliées. Leduc, ou plus exactement Thierry Leduc (mais tout le monde l’appelait « le Grand duc »), était, tout comme lui, caporal, mais il avait bon espoir de passer sergent, et il était fermement décidé à rempiler. Ils avaient vécu ensemble des aventures abracadabrantesques, parfois tragiques, parfois pittoresques voire franchement comiques. Cela pouvait sembler curieux, mais même dans ce pays abandonné des dieux, il arrivait qu’on se marre bien – enfin, à condition d’apprécier l’humour noir, bien entendu.
    La blonde se retourna ; elle portait un bandeau sur l’œil droit, comme les pirates, sauf que le sien était blanc. A part ça, elle était plutôt agréable à regarder.
    -          Tu ne nous présentes pas ? demanda-t-elle à Leduc.
    -          Sergent-chef Marion Norman, dit-il en désignant la fille.
    -          Enchanté, fit le journaliste en serrant la main qu’elle tendait.
    -          Et voici le caporal…
    -          Non, sergent-chef aussi. Je suis monté en grade.
    -          … Gérald Jacquet.
    -          Vous pourriez nous présenter aussi, intervint Diallo, et le journaliste s’exécuta.
    -          Mesdames-Messieurs, commença Leduc en s’éclaircissant la voix – et les conversations dans le mess s’éteignirent peu à peu – l’homme qui vient d’entrer était, il y a quelques années de ça, mon camarade de chambrée, et de combat. Et surtout, il possède une caractéristique unique.
    Gérald le voyait venir avec ses gros sabots.
    -          Il a dans le dos, continua le sous-officier, le tatouage le plus spectaculaire que j’ai vu de ma vie. Montre-nous ça, Gégé !
    Avec une dextérité fruit d’un long entraînement, le journaliste tira sa chemise au-dessus de sa tête et montra son dos, ce qui entraîna aussitôt des réactions diverses, allant du cri d’horreur jusqu’au murmure d’admiration.
    -          C’est fascinant ! s’exclama le sergent-chef Norman. Vous permettez que je fasse une photo ?
    -          Pourquoi pas ?
    Elle souleva le bandeau qui couvrait son œil droit, dévoilant ce qui ressemblait à l’objectif d’un petit appareil photo. Elle appuya sur le bouton d'un petit boîtier qu'elle portait à la ceinture. Il y eut un léger bruit, comme celui que ferait un zoom qu’on ajuste, puis l’œil électronique cligna deux fois.
    -          Merci, dit-elle en replaçant le bandeau. C’est mon œil bionique ! ajouta-t-elle en riant.
    Plusieurs autres sous-officiers voulurent également prendre cet étonnant tatouage en photo, mais il en eut vite assez.
    -          Bon, fin de la récréation, lança-t-il en reboutonnant sa chemise.
    Il songea, avec une certaine mauvaise humeur, qu’au moins la moitié de ces militaires devait posséder une page Faceplouc, et qu’ils allaient s’empresser de poster dessus le magnifique cliché qu’ils venaient de prendre de ce chef-d’œuvre de l’art du tatouage. Et demain le monde entier saurait que le célèbre journaliste Gérald Jacquet s’entraînait avec les commandos français au fort de la Pointe aux Lièvres. Bonjour la discrétion ! Cela dit il y avait une solution simple à ce problème : il pourrait toujours dire que c’était pour un reportage, et le prouver en rédigeant un article sur cette semaine de stage. Dès qu’il aurait Ghislaine au téléphone, il faudrait qu’il lui en parle.
    -          Qu’est-ce que tu fous ici ? demanda le sous-officier. Ne me dis pas que tu as rempilé !
    -          Non, je suis juste là pour une semaine. Un stage de mise à niveau, en quelque sorte.
    -          Je te croyais journaliste !
    -          Tout à fait ! L’un n’empêche pas l’autre. Et toi ? dit-il en s’adressant à Leduc. Tu es quoi, maintenant ?
    -          Adjudant-chef, mon pote ! Et oui, qui aurait cru ?
    A son âge, ce n’était pas une situation tellement brillante, mais Gérald se garda bien d’en faire la remarque. Il terminerait sa carrière comme capitaine, au maximum. Leduc était un brave type, et un bon soldat, mais il avait arrêté ses études assez jeune, et ça se voyait – sans parler de son penchant naturel pour la boisson, qui était déjà un problème une vingtaine d’années plus tôt, et qui n’avait pas dû s’arranger depuis. N’empêche, c’était agréable de rencontrer une tête connue.
    -          Tu es de passage comme moi, ou tu bosses ici ? demanda-t-il.
    -          Je travaille ici, répondit Leduc. Je m’occupe de l’intendance.
    -          Ah, d’accord.
    Pour fêter ces retrouvailles, Gérald offrit une tournée générale. Puis ils allèrent dîner.
    La nourriture s’était un peu améliorée depuis son époque, et elle était surtout plus diététique – en plus, c’était la cantine des gradés – mais bon, ce n’était pas encore demain que la Pointe aux Lièvres aurait ses étoiles dans le Michelin. Dans la salle, un poste de télévision diffusait une chaîne d’infos en continu, et c’est ainsi que Gérald apprit que, pour la première fois depuis peut-être six semaines, le temps allait changer. La météo prévoyait en effet pour les jours à venir une série de violents orages sur l’Ouest, accompagnée d’une baisse des températures qui ne pouvait être que bienvenue. Cette nouvelle entraîna une discussion générale sur le temps, avec les protestations habituelles contre la canicule – sauf qu’ici il faisait 25 degrés, soit largement 10 de moins que dans la capitale ! Cette canicule à la mode bretonne semblait nettement plus supportable que celle de Paris.
    Thierry Leduc lui présenta plusieurs de ses collègues sous-officiers, puis raconta quelques anecdotes à propos de son fameux tatouage. Il avait une bonne mémoire, car c’est à peine si Gérald s’en souvenait. C’est vrai qu’un jour, en Afghanistan, au fin fond d’une région dominée par les Talibans, devant faire parler plusieurs suspects, Leduc leur avait annoncé, par le truchement d’un interprète, que le caporal Jacquet était en fait le Diable, et que pour le prouver il allait leur montrer sa véritable nature – et Gérald avait enlevé sa chemise et s’était retourné, terrorisant non seulement les Afghans suspects, mais aussi l’interprète pachtoun, qui s’était enfui en courant ; la saga « Alien » n’avait pas dû parvenir jusque dans ces contrées reculées, et de toute façon ces musulmans rigoristes détestaient le cinéma occidental. Ils mangèrent, rirent beaucoup et burent pas mal également, et Gérald rentra dans sa chambrée assez tard.
    Finalement les choses se présentaient plutôt mieux qu’il ne s’y attendait ; cela dit, on l’aurait réveillé à deux heures du matin pour faire une marche de nuit type « 50 » (50, car on parcourait 25 kilomètres dans la nature, avec un sac à dos chargé de 25 kilos de briques ou de parpaings), que cela ne l’aurait pas étonné plus que ça.  
    Dimanche 17 août 2036 :
    Le réveil eut lieu dès l’aube. Gérald mit une fraction de seconde à réaliser où il était, et ce ne fut pas une découverte agréable. Il eut juste le temps de prendre une douche, de se raser et de s’habiller, avant de sortir avec ses camarades de chambrée pour le lever des couleurs. Le trompette jouait faux, et le journaliste faillit éclater de rire. C’était la même chose vingt ans plus tôt : certaines choses ne changeaient jamais…
    Puis ce fut le petit-déjeuner au mess. C’était plutôt meilleur que dans son souvenir, avec des jus de fruit, des croissants – sans doute parce que c’était dimanche -, des toasts et de la confiture, et même des œufs au bacon. Mais les meilleures moments ont une fin, et à 8 heures les choses sérieuses commencèrent. D’abord, en guise de remise en forme, les stagiaires (ils étaient au total une vingtaine, venant de diverses unités – il y avait même un sous-officier de gendarmerie sénégalais -, mais Gérald était de loin le plus âgé) eurent droit à deux heures de sport : gymnastique, athlétisme enfin piscine. Puis ils entrèrent dans un salle de cours et on leur dispensa deux heures d’information sur les armes d’infanterie les plus récentes, avec théorie et pratique, c’est-à-dire examen et démontage de matériels, français ou étrangers, dont certains semblaient sortis d’un film de science-fiction.
    Après le repas de midi, pris au mess, suivi d’une pause qui dura jusqu’à 13 heures, ce fut une autre histoire : ils rentrèrent dans leurs chambrées pour se mettre en tenue de combat, rangers aux pieds ; on distribua à chacun un pistolet-mitrailleur et un sac à dos particulièrement lourd, et ce fut le départ pour une marche de 20 kilomètres, dans l’intérieur du pays. Le soleil tapait dur, même si bien sûr ce n’était pas la canicule qu’il avait connue à Paris ou en Dordogne. Ils étaient accompagnés par des sous-of’ hargneux et gueulards, dans la grande tradition militaire. Jadis Gérald avait fait pas mal de randonnées et il adorait marcher, mais c’est vrai que ces dernières années il s’était un peu laissé aller – et puis le poids du sac à dos sur les épaules se faisait sentir. Dans l’ensemble cela ne se passa pas trop mal ; bien des stagiaires plus jeunes avaient plus de mal à suivre que lui. Mais le journaliste ne se faisait pas d’illusions : c’était juste une mise en bouche. En fait il souffrit surtout de la soif, car ils n’avaient emporté qu’une petite bouteille d’eau chacun. Après avoir décrit un arc de cercle dans la campagne environnante, au milieu des champs, des prés et des bois, ils retournèrent à la caserne peu avant 18 heures. Quand on lui dit que c’était tout pour aujourd’hui, il n’en revint pas.
    Il déposa son barda à côté de celui des autres, puis courut à la chambrée prendre une douche et se changer. Ensuite, il utilisa l’un des rares téléphones fixes du fort pour appeler Ghislaine. Après avoir fait la queue pendant 20 minutes dehors, sous un soleil déclinant mais encore chaud, il réussit enfin à la joindre, et la stupéfia en lui apprenant où il était. Bien sûr, il ne lui dévoilà pas les véritables motifs de sa présence ici, et lui arrangea une histoire à sa façon, comme quoi il était sergent-chef de réserve et il avait totalement oublié qu’il avait une période à accomplir. Il lui promit d’en profiter pour raconter son expérience dans un reportage.
    -          A propos de reportage, dit-elle, tu devais pas me fournir un compte-rendu du concert de Sophia Wenger ?
    Bon sang ! Avec toutes ces histoires, il avait complètement oublié !
    -          Je t’envoie ça dans la semaine, assura-t-il.
    -          Ça sera un peu tard.
    -          Mieux vaut tard que jamais, non ?
    -          Bien sûr.
    Il y eut un petit silence. Derrière Gérald, une demi-douzaine de bidasses attendaient, et commençaient à manifester bruyamment leur impatience. Il avait eu l’intention de téléphoner aussi à son père, mais il songea que ce serait pour une autre fois.
    -          Dis-donc, continua-t-elle, tu sais ce que j’ai lu sur Internet, à propos de ta chère Sophia ?
    -          Non, répondit-il.
    Il s’attendait à je ne sais quel commérage de femme jalouse, et s’apprêtait à abréger la conversation, quand elle dit :
    -          Il paraît que c’est un robot.
    -          Hein ?
    -          C’est un savant japonais qui prétend ça. Il a chronométré plusieurs de ses interprétations d’une même œuvre – une sonate de Mozart, je crois -, et il a trouvé qu’elle mettait toujours exactement le même temps pour la jouer, au dixième de seconde prêt. Il dit que, s'agissant d'une œuvre qui dure une vingtaine de minutes, c’est humainement impossible.
    -          C’est du grand n’importe quoi.
    -          Ou alors, elle joue en play-back ?
    -          Ça m’étonnerait beaucoup. Décidément, on raconte n’importe quoi, sur le Worldnet. J’espère que tu ne vas pas publier ça ?
    -          Hum, je me tâte.
    Ne trouvant rien à répliquer, il se contenta de dire :
    -          Bon, tu m’excuses, mais je dois raccrocher car on s’impatiente derrière moi. Je t’embrasse !
    -          Moi aussi. Et bon courage.
    -          Merci !
    -          C’est pas trop tôt ! grommela un caporal baraqué en prenant sa place.
    Plus ému qu’il ne l’aurait pensé par cette histoire de robot, Gérald gagna le mess. Leduc n’était pas là, et il commanda une bière et s’assit dans un coin. Il avait à peine commencé à boire que le sergent-chef Norman – la fille à l’œil « bionique » - entra. Elle commanda également une bière, puis vint s’installer en face de lui.
    -          Alors, la journée n’a pas été trop dure ? demanda-t-elle, après avoir trinqué avec lui.
    -          Jusque-là, ça va, comme on dit. Merci de vous en inquiéter.
    -          C’est normal.
    -          Qu’est-ce que vous faites, ici ?
    -          Je m’occupe de l’instruction des tireurs d’élite.
    -          J’aurais dû y penser ! Avec votre œil bionique… Mais, il l’est vraiment, ou c’est juste une façon de parler ?
    -          Non, il est vraiment bionique. Zoom jusqu’à 100 fois, vision nocturne, infra-rouge etc. Et tout cela se commande avec un petit boîtier que j’ai toujours à la ceinture.
    -          On n’arrête pas le progrès !
    -          Comme vous dites. Je peux zoomer sur une cible, la photographier ou la filmer, et envoyer immédiatement le cliché à la base pour identification, même à des milliers de kilomètres de là. Et dans les 20 secondes, je reçois l’autorisation de tirer – ou pas.
    -          Très impressionnant.
    Elle rit.
    -          Tu ne crois pas si bien dire – excuse-moi, je t’ai tutoyé.
    -          Pas grave. C’est en quoi ?
    -          Oh, une de ces nouvelle matières dont je t’épargnerai le nom. Disons que c’est un mélange de métal ultra-léger, et de plastique. Et le plus important, c’est que ça n’entraîne pas de rejet dans le corps humain. Donc on peut l’employer pour tous les types de prothèse. Le seul truc chiant, c’est ce bandeau.
    -          Je suis étonné qu’on ne se soit pas donné plus de peine pour lui conférer l’aspect d’un œil normal.
    -          C’est parce que c’est une version provisoire. En fait, elle est encore en phase de test. Mais dans deux mois on va me poser la version définitive, qui ne se distinguera plus d’un œil normal.
    -          C’est dingue.
    -          Ce sont les nouvelles technologie appliquées au domaine militaire. Et ça encore, ce n’est rien. Tu n’as pas idée de ce qu’on fait maintenant. 
    Il songea à la conversation téléphonique qu’il venait d’avoir avec sa rédactrice en chef.
    -          Un petit peu, si.
    Soudain, elle sembla réfléchir.
    -          Dis-donc, tu es bien journaliste ?
    -          Oui.
    -          Inutile de préciser que tout ce que je viens de te raconter là est top-secret. Si jamais je retrouve ça dans un de tes articles, j’aurai de gros ennuis – mais toi aussi, je peux te l’assurer !
     
     
  11. Gouderien
    Tout en discutant avec la jeune femme, Gérald réfléchissait à cette histoire de robots. Il était bien connu que c’est à l’écrivain tchèque Karel Capek que l’on devait ce mot ; il l’avait créé en 1920 dans une pièce de théâtre, pour désigner un humanoïde artificiel, à partir du terme « robota », qui dans sa langue voulait dire « travail, besogne, corvée ». Les robots devinrent rapidement un des thèmes favoris de la science-fiction. Le romancier américain Isaac Asimov créa en 1942 les fameuses « trois lois de la robotique » ; celles-ci avaient fait des petits depuis. A la conférence de Tokyo, en 2026, tous les pays du monde s’étaient accordés pour définir « les sept règles de la robotique ». Beaucoup de gens pensaient que le règle n° 5 était la plus importante : un robot devait pouvoir être reconnu immédiatement en tant que tel, même par quelqu’un ne possédant aucune connaissance en la matière. Mais comme bien des règles, à peine avait-elle été énoncée qu’on s’était demandé comment la transgresser…
    C’est dans les années 1970 que les robots (encore appelés androïdes, automates, cyborgs etc.) avaient commencé à quitter les pages des romans et les écrans des films de science-fiction pour venir partager le quotidien de millions de gens. On les avait d’abord employés dans l’industrie ; puis on avait créé des engins destinés à des usages bien spécifiques : par exemple, les robots-aspirateurs. Le développement de la robotique avait suivi celui de l’informatique. L’intelligence artificielle des premiers ordinateurs était rudimentaire, au point que certains chercheurs avaient préconisé d’employer plutôt le terme de « bêtise artificielle ». Mais cela ne dura pas. L’informatique fit des progrès rapides ; en fait, aucune science dans l’histoire de l’humanité n’avait progressé aussi rapidement, en aussi peu de temps. Et bien sûr, ces progrès furent aussitôt appliqués à la robotique. Dès le début des années 2000, on commença à réfléchir à des robots humanoïdes. Dans le même temps, ainsi qu’il fallait s’y attendre, les militaires s’intéressèrent au sujet. Pour l’armée, un robot pouvait rendre d’immenses services dans bien des domaines ; d’autre part, il n’était pas indispensable qu’il ressemble à un être humain. Par exemple, il était bien plus intéressant de l’équiper de roues, voire de chenilles pour franchir les terrains difficiles. Et pourquoi se limiter à deux bras, alors qu’on pouvait lui en fixer quatre, ou six ? On construisit des robots démineurs, des robots artilleurs, des robots de surveillance, de reconnaissance etc. Sans oublier naturellement les drones, qui présentaient en plus l’avantage de voler.
    Pendant ce temps, l’utilisation des robots pour de multiples usages de la vie quotidienne se développait. C’est ainsi qu’on vit des androïdes agents de police régler la circulation aux carrefours, des robots facteurs distribuer le courrier, d’autres encore conduire des trains ou accueillir les clients dans les banques, les hôtels ou les commerces. Déjà des robots promenaient les chiens dans les rues, ou s’occupaient des personnes âgées ou handicapées. Dans les années 2020 naquit un autre genre de cyborgs ; en fait, leur conception était plus ancienne, mais ils s’étaient heurtés d’abord à des obstacles techniques, puis à des problèmes juridiques : c’étaient les robots de plaisir, masculins ou féminins. Le mouvement féministe américain, pour une fois soutenu par les églises protestantes, avait lutté de toutes ses forces contre cette invention jugée « immorale » et « sexiste », mais l’Amérique avait fini par capituler devant l’invasion de produits d’origine asiatique. Le procès « McCloud contre l’État du Michigan », en 2024, avait illustré les dérives des nouvelles technologies, et l’urgence de légiférer en la matière. C’était l’un de ces procès comme les adoraient les Américains, et on l’avait déjà surnommé « le Procès du siècle ». Doug McCloud, un richissime homme d’affaires, avait acheté un de ces « jouets sexuels » au Japon. Il l’avait appelée Dorah… Et, oubliant qu’il s’agissait d’un robot, il était tombé amoureux d’elle. McCloud était le genre d’homme qui pensait que l’argent ouvrait toutes les portes et permettait toutes les fantaisies. Il s’était mis en tête d’épouser son androïde bien-aimée. Il lui avait apporté quelques « améliorations » afin qu’elle ressemble à une vraie femme, lui avait inventé un état-civil bidon, puis avait organisé les noces. Mais le maire de la ville de Jackson, qui devait célébrer le mariage, avait eu des doutes – non pas du tout parce qu’il pensait que la jeune femme était un robot, mais parce qu’il soupçonnait qu’elle était entrée illégalement dans le pays. L’enquête avait été fatale aux projets matrimoniaux de l’homme d’affaires, et il s’était retrouvé en prison. A l’issue d’un long procès, il avait été condamné à dix ans de prison et un million de dollars d’amende pour escroquerie, faux et usage de faux, subornation de témoins etc., tandis que la promise était purement et simplement détruite, au grand scandale des adversaires de la peine de mort.
    Le procès McCloud était l’un des motifs qui avaient conduit à la réunion de la conférence de Tokyo en octobre 2026. Dans ses conclusions, elle avait repris les trois lois classiques de la robotique énoncées par Isaac Asimov, et en avait ajouté quatre autres, dont celle précisant qu’un robot devait, en toutes circonstances, pouvoir être immédiatement identifié en tant que tel, par tout le monde. C’était, naturellement, assez facile à faire : il suffisait de ne pas le rendre trop ressemblant, ou de lui donner un tête d’animal, ou de personnage de dessin animé. C’est ainsi qu’une société de Taïwan avait vendu des centaines de milliers d’exemplaires d’un androïde à tête de chat.
    Mais il était bien tard désormais. Ce qui n’avait longtemps été qu’un fantasme, faute de la technologie nécessaire, était maintenant tout à fait possible : on pouvait construire des cyborgs ressemblant parfaitement à des êtres humains. Bien sûr, le gros point noir, c’était toujours l’intelligence artificielle : à quoi bon fabriquer un robot humanoïde parfaitement réaliste, si l’illusion se dissipait dès qu’il ouvrait la bouche pour dire quelque chose ? Mais les scientifiques travaillèrent avec acharnement, et peu à peu les androïdes devinrent vraiment intelligents. L’un des pires cauchemars des auteurs de science-fiction était sur le point de devenir une réalité… Même si personne ne voulait le reconnaître officiellement, d’innombrables usages attendaient ces « réplicants », pour reprendre le terme employé dans le film « Blade Runner ». Pourquoi risquer la vie d’un policier en infiltrant un gang, alors qu’un robot pouvait le faire ? Dans le domaine militaire, des robots humanoïdes seraient bien mieux acceptés par les hommes de troupe que des colosses de métal droit issus des dessins animés japonais. Comme dans le film « Aliens », on pouvait joindre sans problème à une escoudade de Marines un androïde scientifique, cumulant les fonctions de médecin, informaticien, radio etc. En fait, tous les métiers à risques ou connus pour leur pénibilité – pompiers, sauveteurs, agents de sécurité, éboueurs, manutentionnaires ou même infirmiers -, qui avaient de la peine à recruter des volontaires, ne pouvaient que gagner à embaucher de telles recrues. Les syndicats étaient vent debout contre une telle perspective, mais durant les dernières décennies, leur influence avait fortement diminué.
    C’est pourquoi, la conférence de Tokyo était à peine terminée, que la plupart des pays du monde se demandaient déjà comment tourner ses recommandations. Les Services secrets, les gangsters, les mafias, et les organisations terroristes lorgnaient aussi sur cette nouvelle technologie. En 2029, à Londres, un attentat à la bombe fit près de 300 morts dans les couloirs de la gare de Waterloo. L’enquête permit de déterminer que le « coupable » était un androïde, programmé pour exploser au milieu du maximum de gens. De nouveaux détecteurs furent mis en place dans les gares, les aéroports etc., ce qui permit d’éviter d’autres hécatombes. Mais les androïdes ressemblant à des humains étaient, en fait, de plus en plus difficiles à repérer. Recouverts de peau synthétique, présentant un minimum de parties métalliques, ils étaient fabriqués pour la plus grande part dans de nouvelles matières plastiques à la fois légères, solides, souples et indétectables. Le travail des détecteurs était encore compliqué par le fait que le nombre d’humains auxquels on avait greffé des organes articiels – foie, cœur, poumons -, ou bien des prothèses bioniques, comme les yeux ou des membres entiers, était en constante augmentation. Grâce aux progrès conjugués de la chirurgie et de la robotique, on pouvait désormais vivre bien plus longtemps, et en bien meilleure forme – enfin, à condition de pouvoir se payer les opérations, évidemment. En bref, tandis que les robots devenaient de plus en plus "humains", le nombre d'humains ayant dans leur corps des éléments artificiels, issus de l'industrie, allait croissant.
    En 2032, une enquête du magazine « Time » révélait que, suivant une estimation crédible, il existait sans doute déjà environ 50.000 réplicants dans le monde – et cela, en plus des robots « officiels », naturellement.  Un certain nombre de pays parmi les moins évolués d’Amérique latine, d’Afrique ou d’Asie avaient lancé, pour d’obscures raisons où se mêlaient motifs religieux, souci du maintien de l’ordre et pure démagogie, une véritable chasse aux androïdes, comme autrefois on avait chassé les sorcières, les hérétiques, les albinos ou les homosexuels.
    Mais bien souvent, les malheureux lynchés étaient des individus tout ce qu’il y a de plus ordinaire, qui n’avaient eu pour seul tort que d’être au mauvais endroit, au mauvais moment. Car les vrais réplicants étaient plus malins que ça. Et même, ils étaient de plus en plus intelligents, car au cours des dernières années, l’intelligence artificielle n’avait pas cessé de progresser.
    Au point que l’on pouvait d’ores et déjà se demander ce qui se passerait le jour où robots et réplicants seraient devenus largement plus intelligents que les être humains qui les avaient conçus et fabriqués. Mais cette question ne semblait intéresser personne…
     
    Gérald était à tel point plongé dans ses réflexions, qu’il avait fini par se déconnecter de sa conversation avec Marion Norman. Il ne s’en rendit compte qu’au moment où elle arrêta soudain de parler. Il s’ébroua. La jeune femme le dévisageait avec curiosité de son œil « normal », l’autre étant toujours couvert par le bandeau.
    -          Si je te dérange, faut le dire, susurra-t-elle d’un ton acide.
    -          Excuse-moi. Je dois être fatigué.
    -          Qu’est-ce que ça sera à la fin de la semaine ! Je te demandais : comment il était, Leduc, quand il était jeune ?
    -          Leduc ? C’est bien lointain, tout ça !
    -          Tu ne vas pas me dire que tu as oublié !
    -          Bien sûr que non ! Leduc, c’était un peu un chien fou. C’était le genre, après une journée de bagarre contre les talibans dans les collines, à se jeter sur son PC une fois rentré à la caserne, pour jouer à « Call of Duty » ou « Counter-Strike ».
    -          C’est vrai ?
    -          Bien sûr ! Beaucoup de gars étaient comme ça. Surtout chez les Américains. Leduc, il venait de la banlieue. Je ne sais pas trop pourquoi il s’était engagé. En tout cas, pas par patriotisme.
    -          Pour l’action, sans doute ? Comme la plupart d’entre nous.
    -          Oui, mais pour entrer dans les Forces spéciales, il faut un peu plus que ça. Il faut être motivé.
    -          Et toi ? Pourquoi t’es-tu engagé ?
    Il vida ce qui restait de sa bière, puis s’exclama :
    -          Je demande un joker !
    Comme bien des mecs, Gérald était entré dans l’armée à la suite d’un chagrin d’amour. Mais il n’avait guère envie de raconter sa vie à son interlocutrice, aussi charmante soit-elle – enfin, pour un sergent-chef borgne et tireur d’élite.
    -          Non non, c’est trop facile. Réponds-moi.
    -          Qu’est-ce que tu veux que je te dise ! Ça date de plus de vingt ans, j’étais quelqu’un de différent alors. Pour résumer : j’étais jeune et con.
    -          A ce point ?
    -          Tu n’imagines pas. Si je me rencontrais aujourd’hui tel que j’étais à 20 ans, je me foutrais des claques dans la gueule.
    Du pouce, il désigna son dos :
    -          Déjà, rien que pour me faire faire ça, fallait que je sois joliment timbré.
    -          C’est pas mal, dans le genre « gothique ».
    -          Question de goût. S’il était plus petit, je crois que je l’aurais déjà fait enlever.
    -          Ça serait dommage ! Pourquoi tu l’as fait faire, alors ?
    -          Je te dis, j’étais timbré.
    Il baissa la voix :
    -          Et puis, ça correspond à une période de ma vie où j’avais tendance à abuser des substances illicites. Je me cherchais.
    -          Et alors ?
    -          Alors, je me suis trouvé. Et ce n’était pas joli-joli. Mais au moins, grâce à l’armée, j’ai abandonné ce genre de saloperies. Heureusement, parce que quand j’ai été envoyé au Moyen-Orient, les tentations ne manquaient pas. Surtout en Afghanistan. Mais à l’époque, ça ne me faisait plus rien. On aurait pu poser un paquet de shit d’un kilo à côté de moi, sans que j’y touche. Je suis du genre « tout ou rien ». Mais j’ai vu des gars se perdre, avec ce genre de truc. 
    -          Et Leduc ?
    -          Quoi, Leduc ?
    -          Il y touchait ?
    -          Parfois. Leduc était du genre à toucher à tout… Et pas toujours avec modération. Mais à première vue, il s’est assagi.
    -          Pourquoi tu dis ça ?
    -          Ben déjà, le fait qu’il soit encore de ce monde - et adjudant-chef -, c’est un indice.
    -          Adjudant-chef, c’est pas terrible.
    Elle baissa la voix :
    -          C’est le grade qu’on donne aux sous-officiers qui sont montés à l’ancienneté, mais qui sont trop cons pour passer officier. Ou alors, juste avant la retraite.
    -          Je croyais que tu l’aimais bien.
    -          Moi ? j’ai jamais dit ça. Mais je n’ai rien contre lui. C’est un collègue comme un autre.
    -          Bien sûr.
    Ledit collègue arriva peu de temps après, et se joignit à eux. Il demanda à Gérald comment s’était passée la journée.
    -          Pour l’instant ça va, répondit-il. Pas trop d’ampoules, ni de courbatures. Pourvu que ça dure.
    -          Pour les stages d’une semaine, on n’embête pas trop les gens, en général.
    -          Ravi de l’apprendre.
    -          Et puis il faut reconnaître que les choses se sont quand même adoucies, depuis la vieille époque.
    -          Oui, c’est ce que m’a dit aussi ta patronne.
    -          Ma patronne ? Qui ça ? Pas la colonelle, quand même ?
    -          Ben si, de qui veux-tu que je parle ?
    -          Vous avez rencontré la colonelle ? demanda Marion. Quel honneur ! ajouta-t-elle en sifflotant.
    Il nota, sans en tirer de conclusion,  qu’elle était repassée au vouvoiement.
    -          Oui, dit-il, quand je suis arrivé. Je suppose qu’elle tenait à voir de ses yeux une célébrité dans mon genre. Et puis elle m’a rassuré sur ce qui m’attendait ici.
    -          Pourquoi, demanda Leduc, tu étais inquiet ?
    -          Pour ne rien te cacher : oui.
    L’adjudant-chef lui asséna une grande tape dans le dos :
    -          Pourtant on en bavé, tous les deux !
    -          Sûr !
    -          Tu te souviens, de l’adjudant Ramirez ?
    -          Ce n’est pas le genre de chose que l’on peut oublier…
     
     
  12. Gouderien
    RÉSUMÉ DES CHAPITRES PRÉCÉDENTS :
     
    La chaleur me ramollissant le cerveau, j’ai laissé tomber ce récit pendant les vacances. Comme je ne veux pas obliger le lecteur à tout reprendre, voici un bref résumé des événements :
    Nous sommes en 2036, sous la présidence de Michèle Le Bihan, leader du Front patriotique. Gérald Jacquet, ancien membre des Forces spéciales et des Services de renseignement français, est journaliste au « Figaro ». Il a été « désigné volontaire » pour accompagner en Russie Sophia Wenger, extravagante diva britannique, pianiste et chanteuse lyrique, en fait agent du MI6. Sous le couvert d’une tournée de concerts, ils ont pour mission d’éliminer un chercheur russe considéré comme particulièrement dangereux, Anatoli Visserianovitch Diavol. En guise d’entraînement, Gérald se retrouve – pas vraiment de son plein gré – pour une semaine de stage au fort de la Pointe aux Lièvres, près de Quiberon, en Bretagne. Ce qui lui rappelle des souvenirs…
    Bien entendu - et c'est valable pour l'ensemble de ce roman - toute ressemblance avec des personnes ou des lieux existants ou ayant existé ne saurait être que pure coïncidence. Cela va sans dire, mais cela va mieux en le disant...
     
    Comment définir un individu comme l’adjudant Ramirez ? Gérald avait rencontré un certain nombre de salauds dans sa vie, suffisamment pour maintenant les reconnaître à première vue – enfin, la plupart du temps. Mais quand il avait débarqué à la Pointe aux Lièvres pour effectuer son stage commando, et qu’il avait rencontré Ramirez, il était encore jeune et inexpérimenté. Oh, l’adjudant ne s’était pas attaqué à lui – un type aussi baraqué, et qui en plus portait tatoué dans le dos un portrait réaliste du monstre sans doute le plus hideux de l’histoire du cinéma, c’était bien trop dangereux pour lui. En plus d’être un salaud, Ramirez était un lâche – cela va souvent ensemble. L’adjudant préférait des proies faibles, et sans défense. Et aussi étonnant que cela puisse paraître, des gens faibles et sans défense, on en rencontrait, dans une caserne vouée à l’entraînement des Forces spéciales.
    Tout cela se passait vers la fin des années 2010, une période où la féminisation de l’armée était déjà largement entamée, et où le politiquement correct régnait (encore) en maître ; mais apparemment, il n’avait pas atteint la Pointe aux Lièvres. L’adjudant Ramirez était une brute avinée, trapu, musclé, l’œil aussi noir que ses cheveux coupés très court. Il faisait partie de l’équipe de sous-officiers qui étaient chargés de l’entraînement général des stagiaires, mais en plus il avait une spécialité : les arts martiaux. Il était ceinture noire de judo, de karaté et de jiu-jitsu, et il suffisait de le voir à l’œuvre pour comprendre qu’il n’avait pas déniché ces titres dans une pochette-surprise. Mais s’il maîtrisait l’aspect technique des arts martiaux, il n’était assurément pas imprégné de leur esprit… Sa première victime fut le brigadier-chef Delphine Di Méo, qui était gendarme. Le rêve de cette jeune femme était d’intégrer le GIGN, et pour cela le stage commando était une formalité – enfin plutôt une épreuve – indispensable. Gérald la trouva tout de suite très sympathique. Mais telle n’était pas l’opinion de l’adjudant Ramirez. Plus tard, avant de quitter la caserne, elle raconta à Gérald que le sous-officier avait tenté de coucher avec elle ; comme elle avait refusé, elle était devenue son souffre-douleur. En fait il y avait aussi une autre raison à ces persécutions, car elle avait été l’une des rares personnes à apporter son soutien à une autre des victimes de Ramirez, que nous évoquerons ensuite. Sous le moindre prétexte, il lui infligeait des punitions, des heures de trou, ou bien faire dix fois le tour de la caserne en petite foulée ; lors des marches, il chargeait son sac à dos plus que celui des autres. Tellement bien qu’elle finit par aller se plaindre au commandant. Elle savait très bien que dans l’armée en général, et à la Pointe aux Lièvres en particulier, on n’aime pas trop ce genre de démarche, et que cela lui vaudrait obligatoirement un mauvais point dans son dossier. Mais elle était à la veille de craquer. Ramirez se fit passer un savon de la part du commandant, mais il fallait être bien naïf pour penser que cela le calmerait. Deux jours plus tard, au cours d’une séance de judo, il immobilisa la jeune femme sur le ventre en lui tordant un bras derrière le dos ; il força un peu trop sur sa prise, et lui cassa le bras… Elle quitta le dojo en pleurant, soutenue par deux camarades, dont Gérald, pour gagner l’infirmerie ; le lendemain, le bras dans une attelle, elle quitta la Pointe aux Lièvres, pour retourner dans son unité d’origine.
    C’était une affaire scandaleuse, mais l’adjudant Ramirez pouvait plaider l’accident, et c’est ce qu’il fit quand, bien évidemment, il fut convoqué par le commandant du fort. De la part d’un professionnel aussi expérimenté, l’hypothèse était peu crédible, mais personne ne put prouver le contraire.
    Cependant, Ramirez s’était déjà trouvé une autre victime, qu’il avait repérée bien avant le départ de Di Méo. Cette fois, c’était un homme : Mounir Djedoui. Aux yeux d’un abruti, raciste et homophobe, comme l’adjudant, Djedoui cumulait un triple handicap : il était arabe, musulman… et gay. Si Gérald comprenait assez bien les raisons qui pouvaient pousser un type dans son genre à s’engager dans l’armée pour fuir les persécutions des racailles de sa cité natale, par contre, les circonstances qui avaient fini par l’amener au fort de la Pointe aux Lièvres lui demeuraient mystérieuses, d’autant que, contrairement au caporal Di Méo, il ne nourrissait aucune ambition de s’engager dans le GIGN ou un autre corps prestigieux.
    Mounir Djedoui n’était pas un musulman très pratiquant – par exemple, s’il ne mangeait pas de porc, par contre il lui arrivait de boire de l’alcool. Il est vrai que vouloir faire carrière dans l’armée et ne pas être capable de boire une bière de temps en temps avec les potes, cela semble incompatible. Quant aux cinq prières quotidiennes qui sont le lot des croyants, il s’en acquittait plus ou moins, suivant les circonstances et le temps disponible. Donc il lui arrivait de prier deux, trois fois par jour, quatre fois le vendredi, jour sacré des musulmans. En fait, Mounir n’était pas le seul musulman dans la caserne – le contraire aurait été étonnant. Il y en avait plusieurs autres. Eux aussi priaient, plus ou moins fréquemment, et s’accommodaient du mieux qu’ils pouvaient des différentes obligations de leur religion. Cela pouvait parfois devenir très problématique, surtout en période de ramadan…
    Après la vague d’attentats qui avait endeuillé la France au début des années 2010, on avait craint un déchaînement de haine antimusulmane. Ce n’était heureusement pas arrivé. A l’époque, on imaginait, un peu vite, qu’on avait triomphé de l’islamisme. La vague de terreur de l’automne 2020, qui contribuerait largement à la victoire électorale du Front patriotique aux présidentielles de 2022, n’avait bien sûr pas encore eu lieu.
    Mais en plus d’être musulman, Mounir était gay. Comment Ramirez l’avait-il su ? Ce n’était pas écrit sur son visage. A croire que les salopards comme Ramirez possèdent une sorte de sixième sens – ou qu’il était lui-même un homo refoulé, ce qui est encore possible. Dès le premier jour, l’adjudant avait appelé Mounir « petite tapette », ce qui avait déchaîné les rires de tous ses camarades. Ils n’étaient pas vraiment homophobes – en fait, parmi eux il y avait même certainement d’autres gays, sauf qu’eux le cachaient mieux. C’était juste ce vieil instinct de meute, qui fait que l’on se réjouit d’être comme les autres et qu’on crache sur ceux qui sont différents. Ramirez l’avait appelé « petite tapette », et Mounir n'avait pas protesté. Dès ce moment, il était fichu. Plus tard, Gérald lui avait demandé s’il était vraiment gay, et Mounir, la tête baissée, lui avait répondu que oui. Pourquoi lui avait-il posé cette question idiote ? Il n’en savait trop rien. Par curiosité, sans doute.
    Donc Mounir Djedoui était devenu la bête noire de Ramirez. Et à la Pointe aux Lièvres, un sous-officier sadique pouvait vraiment pourrir la vie d’un soldat…
    Mais Gérald n’avait pas très envie de penser à l’adjudant Ramirez. Il but quelques bières avec Leduc, et lui raconta quelques-uns de ses reportages les plus mouvementés. Au milieu de la conversation, Leduc dit soudain :
    -          Tu as su que Bokanofski était mort ?
    Gérald pâlit. Décidément, l’adjudant avait le don pour réveiller les vieux souvenirs. Oui, il avait su que le lieutenant Bokanofski était mort – après tout, il était journaliste.
    -          Oui dit-il, je l’ai appris. J’ai même assisté à la cérémonie donnée en son honneur aux Invalides.
    Ça s’était passé sept ans plus tôt, en République centrafricaine, pas très loin de la ville de Batoko. Le véhicule blindé du lieutenant avait sauté sur une mine antichars posée par les rebelles islamistes. Aucun des quatre membres de l’équipage n’avait survécu. Une commémoration solennelle s’était déroulée dans la cour d’honneur des Invalides, et le ministre de la Défense avait épinglé sur les quatre cercueils recouverts du drapeau tricolore la médaille de chevalier de la Légion d’honneur.
    « Jojo » Bokanofski, encore surnommé « le Petit », était un colosse blond de près de deux mètres de haut, avec des muscles en proportion. Gérald, qui était pourtant loin d’être un gringalet, semblait rapetisser quand il se trouvait à côté de lui. Comme son nom l’indiquait, il était de lointaine ascendance polonaise – un de ses ancêtres était venu de Pologne travailler dans les mines de charbon du nord de la France, un siècle plus tôt. Quand Gérald l’avait connu, il n’était encore que sergent, mais il songeait déjà à faire une école d’officier. C’est ce qui s’était effectivement passé, comme en témoignait son grade de lieutenant. Bokanofski était un type brillant, très intelligent, et tout le monde lui prévoyait un grand avenir. En plus doux comme un agneau malgré son physique impressionnant, le genre de gars qui ne ferait pas de mal à une mouche. A se demander ce qu’il faisait dans l’armée. Une seule chose pouvait le pousser à se mettre en colère : l’injustice. Et s’il se mettait en rogne, là il valait mieux se planquer…
    Bokanofski avait été le meilleur ami de Gérald à l’armée, avec Leduc bien entendu. Mais quelque chose de spécial le rattachait au « Petit » : à eux deux – et personne d’autre n’était au courant, sauf l’intéressé bien sûr, même Mounir Djedoui ne savait pas tout -, ils avaient réglé « l’affaire Ramirez ». A l’époque Gérald avait été plutôt content de lui, et même fier, mais plus les années passaient, et plus il avait tendance à revenir sur ce jugement… Il ignorait ce qu’était devenu Ramirez ; tout ce qu’il savait, c’est qu’il avait quitté l’armée. Était-il même encore vivant ? Ce n’était pas sûr, et en fait il ne voulait pas le savoir. Mais le monde est petit, et un soir, des années plus tôt, il avait croisé l’ex-adjudant, près de la place de la République. Maigre, mal vêtu, tassé sur lui-même, les cheveux sales, il avait l’air minable. L’homme avait blêmi en l’apercevant, comme s’il avait croisé le Diable, et immédiatement fait demi-tour…
    Ils gagnèrent le mess, et pendant le repas continuèrent à parler de Bokanofski. Comme Marion, bien évidemment, ne l’avait pas connu, ils racontèrent quelques anecdotes à son sujet. L’homme avait ses aspects comiques, comme sa propreté méticuleuse ou sa détestation absolue – étonnante chez un pareil gaillard - des souris et autres rongeurs, et finalement, la bière aidant, ils rirent beaucoup. Et puis, après avoir un peu regardé la télévision, Gérald regagna sa chambrée. Il n’était pas vraiment un couche-tôt, mais ici les nuits pouvaient être courtes…
    Lundi 18 août 2036.
    A son grand étonnement, le journaliste passa encore une nuit paisible. Il se réveilla à une heure normale, encore tout étonné qu’on ne l’ait pas tiré du lit sans ménagement à deux heures du matin pour l’envoyer crapahuter au fin fond de la forêt bretonne.
    La journée commença comme la veille, avec le salut aux couleurs suivi du petit-déjeuner ; ensuite, une heure de sport, puis un cours théorique également d’une heure afin de mettre en garde les stagiaires à propos des méthodes modernes de manipulation. Après cela, avant le déjeuner, deux heures de tir avec différentes armes : armes de poing, fusil automatique, pistolet mitrailleur. Après le repas de midi, on passa aux choses sérieuses, avec un parcours du combattant.
    Si Gérald avait eu besoin d’une confirmation du fait qu’il n’avait plus vingt ans, il l’aurait trouvée au cours de cette épreuve. D’un autre côté, il savait à quoi s’attendre, car le terrain n’avait guère changé depuis sa jeunesse. Certains obstacles avaient été supprimés, mais d’autres les remplaçaient, et globalement la difficulté n’avait pas baissé, ce qui fait qu’il se retrouva rapidement à la traîne. Le parcours du combattant du fort de la Pointe aux Lièvres était assez différent de celui que l’on trouvait dans la plupart des casernes de France. Les obstacles étaient plus larges ou plus longs, les fossés plus profonds, les murs à escalader plus hauts. Une sorte de pont de singe, comme on en voit maintenant dans certains parcs de loisirs, reliait deux arbres, sur une distance d’une centaine de mètres, et à une hauteur de cinq ou six mètres. Il fallait avancer sur un câble, tout en se retenant à un autre câble placé deux mètres plus haut. Ce n’était pas si difficile… à condition bien entendu de ne pas avoir le vertige. Gérald n’avait pas le vertige, et donc la traversée ne lui posa pas de problème. Mais elle lui rappela des souvenirs…
    Normalement, les hommes étaient assurés pendant cette épreuve par une sangle à cliquet fixée à la ceinture et au câble supérieur. Mais l’adjudant Ramirez avait décrété que ça, c’était bon pour les tarlouzes, et que les vrais hommes n’en avaient pas besoin. Quand vint le tour de Mounir Djedoui, il se trouva paralysé sur la plate-forme de départ ; car le soldat Djedoui souffrait de vertige.
    -          Alors petite tapette, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? lui lança Ramirez d’en bas.
    Djedoui fit un pas mal assuré sur le câble, mais on voyait qu’il était complètement paralysé par la terreur. Tous ses camarades, ceux qui avaient déjà franchi l’obstacle comme ceux qui attendaient, le contemplaient avec des sentiments divers, certains se moquant franchement de lui, d’autres, plus nombreux, compatissant à ses problèmes et cherchant à l’aider.
    - Ne regarde pas en bas! cria quelqu'un.
    Mais regarder en bas, il ne faisait que ça, et plus il contemplait le vide plus il était tétanisé.
    Excédé, le sous-officier grimpa sur la petite plate-forme de bois, puis commença à donner des coups de pied au malheureux pour le forcer à avancer. Djedoui progressa de quelques mètres. Ramirez le suivit, continuant à lui balancer des coups de pied pour le pousser en avant. De plus en plus médusés, les autres soldats suivaient cette scène surréaliste. Bokanofski fut le premier à réagir. Il alla se placer juste en-dessous du pont de singe. Gérald le rejoignit.
    -          Il va se casser la gueule, grommela le géant blond entre ses dents.
    Le brigadier-chef Di Méo était là aussi – c’était quelques jours avant que l’adjudant Ramirez ne mette fin à sa présence au stage en la renvoyant dans son unité avec un bras cassé –, et elle semblait particulièrement scandalisée par ce spectacle révoltant.
    Djedoui fit encore quelques pas. Il semblait de plus en plus terrorisé. Ramirez le suivait, et continuait à lui balancer des coups de pied avec ses rangers cloutées, tout en l’insultant. Au bout d’un moment, tout le monde commença à se demander s’il cherchait à le faire avancer ou à le faire tomber. Tant bien que mal, Djedoui gagna le milieu du pont de singe, toujours suivi par le sous-officier hurlant. Il tremblait de tous ses membres. Du fait de toute cette agitation, les câbles oscillaient, ce qui devait encore ajouter au malaise du malheureux.
    Un autre sous-officier était présent.  C’était le sergent Sabatier, qui assistait Ramirez dans la supervision du parcours du combattant. Ce n’était pas un abruti comme Ramirez, mais il n’était que sergent, et bien plus jeune que l’adjudant, et jusque-là il s’était bien gardé d’intervenir. Mais il dut sentir que les choses allaient mal se terminer, car il dit :
    -          Laissez-le continuer, mon adjudant. Je suis sûr qu’il va y arriver.
    -          Mêlez-vous de ce qui vous regarde, Sabatier, répliqua sèchement l’adjudant.
    Néanmoins, à partir de ce moment, il cessa de balancer des coups de pied à Djedoui, sans doute parce qu’il était conscient que son collègue l’observait. Soulagé, le jeune soldat sembla recouvrer un peu le moral. Il avança encore de quelques mètres… et puis l’un de ses pieds glissa, et il tomba…
    Directement dans les bras de Bokanofski, qui se trouvait juste en-dessous. Djedoui n’était pas très épais, et le géant blond le posa à terre comme si c’était un fétu de paille.
    -          Merci ! fit Djedoui, haletant et soulagé.
    -          De rien.
    Mais à ce moment, Ramirez, qui avait rejoint la plate-forme et était descendu à toute allure, se rua vers Bokanofski, l’air fulminant.
    -          Pourquoi vous l’avez rattrapé ? rugit-il. Je ne sais pas ce qui me retient de vous mettre huit jours.
    L’adjudant était nettement plus petit que Bokanofski. Ce dernier le toisa de toute sa hauteur, et le regarda avec une expression d'absolu mépris, l’air de dire : « Toi, je vais t’écraser comme une merde. » Ce n’était pas une menace, c’était une promesse. Gérald en resta médusé – et l’adjudant aussi, qui pâlit et baissa les yeux. Puis il fit quelques pas de côté, balaya tout le monde du regard comme pour vérifier qu’il ne manquait personne – ou pour défier qui que ce soit de rajouter un mot -, et finit par dire :
    -         Bon, on continue.
     
     
  13. Gouderien
    Cet épisode avait dû particulièrement énerver l’adjudant Ramirez, car, une fois le parcours du combattant terminé – sans autre incident -, au lieu de laisser les stagiaires regagner leur cantonnement, il leur fit faire trois fois le tour de l’ensemble du fort en petite foulée.
    Enfin Gérald et Bokanofski retrouvèrent leur chambrée. Di Méo vint aussitôt les rejoindre. Elle était particulièrement remontée contre l’adjudant, et avait déjà décidé d’aller voir le commandant – on sait comment cela s’était terminé. Djedoui était là aussi, et les trois comparses tentaient de lui remonter le moral, ce qui n’était pas évident.
    -          On ne pourra pas tenir trois semaines comme cela, dit la gendarme à voix basse. Il faut faire quelque chose.
    -          Je suis bien d’accord, approuva Bokanofski. Mais il est costaud.
    La veille, ils avaient assisté à une démonstration de karaté effectuée par Ramirez, et ils avaient été impressionnés.
    -          Et puis, ajouta le Petit, je n’ai pas envie de sacrifier ma carrière militaire pour un abruti pareil.
    -          Il faut trouver son point faible, suggéra Gérald.
    En fait, son point faible, ils le connaissaient déjà, et c’était l’alcool. Ils n’étaient à la Pointe aux Lièvres que depuis quelques jours, mais ils savaient déjà que l’adjudant Ramirez avait une solide réputation de poivrot. La question qui se posait était : où et quand buvait-il ? Ils l’avaient déjà vu au mess, le soir, boire une bière ou deux, généralement en solitaire, parfois avec un de ses collègues sous-officier. Mais ce mess fermait à 22 heures la semaine, 23 heures le samedi. Et de toute façon, ce n’était certainement pas là qu’il se bourrait la gueule, parce qu’il y aurait eu trop de témoins. Ils allaient devoir se renseigner.
    Les jours suivants furent exténuants – les nuits aussi, d’ailleurs, puisque l’adjudant Ramirez les réveilla à trois heures du matin pour leur faire parcourir 15 kilomètres dans la campagne environnante. Ce qui n’empêcha pas la journée du lendemain d’être bien occupée aussi. Gérald et les autres étaient tellement fatigués qu’ils en venaient à oublier leurs projets vengeurs. Et puis le caporal Di Méo eut le bras cassé par Ramirez lors d’une séance de judo, et ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase…
    Quand elle monta dans le véhicule qui devait la ramener à son unité, elle pleurait. Mais elle leur fit promettre de la venger. 
     
    Gérald termina le parcours du combattant sans incident, puis, avant de regagner la chambre pour prendre une douche, il alla boire une bière au mess car il crevait de soif. La télé fonctionnait, et il vit que la météo confirmait l’arrivée d’une vague d’orages pour les jours à venir. Au moins, ça rafraîchirait l’atmosphère, même si ici – fort heureusement – il faisait bien moins chaud qu’à Paris.
    Le soir, il retrouva ses complices habituels pour le dîner.
    -          Ça se passe bien ? demanda Leduc.
    -          Oui, répondit le journaliste. Je crois que je vais survivre. Après tout, ça ne dure qu’une semaine.
    -          Méfie-toi, intervint Marion. Dans chacune des activités que tu fais, tu reçois une note. Si à la fin du stage tes notes ne sont pas suffisantes, on te garde une semaine de plus.
    -          Ça m’étonnerait beaucoup, répliqua Gérald.
     
    Mardi 19 août 2036.
    Et la nuit suivante, à deux heures du matin, on réveilla toute la chambrée : ils avaient dix minutes pour s’habiller et s’équiper, et puis après départ pour une marche de nuit de 10 kilomètres… Gérald accepta la chose avec philosophie ; même si son stage ne durait cette fois qu’une semaine – ce qui est déjà bien assez long -, il n’espérait pas échapper à ce genre de corvée. On lui mit sur les épaules un sac à dos bien lourd, et en avant ! L’itinéraire de cette randonnée d’un genre particulier suivait grossièrement la côte, en direction de l’ouest. Le problème de la marche de nuit, naturellement, c’est qu’on ne voyait pas où on mettait les pieds, même si au bout d’un moment les yeux s’habituaient plus ou moins à l’obscurité. Un croissant de lune brillait dans le ciel, mais sa pâle clarté était bien insuffisante. En plus, au bout d’un moment on a tendance à somnoler en marchant, ce qui n’arrange pas les choses… Assez rapidement, il reconnut les lieux. C’était l’un des itinéraires classiques qui partaient du fort. Mais il ne l’avait parcouru qu’une ou deux fois, et encore cela remontait à une vingtaine d’années. Et il savait qu’il valait mieux faire attention… Le sentier était étroit, herbeux, avec des racines et des branches basses comme autant de pièges au milieu du chemin – lequel était d’ailleurs loin d’être plat ; il montait et descendait. Il traversait une rivière, qu’il fallait franchir en s’accrochant à un câble. Ce n’était pas une ballade si désagréable, d’ailleurs, la nuit conférant aux arbres, aux plantes, aux rochers, une présence mystérieuse. Et finalement on aboutissait à une falaise abrupte, qu’on devait descendre en rappel… avant qu’un camion ne vienne vous chercher pour rentrer au bercail, histoire de s’offrir encore une heure de sommeil – dans le meilleur des cas – avant qu’on les réveille pour commencer la journée du lendemain.
    Encore une fois il eut l’occasion de pester contre ses vingt ans de plus et ses quelques kilos en trop. Il se trouvait généralement assez en forme, enfin pour un quadragénaire, bien entendu, mais ce genre d'exercice le ramenait à la dure réalité.
    Et puis ils retournèrent à la caserne et il s’écroula sur son lit – tout ça pour être réveillé une heure plus tard. Il passa le reste de la journée, et une grande partie de celle du lendemain comme un zombi. Plus tard, il fut incapable de se rappeler de ce qu’il avait fait pendant ces jours. De toute façon, le programme n’était pas très varié : sport ou piscine le matin, cours sur un sujet en général assez pointu, puis tir à la cible. Et l’après-midi, encore du sport, ou bien une marche ou un parcours du combattant. Avec une pause à midi, évidemment. Ah oui, si, il se rappelait du mercredi après-midi, parce qu’on les fit ramper sur un vaste terrain boueux semé d’obstacles (murets, fossés remplis d’eau, fils de fer barbelés et autres joyeusetés), tandis qu’une mitrailleuse lourde tirait à balles réelles légèrement au-dessus de leur tête. C’est là qu’il se dit qu’il avait définitivement passé l’âge de se livrer à ce genre de distraction…
    En rentrant dans sa chambrée et en contemplant son visage dans la glace, ce soir-là, il se trouva vraiment une sale tronche - en plus il avait une vilaine écorchure au poignet gauche, qu’il se dépêcha d’aller faire soigner à l’infirmerie. D’ailleurs Leduc le lui confirma, quand il se retrouvèrent au mess pour prendre l’apéro, avant le dîner.
    -          Toi, tu as passé une sale journée ! dit-il en guise d’accueil.
    -          Je confirme, répondit Gérald. J’espère au moins qu’ils ne vont pas nous faire marcher à nouveau cette nuit.
    -          Ils en sont capables, mais je ne crois pas, non. A mon avis ça sera plutôt pour la nuit de jeudi à vendredi.
    -          Très gai.
    -          Au moins tu pourras dormir cette nuit.
    -          J’espère bien !
    Ils regardèrent la météo à la télévision. Les températures baissaient lentement mais régulièrement sur l’ouest de la France, mais ils s’en rendaient à peine compte. On prévoyait toujours des orages en fin de semaine. En fait, un ouragan se dirigeait vers les côtes françaises – pas très fort, juste niveau 2, mais ce n’était pas le genre de phénomène auquel on était censé s’attendre dans notre pays au climat traditionnellement tempéré, même si d’année en année ils étaient de plus en plus nombreux.
    -          Ton stage se finit quand ? demanda Marion.
    -          Euh, samedi matin, dit le journaliste après avoir hésité.
    Enfin c’est ce qui était écrit sur la convocation qu’il avait reçue la veille par courrier, même si elle était datée du 1er août.
    -          Alors tu risques d’y avoir droit. C’est prévu pour vendredi.
    -          C’est le temps classique de la Bretagne, quoi.
    -          J’ai pas l’impression, dit Marion.
    Elle ne se trompait pas…
    Rentré dans sa chambrée, il commença à rédiger – sur un cahier d’écolier qu’il avait acheté au bazar du fort – quelques notes destinées au futur article qu’il écrirait, dès son retour à Paris, à propos de son stage à la Pointe aux Lièvres. Après tout, c’était une expérience digne d’être racontée.
     
    Jeudi 21 août 2036.
     Le jour suivant, il se réveilla plein d’optimisme. Il ne lui restait qu’un peu plus de deux jours à tirer. La matinée se déroula comme d’habitude – douche, salut aux couleurs, petit-déjeuner, puis une heure de sport, un cours magistral sur l’art du camouflage, enfin une séance de tir avec diverses armes. C’est après le repas de midi que le temps commença à changer. Le ciel, jusque-là ensoleillé, se couvrit de sombres nuages, tandis que le vent se mettait à souffler. Mais il en fallait plus pour modifier le programme du fort de la Pointe aux Lièvres. Et donc, après une heure de karaté, ils eurent droit à un nouveau parcours du combattant… Gérald ne s’en sortit pas trop mal, et il eut même droit aux félicitations du sous-officier instructeur, un Martiniquais du nom d’Isidore Couturier, parce qu’il avait amélioré son temps précédent.
    Épuisé, il regagna sa chambrée et prit une douche. La soirée fut assez banale, sauf que les prévisions météo étaient de plus en plus alarmistes. Le département était même placé en vigilance orange. Est-ce en raison de ce temps médiocre que la marche de nuit qu’il craignait n’eut pas lieu ? En tous cas, il passa une nuit paisible. Mais il ne perdait rien pour attendre…
     
    Vendredi 22 août 2036.
    Le claquement des volets le réveilla dès 6 heures du matin. Tout de suite, il sut que quelque chose n’allait pas. Il n’y eut pas de salut aux couleurs, parce que le drapeau avait été amené, en raison du vent violent. Cela n’empêchait pas les haubans de claquer contre le mât, en faisant un bruit d’enfer. Le ciel était sombre, et une petite pluie tombait. Après le petit-déjeuner, il pensait qu’il aurait droit à une journée de cours magistraux ou de sport en salle, car il faisait un temps à ne pas mettre un bidasse dehors. Mais c’était mal connaître le fort de la Pointe aux Lièvres. On les fit mettre en rangs dans la cour, et puis un adjudant – il s’appelait Kevin Debort - lança :
    -          Marche de 12 ! Vous avez 15 minutes pour vous préparer ! Et n'oubliez pas de prendre vos parkas.
    Jetant un coup d’œil vers le ciel chargé d’orages, ils crurent avoir mal entendu. Mais c’était bien la réalité. Gérald, comme ses camarades, regagna sa chambrée et se prépara. Marche de 12, cela voulait dire marche de 12 kilomètres dans la nature, avec un fusil et un sac de 12 kilos sur les épaules. C’était loin d’être la pire, il existait aussi la marche de 15 dans le sable (avec 15 kilos sur les épaules), et la marche de 30, que même les « pros » craignaient. Habillés en treillis, coiffés du béret (dont la couleur indiquait leur corps d'origine), chaussés de rangers, ils prirent le sac qu’un sous-off leur tendait. Lors d’un vrai stage commando, on donne aux stagiaires des éléments pour remplir leur sac, et ils effectuent cette tâche eux-mêmes, en fonction du poids demandé – s’ils ont un doute, ils peuvent toujours rajouter un caillou. A la fin de la marche on pèse les sacs pour vérifier que personne n’a triché – les resquilleurs étant punis d’une sanction pouvant aller d’une simple mauvaise note dans leur dossier jusqu’à la fin prématurée du stage et au renvoi dans leur unité. Mais pour ce stage d’une semaine, on leur épargnait cette corvée.
    -          En petites foulées ! lança l’adjudant !
    Gérald fit la grimace. S’il avait toujours été un bon marcheur, à la course c’était autre chose. Ils s’enfoncèrent dans la campagne encore humide de rosée, dépassèrent le musée de la Chouannerie, puis traversèrent le village de Kerzivien en train de se réveiller. Les gens, en ouvrant leurs volets, découvraient cette bande de zigotos en treillis qui passaient dans la rue. Certains les saluaient au passage, d’autres se contentaient de les regarder, étonnés. Des petites grands-mères – certaines en costume traditionnel, coiffe comprise - agitaient les mains en signe d’encouragement. Ils en avaient bien besoin. Les visages étaient tendus. La file s’allongeait. Un groupe de tête s’était formé, composé des plus jeunes ou des plus sportifs, qui devançait largement les autres stagiaires. Une cinquantaine de mètres plus loin venait le gros de la troupe, suivi par quelques retardataires. A l’arrière se trouvait la voiture balai, comme dans les courses cyclistes, avec un sergent-conducteur et un infirmier chargé de récupérer au besoin les blessés ou ceux qui n’en pouvaient plus. Gérald était au milieu. Il savait que dans ce genre d’épreuve, l’idéal était d’être en tête, mais si ce n’était pas possible, alors au moins il fallait à tout prix éviter de se retrouver en arrière. Ils avaient parcouru environ 500 mètres, quand un gars se mit à clopiner, puis s’arrêta, discuta quelques instants avec un sous-officier puis monta dans la voiture. Ils apprirent plus tard qu’il souffrait d’une tendinite au genou droit – le genre de pépin contre lequel on ne peut rien faire.
    A la sortie du village, ils s’engagèrent sur un chemin bordé de haies, qui longeait prés et champs. Et puis il se mit à pleuvoir de plus en plus. Le petit crachin du réveil s’était transformé en une véritable averse. En peu de temps, ils furent trempés. Et à l’horizon montaient d’énormes nuages noirs et menaçants. Il n’était même pas 9 heures du matin, mais une lumière crépusculaire envahissait le paysage. Insensiblement, ils avaient ralenti l’allure, parce que le sentier était en train de se transformer rapidement en pataugeoire, et que chaque pas soulevait une giclée de boue. Et puis un portable sonna ; c’était celui de l’adjudant Debort. Il répondit, ralentit, puis s’arrêta tout à fait et se retourna vers sa troupe :
    -          Messieurs, Météo-France vient de nous faire passer en alerte rouge. Nous rentrons à la caserne.
    Gérald se dit qu’il était témoin d’un événement rarissime, parce que ce n’était sûrement pas fréquent d’interrompre une marche commando – surtout qu’ils avaient à peine parcouru le quart du trajet prévu. Et puis il regarda le ciel, et demeura bouche-bée. Une sorte de monstruosité climatique étant en train de se créer sous leurs yeux. Il regretta vivement de ne pas avoir d’appareil-photo. Un immense nuage d’un noir de jais, évasé à la base et de plus en plus large vers son sommet, à plusieurs milliers de mètres d’altitude, barrait l’horizon. Environné de vents tourbillonnants, il avançait lentement en direction de l’est.
    -          Qu’est-ce que c’est que ça ? cria quelqu’un. Une tornade ?
    -          Une tornade, chez nous ? C’est incroyable.
    -          Qu’est-ce qu’il y a, dans cette direction ? demanda un autre.
    -          Le Ménec, Carnac, plus loin La Trinité-sur-mer… répondit un sous-officier.
    -          Bon, lança l’adjudant, on ne va pas passer la journée ici. On y va. En avant… marche !
    Cette fois ils se mirent en route, non sans jeter de temps à autre un coup d’œil derrière eux. Ils rentrèrent donc au fort. Ce fut une marche peu glorieuse, dans la boue, sous les assauts du vent et de la pluie qui retardaient leur progression. Ils avaient enfilé leurs parkas imperméables, recouvertes d’un motif ressemblant à des tâches de léopard, mais cela ne suffisait guère à les protéger des éléments en colère. De temps en temps le portable de l’adjudant Debort sonnait, et au fur et à mesure de ces coups de fil, sa mine s’allongeait. Quand ils repassèrent à Kerzivien, le village offrait un visage tout différent de celui qu’ils avaient découvert tout à l’heure. Les caniveaux étaient pleins, il n’y avait pas un chat dans les rues, et les rares passants se dépêchaient de rentrer chez eux pour s’y calfeutrer, tout volets fermés. Le vent soufflait de plus en plus fort, et des tuiles d’ardoise tombaient des toits, tandis que les panneaux publicitaires, arrachés, s’envolaient pour aller atterrir des dizaines de mètres plus loin. Ils eurent de la chance de traverser le bourg sans que quiconque soit blessé.
    Enfin, à dix heures passées, ils regagnèrent le fort. Plusieurs gros camions Nissan Trucks peints en couleurs camouflage stationnaient dans la cour ; les uns, chargés d’hommes en treillis, s’apprêtaient à quitter la caserne ; les autres, vides, attendaient. Le colonel Le Goff était là aussi, et elle sembla soulagée de les voir arriver. Elle échangea quelques mots avec l’adjudant, puis il rassembla ses ouailles, les compta pour vérifier que tout le monde était là, puis dit :
    -          Vous allez rentrer dans vos chambrées, prendre une douche et vous changer. Tenue de combat. Et puis vous irez prendre un repas chaud dans le mess. Et à 11 heures on embarque dans ces camions.
    -          Qu’est-ce qui se passe, mon adjudant ? demanda quelqu’un.
    -          Nous allons à Auray. La tornade que nous avons aperçue tout à l’heure a dévasté la ville. Il y a des morts, des blessés, des centaines de sans-abris. Nous allons faire de notre mieux pour les aider.
  14. Gouderien
    -          Certains grognèrent que ce n’était pas leur job, qu’ils n’étaient pas des sauveteurs – que ce soit à l’armée ou ailleurs, il y a toujours des râleurs -, mais on ne leur demandait pas leur avis. Gérald réclama son portable – qu’on lui avait confisqué à son arrivé au fort -, afin de pouvoir faire des photos – après tout, c’était son métier -, et à sa grande surprise, on le lui rendit. Après un déjeuner rapide, ils embarquèrent dans les camions à 11 heures juste, suivant en cela leurs camarades qui les avaient déjà précédés. Ils refirent en quelques minutes le trajet qu’ils avaient parcouru à pied dans la matinée. A mesure qu’ils progressaient vers le nord-est, les signes de désastre se précisaient : arbres déracinés, pylônes abattus, avec des fils électriques qui se tordaient sur la route, maisons endommagées, toits envolés, voitures renversées ou abandonnées en plein champ… Plusieurs fois, ils durent s’arrêter pour dégager des troncs d’arbre renversés en travers de la chaussée. Mais ce n’était rien en comparaison de ce qui les attendait dès les faubourgs d’Auray. La ville semblait avoir subi un bombardement. Tout un quartier avait été réduit à l’état de ruines.
    Naturellement, étant donné son métier, Gérald avait déjà contemplé ce genre de spectacle de désolation, qu’il soit causé par la guerre ou par une catastrophe naturelle. Mais jamais en France. Tout le monde a vu des images de tornades ; la plupart du temp, cela se passe aux États-Unis. Certains États du centre et du sud du pays (par exemple l’Oklahoma, le Kansas, l’Arkansas, l’Iowa, le Missouri) sont tellement souvent frappés par ces phénomènes météorologiques que l’on parle de la « Tornado Alley », ou « allée des tornades ». De tels événements sont bien plus rares en Europe, même si, avec le réchauffement climatique, ils ont tendance à se multiplier.  Dans l’ensemble, les immeubles de pierre n’avaient pas trop mal résisté à la tornade, même si la plupart des toits s’étaient envolés et si on ne trouvait plus une vitre intacte dans un rayon d’un kilomètre. Mais c’est surtout le vaste centre commercial, situé à l’ouest de la ville, qui avait souffert. Deux hypermarchés avaient été dévastés, mais un troisième s’était complètement écroulé, ensevelissant sous ses décombres plusieurs dizaines de clients et de membres du personnel. Les gens avaient cru pouvoir se mettre à l’abri du vent et de la pluie dans cette grande surface, mais ce refuge s’était transformé en un piège mortel. Du grand mais fragile bâtiment, il ne restait plus qu’un amas de murs écroulés et de tôles écrasées, le tout ne mesurant pas plus d’un mètre et demi de haut ; le toit s’était écrasé là-dessus, broyant implacablement tout ce qui se trouvait en-dessous.
    Au cours des trente heures suivantes (soit la fin de la journée de vendredi et la plupart de celle de samedi), sous la pluie battante qui continuait à tomber, Gérald et ses camarades se muèrent en sauveteurs, dégageant les blessés et leur apportant les premiers soins, déblayant les gravats, apportant de l’eau, du café, de la nourriture, des médicaments, des tentes et des couvertures de survie à des malheureux qui avaient tout perdu. Pendant tout ce temps, ils ne dormirent que quelques heures, sur des lits de camps abrités sous un bâtiment préfabriqué hâtivement monté, et ils se nourrirent de rations. Bien que très occupé, Gérald trouva quand même le temps de faire une quarantaine de photos, dont certaines étaient vraiment très bonnes. Et puis, progressivement, les troufions furent remplacés par des pompiers et des sauveteurs professionnels, assistés d’équipes cynophiles. Samedi matin, le ministre de l’Intérieur débarqua en hélicoptère et visita les lieux de la catastrophe. Il passa en revue les sauveteurs, serra des mains, tenta de consoler les victimes. En fin d’après-midi, Gérald et les autres regagnèrent le fort de la Pointe aux Lièvres. Après avoir pris une douche et un casse-croute au mess, ils furent rassemblés dans la cour et passés en revue par la colonelle, qui les félicita pour leur conduite pendant leur séjour à la caserne, ainsi que pour leur participation aux opérations de secours à Auray. Pour les stagiaires, la semaine au fort se terminait, même si ce n’était pas tout à fait dans les conditions prévues…Néanmoins, en raison de la catastrophe d’Auray – dont le bilan était pour l’instant chiffré à 35 morts, une centaine de blessés et plusieurs dizaines de disparus -, ceux qui voulaient rester au fort quelques jours de plus afin de renforcer les équipes de sauveteurs étaient les bienvenus.
    Ce ne fut pas le cas de Gérald. On était déjà le 23 août, et il n’avait pas oublié qu’il devait être à Paris le 25. D’ailleurs, s’il l’avait oublié, on se serait chargé de le lui rappeler. La colonelle Le Goff le fit appeler dans son bureau, et lui apprit qu’elle avait reçu un message de sa hiérarchie lui recommandant, malgré les circonstances exceptionnelles, de ne pas manquer de libérer le sergent-chef Gérald Jacquet au plus tard le 24 au matin.
    -          Ça n’a pas été trop pénible ? demanda-t-elle au journaliste.
    -          Non. Ça m’a rappelé ma jeunesse, hélas enfuie.
    -          Pour votre âge, vous avez l’air encore assez en forme !
    Comme il s’inquiétait de savoir comment il allait regagner Paris, on lui apprit qu’on viendrait le chercher.
    Il fêta son départ au mess en compagnie de Marion, de Leduc et de ses compagnons de chambrée. Mais il prit garde quand même de ne pas trop boire, car il avait un article à écrire. A peine avait-il regagné ses pénates, après un dîner assez arrosé, qu’il se rua sur son portable, et en deux heures écrivit un papier sur son expérience au fort et sur la catastrophe d’Auray. Il envoya ça vers une heure du matin à Ghislaine, avec une dizaine de photos ; comme « le Figaro » ne paraissait pas le dimanche, cela serait d’abord mis en ligne sur le site du journal, avant d’être repris dans l’édition du lundi matin.
     
    Dimanche 24 août 2036.
     
    Le lendemain matin, il fut réveillé à l’heure habituelle. Il prit sa douche, s’habilla – en civil, cela faisait du bien – puis assista au lever des couleurs. Après ça il alla prendre son petit-déjeuner, et dit aurevoir à Leduc et à Marion. Il eut à peine le temps de rendre ses effets militaires au fourrier, que la voiture qui devait le ramener dans la capitale se rangeait dans la cour du fort.  Et là, il eut une belle surprise. On lui avait dit qu’on viendrait le chercher, sans préciser l’identité de ce « on » ; il n’aurait pas été autrement surpris de voir réapparaître le capitaine Servant, qui l’avait conduit ici. Aussi, quand il vit descendre d’une somptueuse Rolls-Royce « Phantom VII » rouge fuchsia Sophia Wenger, la femme qu’il devait accompagner dans quelques jours en Russie, il en resta abasourdi. Il ne fut pas le seul d’ailleurs, car en voyant surgir cette créature de rêve, vêtue d’un chemisier rose, d’une jupe rouge s’arrêtant à mi-cuisses et chaussée de bottines noires, tous les militaires – quel que soit leur grade - qui se trouvaient dans la cour en demeurèrent bouche-bée, puis se ruèrent vers elle pour lui demander des autographes, exercice auquel elle se plia de bonne grâce. Il attendit que le calme revienne pour s’approcher d’elle à son tour. Ils se firent la bise.
    -          Comment allez-vous ? demanda-t-elle. Ça n’a pas été trop dur ?
    -          Non, ça va. Mais enfin, c’est pas le Club Med. Qu’est-ce que vous avez fait de votre chauffeur et de la Mercedes ?
    -          Oh, Cindy est en vacances. Quant aux voitures, j’en possède un certain nombre. Il faut bien changer, de temps en temps.
    Elle démarra, et se dirigea immédiatement vers le nord. Il ne fut pas fâché de laisser derrière lui le fort de la Pointe aux Lièvres, cette fois définitivement – enfin il le supposait.
    -          J’ai été très impressionnée par les images des dégâts à Auray, dit-elle. Vous avez participé aux secours, je crois ?
    -          Effectivement.
    -          Vous pouvez me montrer ?
    -          Pas de problème, c’est tout près d’ici.
    Il ne leur fallut que quelques minutes pour gagner la ville martyrisée, d’autant plus qu’elle conduisait pied au plancher. Ce jour-là le soleil brillait, mais cela ne rendait pas le spectacle plus joyeux pour autant. Ce qui était autrefois une riante cité bretonne était réduit à des tas de ruines auprès desquels se pressaient encore des engins de chantier ainsi que de dizaines de pompiers, de sauveteurs et d’équipes médicales.
    -          C’est étonnant, commenta la diva. Ça ne vous dérange pas qu’on fasse quelques pas ?
    -          Comme vous voulez.
    Ils se garèrent à proximité. Un cordon de gendarmes contrôlait la route, pour éviter les pillages. Un hôpital de campagne et un vaste camp de réfugiés avaient été installés dans des prés au sud-ouest de la ville. Reconnaissant la virtuose, les gendarmes les laissèrent passer. Ils approchèrent de l’hypermarché Leclerc qui s’était complètement écroulé, et qui ressemblait à un vaste mille-feuilles de béton, de métal et de plastique. Sophia alla saluer les sauveteurs, les pompiers et les médecins, disant un mot d’encouragement à chacun et révélant un aspect de sa personnalité que Gérald ne connaissait pas encore. Elle évitait cependant les équipes cynophiles, acharnées à retrouver des survivants parmi les ruines, car apparemment elle n’était toujours pas populaire auprès de la gent canine. Naturellement, il ne se priva pas de la photographier et de la filmer durant ses déambulations au milieu de la cité dévastée.
    Ils passèrent une quarantaine de minutes à Auray, puis regagnèrent leur véhicule et reprirent la route de Paris.
     
    Et c’est là que je me rends compte que j’ai complètement oublié – suis-je distrait ! – de vous raconter la fin de l’histoire de l’adjudant Ramirez. Or donc, le brigadier-chef Delphine Di Méo, le bras cassé, avait regagné son unité, non sans leur avoir fait promettre de la venger. Mounir Djedoui, quant à lui, était encore là, et il servait toujours de souffre-douleur au sous-officier sadique. Gérald et Bokanofski employèrent les deux jours suivants à chercher des renseignements à propos de l’adjudant Ramirez. Ce n’était pas très difficile, car il n’était guère aimé au sein de la caserne. Ils finirent par apprendre que tous les samedis soir, Ramirez prenait sa voiture pour aller boire un verre – en fait, plusieurs - dans un troquet situé à la sortie du village voisin de Sainte-Barbe. Il revenait vers une ou deux heures du matin, généralement largement imbibé. Il recommençait parfois la même opération le dimanche soir, mais rentrait plus tôt, le lendemain, étant un jour de travail. Ils avaient d’abord songé à piéger le sous-off à la sortie de son abreuvoir habituel, mais en y réfléchissant c’était bien trop compliqué. Ils auraient certes pu sortir du fort (le samedi soir, les stagiaires bénéficiaient d’une brève permission de sortie), mais il leur aurait fallu rentrer bien avant le retour de Ramirez. Bien sûr, ils pouvaient faire le mur, ce qui n’était pas très difficile pour quelqu’un de suffisamment agile, puis gagner Sainte-Barbe à pied, et guetter la sortie de l’adjudant. Mais en y réfléchissant, ils avaient trouvé une solution bien plus simple et moins risquée. Il suffisait de se planquer dans le parking, en attendant que Ramirez revienne ; l’endroit où l’on garait les véhicules se situait assez loin de l’entrée, et en temps normal il n’y avait pas de sentinelle, ni de caméra de surveillance. Autre avantage, il était proche du terrain de manœuvre et de celui où se pratiquait le parcours du combattant. Le soir venu, ils attendirent donc que minuit soit passé – à ce moment un gradé faisait le tour des chambrées pour vérifier que tout le monde était bien là -, puis se rhabillèrent discrètement, ressortirent chacun de son côté – en effet, ils couchaient dans des dortoirs séparés - et gagnèrent le parking, où ils se retrouvèrent. Bien sûr leurs camarades avaient dû remarquer leur manège, mais personne ne souffla mot. Ils avaient noué un foulard autour de leur visage, ce qui était plus symbolique qu’autre chose car naturellement leur victime pourrait les reconnaître à leur voix – ou, en ce qui concerne Bokanofski, à sa carrure. Ils attendirent plus d’une heure dans le froid, avant que Ramirez ne daigne revenir. Le serveur du mess, qui semblait bien renseigné, leur avait raconté que certains samedis, l’adjudant poussait jusqu’à Quimper, où il avait ses habitudes dans une « maison » ; il paraît qu’il appréciait les très jeunes filles – y compris parfois des mineures -, sur lesquelles il aimait assouvir ses pulsions sadiques. Heureusement, ce n’était pas le cas cette nuit-là. La chance était d’ailleurs avec eux, car il était totalement bourré, à se demander comment il avait réussi à regagner le fort.
    Quand il y réfléchit par la suite, Gérald dut bien admettre que cette expédition punitive était totalement insensée. S’ils avaient été pris, non seulement cela aurait compromis leur carrière militaire, mais ils auraient pu se retrouver en prison pour des années : agresser un sous-officier, c’est le genre de chose avec laquelle l’armée ne plaisante pas. Mais tout se déroula comme prévu. Quand l’adjudant, titubant, sortit de son SUV Nissan gris – il était vêtu en civil, d’un jeans, d’un blouson et d’un pull noir, et ainsi habillé il ne ressemblait guère au personnage détestable qu’ils connaissaient -, ils se glissèrent discrètement derrière lui, puis Bokanofski lui attrapa la tête et lui plaqua sa main sur la bouche – s’il avait crié, ils étaient fichus. L'homme, surpris et apeuré, émit une sorte de borborygme, et ils crurent un instant qu'il allait vomir. Puis ils l’entraînèrent vers le terrain de manœuvre. Ils avaient bien pensé à emporter une lampe électrique, mais finalement ils y avaient renoncé, de peur d’être repérés. Heureusement, la lune brillait dans le ciel, ce qui leur permettait de voir où ils marchaient. Ils attendirent d’être assez loin pour lui attacher une écharpe autour de la figure en guise de bâillon et lui lier les mains devant lui avec un bout de corde. A moitié dégrisé, l’homme les regardait tour à tour, ne comprenant pas ce qui lui arrivait et se débattant mollement. Ils continuèrent leur chemin, traînant leur proie, et finirent par aboutir là sur le terrain où se déroulait le parcours du combattant. Ils adossèrent Ramirez contre un obstacle, et c’est là que les choses sérieuses commencèrent. Bokanofski fut le principal protagoniste de ce qui se passa ensuite, c’est lui qui parla et qui agit – Gérald le regardant faire dans un état de semi-sidération.
    Bokanofski gifla l’adjudant plusieurs fois, jusqu’à ce qu’il ait recouvré totalement sa lucidité ; c’était indispensable, pour qu’il puisse pleinement « profiter » de la suite. Il lui prit la main droite, saisit l’index et le replia brusquement vers le dessus de la main. L’adjudant poussa un cri, étouffé par le bâillon, et dévisagea son tortionnaire avec des yeux terrifiés.
    -          Ça, c’est pour Mounir Djedoui, commenta Bokanofski d’un ton neutre.
    Il prit le majeur et lui fit subir le même sort ; même cri étouffé de l’adjudant, qui se tordait de douleur et mordait l’écharpe qui lui fermait la bouche. Il regardait à présent les deux stagiaires avec des yeux de fou.
    -          Ça, déclara Bokanofski, c’est pour tous les jeunes que tu as emmerdés au fil des années.
    Il lui délia les mains et lui prit le bras, tout en faisant signe à Gérald de lui tenir le bras droit. Il replia le membre en arrière. Leur victime, comprenant ce qui se préparait, s’agitait et poussait des grognements assourdis par le bâillon. De façon assez analogue à celle dont Ramirez avait traité la malheureuse Di Méo, Bokanofski lui tordit le bras dans le dos. Comme sa victime grimaçait de douleur, « Boka » susurra :
    -          Et ça, c’est pour Di Méo. C’est sûr que c’est moins marrant quand on le subit que quand on le fait à quelqu’un d’autre !
    Il accentua encore un peu sa pression… et, avec un craquement sec, un os cassa. A travers son bâillon, l’adjudant réussit à pousser un gémissement de douleur très expressif, tandis que tout son visage exprimait l’intensité de son tourment. Bokanofski ramena ses deux bras devant lui. L’homme, l’air terrorisé les dévisageait tour à tour d’un air égaré, se demandant manifestement ce qu’on allait lui faire subir à présent.
    Bokanofski le rassura… d’une certaine manière.
    -          Bon, on a fini. Maintenant, mettons les choses au point. Tu diras que tu étais bourré – et d’ailleurs c’était vrai -, que tu t’es trompé de direction en sortant du parking, et que tu es tombé. OK ?
    Comme l’autre demeurait amorphe, il le secoua :
    -          OK ?
    Enfin l’adjudant hocha la tête.
    -          Bien, je vois que nous nous comprenons. Dans deux ou trois jours, tu donneras ta démission de l’armée. Nous pensons que tu as fait assez de mal ici. Après, tu feras ce que tu veux, à condition que ça ne soit pas dans l’armée. Compris ?
    Ramirez fit oui de la tête.
    -          Tu vois quand tu veux ! continua Bokanofski. Une dernière chose. Nous sommes deux ici, mais tous nos camarades nous soutiennent. Si jamais tu nous dénonces, il se passera une des deux choses suivantes – ou peut-être même les deux : quelqu’un, un jour, dans un coin discret, te fera la peau ; ou bien on informera ta hiérarchie, et aussi la police, que tu vas te taper des mineures à Quimper ! Comprendo ?
    L’adjudant hocha la tête frénétiquement. En fait il semblait tellement effrayé qu’il en avait presque oublié sa douleur.
    -          Tu as bien compris ce que t’as dit mon pote ? répéta Gérald – et ce fut sa seule intervention de toute la scène.
    Ramirez approuva avec autant de bonne volonté qu’il en était capable.
    -          OK, dit Bokanofski. Donc nous on va s’en aller, et dans 5 minutes tu pourras sortir de là et aller à l’infirmerie. Et si jamais tu dis un mot à propos de ce qui vient de se passer, tu es un homme mort. Ah oui ! Et surtout n’oublie pas : dans quelques jours, tu donneras ta démission de l’armée. D’accord ?
    Il lui retira son bâillon pour qu’il puisse parler, et le rangea dans sa poche. Il en fit autant des liens défaits. Pas la peine de laisser des preuves ici.
    -          D’accord ! fit l’homme d’une voix étranglée.
    -          C’est fini ! dit Boka en lui tapotant presque amicalement l’épaule, ce qui arracha un gémissement de douleur à l’adjudant.
    Ils s’éloignèrent dans la nuit, laissant leur victime prostrée, toujours adossée à l’obstacle. Plutôt contents d’eux, ils regagnèrent leurs chambrées respectives. Mais par la suite, Gérald se remémora souvent à cet épisode. En fait, avec le recul, il n’était pas très fier de lui. Il repensa même plus souvent à l’adjudant Ramirez qu’à tous les talibans et autres terroristes qu’il lui arriva de tuer plus tard, dans le cadre des missions qu’il effectua avec les Forces spéciales. Et quand il lui arriva, des années plus tard, de le croiser dans une rue de Paris, cela lui fit une drôle d’impression. Pas au point, bien sûr, de lui présenter des excuses – faut pas rêver…
     
     
     
  15. Gouderien
    Dès le lendemain, la nouvelle courut dans toute la caserne : l’adjudant Ramirez était rentré bourré de sa virée hebdomadaire ; en sortant de sa voiture, il s’était égaré, avait échoué dans le terrain de manœuvre, était tombé et s’était cassé le bras gauche et deux doigts de la main droite. Quelques jours plus tard, à la surprise générale, il démissionnait de l’armée. Tout le monde fêta ça au mess, Gérald et Bokanofski comme les autres. En apparence, personne ne les soupçonnait. Néanmoins, à la fin de leur stage, ils eurent une petite surprise, qui leur donna ample matière à réflexion. Il était de tradition qu’au bout des trois semaines, le commandant – il s’appelait Gardy, capitaine de vaisseau Dylan Gardy - reçoive les stagiaires les plus brillants ; et les deux comploteurs étaient du nombre. Durant cette brève cérémonie, il était d’usage que l’officier leur adresse quelques paroles de félicitation. C’est ce qu’il fit. Mais quand leurs camarades commencèrent à sortir du bureau, il retint Gérald et Bokanofski quelques minutes supplémentaires.
    -          Je voulais vous remercier, commença-t-il.
    Les deux amis se regardèrent.
    -          Nous remercier de quoi, mon commandant ? demanda Gérald d’un ton hésitant.
    -          Vous avez enlevé une belle épine du pied de l’armée, si j’ose dire. En fait, nous aurions dû le faire nous-mêmes depuis longtemps.
    -          Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, mon commandant, déclara Bokanofski, qui jouait les innocents avec beaucoup de conviction.
    -          Bien sûr, bien sûr. Mais si j’ai un petit conseil à vous donner…
    -          Oui ? fit Gérald.
    -          N’abusez pas de ce genre de méthode. Vous avez eu de la chance cette fois, mais cela ne se reproduira peut-être pas toujours.
    Sans leur laisser l’occasion de répondre, il leur serra la main et leur montra la porte :
    -          Je vous souhaite bonne chance à tous les deux, et que vous accomplissiez la carrière que vous méritez.
    Quand ils se retrouvèrent dehors, dans l’air froid du petit matin, ils se regardèrent, mais ne dirent rien. Ils allèrent chercher leurs bagages, et puis, avant qu’ils ne grimpent dans l’autocar qui devait les conduire à la gare, Gérald constata :
    -          Il savait tout.
    -          Tu crois ça ? dit Bokanofski d’un ton ironique.
    -          Oui. Ce que je me demande, c’est pourquoi il ne nous a pas fait mettre aux arrêts.
    -          Il l’a dit : il est bien content d’être débarrassé de Ramirez.
    -          Mouais.
    -          Écoute, je ne dirai plus un mot là-dessus. Nous avons fait ce que nous avions à faire, il n’y a pas à en reparler.
    -          Sans doute.
    Et ils montèrent dans le car.
     
    -          Vous êtes bien silencieux, nota Sophia au bout d’un moment.
    Ils roulaient à vive allure vers Paris. La notion de limitation de vitesse semblait totalement étrangère à la diva britannique. Il est vrai que se conformer aux règles en vigueur pour le commun des mortels, à bord d’un véhicule à la fois aussi puissant et aussi confortable, aurait presque été du gâchis.
    -          Oui, dit-il, j’étais plongé dans de vieux souvenirs.
    -          Des souvenirs romantiques ?
    -          Pas précisément.
    -          Excusez-moi, je suis peut-être indiscrète.
    -          Ce n’est pas grave. Il se trouve que j’ai retrouvé au fort de la Pointe aux Lièvres un vieux camarade de l’armée. Cela m’a replongé dans ma jeunesse.
    -          C’était agréable ?
    Il sourit :
    -          En partie seulement. Il y a certaines choses dont je ne suis pas fier.
    Il y eut un moment de silence, puis elle dit :
    -          La nostalgie est un piège. Nous devons nous concentrer sur l’avenir, c’est-à-dire sur notre mission.
    Il haussa les épaules :
    -          L’idée de revenir dans cet endroit n’était pas de moi. On ne m’a pas demandé mon avis.
    -          Je m’en doute.
    Un moment plus tard, elle demanda :
    -          Vous avez l’impression que cette semaine de stage a été utile ?
    -          On verra ça quand nous serons en Russie, vous ne croyez pas ?
    -          Bien sûr, bien sûr.
    Elle ne parla plus guère, jusqu’à leur arrivée dans la capitale. C’est seulement en parvenant dans la banlieue parisienne, qu’il commença à réaliser que cette fois, c’était pour bientôt. Le départ pour la Russie était prévu pour le 29, soit dans cinq jours. C’est vrai que ces derniers temps, il avait eu autre chose à penser… Et d’ici là il avait beaucoup de choses à faire : ses « vacances » bretonnes imprévue avaient bouleversé son agenda.
    Il était midi passé, et son estomac commençait à couiner.
    -          Ça vous dirait de déjeuner quelque part ? proposa-t-il aimablement.
    -          Vous êtes gentil, répondit-elle, mais ça sera pour une autre fois. On m’attend.
    -          As you like it !
    -          Où puis-je vous déposer ?
    -          Près de chez moi. Dans l’île Saint-Louis.
    -          C’est comme si c’était fait.
    Une demi-heure plus tard, le somptueux véhicule s’arrêta rue Saint-Louis en l’Île. Ils se firent la bise, puis il descendit.
    -          A mardi ! lança-t-il.
    -          See you soon !
    Après les récents événements météorologiques qui avaient frappé le nord de la France, il s’attendait à ce qu’il fasse nettement plus frais dans la capitale, mais comme l’air était saturé d’humidité, la différence n’était pas grande. Le ciel était sombre ; un orage se préparait – encore un ! Il retrouva avec plaisir son immeuble de la rue Jean du Bellay. Il ramassa le courrier dans la boîte aux lettre - au milieu de factures et publicités diverses se trouvait son visa pour la Russie -, puis grimpa chez lui. Il faisait épouvantablement chaud, et ça sentait le renfermé. Il ouvrit les fenêtres pour aérer, prit une douche, et commença à se sentir un peu mieux.
    Après s'être habillé, il alla déjeuner dans un restaurant grec de la rue de la Harpe, puis fouina dans les librairies du quartier et acheta plusieurs guides de Russie. Bien sûr il en possédait déjà, mais ils étaient anciens. Il n’était pas du genre à se contenter des multiples applications à l’usage des touristes et des voyageurs qu’on trouvait sur portable, il aimait bien les livres en tant qu’objets, le contact chaud du papier. Il se procura aussi des cartes. Dans un magasin spécialisé dans les bandes dessinées, il acheta tout un paquet de mangas pour Agnès. Quand il rentra chez lui, il pleuvait.
    Il rangea ses achats, puis prit son agenda, afin d’établir une liste de tout ce qu’il avait à faire avant le vendredi 29 août, jour du grand départ. C’était ce qu’il faisait en général quand il partait en grand reportage – enfin, quand il avait le temps de se préparer, car les exemples ne manquaient pas de fois où il n’avait eu que quelques heures pour faire sa valise avant de filer au bout du monde. Il fallait qu’il aille voir sa fille – c’était certainement ce qu’il appréhendait le plus, car il n’était pas impossible que ce soit pour la dernière fois. Il faudrait aussi qu’il appelle son père. Il ne serait pas inutile qu’il rédige un testament. Rien que d’y penser, cela le démoralisait. Il sortit d’un placard une bouteille de whisky japonais et des cacahuètes, et se servit un verre ; il rajouta quelques glaçons. Dehors, la pluie redoublait, puis l’orage éclata, avec tonnerre et éclairs. Heureusement, ce n’était pas comparable à la tornade qui avait frappé la Bretagne.
    Les notes de Bach éclatèrent dans sa tête ; c’était Ghislaine.
    -          Salut beau gosse ! Ça va ?
    -          Bonjour, répondit-il. Ça va comme un dimanche d’orage.
    -          Ouais. Chez moi aussi ça tombe. J’ai reçu ton article, bravo ! On va le publier demain matin. C’est incroyable que tu te sois trouvé sur place quand cette tornade a frappé.
    -          Oui, je m’en serais bien passé.
    -          Mais tu ne m’avais pas parlé de cette semaine chez les commandos !
    -          Pour la bonne raison que je ne le savais pas !
    -          C’est vrai ?
    -          Ben oui. On ne m’a pas vraiment donné le choix.
    -          C’est bizarre, ça.
    Il hésita un instant. Bien sûr, il ne pouvait pas lui dire la vérité. Il fallait qu’il invente une histoire.
    -          En fait on m’avait prévenu. On m’avait envoyé un mail, il y a trois mois, pour me prévenir que j’avais une période à accomplir comme sous-officier de réserve. Cela dit,  tu sais comment ça se passe, il devait être noyé au milieu d’un flot de pubs, et j’ai dû l’effacer sans m’en apercevoir. Rien ne vaut le papier !
    Elle rit :
    -          Je te reconnais bien là. Quand est-ce qu’on se voit ?
    -          Demain, ça te va ? Je passerai au journal.
    -          OK. A demain. Bisous.
    -          Bises.
    Il avait des courses à faire, car son frigo était presque vide, mais avec le temps qu’il faisait, il n’avait guère envie de ressortir. Il commanda donc sur Internet ; un drone se présenta à sa fenêtre une demi-heure plus tard pour lui livrer les produits achetés. Puis il passa un moment à corriger son article, Ghislaine lui ayant demandé par mail d’y apporter quelques modifications.
    Il dîna frugalement, puis rédigea son testament.  Cela fut rapide : il léguait presque tout ce qu’il possédait – son appartement, un peu d’argent qu’il avait en banque, quelques actions dans diverses sociétés - à sa fille, qui n’en profiterait que quand elle aurait 18 ans - ça, c’était pour éviter que son ex-femme et son arracheur de dents de mari ne mettent la main dessus. Son père n’avait pas besoin d’argent, alors il lui laissait sa voiture. Il data et signa, puis plaça le document dans une enveloppe qu’il laissa en évidence près de la télévision. Cette macabre corvée expédiée, il se coucha de bonne heure. Il ressentait encore la fatigue de son séjour forcé au fort de la Pointe aux Lièvres, et il était plein de courbatures.
    Lundi 25 août 2036 :
    Il passa plutôt une mauvaise nuit. Il se réveilla vers 3 heures du matin, en sueur. Il se leva pour aller vérifier la climatisation, qui, ainsi qu’il s’en doutait, était mal réglée. Mais ce n’est pas cela qui l’avait tiré du lit. Il avait fait un affreux cauchemar, un peu dans les styles des films de la saga « Alien » - surtout « Alien 2 », enfin plus exactement « Aliens », celui qui avait été dirigé par James Cameron. Il avait rêvé qu’il se trouvait dans un dédale de souterrains obscurs, poursuivi par des ombres effrayantes. Ce n’étaient pas des Aliens, c’étaient… quoi au juste, il ne s’en souvenait pas. Mais ce n’était pas la seule menace qui planait sur lui : il y avait aussi un compte à rebours, dont une voix mécanique égrenait les nombres un à un, et il savait – il le sentait dans ses tripes – que quand il atteindrait zéro, il valait mieux qu’il ne soit pas dans le coin. Alors il courait, à perdre haleine, dans une obscurité presque totale. Il courait vers la lumière du jour… mais il s’était réveillé avant de l’avoir retrouvée. Il alla prendre une douche, avant de se recoucher. Quand il se réveilla à nouveau, il était près de huit heures du matin, l’heure de prendre un solide petit-déjeuner. C’est ce qu’il fit, tout en regardant une chaîne d’infos en continu et en lisant l’édition du jour du « Figaro », qu’il venait d’imprimer. Il eut la satisfaction de constater que son article était en bonne place, avec plusieurs photos.
    Étant donné son métier, il avait toujours une valise prête, au cas où il aurait à partir brusquement à l’autre bout du monde, avec du linge propre, des affaires de toilette, des mouchoirs en papier, des barres vitaminées, des chemises, des tee-shirts, des pulls etc. Il la vérifia, ressortit quelques vêtements dont la propreté laissait à désirer, et les remplaça par d’autres. Il rajouta un blouson imperméable, une écharpe, des chaussures de randonnée et de grosses chaussettes. Certes, à cette époque de l’année il ne faisait pas froid en Russie, mais il préférait prendre ses précautions. Songeant à son rêve de la nuit, il plaça également dans le bagage une puissante torche électrique et des piles. Et, bien sûr, les guides et les cartes qu’il avait achetés la veille.
    Ceci fait, il but un café, puis sortit d’un tiroir la documentation qu’il avait imprimée à propos de Reinhold Glière. Avec ses « vacances » forcées en Bretagne, il n’avait pas pu travailler sur le livre qu’il était censé rédiger sur ce compositeur, et il était temps qu’il rattrape un peu son retard – même si, en fait, il n’était guère motivé. Le lendemain il allait retrouver les gens des Services secrets, et ça le barbait à l’avance. Tout le barbait, dans cette histoire, en fait. Même Sophia Wenger. Quand il l’avait rencontrée il l’avait trouvée séduisante, mais ça n’avait pas duré – elle était trop bizarre. Il n’y a que quand elle chantait qu’elle était fascinante. La perspective de se retrouver avec elle en Russie l’enchantait autant que l’idée d’aller se noyer dans la Seine.
    Il travailla une heure sur la biographie du camarade Glière, puis décida d’appeler son père. Encore une corvée, qu’il valait mieux expédier le plus tôt possible. En récupérant son portable, le jour de la tornade à Auray, il avait constaté que son père l’avait appelé, mais il ne l’avait pas encore rappelé. Pas le courage.
    Philippe Jacquet décrocha au bout de la troisième sonnerie.
    -          Salut papa !
    -          C’est pas trop tôt ! grogna le vieillard. Qu’est-ce que tu foutais ?
    -          Lis le « Figaro » d’aujourd’hui, et tu en auras une petite idée.
    -          Je l’ai fait, le gardien me l’a apporté. Je ne comprends pas ce que tu faisais dans cette caserne.
    -          Tu sais que je suis sous-officier de réserve. Ça implique des périodes d’une semaine à effectuer, de temps en temps. Il se trouve que le mail de convocation s’est égaré.
    Il avait un peu honte de sortir cette fable à son père, mais il n’avait pas le choix.
    -          Mouais, fit Jacquet père, dubitatif. C’était pas trop dur ?
    -          Non, ça va. Mais j’ai passé l’âge de ce genre de réjouissances.
    -          Je m’en doute.
    -          Et toi ? Ça va ?
    -          Ouais, avec quelques problèmes. Nous aussi, on a eu des orages. Pas aussi violents qu’en Bretagne, mais quand même. La rivière qui passe derrière chez moi, l’Isle, avait démesurément grossi, on a craint un moment d’avoir des inondations. Heureusement, le temps s’est remis au beau.
    -          Pourquoi m’as-tu appelé, il y a quelques jours ?
    -          Comme ça. Pour avoir de tes nouvelles. Tu vas toujours en Russie ?
    -          Oui, à la fin de la semaine.
    -          Ça n’a pas l’air de t’enchanter.
    -          Pourquoi tu dis ça ?
    -          Je ne sais pas. Disons que c’est une intuition.
    Il y eut un instant de silence. Gérald cherchait ses mots.
  16. Gouderien
    -                   En tout cas,  ajouta son père, j’espère que ça se passera bien, et je te souhaite bonne chance.
    -          Merci !
    -          J’espère que tu m’appelleras, depuis la Russie !
    -          Bien sûr !
    -          Je t’embrasse.
    -          Moi aussi.
    -          A bientôt.
    -          A bientôt.
    Ouf ! se dit Gérald quand la communication fut coupée. Une corvée expédiée ! Il songea soudain qu’il ne s’était pas pesé, depuis son retour de Bretagne. Il se rendit dans la salle de bains, et se jucha sur la balance connectée dernier modèle, qui indiquait non seulement son poids, mais aussi le pourcentage de muscles et de graisse, sa tension et un tas d’autres informations dont il n’avait que faire. Il avait perdu 3 kilos – principalement des graisses - durant cette semaine de stage, mais il était toujours trop gros. Il songea qu’il lui faudrait plus qu’une semaine de crapahutage à la Pointe aux Lièvres pour retrouver son poids de forme…
     
    Pendant ce temps, dans un salon de l’ambassade britannique à Paris, trois personnes étaient assises dans de confortables fauteuils et discutaient. Dans cet hôtel particulier situé 35, rue du Faubourg Saint-Honoré, on avait reconstitué un coin de Grande-Bretagne, et ce salon était aussi typically british qu’il est possible de l’imaginer. Au-dessus de la grande cheminée – dans laquelle ne brûlait aucun feu, naturellement, étant donnée la saison – s’étalait un grand portrait du duc de Wellington ; sur le mur d’en face se voyait la reproduction d’un Turner, « Le Téméraire remorqué à son dernier mouillage ». D’autres tableaux ornaient les murs ; la plupart représentaient des scènes de chasse ou de bataille. Dans ce salon décoré de boiseries, où l’on apercevait aussi dans la vitrine d’une bibliothèque une maquette en bois du « Victory », le vaisseau-amiral de Nelson, régnait une impression de confort douillet, encore accentuée par la musique de chambre diffusée mezzo voce par des enceintes invisibles. Deux des personnes qui se trouvaient là nous sont déjà connues : il s’agit de Sophia Wenger – qui porte un ensemble tropical très chic, comme si elle s’apprêtait à partir pour un safari au Kenya - et de sir Irving Butler, le chef des Services secrets britanniques, toujours impeccablement vêtu d’un costume en tweed pied de poule, malgré la température extérieure. Quant au troisième protagoniste, c’était un homme plus jeune, vêtu d’un pantalon blanc, d’un pull léger bleu et d’une veste de sport, blanche également ; il s’appelait Adrian Brooke et était attaché culturel à l’ambassade du Royaume-Uni à Paris – c’est-à-dire, en bon français, le représentant local du MI6. Sir Irving ne l’avait invité à se joindre à eux que par pure politesse – après tout, il lui était difficile de se rendre à Paris sans dire au moins un mot au responsable local du service qu’il dirigeait, et il avait hâte qu’il sorte pour parler enfin de choses sérieuses avec Sophia.
    Adrian se leva et, ouvrant l’un des panneaux d’acajou de la grande bibliothèque qui occupait l’un des murs, il fit apparaître un bar très bien achalandé.
    -          Whisky ? proposa-t-il. C’est de l’écossais, un Glenfiddich. Du tout meilleur.
    -          Pourquoi pas ? fit sir Irving.
    Le jeune homme fit le service, déposant sur la table basse qui se trouvait entre les fauteuils trois verres remplis, des glaçons dans un petit bol ainsi que des cacahuètes salées et des shortbread, les fameux biscuits écossais.
    Ils trinquèrent au succès de la tournée russe de la jeune femme - mais Sophia se contenta de s'humecter les lèvres, sans boire. Pour Adrian, qui n’était au courant de rien, c’était juste ça : une tournée. Ils discutèrent encore de l’actualité internationale, particulièrement chargée en ce mois d’août, puis de deux ou trois affaires de second ordre qui retenaient présentement l’attention du MI6 en France, et Adrian Brooke salua et prit congé.
    -          Ouf ! s’exclama sir Irving. J’ai cru qu’il n’allait jamais sortir.
    Il se leva, fit pivoter l’un des tableaux ; un écran d’ordinateur apparut. Il se livra à diverses manipulations, et la musique changea, remplacée par une œuvre pianistique de Jean-Sébastien Bach ; le niveau sonore avait aussi beaucoup augmenté.
    L’air content de lui, il regagna son fauteuil.
    -          J’ai mis votre fameux enregistrement du « Clavecin bien tempéré » de Bach, expliqua-t-il.
    -          Ah non ! fit-elle. Ça me rappelle le bureau ! Vous n’auriez pas quelque chose de plus joyeux ? De la musique cubaine, par exemple ?
    Perplexe, il se releva. Voilà qu’elle faisait de l’humour, à présent. Décidément, elle ne finirait jamais de le surprendre. Il chercha un instant, puis remplaça Bach par la célèbre BO du film « Buena Vista Social Club ». Tandis qu’il se rasseyait, les premières notes de « Chan Chan », de Compay Segundo, l’un des standards de la musique cubaine, commencèrent à emplir la pièce.
    -          C’est mieux, apprécia-t-elle.
    -          Vous n'aimez pas le whisky ? demanda-t-il en désignant son verre intact.
    -          Vous savez bien que je ne bois pas, répondit-elle.
    -          Vous ne savez pas ce que vous perdez.
    -          En tout cas pour le whisky, certainement pas grand-chose. Certains humains reconnaissent eux-mêmes que ça a le goût de punaise écrasée. Moi je trouve que ça n’a pas de goût du tout.
    -          Ne parlez pas comme ça, dit-il, agacé. Vous aussi, vous êtes humaine.
    -          Oui, c’est ce que me répétait toujours mon père. Qu’il fallait que je me considère comme une femme comme une autre. Je me demande si lui-même en était tellement convaincu.
    -          Pourquoi dites-vous cela ?
    -          Après tout, il a fini par se tuer, non ? J’ai toujours pensé que c’était à cause de moi.
    Il y eut un long moment de silence, puis sir Irving finit par dire :
    -          Je ne comprends vraiment pas pourquoi vous dites cela. Sa mort demeure un mystère, comme bien des suicides, mais je ne vois pas pour quelle raison vous vous en sentez responsable. Sans doute avait-il des problèmes…
    -          Lesquels ? Sa santé était excellente, ses affaires marchaient bien. S’il avait eu des problèmes, je l’aurais su.
    -          On ne sait jamais tout de ses proches.
    Le chef du MI6 finit son verre, et s’en resservit aussitôt un autre.
    -          Alors, insista-t-il, vous êtes certaine que vous ne voulez pas goûter à votre whisky ?
    -          Non.
    -          Peut-être autre chose, alors ?
    -          Je vous l’ai déjà dit, je ne bois pas ; c’est mauvais pour ma voix. Ou alors juste un jus d’ananas.
    -          Comme vous voulez.
    Il se leva, ouvrit le bar et servit un verre de jus d’ananas, qu’il lui tendit. Puis il se rassit.
    -          Ça va faire bizarre, en Russie, que vous ne buviez pas d’alcool. Vous savez que c’est une nation d’ivrognes. Vous serez bien obligée de faire honneur à leurs traditions.
    -          J’ai déjà voyagé en Russie. Ils me connaissent. Je ne bois que quand c’est vraiment nécessaire : par exemple lors des toasts.
    -          Il paraît que vous allez rencontrer Victor Koromenko ?
    -          Oui, le jour de mon arrivée. Je suis invitée au Kremlin.
    -          Méfiez-vous de lui, c’est un rusé.
    -          Vous me prenez pour qui ?
    -          Il ne faut jamais sous-estimer l’adversaire.
    -          Ce n’est pas mon adversaire. Mon adversaire – et ma future victime – ce sera ce Diavol.
    -          Il ne faut pas voir les choses ainsi. Une fois que vous aurez atterri à Moscou, chaque Russe que vous croiserez sera un ennemi potentiel.
    Elle haussa les épaules :
    -          J’en fais mon affaire.
    -          Alors vous vous sentez prête ?
    -          Oui. Sauf sur un point.
    -          Lequel ?
    -          Vous ne devinez pas ? Pourquoi vais-je devoir supporter la présence de ce Gérald Jacquet ? J’aurais très bien pu me débrouiller seule.
    -          C’est pour renforcer votre crédibilité.
    -          Quelle crédibilité ? répliqua-t-elle d’un ton cinglant. Vous pensez que je ne suis pas crédible en tant qu’artiste – ou en tant que femme ?
    Sir Irving soupira :
    -          Ce n’est pas ce que je voulais dire.
    -          Alors qu’est-ce que vous vouliez dire ? Je vous préviens d’avance : si ce journaliste fait en quoi que ce soit obstacle au bon déroulement de la mission, je le tue !
    L’Anglais leva les yeux au ciel.
    -          Je vous en prie, dit-il, ne prenez pas les choses ainsi. Je suis certain que Gérald pourra vous être utile, d’une façon ou d’une autre. En plus, à la base des commandos, on l’a trouvé très en forme.
    Sophia sourit, ce qui lui arrivait rarement :
    -          A quoi va-t-il bien pouvoir me servir ?
    -          Il fait partie de votre couverture.
    -          Ma couverture ! Les choses sont pourtant simples : je fais ma tournée de concerts comme d’habitude, à Smolensk je rencontre ce professeur Diavol, et je le tue. Rien de compliqué.
    Sir Irving soupira encore une fois ; il avait l’impression d’être un instituteur face à une élève particulièrement bornée.
    -          Je vous l’ai déjà expliqué : d’abord, cela doit passer pour un accident. La Grande-Bretagne et la France ne doivent pas être impliquées. Et puis, il faut que nous vous récupérions.
    -          Vous tenez tant que ça à moi ? demanda-t-elle d’un ton légèrement incrédule.
    -          Mais bien sûr.
    -          Permettez-moi d’être sceptique. Je crois que quand le professeur maboul sera mort, vous serez bien content et je ne vous servirai plus à rien.
    -          Vous êtes un agent précieux. Le monde ne s’arrêtera pas de tourner parce que Diavol sera mort.  Et puis…
    -          Oui ?
    -          C'est vrai, je tiens à vous.
    -          Vraiment ? Vous êtes plus sentimental que je ne le pensais.
    -          Être sentimental est un luxe qu’en général on ne peut pas se permettre, dans mon métier. Mais vous êtes exceptionnelle.
    -          Mais sacrifiable.
    -          Ne dites pas cela.
    -          Ce n’est pas vrai ?
    -          Dans ce job, d’une certaine manière, nous sommes TOUS sacrifiables.
    -          J’ai encore une question.
    -          Oui ?
    -          Si jamais je ne peux pas liquider Diavol discrètement, qu’est-ce que je dois faire ? Renoncer à la mission ?
    -          Sûrement pas. Cet homme doit mourir. Il est trop intelligent… et trop dangereux. Si vraiment vous ne pouvez pas faire autrement, sa mort justifierait même que vous utilisiez la solution de dernière extrémité.
    -          Même si cela doit entraîner la mort de victimes innocentes ?
    L’homme eut un geste méprisant :
    -          Dégâts collatéraux. Mais je préfère que tout se passe comme prévu, et que vous nous reveniez intacte. Le monde libre est toujours en danger, nous devons nous défendre contre de nombreux ennemis : les terroristes, les fanatiques, les savants fous, les dictateurs…
    -          Les politiciens ?
    Sir Irving éclata de rire.
    -          Vous savez que vous êtes drôle, parfois ?
    -          C’est un compliment ?
    Il fit une moue hésitante, puis finit par dire, du bout des lèvres :
    -          Oui. Ce que je veux dire, c'est qu'on aura toujours besoin de vous.
    Il y eut un moment de silence, puis elle saisit son verre rempli de Whisky.
    -          Finalement, dit-elle, je crois que je vais m’offrir une dose de punaise écrasée.
     
    Gérald avait l’intention d’aller voir sa fille au Vésinet pour lui dire aurevoir, mais finalement il n’eut pas à se donner cette peine. A peine avait-il fini de déjeuner, que la sonnerie de Bach retentit une fois de plus dans sa tête : c’était Agnès. Elle était en vacances sur la côte Basque avec sa mère et son beau-père. Si elle lui en avait parlé, il avait oublié.
    -          Salut Papa, ça va ?
    -          Oui ma biche, et toi ?
    -          Extra ! Ça fait une semaine qu’on est près de Saint-Jean-de-Luz. Il fait très beau.
    -          Tant mieux.
    -          C’est fini, ton stage commando ?
    -          Ben oui.
    -          Tu ne m’en avais pas parlé.
    -          Ça fait partie de cet aspect de ma vie que je ne crie pas sur les toits.
    -          Comme ton voyage en Russie ?
    -          Voilà.
    -          C’est pour quand ?
    -          A la fin de la semaine.
    -          Ça se rapproche, alors.
    -          Oui.
    -          J’espère que ça se passera bien.
    -          Moi aussi.
    Il y eut un moment de silence, puis il ajouta :
    -          Mais si jamais ça ne se passe pas bien, je veux que tu saches que je t’ai toujours aimée. Et si jamais tu as souffert des mes disputes avec ta mère… eh bien je m’en excuse.
    -          Moi aussi je t’aime. Mais pourquoi tu dis ça ?
    -          Comme ça. On ne sait jamais. Un avion peut s’écraser.
    -          Oui, mais ça n’arrive pas tous les jours.
    -          Heureusement ! Qu’est-ce que tu veux que je te rapporte, de Russie ?
    -          Une bouteille de vodka.
    -          Quoi ?
    -          Non, je blague. Des poupées russes, ou un ours en peluche.
    -          Un ours, à ton âge ?
    -          Ben oui, pourquoi pas ? Je suis sûr qu’ils en font des très beaux.
    -          OK, comme tu veux. Je t’embrasse.
    -          Moi aussi. Grosses bises, et à bientôt.
    -          A bientôt.
    Quand la communication fut coupée, il poussa un grand soupir de soulagement. Ouf ! Il avait bien conscience qu’il avait fait le minimum syndical, mais comme bien des hommes, il ne savait pas exprimer ses sentiments. Enfin c’était fait. Maintenant, il allait pouvoir se concentrer sur cette fameuse mission.
     
     
     
     
  17. Gouderien
    Il suivit Ghislaine dans son bureau.
    Tu as faim ? demanda-t-elle.
    Quelle question !
    J’ai réservé dans un restaurant mexicain. Il faut bien varier les plaisirs…
    Du moment qu’il est climatisé…
     
    Un peu plus tard, tandis qu’ils mangeaient des enchiladas en buvant un cabernet-sauvignon mexicain, au milieu d’un décor latino-américain assez bien reconstitué, ils en vinrent à évoquer, une fois de plus, la canicule qui sévissait sur le pays.
    Le gouvernement nous engage à répéter les mesures de précaution élémentaires à prendre contre la chaleur, dit Ghislaine, et en même temps il nous pousse à minimiser le nombre de victimes. On se croirait revenus en 2003.
    En 2003 je n’étais qu’un ado, dit Gérald. En plus j’ai passé l’été à la campagne avec mon père, donc je n’ai pas trop souffert de la chaleur. Et il y a eu tellement d’autres étés caniculaires depuis…
    Celui-là fut le premier, et l’un des pires. C’est à ce moment-là qu’on a commencé à réaliser que la grosse chaleur pouvait tuer.
    Au bout d’un moment, comme il était moins bavard que d’habitude et que la conversation commençait à s’étioler, elle remarqua :
    Dis-donc, j’ai l’impression que je fais les demandes et les réponses. Qu’est-ce qu’il y a ? Ça ne va pas ?
    Si, ça allait, sauf qu’il avait toujours parlé franchement avec sa rédactrice en chef, qui était aussi son amante, et qu’il se rendait compte maintenant qu’il ne pouvait plus le faire, parce que toute leur conversation était sans doute écoutée par des oreilles indiscrètes, et à tout le moins enregistrée.
    Excuse-moi, dit-il. Je me sens fatigué. Ça doit être le contrecoup de la chaleur.
    Tu pars en Dordogne demain ?
    Oui. Et après, direction l’Italie. En fait, je me serais bien contenté de me reposer à la campagne. Ce voyage, c’est surtout pour ma fille.
    Je sais que tu es en vacances, mais pendant que tu seras à Venise, ça ne t’ennuierait pas de faire un petit article sur l’état actuel de la cité ? Les efforts qu’ils font pour se protéger de la mer, la sauvegarde des monuments, enfin tu vois le genre.
    Tout à fait.
    Depuis des décennies, la situation périlleuse de la cité des doges, face à la montée du niveau des eaux, au changement climatique, à la pollution, à l’invasion touristique etc., et les travaux pharaoniques entrepris pour sauver la ville, constituaient un « marronnier » classique des mois d’été. Cette année, apparemment, ce serait lui qui s’y collerait. Mais ça ne le dérangeait pas trop : il avait l’habitude.
    Avec quelques photos, ça serait parfait, ajouta-t-elle.
    Évidemment. C’est comme si c’était fait.
    Merci.
    Puis, comme il fallait s’y attendre, elle l’interrogea à propos de son prochain voyage en Russie, et il lui raconta ce qu’il savait – sans lui préciser, naturellement, que la tournée triomphale de Miss Wenger connaîtrait une fin inattendue à Smolensk… Mais Ghislaine était une fine mouche, et elle sentait qu’il y avait quelque chose de pas très clair dans cette histoire.
    J’ai l’impression que ça ne t’inspire pas un grand enthousiasme, cette tournée, observa-t-elle tandis qu’ils attendaient les desserts.
    Il ne chercha même pas à nier :
    Ça se voit tant que ça ?
    Oh oui.
    Je ne sais pas. Je suppose qu’il n’y a pas d’atomes crochus entre cette Mademoiselle Wenger et moi.
    Pourtant, à en croire certains de nos collègues, vous seriez du dernier bien !
    Bullshit !
    Tant mieux.
    Pourquoi tant mieux ?
    Tant mieux pour moi, dit-elle en éclatant de rire, dévoilant des dents dont la blancheur perpétuellement éclatante devait lui coûter une fortune.
    Il sourit. Elle avait raison. Ils mangèrent un sorbet, puis finirent le repas au champagne. Ensuite, ils gagnèrent son appartement de Neuilly, où elle démontra assez de talent au lit pour lui faire oublier momentanément ses problèmes.
     
    Jeudi 7 août 2036.
    Ghislaine réveilla Gérald à 7 heures du matin. Après une douche et un solide petit-déjeuner, ils gagnèrent le centre de Paris, où elle le laissa devant l’immeuble du « Figaro », non sans lui avoir fait promettre de venir la voir dès son retour d’Italie. Il rentra chez lui, prit une nouvelle douche et se changea – avec cette canicule, on transpirait beaucoup, et les vêtements étaient vite sales, même si ces dernières années on avait inventé et mis dans le commerce des tissus « intelligents », capables d’aider le corps à réguler sa transpiration. Puis il fit sa valise, avant de reprendre la route en direction de Chennevières.
    Il s’arrêta à Bourges pour déjeuner, et retourna dans le même restaurant où il avait mangé avec Sophia et son assistante lors de son voyage de retour à Paris, quelques jours plus tôt. Il sortait de l’établissement, quand la sonnerie musicale de son implant se fit entendre dans sa tête. Lassé des Beatles et de leur « Bois norvégien », il avait profité du changement d’implant pour faire remplacer « Norvegian Wood » par un morceau classique : un extrait instrumental de la « Passion selon Saint-Mathieu », de Jean-Sébastien Bach. Nul doute qu’à la longue cette musique paisible lui deviendrait aussi odieuse que les notes du sitar de George Harrison, mais en attendant ce changement était le bienvenu. Justement, c’était Miss Wenger, qui venait prendre de ses nouvelles.
    Comment allez-vous, cher ami, depuis notre dernière rencontre ? demanda-t-elle.
    Très bien, et vous ?
    Ça va. Vous êtes où ?
    A Bourges. Je sors justement du restaurant où nous avions déjeuné l’autre jour.
    Qu’est-ce que vous faites à Bourges ?
    Eh bien, je redescends à Chennevières.
    Oh, c’est dommage. Moi qui voulais vous inviter à manger…
    Ce sera pour la semaine prochaine, j’en ai peur.
    Ce n’est pas grave. Si vous êtes à Paris le 15 août, je vous invite à mon concert, avec votre charmante fille.
    Il songea en lui-même qu’il aurait l’occasion, pendant leur séjour en Russie, de profiter jusqu’à la satiété des talents musicaux de sa coéquipière, mais bien sûr il garda cette réflexion pour lui, d’autant que cela intéresserait sans doute Agnès – à condition encore que sa mère l’autorise à assister à ce concert, étant donné qu’au retour de Venise, il faudrait bien qu’il rende la jeune fille à son ex-épouse.
    Je ne sais comment vous remercier, dit-il. Vous êtes très gentille.
    Oh, c’est tout naturel.
    Il y eut un instant de silence, puis elle ajouta :
    J’espère que vous êtes content de partir en Russie avec moi ?
    Il aurait été encore plus content, si ce voyage n’avait pas servi en réalité de couverture à une mission d’assassinat. Mais ça, naturellement, il ne pouvait pas le dire – d’autant que leur conversation était très probablement écoutée.
    Je suis absolument ravi, dit-il de son ton le plus convaincu. Je voudrais déjà y être.
    Moi aussi ! renchérit-elle. La Russie est un tellement beau pays. Tellement romantique ! Et les Russes sont un tel peuple d’artistes ! J’ai beaucoup de fans, là-bas.
    Il se demanda un instant si elle était sincère et idiote – ce qui paraissait peu probable – ou si elle se foutait de lui. En tous cas, si leur mission réussissait, elle aurait nettement moins d’admirateurs russes d’ici quelques semaines…
    Je n’en doute pas ! dit-il sans se mouiller.
    Changeant de sujet, il ajouta :
    Vous ne souffrez pas trop de la chaleur ? Pour une Anglaise comme vous, ça doit être pénible.
    Non, ça va. Mais vous savez, il fait à peu près aussi chaud chez moi, en ce moment.
    C’est vrai ? J’ai du mal à le croire.
    Je vous assure ! Bon, je ne veux pas vous déranger plus longtemps.
    Mais vous ne me dérangez pas.
    Vous êtes adorable. Bye. A bientôt !
    Bye !
    Elle raccrocha. Suant à grosses gouttes en raison du soleil brûlant, il gagna sa voiture et reprit la route du sud. Il arriva à Chennevières dans la soirée.
     
    Son père et sa fille l’attendaient devant le portail. Agnès avait l’air radieuse, elle avait pris des couleurs depuis la dernière fois qu’il l’avait vue. La joie des retrouvailles et la lumière pâlissante du crépuscule ne l’empêchèrent pas de remarquer le pansement qu’il portait toujours au-dessus de l’oreille gauche.
    Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? demanda-t-elle. Tu es tombé ?
    Il n’allait pas servir à sa fille l’histoire du furoncle qu’il avait racontée à Ghislaine, et qui l’avait d’ailleurs laissée sceptique. Le mieux était encore de dire au moins une partie de la vérité.
    J’ai fait changer mon implant, expliqua-t-il. Il commençait à déconner, et ma rédactrice en chef à tenu à ce que je le fasse remplacer avant mon voyage en Russie.
    Je croyais que tu voulais t’en débarrasser ? intervint son père.
    Oui, c’est vrai, renchérit Agnès. Je t’ai entendu le dire plusieurs fois.
    On ne fait pas toujours ce qu’on veut, dans la vie.
    Ça fait mal ?
    Non, ça va mieux. Le pire est passé.
    Et moi ? Quand est-ce que j’aurai mon implant ?
    Et vlan ! Il n’en revenait pas de la façon dont il s’était piégé lui-même.
    On verra ça quand je reviendrai de Russie, répondit-il. Il faudra d’abord que j’en parle à ta mère.
    Elle poussa un soupir :
    Si je comprends bien, c’est pas encore pour demain.
    Tu connais le proverbe : tout vient à point à qui sait attendre…
    Mouais.
    La nuit tombait. Les chauves-souris sortaient de leurs cachettes, et se mettaient en chasse des nombreux insectes qui voletaient dans l’air nocturne. Après avoir garé sa voiture dans le parc, il rejoignit les autres dans la grande maison. Malgré l’épaisseur des murs, là aussi la chaleur avait fini par s’installer. Gérald fit honneur au dîner qu’on avait préparé spécialement pour lui, même s’il trouva cette nourriture un peu lourde pour la saison, avec un potage campagnard suivi d’un cassoulet à la graisse d’oie.
    Alors tu as réservé pour l’Italie, papa ? interrogea sa fille.
    Et oui. On part demain matin.
    Déjà ? dit Philippe Jacquet en ronchonnant. Je vais m’ennuyer, quand vous serez partis. Ma petite fille unique et préférée va me manquer.
    T'en fais pas grand-père, je reviendrai te voir, dit Agnès.
    Ouais, quand ta maman t’autorisera. Et je crains bien que ce ne soit pas pour tout de suite. Je l’ai eue au téléphone, elle a menacé d’envoyer les gendarmes pour aller rechercher sa fille.
    Les gendarmes ? s’étonna Gérald. Je croyais qu’elle était fâchée avec la police.
    Apparemment elle a fait la paix avec eux. Mais pas avec toi.
    Après le repas, il monta dans sa chambre. Agnès ne tarda à l’y rejoindre. Avant même qu’elle ait pu dire quoi que ce soit, il posa son doigt sur ses lèvres pour lui imposer le silence. Il avait prévu le coup. Sur un papier, il nota : « Ne me pose aucune question à propos de tu sais quoi. Je pense qu’on nous écoute. » Il lui montra la feuille, puis désigna son oreille gauche.
    Elle hocha la tête en signe d’acquiescement.
    D’accord d’accord, dit-elle.
    Elle lui emprunta la feuille et le stylo, et nota : « Le voyage en Russie, c’est une mission ? »
    Par la même méthode, il répondit : « Oui. Mais je ne peux rien te dire à ce sujet. »
    Elle nota : « J’espère que tout se passera bien », à quoi il rétorqua : « Moi aussi ! »
    Je voulais te demander à quelle heure nous nous levons demain matin, dit-elle d’une voix haute et claire.
    A 8 heures du matin, répondit-il. Mais ne t’en fais pas, je te réveillerai.
    D’accord. Alors bonsoir.
    Bonne nuit !
    Il l’embrassa, et elle gagna sa propre chambre. Il prit la feuille de papier dont il venait de se servir, et la déchira en tout petits morceaux, avant de la jeter à la poubelle. Il n’avait pas sommeil ; d’ailleurs, il faisait trop chaud. Il prit une douche, se sécha, puis redescendit à la cuisine. Il savait qu’il y trouverait son père.
    Ça va ? demanda-t-il. Toujours insomniaque ?
    Ouais, dit le vieil homme, et la chaleur n’aide pas à dormir. Tu veux une bière ?
    C’est pas de refus.
    Philippe Jacquet sortit deux canettes de Heineken du frigo et en tendit une à son fils, tandis qu’il ouvrait l’autre pour lui-même. Ils s’assirent l’un à côté de l’autre sur un banc de bois, devant la grande table de la cuisine.
    Ça s’est bien passé, avec Agnès ? demanda Gérald.
    Oui oui. Aucun problème.
    Vous vous entendez bien ?
    Comme tu le vois. Le seul truc qui m’énerve chez elle, c’est qu’elle passe son temps sur son portable, soit au téléphone, soit sur les réseaux sociaux.
    Que veux-tu, c’est une ado.
    Mais à côté de ça, elle a des côtés marrants. Un matin que j’étais à mon atelier, elle est venue me voir et m’a demandé ce que je faisais. Je lui ai expliqué, et je lui ai montré comment on travaillait le métal. Elle a passé deux heures à découper de la tôle avec un chalumeau, ça avait l’air de bien lui plaire.
    Ouais, c’est une gamine attachante.
    Dis donc, dit le vieillard en changeant de sujet, qu’est-ce que tu vas aller faire, en Russie ?
    J’accompagne Sophia Wenger, celle qui a sauvé Agnès.
    Oui, je sais qui c’est. Mais pour quoi faire ?
    Mon métier de journaliste, tiens !
    Le vieil homme le fixa d’un œil inquisiteur :
    C’est tout ?
    Pourquoi ?
    Comme ça. Je me posais la question.
    Gérald but une longue gorgée de bière bien fraîche, en se demandant si par hasard sa fille ne s’était pas montrée trop bavarde…
  18. Gouderien
    Comment ça, ma cible ? demanda Gérald.
    Eh bien, en d’autres mots, l’homme qu’il vous faudra tuer. Mais rassurez-vous, ce ne sera pas à vous de faire ça.
    Qu’a-t-il fait pour mériter la mort ?
    Nous allons y venir. Terminez, Mathieu.
    A vos ordres.
    Le film reprit son cours ; de toute façon, il était bientôt terminé. Il s’acheva par une proclamation à la gloire de la science russe, sur fond d’hymne national. Une nouvelle fois, les lumières se rallumèrent.
    Et de deux ! s’exclama Geffrier. Nous avons fait le plus dur. Vous verrez, le troisième film est bien plus court. D’ailleurs vous le connaissez peut-être déjà.
    Encore une histoire d’accélérateur de particules ? demanda Gérald.
    Si l’on veut, oui.
    C’est un film anglais qui s’appelle « Quatre scénarios pour la fin du monde », précisa Serreules. Vous l’avez peut-être déjà vu, ça date de 2008, et on le trouve facilement sur « Youtube ».
    Oui, dit Gérald, ça me dit quelque chose.
    En fait, poursuivit Serreules, c’est juste le quatrième épisode qui nous intéresse. Ça raconte une expérience scientifique qui tourne mal. Très mal, même.
    Je vois ce que vous voulez dire.
    Mathieu, c’est à vous.
    Et pour la troisième fois, les lumières s’éteignirent.
     
    Pour ceux qui, par hasard, ne connaîtraient pas ce film (que l’on peut effectivement visionner sur « Youtube »), en voici un bref résumé : un scientifique, britannique on peut le supposer, qui vient par ailleurs de regarder les trois premiers « scénarios » sur son écran, rejoint son laboratoire, devant lequel des gens manifestent pour protester contre le danger représenté par une prochaine expérience. Ledit laboratoire est en fait un accélérateur de particules. Un reportage à la télévision explique les craintes de certains physiciens à propos de l’expérience, qui pourrait faire surgir des particules de « matière étrange », (« Killer strangelets » en VO), un agglomérat qui présente la particularité terrifiante d’attirer tous les atomes environnants et de les convertir en matière étrange, et qui donc pourrait entraîner la destruction de la Terre.  L’expérience se déroule… et comme on le redoutait fait surgir une sorte de boule de matière inconnue, qui dévore tout autour d’elle et grossit au fur et à mesure, provoquant l’apocalypse redoutée. C’est un film court mais très bien fait et angoissant. 
    On ralluma les lumières, et il y eut un instant de silence.
    Je suppose que vous ne m’avez pas montré ce film sans raison ? interrogea le journaliste.
    Bien entendu, déclara le commandant Trifaigne. Ce que vous venez de voir s’est effectivement produit à l’accélérateur « Lomonossov », dans la nuit du 17 au 18 juillet de cette année.
    Gérald réalisa soudain :
    C’était la nuit de la panne, et de la collision de Roissy ?
    Je vois que vous commencez à comprendre, remarqua Serreules.
    Mais, une question idiote : si ça… cette catastrophe, s’est produite, comment se fait-il que nous soyons encore ici pour en parler ?
    Parce que, intervint Emma Courson, pour quelque raison inconnue, le phénomène s’est interrompu au bout de quatre secondes – ce qui a suffi pour provoquer la mort de huit savants ou techniciens russes, ainsi que des dégâts considérables aux installations.
    Mathieu, reprit Serreules, vous allez rediffuser ce film, mais en vous arrêtant exactement à 4 minutes 47.
    A vos ordres, dit l’opérateur.
    Une fois de plus on fit l’obscurité, puis le film fut projeté à nouveau, mais Mathieu l’arrêta pile au moment demandé, c’est-à-dire quand le visage d’un technicien paniqué apparaissait sur un écran, criant : « Coupez le jus, vite, l’expérience a échoué ».
    Merci Mathieu, dit Trifaigne. Ce sera tout pour ce soir. Vous pouvez éteindre votre ordinateur et sortir.
    Merci commandant.
    Les lumières se rallumèrent. Le grand écran mural s’éteignit, puis le nommé Mathieu sortit de la salle.
    Voilà, dit Serreules, les choses en sont restées là.
    Apparemment, remarqua Gérald, quelqu’un a « coupé le jus », pour reprendre l’expression employée dans le film.
    Oui, approuva Emma Courson, on peut le supposer, même s’il y a d’autres explications possibles. Il n’est pas inimaginable que le phénomène se soit arrêté de lui-même. Malgré sa brève durée, les dommages ont tout de même été très importants, enfin pour ce qu’on en sait : parce que bien évidemment, les autorités russes ne s’en sont pas vantées. D’après nos informateurs, les trois accélérateurs du site « Lomonossov » ont subi des dégâts considérables, qui nécessiteront de trois à six mois de réparation.
    Et ce n’est pas tout, ajouta Trifaigne. Dans une certaine mesure, l’« incident » a eu des effets comparables à ceux d’une éruption solaire de grande ampleur, sur une large partie du réseau électrique européen. Dans la région de Smolensk et en Biélorussie, des transformateurs ont été détruits, des lignes électriques ont grillé. Et il y a eu une panne générale de tout ce qui fonctionne à l’électricité, qui a duré d’un quart d’heure à 30 secondes, suivant l’éloignement du site. Je vous laisse imaginer tous les accidents que cela a pu entraîner, dans les trains, les voitures, et aussi les avions, bien entendu.
    D’où la collision des deux appareils, conclut Gérald.
    Voilà.
    Il y eut un instant de silence.
    Et cette « matière étrange » dont il était question dans le film, elle existe ? demanda le journaliste. Je présume que depuis que ce film a été réalisé, on en sait un peu plus à ce sujet ?
    Elle existe… peut-être, répondit la physicienne sans se mouiller. Comprenez-bien, nous sommes là dans un domaine qui, jusque récemment, n’avait pas dépassé le stade de la théorie. Un strangelet est un état hypothétique de la matière nucléaire.
    Hypothétique ? Donc nous ne sommes même pas certains que ça existe ?
    La matière étrange pourrait – je dis bien pourrait - constituer une des composantes des étoiles à neutrons, à l'intérieur desquelles la pression due à l'attraction gravitationnelle est très importante. La physique actuelle ne permet pas de trancher avec certitude sur cette question.
    A moins que les Russes n’aient réussi une percée fulgurante dans ce domaine ?
    L’inconnu assis au fond de la salle, et dont Gérald avait quasiment oublié la présence, toussota discrètement.
    That’s the question ! lança Serreules. En fait nous n’en savons rien. Nous ne sommes même pas sûrs de l’origine du problème rencontré par les scientifiques russes. Il n’y a que deux choses dont nous soyons certains, et croyez-moi la seconde est diablement inquiétante.
    Je crois que je peux deviner quelle est la première, dit Gérald : ça s’est produit.
    Tout juste. Et l’autre point, c’est que malgré les pertes en vies humaines et les destructions, l’expérience a été considérée comme un succès !
    Comment ça, un succès ? demanda Gérald.
    Oui, dans la mesure où elle a confirmé les théories des physiciens russes. Et comprenez bien que cette « matière étrange », ou quelque nom qu’on lui donne, malgré sa dangerosité, pourrait représenter, si l’on parvenait à la domestiquer, une source d’énergie infinie, ou bien l’explosif de nouvelles armes auprès desquelles la bombe nucléaire serait aussi désuète que l’arbalète.
    Ça paraît fou. Comment pourrait-on « domestiquer », comme vous dites, une matière qui attire à elle et transforme tous les atomes environnants ?
    Sur le plan théorique, ce n’est pas impossible, intervint le professeur Courson. Par exemple, en la confinant à l’aide d’un champ magnétique dans un conteneur où on aurait auparavant fait le vide intégral. C’est ainsi qu’on procède avec l’antimatière.
    Car il existe de l’antimatière ? s’étonna Gérald.
    Bien entendu. Pour l’instant on ne la produit qu’en quantités infimes et à grands frais, mais on a bon espoir d’améliorer le rendement dans les années à venir.
    Mon cher Jacquet, vous devriez lire plus souvent les pages scientifiques de votre propre journal, commenta Geffrier en rigolant.
    S’il vous plaît, revenons à nos moutons, déclara le commandant Trifaigne en fronçant les sourcils. Vous comprenez maintenant que nos bons amis russes, et en particulier ce cher professeur Diavol dont vous avez vu la photo tout à l’heure, n’ont qu’une hâte, c’est de réparer leurs petites machines et de recommencer.
    Et la prochaine fois, vous craignez qu’on n’arrive pas à « couper le jus » à temps, supposa le journaliste.
    Voilà. C’est ici que vous intervenez.
    Sauf que je me demande bien en quoi je pourrais vous être utile.
    Ces messieurs vont vous expliquer tout ça, répliqua Serreules, et en particulier notre invité, qui commence à s’impatienter dans son coin. Moi je vais vous laisser, les modalités pratiques de la mission ne me concernent pas.
    Mouais, songea le journaliste, sceptique. En fait, cette sortie de Serreules signifiait plutôt qu’il voulait pouvoir dire qu’il n’était pas au courant – et donc le Premier ministre non plus -, si jamais les choses tournaient mal.
    L’homme prit la veste qui reposait sur le dossier de sa chaise, l’enfila, puis il ramassa sa serviette et, avec un grand sourire, serra la main de Gérald.
    Bonne chance mon garçon, dit-il en partant.
    Oui, j’en aurai besoin.
    Le conseiller, qui s’apprêtait à ouvrir la porte, se retourna :
    Nous en aurons tous besoin !
    Puis il sortit. Emma Courson l’imita, après avoir dit aurevoir à Gérald. Le troufion qui montait la garde près de la porte sortit lui aussi. Ne restaient plus que Geffrier, de la DGSE, et Trifaigne, de la DCR. Et aussi l’énigmatique personnage dissimulé dans l’ombre au fond de la salle.
    Bien, dit Trifaigne. Maintenant que les civils sont partis, nous allons pouvoir parler sérieusement. On vous a expliqué le « Pourquoi ? », maintenant nous allons évoquer le « Quoi ? », le « Quand ? » et le « Comment ? »
    Avez-vous soif ? demanda Geffrier.
    Pourquoi pas ? dit Gérald. Je dois dire qu’après tout ce que je viens d’apprendre, je prendrais bien quelque chose de fort.
    C’est prévu.
    L’officier s’approcha d’un petit frigo mural que Gérald n’avait pas remarqué jusque-là, et en sortit une bouteille de whisky et une de porto, ainsi que des glaçons. Puis il prit dans un placard quatre verres, des cacahuètes salées et des olives. Gérald était en train de se faire la réflexion qu’ils n’étaient que trois, quand la voix du personnage dissimulé dans l’ombre retentit pour la première fois :
    Si c’est l’heure du whisky, alors que je crois qu’il est temps que je vous rejoigne.
    L’homme, qui parlait avec un fort accent anglais, se leva, fit quelques pas dans leur direction et apparut enfin en pleine lumière. Il n’était pas très grand, presque chauve avec des favoris blancs, et portait malgré la chaleur un costume trois pièces en tweed d’une étrange couleur tirant sur le rose, avec une cravate vert pâle nouée autour du cou. Il s’approcha du journaliste, et lui tendit la main :
    How do you do, my friend ? Ces Messieurs-dame ne vous ont pas trop assommé ?
    Non, balbutia Gérald, impressionné par le nouveau venu. Enchanté de vous rencontrer.
    Voici sir Irving Butler, déclara sentencieusement le commandant Trifaigne.
    Et j’exerce le coupable métier de directeur du MI6, les Services secrets de Sa Majesté, termina l'intéressé. Et si nous goûtions ce fameux whisky ?
    Le commandant Trifaigne déboucha la bouteille, et commença à remplir les verres.
    Merci, mais je préfère le porto, dit Gérald en se servant un verre de Ramos Pinto Vintage.
    Qu’est-ce que c’est ? demanda avec curiosité sir Irving Butler en examinant la bouteille que tenait le commandant. Hibiki ? What kind of shit is this ?
    Du whisky japonais, répondit Trifaigne. Vous verrez, il est excellent.
    My goodness ! s’exclama le directeur du MI6. L’Angleterre a déclaré des guerres pour moins que ça !
    N’exagérez pas, dit Geffrier. Et si nous trinquions, plutôt ?
    A quoi allons-nous trinquer ? demanda Trifaigne.
    Au succès de la mission, je présume, répondit Gérald. Mais il manque encore mon coéquipier. Étant donné la présence de sir Irving, je suppose qu’il sera anglais?
    Vous supposez bien, admit Geffrier. Sauf que ce sera une coéquipière.
    A cet instant, en entendant les paroles du colonel, le journaliste sut avec certitude de qui il parlait – même si cela lui semblait totalement délirant. Et alors, il s’entendit prononcer cette phrase :
    Dans ce cas, qu’est-ce que vous attendez pour la faire entrer ?
    Ça me paraît une bonne idée, dit Geffrier en se dirigeant vers la porte, tandis que Trifaigne sortait un nouveau verre du placard. Le colonel ouvrit la lourde porte, et dit :
    Please come in, Sophia.
    Et la belle entra. Sans doute pour passer inaperçue, elle était vêtue d’une robe jaune informe, coiffée d’un bob vert, et chaussée de tongs ; elle portait de grosses lunettes de soleil.
    Hello everybody, lança-t-elle à la cantonade.
    Nice to see you again, dit sir Irving Butler. Vous arrivez juste à temps pour trinquer avec nous. Je vous conseille le porto, à moins que vous n’aimiez les boissons exotiques.
    Elle serra la main des trois Français. En tendant la main à Gérald, elle dit :
    Vraiment, le monde est petit !
    Comme vous dites ! répliqua le journaliste. Ainsi, en plus d’être pianiste, chanteuse lyrique et adepte des arts martiaux, vous êtes aussi agent secret ?
    Et bien d’autres choses encore ! répondit sir Irving à la place de la jeune femme. Mais vous le découvrirez petit à petit. Notre amie Sophia est une surdouée.
    Nous avons un terme en français pour définir ce genre de personne, déclara Geffrier : polymathe.
    Oui, le mot est le même en anglais. Le plus connu des polymathes est Leonardo da Vinci, naturellement.
    Vous peignez, aussi ? demanda Gérald.
    Elle fit la moue :
    Jusqu’à présent, je n’ai guère eu le loisir d’essayer. Mais je dessine pas trop mal.
    Eh bien, je serai content de faire équipe avec une surdouée. Vous vous y connaissez en physique ?
    Je possède un ou deux diplômes dans ce domaine.
    Ne faites pas la modeste, dit sir Irving. Sophia est docteur en physique nucléaire. Mais ses connaissances scientifiques ne seront sans doute qu’un atout accessoire, au cours de cette mission. Nous comptons plus sur son charme, et sur ses talents de musicienne.
    Il faut expliquer, intervint Trifaigne, que le professeur Diavol, que l’on surnomme déjà l’« Einstein russe », bien qu’il n’ait que 37 ans, est lui aussi un surdoué. Nous pensons que les récentes percées de la science russe peuvent lui être en grande partie imputées. Mais cet homme, en plus de la physique, a deux passions, dont nous espérons bien pouvoir tirer profit : les femmes, et la musique. 
    Et moi, demanda Gérald, qu'Est-ce que je viens faire là-dedans?
    Nous allons y venir, répondit Geffrier. Mais d'abord, si nous trinquions?
     
     
     
     
     
     
  19. Gouderien
    Après ce petit briefing, ils reprirent leur chemin.
    Il y a beaucoup de Noirs, dans la milice ? demanda Gérald à Tobias.
    Quelques-uns, répondit le sergent.
    Et de Blancs ?
    Non, pas beaucoup. On se demande pourquoi.
    Lui et Narcisso se regardèrent, et ils éclatèrent de rire. Au début de leur progression, ils ne virent personne. Et puis ils aperçurent une patrouille : de ce côté aussi, le passage était gardé. Les nouveaux venus étaient trois, accompagnés d’un chien, et même s’ils ne portaient pas à proprement parler d’uniforme – sauf un brassard rouge au bras -, il y avait quelque chose en eux qui rappelait les miliciens, à commencer bien sûr par les fusils d’assaut dont ils étaient armés.
    Yo man ! fit le premier en reconnaissant le sergent.
    Ça va Carlos ?
    On fait aller. Toujours aussi chaud, dans ce bled pourri. Tu nous amènes des visiteurs ?
    Et oui !
    Le sergent fit les présentations. Carlos était un Mexicain de belle taille, vêtu en jeans, un bandana rouge noué autour de la tête. Ses comparses étaient Victor, un Amérindien géant presque édenté, et Billy, un Blanc chétif qui portait un costume gris en lambeaux. Le chien, un berger allemand plutôt maigre, appartenait à ce dernier. Ils discutèrent cinq minutes, et Carlos demanda s’il était vrai, comme on le racontait, qu’après l’indépendance, les maisons inhabitées de Las Vegas seraient réquisitionnées pour loger les miséreux.
    Le gouverneur Perez-Santiago l’a promis, répondit Dolores.
    Et vous croyez qu’il va tenir ses promesses, lui ? Il serait bien le premier ! railla Carlos.
    T’inquiète pas, on sera là pour les lui rappeler, conclut Tobias.
    Il distribua des boissons fraiches aux trois hommes, donna une barre de Mars au chien, et chacun poursuivit son chemin de son côté. Ils arrivèrent sur une légère éminence, d’où ils dominaient le paysage environnant. A leurs pieds s’étendait la favela, immense et grouillante. Droit devant le désert courait jusqu'aux collines lointaines, dont les pentes rocailleuses barraient l’horizon. Quelques cactus complétaient le tableau. Un soleil de plomb écrasait ce décor de western. C’était joli au cinéma, mais dans la réalité on devait vite en épuiser le charme, surtout si l’on manquait d’eau et de nourriture. Ils tournèrent à droite, descendirent un court sentier et ne tardèrent pas à déboucher dans la première rue de cette ville de la misère. « Rue » était un bien grand mot, pour désigner un passage poussiéreux entre deux rangées de tentes ou de mobil-homes. Ce qui frappa tout de suite Gérald, ce fut l’odeur. Il avait effectué de nombreux reportages en Amérique latine, en Afrique et en Asie, dans des pays ravagés par la pauvreté, la famine et la guerre, et il connaissait cette odeur abominable, mélange de sang, d’excréments, de sueur, de pourriture… L’odeur de la maladie et de la mort. La journaliste japonaise, qui s’appelait Tatsuki, devait éprouver la même impression que lui, car elle noua autour de son visage l’un de ces masques blancs que les Asiatiques affectionnent pour lutter contre la pollution.
    Mauvaise idée, dit le sergent Tobias aussitôt, enlevez-moi ça. Il ne faut pas se faire remarquer.
    Docile, elle obtempéra. Au fur et à mesure qu’ils avançaient, ils découvraient toute une population indigente, qui semblait manquer de tout. Les gens vaquaient à leurs occupations sans faire attention à eux, ou alors ils les regardaient sans hostilité, presque sans curiosité, comme s’ils étaient déjà passés dans un autre monde. Si les adultes étaient maigres, les enfants étaient presque squelettiques, et Gérald se dit qu’il avait vu des camps plus joyeux au Sud-Soudan. Les quelques passants qu’ils apercevaient avançaient lentement, l’air exténué. Ils arrivèrent à un croisement, et découvrirent d’autres rues, qui partaient dans tous les sens. On voyait aussi des maisons de bois, et Gérald supposa qu’elles devaient abriter les « riches » de la favela, c’est-à-dire sans doute les chefs de gangs.
    Qu’est-ce qu’ils boivent ? demanda-t-il à Tobias. Il y a des puits ?
    Ils ont essayé d’en creuser, mais presque personne n’a trouvé d’eau. Les nappes phréatiques locales ont été épuisées pour arroser le gazon de leurs foutus golfs !
    Alors comment font les gens pour ne pas mourir de soif ?
    Deux associations humanitaires font venir des camions-citernes remplis d’eau. Tous les jours.
    Bon dieu ! J’aurais jamais cru que l’Amérique en arriverait là un jour.
    Le grand Noir le regarda dans les yeux, et Gérald se dit qu’il n’aurait pas aimé l’avoir pour ennemi :
    Moi non plus, mon gars. Et la différence entre nous, c’est que c’est mon pays !
    Au début leur présence était passée quasi inaperçue, mais plus ils avançaient et plus de multiples paires d’yeux les observaient. Des mains se tendaient vers eux, ils entendaient des cris leur réclamant de l’eau et à manger. Certains des habitants de cette triste cité étaient vêtus de simples haillons, mais d’autres portaient des tenues plus adaptées aux conditions locales : des vêtements amples, de couleur claire, avec de grands foulards sur la tête pour se protéger du soleil, et des lunettes noires. On aurait presque dit des touaregs. Gérald fut frappé par la dignité d’une jeune femme brune, assez maigre, qui, assise à l’entrée d’une baraque en planches, berçait un enfant aussi famélique qu’elle, sans rien demander à personne ; il fut saisi par la beauté de ce tableau familial, et prit plusieurs photos. Puis il fouilla dans son sac et lui donna un Coke et une barre chocolatée ; elle le remercia, toute surprise, et il en eut les larmes aux yeux. Il y a bien longtemps, à l’école de journalisme, on lui avait enseigné qu’il fallait garder de la distance avec son sujet, mais c’est une leçon qu’il avait toujours eu du mal à assimiler. Quand il rejoignit les autres, le sergent Tobias lui fit les gros yeux, mais ne dit rien. Un peu plus loin ils découvrirent un modeste marché, où l’on proposait à la vente des tuniques ou des burnous en coton faits à la main, des chapeaux de paille, les maigres productions de l’agriculture locale, du savon et des produits d’entretien, et aussi des piles et des pièces détachées de machines diverses. On ne devait pas vendre que ça, car Gérald identifia plusieurs individus qui détonaient par leur tenue sophistiquée au milieu des autochtones ; ils détalèrent en apercevant les miliciens, qui avaient pouvoir de police, même ici. Deux ou trois marchands douteux les suivirent. Après le marché se trouvait une antenne de la Croix rouge, et une cohorte de malades et de blessés faisaient la queue pour recevoir des soins. Cet univers misérable comprenait même des écoles, et Tobias les emmena vers un grand baraquement au toit de tôle ondulée, d’où jaillissait justement une kyrielle de mômes ; malgré leur maigreur générale et la pauvreté de leurs vêtements, ils avaient l’air dynamique et joyeux de la plupart des enfants du monde au moment de la sortie des cours. L’institutrice, une grande Noire vêtue de blanc et à qui ses petites lunettes rondes conféraient une allure d’intellectuelle, les regardait rentrer chez eux, un sourire aux lèvres. Son visage s’illumina quand elle aperçut le sergent, et ils s’embrassèrent.
    C’est Madame Tsonga, dit-il, elle est Sénégalaise. Elle est ici au titre de la coopération.
    Gérald en demeura comme deux ronds de flanc : ainsi l’Amérique était-elle tombée tellement bas, que c’était l’Afrique qui venait à présent à son secours ! Ils la saluèrent et, à la demande de Tobias, lui remirent environ la moitié du contenu de leurs sacs à dos : l’école élémentaire Nelson Mandela était en effet l’un des rares bâtiments du coin à posséder un réfrigérateur, auquel un générateur fournissait l’électricité. Caméra branchée, les deux journalistes interviewèrent l’enseignante, en regrettant vivement de ne pas avoir plus de quelques minutes à lui consacrer.
    Mais un peu plus loin, ils retrouvèrent la misère dans toute son horreur. Des familles entières s’entassaient sur des cartons, seule et illusoire protection contre le sable du désert. Et cela rappela à Gérald ses voyages en Inde, il y a longtemps, avant la guerre, sauf qu’au moins en Inde l’eau n’était en général pas trop difficile à trouver.
    Comment une telle cité est-elle née ? demanda-t-il au sergent en désignant le bidonville qui les cernait de toutes parts.
    Pour une fois ce fut Narcisso qui répondit. Le sujet semblait lui tenir à cœur.
    Tout a commencé vers 2007-2008, avec la crise de subprimes. On sait comment les banques ont poussé des millions de gens à acheter leur maison à crédit, en leur faisant signer des contrats qui étaient des escroqueries pures et simples. Après ils ont été expulsés, parce qu’ils ne parvenaient plus à payer les traites. En même temps le chômage a fait un bond spectaculaire, ce qui a multiplié le nombre des indigents. On a commencé à voir des mendiants et des SDF dans les rues de Las Vegas. Et puis Obama est arrivé au pouvoir, et les choses se sont un peu améliorées, même si on le trouvait trop timide. Mais quand les républicains sont revenus aux affaires en 2016, alors là ça a été la catastrophe. Ils ont défait tout ce qu’Obama avait fait de bien, comme l’assurance-maladie pour tous. Leur doctrine était simple : favoriser les plus riches, et les autres pouvaient crever. Tous les programmes d’aides aux plus pauvres ont été supprimés, tandis que les budgets des services publics étaient réduits à la portion congrue, en application du mot d’ordre « l’État gaspille l’argent des contribuables, donc il faut toujours moins d’État ». Il y avait de plus en plus de miséreux dans les rues de Las Vegas, et c’était mauvais pour les affaires. Alors en 2019 le maire Richard DiNapoli a pris une mesure radicale : il a interdit la mendicité, et expulsé les sans-abris hors de la ville. Certains ont gagné la Californie, mais la situation n’était guère meilleure là-bas. Alors la plupart sont restés ici, en tentant de survivre comme ils le pouvaient. Et voici comment est née la favela.
    Gérald était globalement d’accord avec cette analyse. L’élection du républicain Donald Trump en novembre 2016 avait précipité la catastrophe. Certes, Obama n’était pas Roosevelt, et il avait plus enrayé la chute que contribué au redressement du pays. Sans-doute n’était-il pas assez ferme face à l’opposition systématique, inspirée par une idéologie délirante, de ses adversaires libéraux. On pouvait dater sans guère de risque de se tromper le « D-day » de l’effondrement américain au 1er mars 2013, quand, faute d’accord entre démocrates et républicains sur le problème de l’endettement, des coupes budgétaires atteignant un montant total de 85 milliards de $ avaient été effectuées automatiquement dans les comptes de l’État fédéral. Et ce n’était que le début. Mais c’est l’arrivée au pouvoir de Trimp qui avait définitivement sonné le glas des USA en tant que superpuissance. A se demander avec le recul du temps comment les Américains avaient pu voter pour ce type – il est vrai qu’ils avaient bien élu par deux fois ce crétin absolu de George W. Bush junior, dont on savait depuis la parution du best-seller mondial d’Edwin Marshall « President Evil » en 2025, qu’il était non seulement à l’origine des attentats du 11 septembre 2001, mais aussi grandement responsable de la catastrophe boursière de 2008, ce qui ne l’empêchait pas de couler une retraite paisible aux Bahamas. Mais le naufrage des États-Unis ne gênait pas le 1% de la population – banquiers, traders, grands patrons, politiciens - qui profitait de la situation. Le délabrement du pays les laissait d’autant plus indifférents que bien souvent ils n’y habitaient plus, ou alors dans l’un de ces ghettos pour riches que protégeaient à présent de véritables armées privées.
    Le rêve américain dans toute sa splendeur ! ironisa le sergent. Ou plutôt le cauchemar américain.
    Une bande d’enfants loqueteux s’était mise à les suivre, alternant chants moqueurs et supplications, à tel point que Tobias, excédé, finit par leur lancer un Coca-Cola. Alors ils commencèrent à se battre sauvagement entre eux, jusqu’à ce que le plus fort ou le plus teigneux s’empare de ce précieux butin, et boive la cannette sous les yeux envieux de ses congénères ; quand elle fut aux trois-quarts vide, il la referma et la posa par terre devant lui, ce qui déclencha une nouvelle bagarre, tandis que le gamin qui venait de boire riait à gorge déployée en se tenant les côtes.
    Je n’aurais pas dû faire ça, dit Tobias. Voilà ce qui arrive quand on veut se montrer généreux.
    Ils reprirent leur chemin, et tombèrent sur ce qui devait être certainement l’une des constructions les plus remarquables de la favela, une grande église de bois, dont la silhouette élancée tranchait avec les pitoyables cabanes qui l’entouraient. Attirés par la perspective de trouver un peu de fraîcheur, ils pénétrèrent dans l’édifice, mais le sergent les mit en garde :
    On ne restera pas longtemps ici, le prêtre qui officie dans cette église est un fanatique dangereux.
    En réalité il ne faisait pas si frais à l’intérieur de l’église, qui était sommairement meublée de bancs de bois, présentement occupés par une cinquantaine de fidèles. Un grand christ en croix surmontait l’autel, devant lequel s’agitait un personnage barbu, intégralement vêtu de noir avec un col romain. Ses cheveux aile de corbeau retombaient autour de sa tête comme des tresses, ce qui lui donnait l’air d’un rasta. De part et d’autre du prêtre se tenaient deux costauds au crâne rasé, portant un tee-shirt « Jesus is the Number one » et arborant à la ceinture un flingue et une matraque. Quand le petit groupe entra, le prêtre était en plein prêche :
    Et comme le dit la Bible dans les Psaumes :
     
    « Mais le Seigneur trône éternellement ;
    Sur un siège solide, il rend ses jugements.
    C’est lui qui juge la terre avec droiture,
    Qui prononce sur les peuples une sentence équitable.
    Le Seigneur est un lieu d’asile pour l’opprimé,
    Une forteresse à l’heure du danger.
    Ils se confient en toi ceux qui connaissent ton Nom,
    Car, Seigneur, tu n’abandonnes jamais ceux qui te cherchent. »
     
    A ce moment, il aperçut les nouveaux venus. S’interrompant, il se tourna vers eux :
    Tiens, on dirait que nous avons des visiteurs ! Asseyez-vous, mes amis.
    Ils s’installèrent docilement sur un banc au premier rang. Ils étaient entrés avec l’intention de ne rester que quelques instants, mais finalement ils demeurèrent jusqu’à la fin de la cérémonie, dix minutes plus tard. Les fidèles sortirent un à un, salués par le prêtre. Gérald et les autres allaient en faire autant, mais il les arrêta d’un geste.
    Vous êtes venu pour la proclamation ? demanda-t-il
    Of course ! répondit le journaliste.
    Si vous avez quelques minutes à perdre, je vous invite dans le troquet d’à côté. Ça me fait toujours plaisir d’avoir le point de vue d’étrangers sur nos histoires.
    L’ecclésiastique n’avait pas l’air si fanatique ni si dangereux, finalement. Suivis par ses deux gardes du corps, ils sortirent de l’église, traversèrent la ruelle écrasée de chaleur et gagnèrent une baraque en planches qui se dressait un peu plus loin. Debout derrière un comptoir en bois, un grand Mexicain aux impressionnantes moustaches servait une demi-douzaine de clients. Gérald lui trouva la tête d’un tueur des cartels. La moitié du groupe commanda des téquilas, l’autre se contenta de bières. Gérald se décida pour une Dos Equis, et miracle ! elle était fraîche. Tandis qu’ils discutaient des événements à venir, le journaliste observait distraitement les autres consommateurs. Seul à sa table près de la paroi opposée, un grand type aux cheveux gris fumait un cigare en buvant un mescal. Il était certain de l’avoir déjà vu quelque part. Il lui fallut quelques secondes pour se rappeler : c’était un Français, Richard Saint-André, journaliste et militant d’extrême droite bien connu. Il avait longtemps travaillé au « Figaro », avant de quitter ce journal, dont il trouvait les opinions trop tièdes. Gérald s’était plusieurs fois accroché avec lui : l’homme était un antisémite rageur et un négationniste acharné. Cela faisait des années qu’ils ne s’étaient pas vus. Lui aussi l’avait reconnu, et il se leva et se dirigea vers leur table, emportant son verre et son cigare. Il était vêtu d’une chemise à carreaux, d’un jeans passablement usé et de santiags.
    Que le diable m’emporte si c’est pas le petit Jacquet ! s’exclama-t-il.
  20. Gouderien
    (Où l'on comprend que mon héros est le petit frère légèrement demeuré de James Bond.)
     
    Dimanche 20 juillet 2036.
    La lumière qui filtrait à travers les volets réveilla Gérald. Il fut surpris par la fraîcheur ambiante, avant de se rappeler qu’il ne se trouvait pas dans son étuve parisienne, mais à la campagne, chez son père. Il enfila un pull léger par-dessus son pyjama, et gagna la cuisine. Philippe Jacquet s’y trouvait déjà, devant un bol de café fumant, une cigarette allumée dans le cendrier posé sur la table. Ils échangèrent une bise.
    Il doit rester du café, dit le vieillard. Sers-toi.
    Merci.
    Il remplit son bol de café noir, ajouta un peu de lait et un demi-sucre, puis découpa des tranches dans le gros pain de campagne qui trônait au milieu de la table, et les tartina de confiture de fraise.
    Bien dormi ? interrogea le patriarche.
    Très bien.
    Je peux te demander quelque chose ?
    Bien sûr !
    Toi qui es un ancien militaire, tu pourrais faire le tour de la propriété, et en vérifier la sécurité ? Voir si quelqu’un qui voudrait s’en donner la peine pourrait rentrer ici, d’une façon ou d’une autre.
    Gérald regarda son père avec étonnement. Oui, il avait passé trois ans dans l’armée – très exactement, dans les commandos parachutistes de l’Armée de l’air. Engagé à dix-huit ans, il avait subi six mois d’entraînement, puis avait participé à quelques missions assez chaudes, dont deux en Afghanistan, alors que la guerre qui avait ravagé ce malheureux pays était théoriquement terminée depuis longtemps, et toutes les troupes françaises rapatriées en métropole. Il en avait ramené une blessure à l’épaule qui le faisait encore souffrir parfois, et aussi des souvenirs culpabilisants, infiniment plus pénibles à supporter que n’importe quelle douleur physique. Ce que son père ne savait pas, ce que personne ne savait en fait – pas même son ancienne épouse Isabelle -, c’est qu’au moment de sa démobilisation, on lui avait proposé de s’engager dans les Services secrets. Et il avait accepté. Il se souvenait encore de la scène. Comme il est de tradition au moment de quitter l’armée, il avait été reçu par un officier, qui lui avait posé des questions de routine. Son dossier était excellent, il terminait son engagement avec le grade de caporal, et l’Armée de l’air aurait bien aimé le garder – mais il avait d’autres projets en tête.
    Avez-vous déjà une idée de ce que vous allez faire maintenant ? demanda le lieutenant d’un ton distrait.
    C’était un blondinet d’une trentaine d’années, avec de fines lunettes et une toute petite moustache. Un militaire de bureau, comme il en existe beaucoup dans l’armée.
    Oui, je veux devenir journaliste.
    Journaliste ?
    Le lieutenant leva un sourcil d’un air intrigué. Ce choix semblait l’étonner.
    Pourtant, si j’en crois votre dossier, vous n’avez pas un profil d’intellectuel.
    Dites tout de suite que j’ai plutôt l’air d’une grosse brute !
    L’officier émit un rire poli :
    Je n’irai pas jusque-là. Puis-je savoir ce qui vous amené à choisir ce métier ?
    Je me suis rendu compte que j’avais envie de raconter des histoires.
    Il n’ajouta pas, mais c’était évident : c’est peut-être la frustration de ne jamais pouvoir dire à personne ce que j’ai fait sous cet uniforme. Soudain le lieutenant sembla avoir une idée. Il regarda Gérald, avec dans les yeux un intérêt nouveau, et appuya sur un bouton qui se trouvait devant lui sur le bureau. Un autre officier pénétra dans la pièce. C’était un homme d’une quarantaine d’années, un capitaine à en juger par son uniforme – mais pas un capitaine de l’Armée de l’air -, les cheveux coupés en brosses. Le lieutenant et lui échangèrent quelques mots à voix basse, puis dévisagèrent longuement Gérald.
    Pouvez-vous attendre quelques minutes dans la pièce à côté ? demanda le blondinet. Ça ne sera pas long.
    Oui mon lieutenant.
    Gérald sortit, et retrouva dans la salle d’attente où il avait déjà passé un quart d’heure précédemment. Il feuilleta machinalement un magazine, en se demandant ce qu’on lui voulait. Depuis trois ans qu’il était dans l’armée, cela faisait longtemps qu’il avait cessé de s’interroger sur le bien-fondé ou la logique des ordres qu’il recevait. Mais cette phase de sa vie serait bientôt terminée, et il avait hâte de reprendre le contrôle de son existence. Brusquement une porte s’ouvrit, et ce n’était pas celle du bureau qu’il venait de quitter. Le capitaine aux cheveux en brosse l’invita à entrer. Encore une pièce quelconque, peinte en gris, avec un bureau et deux chaises.
    Asseyez-vous, dit-il en lui tendant un siège.
    Gérald obtempéra. L’officier lui tendit la main ; il la serra, et ressentit une impression de force et d’autorité.
    Je suis le capitaine Clavier, annonça l’homme, et j’appartiens à la DGSE.
    Enchanté.
    Je n’irai pas par quatre chemins. On m’a parlé de vous. J’ai parcouru votre dossier, et il m’intéresse. Je ne sais pas au juste pourquoi… Peut-être parce que vous n’avez pas du tout le profil des gens que nous recrutons habituellement. On m’a dit que vous vouliez devenir journaliste ?
    Exact.
    Si vous vous engagiez chez nous, vous n’auriez pas à changer vos projets. J’ai à peine besoin de préciser qu’être journaliste peut constituer une excellente couverture pour un agent de nos services.
    Et qu’aurais-je à y gagner ?
    D’abord la satisfaction de continuer à servir votre pays, quoique d’une façon très différente de celle que vous avez pu connaître dans les commandos.
    Et sur le plan financier ?
    Vous n’aurez pas à vous plaindre. Bon, je ne veux pas vous mentir, l’activité quotidienne d’un gars de chez nous n’a rien à voir avec ce qu’on peut voir au cinéma, ou lire dans les romans. Nous ne sommes ni chez James Bond, ni chez John Le Carré. Vous êtes déjà inscrit dans une école de journalisme ?
    Oui.
    Parfait. Si vous acceptez ma proposition, naturellement nous paierons vos études. Elles seront complétées par une formation interne au métier d’agent secret. Quand vous sortirez de l’école, on vous fera entrer dans un grand journal. A partir de là, vous nous enverrez des rapports réguliers sur les informations dont vous serez amené à avoir connaissance dans le cadre de votre métier. Et puis de temps en temps, on profitera de vos déplacements professionnels pour vous faire accomplir des missions ponctuelles.
    Quel genre ?
    Remise ou collecte de documents, principalement.
    Je croyais que de nos jours tout se faisait par Internet ?
    Eh bien non, vous voyez, on utilise encore les bonnes vieilles méthodes ! On pourra vous demander aussi d’effectuer des enquêtes, sur des gens ou des lieux. Mais ce sera très exceptionnel.
    Ils parlèrent encore pendant un quart d’heure. Pour le principe, Gérald demanda 24 heures pour réfléchir, mais en fait sa décision était déjà prise. Le lendemain, il accepta. Par la suite, il s’était souvent demandé pourquoi. Peut-être pour avoir la sensation de continuer à faire partie de la grande famille militaire. Il avait passé au total un peu plus de cinq ans à la DGSE. Après deux ans de cours dans une école de journalisme et une formation aux techniques du renseignement, il entra au « Figaro » comme journaliste stagiaire. Tous les mois, il rédigeait un rapport pour ses supérieurs. Il avait fixé, comme condition sine qua non à son engagement, de ne pas jamais avoir à faire de rapport sur ses collègues journalistes, à la fois pour une question de principe, et par souci de discrétion. Ses textes ne contenaient généralement que des banalités, que l’on aurait aussi bien pu trouver sur Internet au prix de quelque recherche, et au fil du temps il se mit à douter de plus en plus de l’utilité de son travail. Quatre fois seulement, on lui fit accomplir des missions de terrain : deux fois dans des pays de l’Est, une fois au Proche Orient et une fois en Amérique latine. A chaque fois, il s’agissait de remettre ou collecter des documents. Ces missions étaient tellement routinières et insignifiantes, qu’elles auraient pu être accomplies par un enfant. Il en vint finalement à s’interroger : s’agissait-il d’une sorte de mise à l’épreuve ? Un jour, on lui demanda quelque chose de plus excitant, et de plus en rapport avec les capacités dont il avait fait preuve chez les commandos : aller exécuter un individu gênant, en Amérique du Nord. Mais la mission fut annulée au dernier moment, sans qu’on lui en donne vraiment la raison. Il entendit un vague bruit, comme quoi la cible était morte de mort naturelle - un arrêt cardiaque, ce qui lui parut gaguesque - mais il ne sut jamais si c’était la vérité. Et puis, quelques mois plus tard, on le convoqua au siège de la DGSE, et on lui annonça que son poste était supprimé, en raison de restrictions budgétaires. La France venait de sortir de la zone euro, l’heure était aux vaches maigres… On le prévint cependant qu’il n’était pas tout à fait exclu que l’on fasse à nouveau appel à lui dans l’avenir. A cet effet on lui demanda de mémoriser plusieurs mots de passe et codes secrets. Mais sans doute l’avait-on complètement oublié, car près de quinze ans s’étaient écoulés depuis, et il n’avait jamais plus entendu parler de la DGSE. Il avait toujours pensé que quand l’on entrait dans le « Grand jeu » c’était pour la vie, mais apparemment ce n’était pas le cas - heureusement. Ce travail d’espion s’était donc révélé très décevant ; d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles il n’en avait jamais parlé à personne est qu’il n’était pas très fier de cette période de sa vie – l’autre étant, bien entendu, qu’on lui avait ordonné de se taire. L’unique avantage – et il n’était pas mince - qu’il en avait tiré est qu’il lui avait permis d’entrer par la grande porte dans le métier de journaliste, métier qui lui avait donné de plus en plus de satisfactions au fil du temps.
     
    Tu deviens paranoïaque, maintenant ? demanda Gérald.
    Pourquoi dis-tu ça ? répliqua son père, choqué de cette remarque.
    Je ne t’ai jamais vu attacher tant d’importance à ta sécurité.
    Philippe Jacquet haussa les épaules :
    Je suppose que je vieillis, comme tout le monde. Et puis il y a eu cette affaire de Ségonzac : quatre personnes assassinées dans leur maison. Ça s’est passé à une vingtaine de kilomètres d’ici. On a dû en parler, dans ton journal.
    Le journaliste réfléchit un instant. Effectivement, « le Figaro » en avait parlé. Mais il ne s’occupait pas des faits divers, et il n’avait pas réalisé que c’était si près d’ici.
    Sans compter, ajouta-t-il que la cote de mes œuvres ne cesse de grimper. On pourrait venir me voler. Après tout, il y a bien eu des cambriolages dans les églises du coin.
    Ce n’est pas comparable !
    Effectivement. Mes œuvres valent bien plus cher que les quelques babioles médiévales que l’on peut trouver dans ce genre d’églises.
    Gérald le considéra avec stupéfaction. Eh bien, on ne pouvait pas dire que la modestie l’étouffait ! Aurait-il le courage de lui avouer un jour que la reconnaissance de ce qu’il appelait pompeusement ses « œuvres » avait débuté comme un quasi-poisson d’avril ? Sûrement pas, sauf à provoquer chez le vieillard un infarctus fatal, chose qu’il tenait à éviter car il l’aimait, ce vieux grognon !
    Et puis il y a autre chose, reprit le patriarche à voix plus basse. J’aimerais bien que Sandra s’installe ici. J’ai toujours peur qu’il lui arrive quelque chose, là-bas. Ici, ça serait plus sûr. Irène est d’accord. Seulement voilà, Sandra est espagnole, et tu sais comment sont les Espagnoles : jalouses comme des tigresses ! Hors de question pour elle d’habiter sous le même toit que sa rivale.
    Comme Gérald souriait, le vieil homme s’énerva :
    Je ne vois pas ce qui te fait rire !
    C’est simplement, avoua son fils, que depuis que tu as les cheveux blancs, tu me fais penser à l’écrivain François Cavanna.
    Le fondateur de « Hara-kiri » et de « Charlie hebdo » ?
    Tout à fait. Il avait écrit un bouquin autobiographique, qui s’appelait « Les yeux plus grands que le ventre ». Voilà une phrase qui te conviendrait parfaitement.
    Le vieillard haussa ses larges épaules :
    Que veux-tu, je suis comme ça. J’adorais ta mère, mais si je n’avais pas refait ma vie après sa mort, je crois que je serais devenu fou.
    Oh, mais je ne te reproche rien !
    J’espère bien !
    Irène, qui était déjà levée et avait été faire des courses, survint à ce moment, un sac de croissants à la main. Elle les embrassa, et la conversation roula sur d’autres sujets.
     
    Vers la fin de la matinée, Gérald parcourut la propriété avec sa fille, afin d’en vérifier la sécurité. Le parc avait la forme d’un pentagone irrégulier. L’entrée et la maison du garde se trouvaient au sud. Un long mur, haut en moyenne de deux mètres et surmonté par une clôture électrifiée, ceinturait la propriété sur quatre côtés, le dernier descendant en pente douce vers la rivière l’Isle, cours d’eau qui prend sa source dans le Massif central et rejoint la Dordogne à Libourne. L’ancien garage qui servait d’atelier à son père, et la maison attenante, se trouvaient sur le côté est. Gérald et sa fille pénétrèrent dans l’atelier silencieux. Il régnait dans cette vaste salle une odeur d’huile, de métal et de produits chimiques. Le journaliste appuya sur un interrupteur, et une série de néons s’illuminèrent au plafond. Quand il pénétrait dans l’antre de son père, Gérald songeait toujours à la cachette du robot « Wall-E » dans le film éponyme, étant donné l’incroyable bric-à-brac d’objets divers, méticuleusement rangé dans des boîtes en plastique ou des caisses métalliques étiquetées et empilées les unes sur les autres, qui occupait une grande partie de l’espace disponible. Environ la moitié de la place restante était remplie des sculptures de Philippe Jacquet. Beaucoup d’entre elles étaient petites, voire minuscules, mais il y en avait aussi d’énormes, comme celle sur laquelle il travaillait en ce moment : une sorte de gigantesque coléoptère noir, de la taille d’une petite voiture.
    Il est fou, Papy ! commenta Agnès.
    Peut-être, mais c’est une folie qui rapporte, répliqua son père.
  21. Gouderien
    (Oups! J'ai bien peur que ce qui suit ne soit pas très politiquement correct. D'un autre côté, quand un parti d'extrême droite est au pouvoir depuis 14 ans, faut bien s'attendre à ce qu'il ait fait des trucs d'extrême droite - de temps en temps.)
     
    Pourquoi un gardien ? Dans cette région et à cette époque, ce n’était pas une précaution superflue. Quand Martine Le Bihan, à la tête de la coalition brun-vert, avait été élue présidente de la République en mai 2022 (à sa troisième tentative), cela faisait plus de quarante ans que le Front patriotique avait déclaré la guerre à l’immigration, surtout celle provenant d’Afrique et du Moyen-Orient. Au cours de la campagne électorale, la fille du créateur du Front patriotique (mort quelques années plus tôt d’une crise cardiaque à l’âge de quatre-vingt-sept ans) avait déclaré : « Contrairement à ce que pensent les belles âmes, l’immigration n’est pas un problème économique, ni démographique, et surtout pas humanitaire ; c’est avant tout un problème politique et, éventuellement, militaire. » Elle ne croyait pas si bien dire… Les accords avec les Verts étaient clairs : le Front patriotique s’engageait à démanteler le parc nucléaire français, mais en contrepartie les écologistes soutiendraient le plan anti-immigration de Martine Le Bihan. Cela ne s’était pas fait dans la joie et la bonne humeur, et comme on peut s’en douter certains leaders historiques des Verts avaient démissionné du gouvernement ou claqué la porte du mouvement, plutôt que de cautionner ce qu’ils appelaient une infamie. Il faut bien voir que, dans un autre contexte international, l’application d’un tel plan aurait certainement été impossible. Mais voilà, l’Europe n’existait plus, les USA étaient en pleine décrépitude, l’Allemagne et la Russie très occupées à remodeler l’Est européen à leur façon, la Chine au bord de la guerre civile. L’ONU, quasi moribonde, avait bien protesté, mais tout le monde s’en foutait.
    La vieille équipe qui, autour de Jean-Paul Le Bihan, avait formé l’armature du Front patriotique lors de sa naissance, au début des années quatre-vingt, avait depuis longtemps disparu, laissant la place à des gens plus jeunes et, en général, plus modérés. Mais une partie de son influence demeurait. Aussi, une fois la prise du pouvoir accomplie, l’une des premières décisions de la nouvelle présidente - juste après le rétablissement de la préférence nationale - fut la révision des naturalisations. Les membres les plus extrémistes de son équipe voulaient que l’on remonte à août 1944 (fin du régime de Vichy), mais Martine Le Bihan considérait cela comme irréaliste, aussi on choisit finalement la date du 29 avril 1976, qui correspondait à la signature du décret sur le regroupement familial. Ce décret était à l’initiative de Jacques Chirac, que l’on surnommait familièrement au FP l’Antifrance n°2 (l’Antifrance n°1 étant naturellement François Mitterrand). Le Front patriotique avait toujours soutenu que la plupart des problèmes liés à l’immigration en France avaient commencé à cette époque (même si l’immigration maghrébine et africaine elle-même avait débuté plus tôt, pendant la présidence du général de Gaulle, période qui coïncidait avec la fin de l’Empire colonial français, et durant laquelle les patrons français avaient pris la mauvaise habitude d’aller chercher des ouvriers par avions entiers en Afrique du Nord.)
    Dans le même temps commencèrent des négociations avec les pays africains. En effet Martine Le Bihan voulait que le « donnant-donnant » devienne la base des relations avec les nations africaines qui constituaient les principaux foyers d’immigration. Un Français devait pouvoir bénéficier à tous points de vue (y compris au niveau religieux) dans ces pays, des mêmes droits et des mêmes garanties qui seraient accordés aux étrangers en France. La nouvelle présidente ne cacha pas que, de l’issue de ces négociations, dépendrait largement le sort qui serait réservé aux immigrés qui se trouvaient déjà sur le territoire français, ou qui seraient amenés à s’y trouver. Comme on pouvait s’y attendre, un accord fut signé assez facilement avec le Maroc, le Sénégal, la Côte d’Ivoire et le Gabon, tous pays qui entretenaient de bonnes relations avec la France. Les choses traînèrent un peu plus longtemps avec la Tunisie et le Mali, qui étaient gouvernés par des islamistes dits « modérés », mais finalement on parvint à s’entendre. D’autres pays, comme la Libye, la Mauritanie ou le Niger, ne voulurent rien savoir. Le cas des ressortissants des pays conciliants fut traité avec bienveillance, et finalement assez peu furent expulsés, essentiellement des délinquants, des polygames et/ou des islamistes. Par contre on fut plus ferme avec les gens originaires des pays qui refusèrent de signer l’accord.
    Cependant le gros morceau était l’Algérie, à la fois parce que le nombre des Algériens en France et des Français d’origine algérienne était très important, et aussi parce que les relations avec ce pays, depuis son indépendance, avaient toujours été très compliquées. Dès le début les autorités algériennes firent preuve de mauvaise volonté, mettant comme condition préalable à toute négociation ce qu’elles réclamaient depuis longtemps, à savoir des excuses de la France pour la colonisation et la répression durant la guerre d’Algérie. Au cours d’un grand discours prononcé à Marseille, Martine Le Bihan régla leur sort à ces prétentions :
    « Si le gouvernement de la France à des excuses à faire, déclara-t-elle, c’est bien au peuple français, pour avoir jamais mis les pieds dans ce pays qu’un écrivain a décrit comme « L’appartement témoin de l’Enfer sur terre ».
    Inutile de dire qu’à Alger on n’apprécia pas vraiment ces paroles. A titre de représailles, on rejeta le principe même des négociations. La présidente française ordonna alors de traiter le dossier des Algériens avec la plus grande sévérité, en faisant une exception toutefois pour ceux originaires de Kabylie. La naturalisation de plus de 400.000 français d’origine algérienne fut annulée. Au total, c’est près d’un million de personnes qui devaient être renvoyées dans leur pays d’origine. Naturellement les familles des anciens harkis n’étaient pas visées. De même, afin de minimiser autant que possible l’impact économique de telles mesures, on sélectionna les gens expulsables essentiellement parmi les chômeurs, délinquants, prosélytes religieux etc. Cela restait néanmoins une opération très compliquée à réaliser, d’autant qu’il était hors de question de créer des camps de transit, comme cela avait été fait sous le régime de Vichy. Naturellement, l’Algérie ne fit rien pour faciliter la tâche de la France. On n’imaginait cependant pas comment les choses allaient évoluer…
     
    Une trentaine de milliers de ressortissants algériens avaient déjà regagné leur pays, par bateau ou par avion, quand le 25 mars 2023, un Boeing 777 d’Air France transportant 450 personnes d’origine algérienne disparut des radars, alors qu’il approchait d’Alger. Il n’y eut aucun survivant. Bientôt la vérité se fit jour : l’appareil avait été abattu par la chasse algérienne. Quelques jours plus tard, un ferry fut mitraillé par des vedettes rapides de la marine algérienne ; il dut faire demi-tour. La marine française escorta alors les bâtiments suivants, et plusieurs accrochages l’opposèrent à des unités algériennes. Un destroyer et deux vedettes rapides algériennes furent envoyés par le fond. Certes, on pouvait accompagner ferries et paquebots jusqu’aux ports, mais on ne pouvait pas forcer les gens à débarquer, alors que les attendaient sur les quais des soldats armés jusqu’aux dents et ayant reçu l’ordre de s’opposer par la force à ce qu’Alger appelait « l’invasion française ». A Paris, on fut éberlué par la réaction algérienne. Jamais on n’aurait supposé que les Algériens fassent tirer sur leurs propres compatriotes. Il semble pourtant qu’il existe une règle non écrite dans le Coran, comme quoi tout État musulman a le droit de massacrer ses citoyens comme bon lui semble et sans que cela regarde qui que ce soit, et surtout pas les infidèles. L’Algérie était déjà dans une situation économique désastreuse. Ce pays, qui aurait dû être très riche eu égard à ses ressources naturelles, avait été ruiné de longue date par l’incompétence et la corruption de ses dirigeants. Ces derniers ne se sentaient pas capables d’intégrer un million de personnes de plus, et donc ils avaient préféré faire massacrer des civils innocents. Les relations diplomatiques entre les deux pays furent rompues, et on passa à deux doigts de la guerre. Martine Le Bihan ordonna d’arrêter immédiatement toute opération de transfert vers l’Algérie. Ce fut le plus grand échec de son quinquennat. Dans un grand discours, elle reconnut qu’elle avait sous-estimé la folie sanguinaire des dirigeants d’Alger, et souhaita que tous les Algériens de France sachent dorénavant quelle était leur véritable patrie. Cependant, plus de 120.000 personnes, qui avaient déjà vendu appartement ou maison ou résilié leur bail, et qui n’avaient plus nulle part où aller, préférèrent émigrer vers d’autres pays d’Europe. Au total, on estime qu’environ 500.000 immigrés furent renvoyés vers leur pays d’origine, sans compter ceux qui, impliqués dans des trafics louches, préférèrent prendre le large, après la véritable « guerre aux drogues dures » décrétée par Martine Le Bihan fin juin 2022. Mais d’autres refusèrent de partir, entrèrent dans la clandestinité ou « prirent le maquis », comme durant l’occupation allemande. Voilà pourquoi certaines campagnes de la France profonde n’étaient pas très sûres… Notons en passant qu’au cours des années suivantes, on constata une forte baisse de l’immigration africaine et maghrébine vers la France, d’autant que les critères d’entrée dans le pays étaient désormais plus sévères. Sans compter que, comme le disait Martine Le Bihan, « la France n’avait pas à financer sa propre invasion », et donc certaines mesures dissuasives furent adoptées : par exemple, si le taux des allocations familiales allait croissant, suivant le nombre d’enfants, pour les familles européennes, il décroissait en fonction de ce même critère, pour les familles africaines ou arabes. En d’autres temps SOS Racisme ou la LICRA auraient crié au fascisme, mais ces associations avaient été dissoutes depuis longtemps.
     
    Ils sortirent de la voiture.
    Ça va Papa ? dit Gérald en embrassant son père.
    Ça va comme à soixante-quatorze ans, répondit le vieillard, avec de l’arthrose et la vue qui baisse ! Et toi ?
    Ça va.
    Alors c’est le principal.
    Le journaliste serra la main d’Irène et du garde. Agnès embrassa son grand-père et salua les autres. Éric vivait dans une petite villa qui jouxtait la grille. Une allée bordée d’arbres conduisait à l’habitation principale, une grande maison à un étage partiellement recouverte de lierre, et qui comportait une dizaine de pièces. La moitié des tuiles du toit avaient été remplacées par des panneaux solaires. Ils sortirent leurs valises du coffre, et Agnès ouvrit la sienne tout de suite pour y prendre un pull, car il ne faisait pas chaud : en descendant vers le sud, ils avaient perdu une bonne dizaine de degrés. Tandis qu’ils se dirigeaient vers la demeure, la jeune fille demanda :
    Tu as vraiment besoin d’un gardien ?
    Oui, dit Philippe. Et je vais même certainement en embaucher un autre.
    Il s’adressa à son fils :
    Avec les conneries de ta chère Martine, la région n’est plus sûre.
    Ce n’était pas « ma chère Martine », protesta Gérald. Et puis un peu de respect pour elle, s’il te plaît : je te rappelle qu’elle a été assassinée par un fanatique.
    Il était habitué depuis longtemps à entendre son père émettre, suivant les années et les gouvernements, des opinions de droite ou de gauche. Mais en général, Philippe Jacquet était comme le « Canard enchaîné » : toujours opposé au pouvoir en place.
    Tu travailles bien au « Figaro », non ? répliqua le vieillard. Ce journal qui a toujours été à la botte du Front patriotique ! D’ailleurs, tu fais partie de ce mouvement !
    Pitié, s’insurgea Agnès, ne commencez pas à vous engueuler pour la politique !
    Enfin pour répondre à ta question, ma petite fille, oui j’ai besoin d’un gardien. Et j’ai même fait poser une clôture électrique tout autour de la propriété. On dit qu’une bande de clandestins s’est installée dans les ruines de Charlagnac, qui se trouvent pas loin d’ici. Soit dit en passant ça m’étonne un peu, car ces gens-là sont superstitieux, et Charlagnac a très mauvaise réputation dans la région. Il faut croire qu’ils n’avaient vraiment nulle part où aller. Il y en a aussi un autre groupe dans la forêt de La Faye, un peu plus au nord. On se demande ce que fait la police !
    Son travail, dit Gérald, son travail !
    Ouais, ben je demande à voir. Emmerder les honnêtes gens, ça ils savent faire ! Mais pour ce qui est de nous protéger, c’est une autre histoire. Alors je préfère prendre mes précautions.
    La milice du Parti ne fait pas des rondes ?
    Si, bien sûr ! Ils sont pleins de bonne volonté. Mais pour l’instant, à part descendre des bières, je n’ai pas encore bien vu à quoi ils étaient bons.
    Ils entrèrent dans la maison. Elle datait du début du XIXe siècle, et les murs avaient un mètre d’épaisseur : l’idéal en période de canicule. Il y régnait une bonne odeur, une odeur de campagne, et cela rappelait à Gérald les vacances de son enfance. Ils posèrent leurs bagages et gagnèrent l’immense cuisine, où Irène leur prépara une soupe épaisse et fumante. Assis à califourchon sur une chaise, une cigarette aux lèvres, Philippe les regardait manger.
    Tu fumes, maintenant ? s’étonna son fils.
    Et oui, je m’y suis mis sur le tard. C’est juste pour emmerder tous les bobos de Parisiens qui viennent visiter mon atelier. Et puis ça fait « artiste bohème ».
    C’est pas bien de fumer, Papy, dit Agnès d’un ton sentencieux. C’est mauvais pour la santé.
    Vous plaignez pas, répliqua le vieillard, j’aurais pu me mettre au cigare. J’y ai songé, d’ailleurs.
    Merci bien ! s’exclama Gérald.
    Soudain les lumières du plafond vacillèrent puis s’éteignirent. Mais elles se rallumèrent presque aussitôt.
    Encore une coupure de courant, constata Philippe. Heureusement qu’on a le générateur !
     
    Ils dégustèrent du fromage, et une tarte aux pommes faite maison en guise de dessert, puis dirent bonsoir au vieillard. Irène leur montra leurs chambres. Elles embaumaient la lavande.
    Ça va ? demanda Gérald à sa fille. Tu vas te plaire, ici ?
    Bien sûr ! Je suis déjà venue, quand même ! Et puis au moins il fait moins chaud qu’à Paris. Dis donc Papa…
    Oui ?
    C’est vrai, ce qu’a dit Papy à propos des immigrés qui se cachent dans la région ?
    Je suppose, oui. Tu sais, on dit même que certains se sont réfugiés dans la zone interdite qui entoure la centrale du Blayais.
    Vrai de vrai ? demanda-t-elle, des étincelles dans les yeux.
    On le raconte, en tous cas.
    Tu crois qu’ils vont devenir des mutants ?
    Il rit.
    Toi, tu lis trop de mangas ! dit-il en lui passant la main dans les cheveux.
    Il l’embrassa et lui souhaita bonne nuit, et gagna sa chambre. Il se sentait plus énervé que fatigué par cette journée de route, et il eut du mal à trouver le sommeil. D’ailleurs le silence profond de la campagne, à peine rompu parfois par le hurlement d’une chouette, le troublait : à Paris, quelle que soit la qualité de l’isolation ou du vitrage, il subsiste toujours un fond sonore permanent, un murmure de la ville qui ne s’arrête jamais, même la nuit. Finalement il trouva le sommeil vers 1 heure du matin, et dormit comme un loir jusqu’au lever du jour.


  22. Gouderien
    Quand il sortit de la douche, il remarqua que le temps était en train de changer. Le ciel se couvrait progressivement de lourds nuages sombres. Un orage se préparait ; il éclata une demi-heure plus tard, avec une violence inattendue. Des trombes d’eau s’abattirent, tandis que le tonnerre grondait. La foudre tomba plusieurs fois, pas très loin à en juger par le fracas qui accompagnait les éclairs. Si au moins ça pouvait rafraîchir l’atmosphère !
    Il faisait tellement sombre, qu’il fut obligé d’allumer la lumière. Il ouvrit son ordinateur, avec l’idée de commencer à préparer le voyage à Venise, mais, après un coup de tonnerre plus violent que les autres, il le referma et sortit d’un tiroir un portable qui fonctionnait sur pile. C’était une bonne idée : quelques minutes après, la lampe qui éclairait son bureau s’éteignit : la foudre avait dû frapper un transformateur ou une autre installation électrique. Il explora les sites pour trouver une chambre d’hôtel à Venise ; au mois d’août, c’était un peu une gageure. Mais la chance était avec lui, et il finit par en trouver une à Padoue, qui n’était qu’à quelques kilomètres de la Sérénissime. Il réserva pour cinq nuits, du 8 au 13 août. Il acheta aussi les billets d’avion, avec départ par Toulouse et retour à Paris. Il avait d’abord songé à effectuer le trajet jusqu’en Italie en voiture, mais cela aurait un trop long voyage pour un si bref séjour. Au bout d’une heure, le courant n’était toujours pas revenu. Il faisait de plus en plus sombre dans l’appartement, et surtout, puisque la climatisation ne fonctionnait plus, il commençait à faire très chaud. Entre-temps l’orage avait pris fin. Il ouvrit la fenêtre, mais la referma rapidement : la pluie n’avait guère fait baisser la température, et il régnait à l’extérieur une chaleur d’étuve.
    Enfin le courant revint. Depuis qu’on avait arrêté les centrales atomiques, la fourniture d’électricité était sujette à ce genre de défaillances, parce qu’EDF, obnubilée par sa passion du nucléaire, avait pendant des décennies grossièrement négligé les énergies renouvelables.
    Le soir était venu. Heureusement son frigo possédait une batterie intégrée, et il n’avait pas souffert de la coupure électrique. Il se prépara un repas rapide, et n’oublia pas de prendre son cachet. Il avait moins mal à la tête, mais c’était peut-être surtout parce qu’il avait fini par s’habituer à la douleur. Par contre cette histoire d’implant l’énervait énormément, et il en allait de même de la mission elle-même. Quelle folie d’avoir accepté ! Certes, on l’avait mis dans l’ambiance, et on avait tout fait pour qu’il se sente obligé de dire oui. Mais il ne se savait pas si influençable. Et maintenant, il était bien tard pour reculer.
    Après le dîner, il regarda un western à la télévision, tout en cherchant sur Internet des renseignements au sujet de l’illustre Reinhold Glière. Il avait déjà imprimé la page « Wikipédia » en français ; il imprima aussi la version anglaise, et la version russe. Il déchiffrait l’écriture cyrillique, et possédait quelques notions de russe ; parmi les langues qu’il connaissait, c’était néanmoins celle qu’il maîtrisait le moins. Il trouva des sites qu’il ne connaissait pas, et imprima toute la documentation qu’il trouva. Et puis il alla se coucher.
     
    Mercredi 6 août 2036.
    Le lendemain matin, il se leva de bonne heure, et alla prendre son petit-déjeuner à la terrasse d’un troquet des environs. Malgré l’heure matinale, il faisait déjà assez chaud, mais c’était encore supportable. Ensuite il rentra chez lui, puis appela sa fille :
    Ça va ma puce ? demanda-t-il.
    Salut Papa ! Oui ça va, et toi ?
    Très bien.
    Alors, tu reviens quand ?
    Demain, en fin d’après-midi. Et on part samedi en Italie.
    Génial ! Tu n’as pas eu de mal à trouver une chambre ?
    Si, plutôt ! Mais j’y suis quand même arrivé. On rentrera mercredi.
    Si court !
    Pour voir Venise, ça suffit ! Et il faudra bien que je te ramène chez ta mère, sinon elle est capable de me faire un procès.
    C’est vrai. Elle m’a encore téléphoné hier, pour savoir quand je rentrais.
    Eh bien la prochaine fois tu pourras lui dire que je te reconduirai chez elle le 13. Et à part ça, rien de nouveau ?
    Non, sauf que j’ai pris un beau coup de soleil.
    Il faut faire attention.
    Il fait chaud, à Paris ?
    Très !
    Ici aussi.
    Ils discutèrent encore quelques minutes, puis ils se dirent aurevoir et il coupa la communication. En temps normal il se serait réjoui d’aller passer quelques jours dans une ville aussi fascinante que Venise avec sa fille, mais la perspective du voyage en Russie gâchait tout.
    Exploitant la documentation qu’il avait imprimée la veille, il commença ensuite à prendre des notes à propos de Reinhold Glière, tout en écoutant des œuvres de ce compositeur : d’abord son ballet « le Pavot rouge », puis sa fameuse symphonie n° 3 en ré mineur, « Ilya Muromets ». On trouvait à peu près tout ce qu’il avait écrit sur « Youtube », comme d’ailleurs pratiquement la totalité de la musique composée dans le monde depuis le Moyen-Âge. Les gens se contentaient d’écouter les derniers tubes à la mode, ou de regarder des vidéos de chats faisant toutes les bêtises possibles, sans réaliser qu’ils avaient à leur disposition sur leur ordinateur – et gratuitement, en plus – un fantastique moyen de se cultiver. La musique de Glière était assez agréable à écouter, et même d’une originalité plutôt inattendue de la part d’un homme qui passait pour le type même du « compositeur officiel ». Il faut dire aussi qu’il avait longtemps enseigné au Conservatoire de Moscou, avant d’être pendant dix ans président du comité d’organisation de l’Union des compositeurs soviétiques.
    En fin de matinée, il s’arrêta, et se préoccupa de son repas. Après avoir vérifié le contenu de son frigo et de son congélateur, il décida de déjeuner chez lui. Il n’avait aucune envie de sortir au moment de la plus forte chaleur – et, d’après la télévision, cela n’était pas près de s’améliorer. Il avait espéré que l’orage de la veille aurait un peu rafraîchi l’atmosphère, mais ce n’était pas le cas, bien au contraire.
    Après le repas, il fut pris d’une brusque somnolence – c’était sans doute encore un contrecoup de l’opération – et il s’allongea sur son canapé, pour faire la sieste. Il se réveilla brusquement une heure et quart plus tard, après un sommeil entrecoupé de rêves étranges. Il s’était vu en Russie, avec Sophia. Ils devaient passer sur un pont, un drôle de pont de bois, étroit et en très mauvais état. Il n’y avait pas de parapet, et il manquait des planches. Le cours d’eau que franchissait l’ouvrage d’art était très large, et roulait des eaux sombres et tumultueuses. Sophia marchait devant lui, l’air assuré comme d’habitude, et le pressait de la suivre, mais il n’osait pas. Pourtant, en temps normal il n’avait pas le vertige. Il se retournait alors, et ce qu’il voyait derrière lui le terrorisait… Et c’est à ce moment qu’il s’était réveillé.
    Il était en sueur. Il se demanda si la climatisation ne donnait pas des signes de faiblesse, mais non, ça venait de lui. Il alla prendre une douche, puis se fit un café très fort. Ce foutu voyage en Russie ! Dire qu’il n’en possédait même pas le programme détaillé ! Ça aussi ça l’énervait. Il faillit appeler la rue Saint-Dominique. On lui avait donné un moyen simple de joindre les Services, en cas d’urgence : il lui suffisait de tourner légèrement la main à côté de son oreille gauche – un geste qui ne différait guère de celui qu’il utilisait avec l’implant précédent –, puis de prononcer à haute voix le nombre « 22 » - vingt-deux, ou twenty-two in english. Celui qui avait trouvé ça était un petit marrant. Mais bon, il n’allait pas les déranger pour si peu, surtout qu’il y avait sans doute moyen de se débrouiller autrement. Il alla chercher une glace chocolat-noix de pécan dans son congélateur, puis se connecta à Internet.  Il chercha d’abord sur le site officiel de Sophia Wenger. Bien sûr, on évoquait sa prochaine tournée en Russie, mais on se contentait de citer les grandes dates, sans rentrer dans le détail. Il pouvait certainement trouver mieux. Il commença à consulter les sites de fans. Toutes les stars possèdent des inconditionnels, qui parfois les connaissent mieux qu’elles ne se connaissent elles-mêmes. Il n’y avait pas de raison qu’il n’en soit pas ainsi pour la belle Anglaise. Il parcourut plusieurs sites sans intérêt, puis tomba sur celui de « SofiaWengerlover », qui au moins annonçait la couleur. L’auteur semblait tout savoir sur son idole, et Gérald l’enregistra dans ses favoris – à tout hasard – mais par contre il était beaucoup moins bien renseigné en ce qui concernait l’avenir de la musicienne. Et puis il trouva ce qu’il cherchait : le type – ou la femme, après tout – signait « Lyricfan », et son site regorgeait d’informations, dont les programmes pour les six prochains mois des principaux opéras du monde. Au milieu de tout ça il trouva une rubrique « Singers » ; il cliqua, et parmi une longue liste, dénicha le nom de la belle. Et là, c’était le rêve : le calendrier complet, jour par jour, des prochains concerts et des tournées de Sophia Wenger. Il cliqua sur « Russia », et tout le programme du voyage se déroula, avec en plus des photos couleur des principaux lieux cités :
    1er jour : vendredi 29 août : Sophia Wenger embarque à Roissy vers 11 heures sur un vol « Aeroflot » ; arrivée à Moscou vers 15 heures. Transfert à l’hôtel (un des plus grands palaces de la capitale russe). 19 heures : réception au Kremlin, en présence du président Victor Koromenko, suivi d’un dîner.
    Fichtre ! s’exclama le journaliste. Elle va rencontrer le président Koromenko ? Première nouvelle !
    Et lui, serait-il de la fête ? En tous cas, on ne lui en avait pas parlé. Il poursuivit sa lecture :
    2e jour : samedi 30 août : découverte en limousine de Moscou. Déjeuner. L’après-midi, visite aux malades d’un hôpital (ça c’était le côté « bonnes œuvres »). A 17 heures : arrivée au théâtre du Bolchoï, et préparation du concert.  20 heures à 23 heures : concert, avec un entracte de 20 minutes. Retour à l’hôtel.
    3e jour : dimanche 31 août : à peu près le même programme que la veille : le matin tourisme, l’après-midi visite d’un conservatoire pour aveugles (encore les bonnes œuvres !), puis concert au Bolchoï.
    4e jour : lundi 1er septembre : départ de l’hôtel tôt le matin, puis arrivée à la gare maritime de Moscou et embarquement sur le « Constantin Simonov II », le bateau à bord duquel la diva et un certain nombre de privilégiés (car la croisière n’était pas donnée) allaient gagner Saint-Pétersbourg, en empruntant fleuves, lacs et canaux. Arrêt en cours de route pour visiter le monastère de Zagorsk. Continuation vers Uglich, par la Volga. Tous les soirs, Sophia chante et joue du piano.
    5e jour : mardi 2 septembre : suite du voyage. Escale à Rybinsk. Traversée du lac de Rybisnk.
    6e jour : mercredi 3 septembre : Cherepovets, Gorizy, Kirillov, Belozersk.
    7e jour : jeudi 4 septembre : traversée du lac Beloïe. Navigation jusqu’au lac Onega par la rivière Kovzha.
    8e jour : vendredi 5 septembre : traversée du lac Onega jusqu’à Kizhi. Visite du site de Kizhi. Continuation jusqu’à Petrozavodsk.
    9e jour : samedi 6 septembre : traversée du lac Onega jusqu’à Podporozh’ye.
    10e jour : dimanche 7 septembre : trajet jusqu’à Saint-Pétersbourg par la Svir, le lac Ladoga et la Neva. En fin d’après-midi, arrivée à Saint-Pétersbourg. Fin de la croisière. Logement à l’hôtel (palace).
    11et 12e jours : lundi 8 et mardi 9 septembre le matin et en début d’après-midi, tourisme à Saint-Pétersbourg. A 20 heures, concert de Sophia Wenger au théâtre Mariinsky.
    13e jour : mercredi 10 septembre : le matin, départ de l’hôtel à destination de l’aéroport. Vol « Aeroflot » pour Smolensk. Arrivée à Smolensk en fin de matinée. Installation à l’hôtel (palace, of course !). Déjeuner. L’après-midi : tourisme. A 20 heures : concert de Sophia Wenger au « Novaya Opera » de Smolensk.
    Il s’arrêta là, car le reste ne l'intéressait pas, vu que la tournée n’irait pas plus loin que cette ville – laissant, il n’en doutait pas, de nombreux mélomanes déçus. Et si les choses se passaient mal, ce seraient des millions de fans de Sophia Wenger, à travers le monde, qui seraient catastrophés et inconsolables. Quant aux fans de Gérald Jacquet, à sa connaissance il en existait peu, à part sa fille et son père et – peut-être – sa rédactrice en chef.
    Il imprima le programme du voyage. Il avait l’impression d’y voir déjà un peu plus clair. Il consacra encore un long moment à chercher sur « Youtube » des vidéos du fameux scientifique qu’ils devaient exécuter, le professeur Anatoli Visserianovitch Diavol. Il en trouva une, assez longue, enregistrement d’une conférence qu’il avait donnée trois ans plus tôt, en anglais, dans une université londonienne. L’homme maîtrisait la langue de Shakespeare, cela se sentait, malgré un épais accent russe. Mais comme sa conférence traitait de sujets pointus de physique, Gérald se sentit vite largué. Il coupa le son, se contentant d’observer la gestuelle du personnage. Il était bavard, accompagnant ses mots de tout un tas de gestes plus ou moins utiles – on aurait dit un Méditerranéen. Il répondait avec aisance aux questions qu’on lui posait, et semblait prendre un vrai plaisir au dialogue avec les étudiants. Un bateleur de foire, plutôt qu’un prodige de la physique, voilà l’impression que Gérald retira de cette vision. Ce type ne semblait pas spécialement dangereux – et pourtant, si ce qu’on lui avait dit était vrai, il faisait courir à la Terre et à ses habitants un péril mortel.
    L’après-midi touchait à présent à sa fin. Il but un café et grignota quelques gâteaux, puis se rasa, s’habilla et se disposa à rejoindre Ghislaine Duringer.
     
    La circulation était fluide, comme il se doit au début du mois d’août.  En raison de la chaleur, à certains carrefours importants on avait remplacé les traditionnels agents de police par des androïdes de forme humanoïde – en bref, des robots, qui remplissaient les mêmes fonctions. Ils existaient depuis déjà plusieurs années, mais, à cause de l’opposition résolue des syndicats, on ne les mettait en service qu’à dose homéopathique. Gérald arriva en avance devant l’immeuble du « Figaro ». Il se gara et sortit de la voiture, abandonnant momentanément la fraîcheur de l’air climatisé pour la fournaise du trottoir parisien. On aurait aussi bien pu être en plein cœur du Sahara. Heureusement, il était juste à côté de sa destination. Il monta à l’étage de la rédaction. Ghislaine n’était pas dans son bureau, on l’informa qu’elle était en réunion. Il discuta avec ses rares collègues présents en l’attendant.
    C’est vrai que tu vas aller en Russie avec Sophia Wenger ? demanda Arlette, une petite brune qui travaillait au service des Sports.
    C’est vrai, confirma-t-il, en se disant que les nouvelles s’ébruitaient vite.
    Tu as de la chance ! dit la jeune femme d’un ton admiratif, sans qu’il comprenne si le mot « chance » se rapportait au fait de participer à un tel voyage, ou au fait de le faire en compagnie d’une charmante jeune femme doublée d’un génie musical.
    Il se dit que si sa collègue avait su la vérité, elle l’aurait trouvé nettement moins chanceux…
    Ghislaine arriva peu de temps après, et l’embrassa ouvertement devant les autres journalistes. Elle n’était pas du genre à dissimuler ses sentiments, ni ses relations – il n’était d’ailleurs pas le seul à la rédaction à bénéficier de ses faveurs.
    Ça va mon grand ? demanda-t-elle.
    Chaudement, comme tout le monde.
    T’inquiète-pas, tu vas bientôt aller te rafraîchir les idées au pays des buveurs de vodka.
    Ouais, en attendant, pour l’instant il y fait chaud aussi, en Russie.
    Et c’était vrai. On battait des records de chaleur à Moscou, et les incendies de forêt, favorisés par la canicule et la sécheresse qui l’accompagnait, dévoraient des milliers d’hectares de conifères.  
  23. Gouderien
    Le reste de la réunion porta sur des points secondaires. Quand elle fut terminée, on reconduisit Gérald dans sa chambre, et on lui apporta un plateau-repas en guise de déjeuner.
    L’après-midi, on le conduisit dans un laboratoire, où deux techniciens, en manipulant les boutons d'une console, s’appliquèrent à régler son nouvel implant. Au début ce fut une expérience assez traumatisante. On diffusa tout un échantillonnage de sons, du plus aigu à l’ultra-grave, afin de vérifier comment l’appareil les recevait. Il crut que sa tête allait éclater, ce qui n’arrangea pas la migraine dont il souffrait déjà. Quand la réception de l’implant fut à peu près réglée, on lui montra comment s’en servir – en fait, il était à la fois plus puissant, plus complet et plus facile d’utilisation que le précédent. Il comportait aussi des fonctions nouvelles ; ainsi, il était virtuellement indétectable – par les « méchants » s’entend, puisque les Services français pourraient, eux, suivre en permanence sa position. Comme le bruit courait que les Russes avaient inventé un appareil permettant de lire dans les pensées – même si personne ne savait si c’était vrai -, l’implant possédait aussi un système de brouillage intégré.
    Par la suite, il se demanda si on l’avait bien informé de toutes les caractéristiques de cet implant, et si celui-ci ne possédait pas une ou plusieurs fonction(s) cachée(s).  Ce fut Sophia, naturellement, qui lui révéla la vérité à ce sujet, et ce qu’elle lui dévoila fut très loin de le rassurer…
    Il rentra dans sa chambre épuisé, et avec l’impression qu’on lui avait tapé sur la tête avec un marteau-pilon. Cela lui coupa presque l’appétit, et il fit à peine honneur à son repas du soir. Il dormit très mal.
     
    Mardi 5 août 2036.
    Le lendemain matin, il se sentait un peu mieux. Il eut droit à la visite du médecin, toujours accompagné d’une infirmière, qui l’examina et le trouva apparemment en bonne forme, car il signa son autorisation de sortie. L’infirmière remplaça son pansement par un autre, beaucoup plus discret. Il était en train de prendre son petit-déjeuner, quand le commandant Trifaigne entra dans sa chambre.
    Vous allez bien ? demanda-t-il en lui serrant la main.
    Franchement, j’ai connu mieux. La séance de réglage de l’implant a été plutôt pénible.
    Le militaire sourit :
    Nos techniciens font de leur mieux, mais ça reste un moment difficile. Rassurez-vous, ça n’arrive qu’une fois !
    J’espère bien !
    Vous allez rentrer chez vous, maintenant ?
    Oui, mais ensuite je vais regagner la Dordogne, où ma fille m’attend. Comme je l’ai dit l’autre jour, nous allons partir quelques jours à Venise.
    N’oubliez pas que vous devez être de retour à Paris au plus tard le 25 août. Et le départ pour la Russie aura lieu le 29. Vous aurez droit à un nouveau briefing, le 26 au matin.
    Ici ?
    Bien sûr. Ah, il y a une chose qu’on a oublié de vous dire. Vous êtes bien écrivain ?
    Oui.
    Vous avez écrit des biographies de musiciens, je crois ?
    C’est exact.
    Vous êtes sur quoi, en ce moment ?
    Je travaille sur un livre qui traite d’une guerre oubliée, en Amérique du Sud. Pourquoi me demandez-vous ça ?
    Gérald ne voyait pas trop où Trifaigne voulait en venir.
    Voilà, dit le commandant, on a pensé, Geffrier et moi, que pour peaufiner votre couverture, il serait intéressant d’annoncer que vous avez commencé une biographie d’un compositeur russe.
    Et pourquoi pas simplement un livre sur Sophia ? Après tout, si je l’accompagne en tant que journaliste, je peux aussi écrire un ouvrage sur elle.
    Oui, mais vous ne seriez pas obligé d’aller en Russie pour ça. Non, un livre sur un grand musicien russe, je suis sûr que ça plairait beaucoup, là où vous allez vous rendre.
    Quel musicien ? Il y en a plein.
    Je ne sais pas, je ne suis pas très mélomane.
    Stravinski ?
    Surtout pas ! Il s’était exilé à l’ouest. Vous savez qu’en ce moment, on assiste à un grand retour à la mode de l’URSS – et des idées qui vont avec.
    Tchaïkovski ?
    L’officier tiqua :
    Non, il était homosexuel. L’ouverture d’esprit des Russes dans ce domaine n’est pas grande.
    Rachmaninov ?
    Même problème que pour Stravinski.
    Borodine ?
    Trop ancien.
    Vous n’êtes jamais content. Prokofiev, alors ? Ou Chostakovitch ? Mais il y déjà plein de bouquins sur eux.
    Oui, il faudrait quelque chose de plus original.
    Khatchatourian ?
    Il était arménien, non ?
    Exact.
    Alors non.
    Gérald pensa à Sviatoslav Richter, l’immense pianiste auquel on comparait parfois Sophia Wenger, mais d’abord, si ses souvenirs étaient bons, il était ukrainien. Et en plus, tout comme Tchaïkovski, il avait la réputation d’avoir des mœurs « particulières ». Et soudain, l’idée jaillit.
    Ça y est ! s’exclama Gérald en frappant ses mains l’une contre l’autre. Vous voulez de l’originalité ? J’ai trouvé : Reinhold Glière !
    Qui ça ? demanda Trifaigne.
    Reinhold Glière.
    Jamais entendu parler. Ça ne fait pas très russe, comme nom.
    Normal, sa mère était polonaise, et son père allemand. Mais il était tout ce qu’il y a de plus soviétique. Et en plus, un parfait stalinien. Les Russes vont être ravis !
    Qu’est-ce qu’il a écrit, ce Glière ?
    Un tas de trucs, des symphonies – entre autres l’une des plus longues du répertoire -, et aussi des ballets, des marches en l’honneur de l’Armée rouge, enfin ce genre de choses. Il avait pas mal de talent, d’ailleurs.
    OK, va pour Reinhold Glière.
    Dès que je rentre chez moi, je commence à me documenter.
    Vous savez, vous n’êtes pas obligé d’écrire vraiment ce livre. L’important, c’est qu’on pense que vous l’écrivez.
    Cher commandant, dit Gérald en souriant, vous sous-estimez grandement ma conscience professionnelle ! En plus ça me changera agréablement, parce que je n’arrive pas à avancer sur mon bouquin actuel.
    Alors tout est pour le mieux.
    Comment ça se passe, pour le briefing du 26 ? Je viens ici ?
    Nous enverrons une voiture vous chercher de bon matin, chez vous, dans l’île Saint-Louis.
    OK. Pas de problème.
    Ils se serrèrent la main. L’officier allait s’éloigner, quand le journaliste le rappela :
    Une dernière question.
    Oui ? fit Trifaigne en faisant un demi-tour sur place.
    Est-ce que cet implant va vous permettre de m’espionner en permanence ?
    Le commandant hésita :
    Eh bien… En théorie, cela pourrait se faire. Sauf que vous n’avez pas une vie si passionnante. Pourquoi vous espionnerait-on ? D’ailleurs nous nous intéressons surtout à Miss Wenger.
    Mais quand on sera en Russie, je suppose que vous allez écouter toutes nos conversations ?
    C’est bien possible, oui. Mais vous avez compris l’importance de cette mission. Il est capital que nous puissions vous aider, en temps réel.
    J’ai compris, oui. N’empêche que quand je rentrerai en France, la première chose que je ferai sera de me faire enlever cette cochonnerie. Et terminé les implants !
    Comme vous voulez !
    Gérald ramassa le peu d’affaires avec lesquelles il était venu, et on le reconduisit à la surface. On lui avait fourni une casquette noire, afin de dissimuler son pansement et les cheveux qui manquaient, et il se sentait passablement ridicule. Devant la porte du 16 rue Saint-Dominique l’attendait un véhicule banalisé qui, à sa demande, le déposa près du parking de la place de la Concorde, où il avait laissé sa voiture. Il faisait toujours aussi chaud, et même s’il était à peine dix heures du matin, le soleil parisien brillait de tous ses feux. La première chose qu’il fit – à part se mettre à l’ombre -, quand il se retrouva sur ce trottoir surchauffé, fut d’appeler son père et Agnès, afin de les prévenir qu’il rejoindrait Chennevières d’ici un ou deux jours. Puis il gagna le parking, où Olga l’attendait tranquillement. Il n’avait pas envie de conduire, et laissa l’intelligence artificielle le mener jusqu’à l’immeuble du « Figaro ».
     
    Assise derrière son bureau, Ghislaine Duringer l’attendait avec un petit sourire en coin – une expression qu’elle arborait souvent, l’air de dire « Toi, je t’ai bien eu ! ». La rédactrice en chef du « Figaro » était quelqu’un qui possédait toujours un ou deux coups d’avance sur les autres. D’ailleurs, il avait joué avec elle aux échecs, et elle l’avait toujours battu – et pourtant il était loin d’être un débutant à ce jeu. Ils s’embrassèrent. Il y avait peu de monde dans la salle de rédaction : la plupart des journalistes étaient en vacances, en reportage ou travaillaient chez eux.
    Alors j’ai appris que j’avais gagné un petit voyage en Russie ? dit-il sur un ton ironique.
    Et oui. On m’a suggéré que ce serait une bonne idée que tu accompagnes Sophia Wenger dans sa prochaine tournée chez nos amis russes.
    Il ne demanda pas qui était ce « on ». Il savait que Ghislaine Duringer avait des relations dans les milieux gouvernementaux, et des amis haut placés. Par contre, ce qu’il ignorait, c’est dans quel mesure on l’avait mise au courant de la mission. Le plus probable est qu’on ne lui avait rien dit du tout. Quant à savoir ce qu’elle avait deviné, c’était une autre histoire – car elle était très loin d’être idiote.
    Ça va ? demanda-t-elle. Tu fais une drôle de tête. Et qu’est-ce qui est arrivé à tes cheveux ?
    Par réflexe, en entrant, il avait retiré sa casquette, exposant du même coup son pansement et sa calvitie partielle.
    C’est rien, dit-il, embarrassé. J’ai eu un petit problème à l’oreille, il a fallu que j’aille aux urgences.
    C’était quoi ? Une otite ?
    Non non. Un furoncle mal placé.
    Un furoncle ? L’autre jour, tu n’avais rien du tout.
    C’est venu brusquement.
    Elle le considéra d’un air soupçonneux :
    Toi, tu me fais des cachotteries !
    Eh bien, c’est un prêté pour un rendu, tu ne crois pas ?
    Elle le regarda un moment d’un air énervé, puis se calma.
    Tu as faim ?
    Quelle question !
    Tout à l’heure, nous irons déjeuner dans un restaurant russe que je connais. Ça te mettra dans l’ambiance.
    Ça paraît une bonne idée.
    Attends-moi à ton bureau, je viendrai te chercher. Je croule sous le boulot.
    Comme d’habitude !
    Et oui.
    Il fit le tour de la rédaction pour saluer ses rares collègues présents, puis gagna son bureau. Après avoir vérifié ses messages, il s’occupa à diverses tâches d’intérêt secondaire. Finalement, il se connecta à la page « Wikipédia » consacrée au fameux Reinhold Glière et l’imprima. Il passa en revue d’autres sites, et imprima encore deux textes intéressants. Il ne savait pas encore s’il allait vraiment écrire une biographie de ce compositeur, comme il l’avait assuré au commandant Trifaigne, mais ça ne pouvait pas faire de mal de se documenter.
    Ghislaine vint le chercher peu avant midi. Ils allèrent déjeuner au « Café Pouchkine », un restaurant russe du quartier de la Madeleine. Gérald ne connaissait pas beaucoup la cuisine russe, n’ayant que peu voyagé dans ce pays, et encore essentiellement pour son travail. D’ailleurs la Russie est plutôt renommée pour ses boissons que pour sa gastronomie – à part le caviar, bien entendu… Il suivit les conseils de Ghislaine quant au choix des plats, et s’en trouva bien, car c’était excellent. Elle avait demandé du vin de Crimée, et il ne tarda pas à baigner dans une douce euphorie, même s’il craignait que l’alcool ne relance ses maux de tête.
    Ils discutaient, une fois de plus, de la canicule qui pesait sur la France, et qui menaçait de prendre dans certaines régions du sud des proportions catastrophiques, quand, changeant brusquement de sujet, Ghislaine demanda :
    Qui t’a annoncé que tu allais partir en Russie ?
    Euh… Sophia elle-même, répondit-il après avoir hésité.
    C’était, bien entendu, un pur mensonge, mais il n’allait pas quand même pas lui avouer la vérité. Il se traita intérieurement d’imbécile : pourquoi n’avait-il pas attendu que sa rédactrice en chef lui annonce la chose elle-même ?
    Vous restez en relations ? interrogea-t-elle.
    Oh, pas plus que ça.
    Tu dois être content : trois semaines de voyage en compagnie d’une aussi jolie femme, c’est quelque chose !
    Je ne réalise pas encore.
    Elle te plaît ?
    Il se rendit compte brusquement, avec un frisson d’effroi qui dissipa instantanément les vapeurs d’alcool dans lesquelles il baignait, qu’elle était jalouse. S’il y avait une chose qu’il détestait chez une femme, c’était bien la jalousie ! C’était en grande partie en raison de la jalousie de son ex-épouse qu’il avait divorcé.
    Mettons les choses au point, dit-il d’une voix plus cassante qu’il ne l’aurait voulu. Je vais suivre la tournée de Miss Wenger en Russie parce qu’on me l’a demandé – TU me l’as demandé -, et que ça fait partie de mon boulot. Et ce ne sera pas une corvée, car j’aime les voyages et la musique. Quant à mademoiselle Wenger, je n’éprouve aucune attirance spéciale pour elle. Nous avons déjà eu ce genre de discussion, si je ne me trompe ?
    C’est bien possible. Ne te fâche pas.
    Ils changèrent une fois de plus de sujet de conversation, et oublièrent un moment Sophia Wenger.
    Qu’est-ce que tu fais ce soir ? demanda-t-elle comme ils sortaient du restaurant. J’ai un vernissage à 19 heures, mais après je suis disponible.
    Je crois que je vais rentrer chez moi et me reposer, dit-il. J’ai l’impression que j’en ai besoin.
    Ah oui c’est vrai, tu te remets de ton « furoncle » !
    Ne blague pas avec ça !
    Excuse-moi. Et demain ?
    Demain soir ?
    Oui.
    Pas de problème.
    OK, alors disons à demain soir. On se retrouve au journal vers 18 heures, comme d’habitude ?
    Ça marche pour moi !
    Ils s’embrassèrent, puis il reprit sa voiture pour regagner son domicile de l’île Saint-Louis. Pendant le trajet, il réfléchissait à l’attitude de Ghislaine. Il l’avait rarement vue aussi empressée. Était-elle vraiment jalouse de Sophia ? Il est vrai qu’il y avait de quoi, celle-ci étant à la fois très jolie et mondialement connue pour ses dons de virtuose. Et en plus, elle était docteur en physique nucléaire, et agent secret… Cela faisait beaucoup pour la même personne. De quoi donner le tournis.
    La canicule était à son point culminant, mais heureusement la Toyota était climatisée. Pas vraiment ça qui allait permettre de combattre le réchauffement climatique, mais de toute façon cela ressemblait de plus en plus à une cause perdue. Arrivé dans l’île Saint-Louis, il ne trouva une place pour se garer qu’à une certaine distance de chez lui. Le trajet était court jusqu’à son domicile, mais il faisait tellement chaud que cela lui suffit pour être en nage. Les rares piétons que l’on croisait dans les rues, touristes aventureux ou Parisiens courageux, étaient tous coiffés d’un chapeau ou parfois d’un simple mouchoir en guise de protection, et ils tenaient une bouteille d’eau à la main, et ce n’était pas du luxe. Il prit le courrier dans la boîte à lettre, puis gagna son appartement et après avoir bu un jus de fruit car il crevait de soif, fonça sous la douche. Il avait eu l’intention de prendre une douche froide, mais en fait l’eau était tiède.
  24. Gouderien
    CHAPITRE VI : AVANT LA MISSION.
     
     
    Dimanche 3 août 2036.
    L’établissement où se trouvait Gérald – quelque fut son nom - comportait en son sein une clinique ultra-moderne ; c’est là qu’on le conduisit. On lui fit revêtir une blouse jetable, il abandonna ses chaussures au profit d’une paire de pantoufles analogues, puis on l’assit dans un fauteuil et on lui rasa une large bande de cheveux, autour de l’oreille gauche. Tout cela n’était pas nouveau pour lui : quand, des années plus tôt, on lui avait fixé l’implant qu’il portait actuellement, il avait déjà eu droit au même cérémonial. Puis une infirmière l’emmena en salle d’opérations. On le fit asseoir sur un siège qui ressemblait fichtrement à un fauteuil de dentiste, et on l’inclina au maximum. Et l’anesthésiste arriva. C’était le moment qu’il craignait le plus, car il avait horreur des piqures. Il eut droit théoriquement à une simple anesthésie locale, mais comme l’opération allait toucher une région critique – l’oreille interne – elle était quand même assez puissante. Il sentit l’aiguille s’enfoncer dans la chair du haut de son cou, près de l’oreille, puis il perdit progressivement la notion de ce qui lui arrivait. Sans rien sentir – heureusement – il vit le chirurgien placer le vieil implant dans un plateau métallique, avant de le remplacer par un neuf. La dernière vision qu’il eut avant de sombrer dans l’inconscience fut celle du sang qui recouvrait le minuscule appareil électronique.
    Il reprit conscience en salle de réveil. Il était assis dans un fauteuil roulant. Il toucha prudemment le côté gauche de sa tête, et constata qu’il était couvert d’un énorme bandage. Pour le moment, il ne sentait toujours rien, mais il savait que cela n’allait pas durer.
    Ça va ? demanda une infirmière en constatant qu’il était revenu à lui.
    Elle était brune et potelée ; assez jolie, en fait.
    Tout ce qu’il parvint à articuler fut une sorte de borborygme inintelligible. Ça ne devait pas avoir l’air très convaincant, car elle plaça sa main devant ses yeux en cachant le pouce et le majeur, et interrogea :
    Combien j’ai de doigts ?
    A tout hasard, je dirais un nombre situé entre deux et quatre. J’ai bon ?
    On va dire que oui. Comment vous sentez-vous ?
    J’ai l’impression d’être passé sous un train.
    Vous avez mal ?
    Non. Pas pour le moment.
    L’anesthésie fait encore de l’effet.
    Il regarda sa montre : 9 h 30.
    Un bon petit-déjeuner m’aiderait à récupérer.
    On va vous ramener dans votre chambre et on vous en apportera un. Après, vous devrez vous reposer.
    Ça me paraît un programme alléchant.
    Une autre infirmière vint le chercher pour le reconduire dans sa chambre. Quelques minutes plus tard, on lui apporta un solide petit-déjeuner, et il se sentit tout de suite mieux, même si ça tête commençait à le faire souffrir. Le commandant Trifaigne, accompagné d’un toubib, lui rendit visite un peu plus tard. Tandis que le médecin l’examinait, l’officier lui annonça la suite du programme des réjouissances :
    Demain matin, vous assisterez à un briefing, durant lequel on vous donnera des renseignements complémentaires concernant votre mission. Et dans l'après-midi, on vous apprendra à vous servir de votre nouvel implant.
    Il fonctionne, au moins ? demanda le journaliste.
    Bien sûr. On a vérifié avant de refermer. Et mardi vous pourrez rentrer chez vous.
    Et pour mes cheveux, comment ça va se passer ? Ils n’auront jamais repoussé avant le départ en Russie.
    Vous reviendrez nous voir un jour ou deux avant le départ, et on arrangera ça. De nos jours on fait des postiches pratiquement indétectables. En attendant, vous n’aurez qu’à porter une casquette. Vous n’avez pas trop mal à la tête ?
    Si, plutôt. J’ai l’impression que toutes les cloches de Notre-Dame carillonnent dans ma tête.
    On va vous donner des cachets, intervint le médecin. Vous en prendrez deux par jour pendant cinq jours, ça devrait bien calmer les douleurs.
    Merci.
    Vous voulez de la lecture ? demanda Trifaigne.
    C’est pas de refus.
    On va vous apporter ça.
    L’officier et le médecin ressortirent. Un peu plus tard, on lui apporta des calmants et une bouteille d’eau minérale. Enfin, un troufion passa comme promis pour lui remettre des magazines d’actualité – enfin, ceux qui possédaient encore une édition papier – et quelques romans policiers. A midi, il eut droit à un nouveau plateau-repas.
    Après avoir déjeuné en regardant la télévision, il fit la sieste. Quand il se réveilla deux heures plus tard, son mal de tête avait encore gagné en intensité. Il reprit un cachet, et cela alla un peu mieux. Une infirmière vint changer son pansement en fin d’après-midi. Il passa la soirée à lire en regardant la télé, et se coucha tôt.
     
    Lundi 4 août 2036.
    Quand il se réveilla le lendemain matin après une nuit fiévreuse, il avait un peu moins mal à la tête. On lui apporta son petit-déjeuner, puis le même médecin qu’il avait vu la veille revint, accompagné d’une infirmière. Elle ôta le pansement, et le toubib se pencha sur son oreille gauche afin de l’examiner. Il parut satisfait de ce qu’il voyait, et dit :
    C’est très bien, dans quelques jours il n’y paraîtra plus. Comment vous sentez-vous?
    Globalement mieux, sauf que je n'entends rien de l'oreille gauche.
    C'est normal, l'audition reviendra progressivement.
    L’infirmière lui remit un pansement, plus léger, et l’autorisa à prendre une douche, à condition qu’il se protège la tête d’une charlotte.
    Et dans la matinée, on vint le chercher pour le briefing. Celui-ci ne se déroula pas dans la grande salle qu’il connaissait, mais dans une autre pièce, plus petite, comportant juste une table, quelques chaises et un distributeur d’eau dans un coin. Cela aurait pu être la salle de réunion de n’importe quelle entreprise. Le colonel Geffrier était là, ainsi que le commandant Trifaigne et sir Irving Butler. Il y avait également une personne qu’il ne connaissait pas : une petite femme d’un certain âge, toute de rose vêtue, qui parlait avec un accent slave prononcé. On la présenta comme une spécialiste de la Russie. Il fut étonné de l’absence de sa future « coéquipière » Sophia Wenger, mais il en comprit la raison par la suite.
    Une bonne partie du briefing fut consacrée à une description détaillée de leur future victime – si tout se passait bien -, le professeur Anatoli Visserianovitch Diavol. La petite dame en rose, qui s’appelait Ludmilla Karpaski et qui était une opposante politique russe exilée en France depuis des années, avait jadis travaillé avec ce Diavol, et elle le connaissait bien. Il était né à Volvograd – l’ancienne Stalingrad, siège de l’une des batailles décisives de la Seconde Guerre mondiale. Son père était professeur de mathématiques, et sa mère enseignait l’anglais. Anatoli Diavol avait montré des dispositions étonnantes, dès son plus jeune âge, apprenant à compter, à lire et à écrire au moins un an avant la plupart des enfants de son âge. Il était tellement doué qu’il avait sauté un grand nombre de classes, et réussi son baccalauréat, avec mention, à 14 ans. Il avait ensuite intégré l’université de Moscou, où il avait obtenu – toujours avec les notes les plus brillantes – des diplômes en mathématiques, en physique, en chimie et en informatique. Il avait été embauché à l’accélérateur « Lomonossov » avant même la fin de ses études. Au départ chef d’un département secondaire, il avait gravi tous les échelons de la hiérarchie en cinq ans, avant d’accéder à son poste actuel : directeur de l’Institut russe de recherche en physique expérimentale. Pour un homme d’à peine trente ans, c’était une ascension fulgurante.
    Comment expliquez-vous une carrière aussi brillante ? demanda Gérald. Qu’a-t-il donc découvert ?
    Ses ennemis – car il en a, expliqua Ludmilla – justifient sa promotion par ses accointances politiques. Et en effet, il se trouve que son père était un ami d’enfance de l’actuel président russe, Victor Koromenko, qui est lui aussi originaire de Volvograd. Les deux familles se connaissent donc bien. Mais ce n’est qu’une partie de l’explication.
    En général, on juge un scientifique par ses publications.
    Diavol a commencé à publier des articles dans des revues scientifiques il y a une douzaine d’années, intervint le commandant Trifaigne. Il n’avait encore que 26 ans quand il a écrit un article qui s’appelait « Matière noire, matière étrange et antimatière : la physique moderne au seuil de l’inconnu ». Cet article a fait sensation, car il annonçait des percées décisives dans des domaines où les savants piétinent depuis des décennies. Mais ensuite il s’est fait plus discret, rédigeant uniquement des opuscules sur des points très techniques, et assez obscurs.
    Vous pensez qu’on lui a demandé de se taire ?
    J’en ai bien l’impression.
    Ce qui fait que nous en sommes réduits aux conjectures.
    Pas tout à fait, car il y a eu des fuites, encouragées par nos agents de renseignements.
    Et puis bien sûr, il y a eu l’accident du 18 juillet.
    Tout à fait, dit Geffrier. Ce qui s’est passé ce jour-là n’a d’ailleurs pas été une totale surprise pour nous, car nous nous y attendions. La surprise est plutôt venue de l’ampleur du phénomène.
    Nous avons des gens à nous là-bas ?
    Le colonel haussa les épaules :
    Vous pensez bien que je ne peux pas répondre à ce genre de question. Mais tous les Services occidentaux coopèrent dans ce domaine. Même ceux des Allemands, avec qui nous ne sommes pas toujours d’accord ces temps-ci.
    Je croyais que les Allemands étaient au mieux avec les Russes ?
    Officiellement, oui.
    Un ange passa.
    Et à part l’aspect scientifique, qu’est-ce que vous pouvez me dire à propos de cet individu ? demanda le journaliste.
    C’est un grand sportif, répondit Ludmilla. Il pratique l’équitation, le judo, la natation, l’hiver le ski, tout ça a un très haut niveau. Il a longtemps fait partie de l’équipe olympique russe d’équitation.
    Et on m’a dit qu’il aimait la musique et les femmes ?
    Tout à fait, dit Trifaigne. Il est d’ailleurs le compagnon de la chanteuse Patricia Mathieu.
    Patricia Mathieu ? LA Patricia Mathieu ?
    Et oui.
    Patricia Mathieu était une chanteuse française d’une quarantaine d’années. Native d’Arles, elle avait commencé à chanter très jeune, et avait connu un immense succès avant même d’avoir 20 ans. Elle avait enchaîné les tournées à travers le monde, et avait été reçue de façon si chaleureuse en Russie, qu’elle passait désormais une bonne partie de son temps dans ce pays, ce qui fait qu’elle était un peu oubliée en France.
    Mais dites-moi, et si jamais elle était là, cette Patricia Mathieu, qu’est-ce qui se passerait ?
    Tout d’abord, précisa Geffrier, au moment où vous arriverez à Smolensk, elle sera en tournée au Japon. Elle est connue pour faire des pauses de temps en temps pour aller retrouver son homme, mais normalement ce n’est pas prévu à cette époque.
    Vous connaissez donc bien son agenda, remarqua Gérald.
    Le calendrier de ses tournées est affiché sur son site Internet. Ce n’est pas un secret d'État.
    Il faut souligner, intervint Ludmilla, que Diavol est connu pour être un coureur de jupons. Les journaux russes se délectent de ses frasques. A priori, la fidélité ne fait pas partie de ses nombreuses qualités. On l’a même accusé de harcèlement sexuel sur plusieurs de ses collaboratrices.
    Dans un pays occidental, sa carrière aurait été sérieusement compromise par ces affaires, souligna Trifaigne. Mais en Russie, on en rigole plutôt. La mentalité à ce sujet est un peu ce qu’elle était en France il y a une quarantaine d’années, avant le déferlement de la vague de puritanisme venue des États-Unis.
    Heureux pays ! s’exclama Gérald.
    Patricia Mathieu, de son côté, est renommée pour être jalouse, expliqua Ludmilla.
    Alors ça doit faire des étincelles !
    Comme vous dites. Les scènes de ménage entre Diavol et sa chanteuse font les délices de la presse russe à scandale.
    Je vois. Je crois que je commence à cerner le personnage. Et au sujet de la musique ?
    C’est un mélomane averti. Il adore surtout le piano. Il en joue lui-même, d’ailleurs. Assez mal.
    On ne peut pas être doué pour tout, conclut le journaliste. A moins de s’appeler Sophia Wenger, naturellement.
    Bizarrement, sa petite plaisanterie ne fit rire personne. Il eut même l’impression que l’atmosphère de la salle se refroidissait sensiblement. Sir Irving Butler, qui n’avait pas dit un mot jusque-là, se contentant d’écouter leur conversation, toussota, comme pour rappeler sa présence.
    Vous avez quelque chose à ajouter, sir Irving ? demanda le colonel aimablement.
    Oui, dit l’intéressé en regardant Gérald.
    Ce jour-là, il était vêtu d’un costume trois pièces écossais en laine, avec une cravate pourpre impeccablement nouée autour du cou. A croire que cet homme n’était pas sensible à la chaleur étouffante qui, d’après les informations, continuait à peser sur Paris et la plus grande partie de la France.
    Puisque nous en sommes à ce genre de choses, commença-t-il, je ne voudrais pas que notre jeune ami se fasse des idées à propos de Miss Wenger.
    Comment ça, des idées ? interrogea le journaliste, surpris.
    Oui, des idées. Miss Wenger est très séduisante, et l’on sait que les voyages favorisent les rapprochements. Mais je vous déconseille d’essayer d’avoir… une relation intime avec elle.
    L’idée ne m’en était pas venue jusque-là, répliqua Gérald avec la plus parfaite mauvaise foi. Mais si jamais elle me venait, je ne crois pas que j’irai vous demander votre avis, surtout si nous nous trouvions à ce moment-là au cœur de la Russie.
    Le vieil homme secoua la tête.
    Vous ne me comprenez pas bien. Je dis ça dans votre propre intérêt. Miss Wenger est une personne très brillante, comme vous avez pu vous en rendre compte. Mais… elle souffre d’autisme.
    Quoi ?
    Oui, elle est atteinte de ce qu’on appelle, je crois – je suis loin d’être un spécialiste – le syndrome d’Asperger. Ses réactions peuvent parfois être inattendues. Et violentes.
    Sur le coup, Gérald avala sans broncher cette salade, qui expliquait en grande partie cette impression de bizarrerie que l’on ressentait au contact de la pianiste britannique. Gérald Jacquet était un homme plutôt plus intelligent que la moyenne, et il était assez calé dans un certain nombre de domaines : histoire, géographie, politique, géopolitique, armement et tout ce qui concernait les affaires militaires, langues, musique en général et musique classique en particulier. Mais il n’entendait que goutte à ce qui concernait la médecine et les maladies mentales. Il avait vaguement entendu parler du syndrome d’Asperger, qui faisait partie de ces maladies à la mode bien commodes pour expliquer des comportements jugés autrefois aberrants. Les victimes de ce syndrome étaient handicapées dans la vie sociale, mais par contre développaient parfois des dons extraordinaires dans tel ou tel domaine artistique, scientifique ou autre. Parmi les malades célèbres avérés ou seulement supposés, on citait des personnalités très diverses : Isaac Newton, Charles Darwin, Albert Einstein, le poète Yeats, le président Jefferson, le général confédéré « Stonewall » Jackson, le pianiste Glenn Gould, le champion d’échecs Bobby Fischer, le fondateur de « Facebook » Mark Zuckerberg etc.
    S’il avait été plus au fait des réalités de cette maladie, Gérald aurait compris tout de suite qu’on lui racontait des bobards. Mais il crut aux paroles de sir Irving. D’ailleurs, si on lui avait dit la vérité, il se serait enfui en courant…
  25. Gouderien
    C’est ce qu’ils firent, en effet, levant leurs verres à la réussite de la mission.
    Voilà ce qui va se passer, expliqua le colonel. Sophia, que voici, part pour la Russie à la fin du mois, pour une tournée de trois semaines, prévue depuis longtemps. Les principales étapes sont : Moscou, ensuite une croisière d’une semaine par les voies navigables entre Moscou et Saint-Pétersbourg, puis Saint-Pétersbourg, Smolensk, Voronej, Ekaterinbourg, enfin Novossibirsk.
    Sauf qu’en fait la tournée ne dépassera pas Smolensk, précisa Trifaigne. Parce que notre ami Diavol possède une datcha dans la région. Il ne pourra pas résister à la tentation de venir voir le concert de Sophia, et l’invitera dans sa maison.
    Et là, elle le tuera, conclut sir Irving.
    Vous êtes bien sûrs de vous, commenta Gérald. Et si jamais il ne venait pas ?
    Aucune chance, répliqua Geffrier. Une aussi jolie femme et bonne musicienne que Sophia, il ne pourra pas résister. C’est comme quand vous placez sous le nez de votre chat une assiette de sa pâtée favorite : même s’il n’a pas vraiment faim, il ne peut pas se retenir d’y goûter.
    D’ailleurs je sais que Diavol est un de mes admirateurs, dit la jeune femme. Il m’a déjà écrit.
    Et j’espère que vous lui avez répondu, ma chère ? demanda Geffrier.
    Of course !
    Tout ça c’est bien gentil, déclara le journaliste, qui commençait à s’impatienter, mais vous ne m’avez toujours pas dit quel est mon rôle dans cette histoire !
    C’est pourtant évident, annonça Geffrier : vous, vous êtes le reporter qui accompagne Sophia pendant sa tournée, et envoie de temps en temps des articles à son journal. En bref, vous êtes là pour apporter la touche finale à la couverture de notre agent, et aussi lui donner un coup de main si nécessaire.
    Qu’en pensez-vous ? interrogea Trifaigne.
    J’en pense que c’est complètement dingue. Et, imaginons que l’on parvienne à tuer votre savant fou : je suppose que les Russes ne vont pas être particulièrement ravis !
    Bien sûr. C’est pourquoi il est très important que la mort de Diavol passe pour un accident : ni la France ni la Grande-Bretagne ne peuvent s’offrir le luxe d’une guerre avec la Russie.
    Sophia séduira Diavol, continua Geffrier, ce qui ne devrait pas être trop compliqué ; et quand elle se retrouvera seule avec lui, elle lui injectera un produit léthal et indétectable, que nous lui aurons fourni au préalable.
    Des milliers d’hommes meurent chaque année en faisant l’amour, poursuivit Trifaigne. Même des hommes de l’âge de Diavol. Ça n’aura rien d’invraisemblable. Pour les Romains, c’était l’une des meilleures façons de quitter la vie.
    Et si les Russes ne croient pas à la version de l’accident ? demanda Gérald.
    Un silence gêné régna un instant dans la pièce. Geffrier se resservit un autre whisky.
    Alors, dit-il, nous monterons une opération spéciale pour vous libérer. Il n’est pas question que nous vous laissions aux mains des Russes. Mais espérons que nous n’aurons pas à en arriver là.
    En serez-vous, mon ami ? demanda sir Irving.
    Gérald hésita. Pour gagner du temps, il se resservit de porto, et mangea quelques cacahuètes. Jamais dans sa vie il ne s’était trouvé confronté à un tel choix.
    Ça porte un nom votre truc, finit-il par dire : c’est un piège à con. In english : a booby trap. D’un autre côté, si personne ne se bouge, l’avenir pourrait bien se terminer bientôt. C’est juste que… je n’ai pas envie de vous dire non, mais je ne suis pas certain d’avoir les épaules pour faire ça.
    Pourtant vous avez de larges épaules, mon cher, déclara Sophia d’un ton appréciateur.
    Je ne sais pas si cela peut vous motiver, dit Trifaigne, mais en cas de succès de la mission, vous recevrez une prime substantielle.
    De quel ordre ?
    Au moins une année de votre salaire habituel de journaliste.
    C’est gentil, mais je ne suis pas un homme d’argent. D’ailleurs j’ai une autre question.
    Allez-y.
    Et l’accélérateur « Lomonossov », vous en faites quoi ? C’est bien de buter le cerveau, mais comme on dit, deux précautions valent mieux qu’une.
    Trifaigne regarda Geffrier, lequel regarda à son tour sir Irving… qui haussa les épaules.
    Comme nous vous l’avons dit, commença le colonel, l’accélérateur « Lomonossov » a été sérieusement endommagé au cours de l’expérience de juillet, et il ne sera pas opérationnel avant plusieurs mois. Nous disposons donc d’un petit délai pour agir. Nous croyons que la mort de Diavol portera un coup fatal à la recherche russe en physique des particules.
    Mais, continua Trifaigne, vous avez raison, il ne faut rien laisser au hasard. La destruction de l’accélérateur a déjà été envisagée. Mais vous comprendrez bien que moins vous en saurez à ce sujet, mieux cela vaudra pour tout le monde. Vous devez vous concentrer sur votre objectif.
    J’ai compris. J’ai droit à une autre question ?
    Ne vous gênez pas, dit le commandant d’un ton jovial. Nous sommes là pour ça.
    Pourquoi moi ?
          Geffrier sourit : 
    C’est pourtant évident, non ? Vous êtes un ancien agent de nos Services, et en plus vous êtes un journaliste connu, ce qui fait déjà de vous le membre d’une élite très restreinte. Si à cela on ajoute que vous parlez russe...
    Disons que je le baragouine, plutôt.
    Ne soyez pas trop modeste, intervint Trifaigne.
    ...Et que vous vous intéressez à la musique classique, termina le colonel, alors votre nom s’imposait. De plus, notre amie Sophia pense le plus grand bien de vous.
    Vu sous cet angle…
          Par la suite, Gérald se demanda souvent pour quelle raison il avait fini par accepter. Il en arriva à la conclusion qu’il devait être bourré.
     
    Excellent, excellent ! dit sir Irving en se frottant les mains. Bien entendu, au cas où les choses tourneraient mal, nous avons prévu pour vous une assurance-vie très avantageuse.
    Ça me rassure vachement ! grommela le journaliste.
    A ce moment, à sa grande surprise, et pour la première fois depuis qu’il la connaissait, Sophia Wenger s’approcha de lui et lui claqua deux bises sonores sur les joues. Il trouva qu’elle avait les lèvres froides.
    En quel honneur ? demanda-t-il.
    Elle ne l’avait pas habitué à une telle familiarité.
    Eh bien, pour fêter la constitution de notre équipe.
    Vous avez raison. D’ailleurs, on va trinquer.
    Il remplit à nouveau son verre, et le leva, imité par la jeune femme.
    For the king ! lança-t-elle d'une voix forte.
    Un peu étonné, il fit comme elle, aussitôt suivi par sir Irving, quasiment au garde-à-vous, puis par les deux militaires français.
    Trifaigne toussota.
    Hum, dit-il, je ne voudrais pas casser l’ambiance, mais il faut que nous abordions un point délicat.
    Oui ? fit Gérald, qui avait un mauvais pressentiment.
    Vous portez un implant.
    C’était plus une affirmation qu’une question.
    C’est exact, reconnut le journaliste.
    Malheureusement, s’il est, comme je le crains, de l’ancien modèle, il va falloir le modifier.
    Pourquoi ?
    Parce qu’il comporte une puce GPS, qui vous rend beaucoup trop repérable. Si jamais les choses tournaient mal et que vous deviez vous enfuir, les Russes vous retrouveraient tout de suite. Vous allez être opéré, l’ancien implant sera retiré et nous vous en installerons un nouveau, indétectable. De plus, ainsi, nous pourrons communiquer avec vous sans que nos communications soient interceptées.
    Gérald avait la bouche sèche.
    Et ça va se passer quand ? demanda-t-il, peu rassuré.
    Le plus rapidement possible. Nous avons une clinique, ici. Vous allez passer la nuit dans ces locaux, et demain matin un chirurgien vous opérera. Rassurez-vous, ce sera rapide. Et dès mardi vous pourrez rentrer chez vous.
    Ça m’ennuie, je n’ai pas d’affaires de toilette, pas de vêtements de rechange…
    Ne vous en faites pas, vous trouverez tout le nécessaire dans votre chambre.
    Je dois dire que j’avais déjà songé à me faire enlever ce truc, mais pas pour le remplacer par un modèle plus performant. Et Sophie ?
    Quoi, Sophie ?
    Elle n’a pas d’implant, elle ?
    Bien sûr que si, déclara l’intéressée. Et ne vous en faites pas, je suis parfaitement équipée.
    Encore une chose, demanda Gérald.
    Oui ? fit Trifaigne.
    J’ai promis à ma fille de l’emmener en voyage en Italie. Juste quelques jours. Ça pourra se faire ?
    Bien sûr, répondit Geffrier. Vous ne partirez en Russie qu’à la fin du mois. Si vous allez juste en Italie, il n’y a pas de problème. Mais il faudra que nous sachions toujours où vous vous trouvez.
    Normalement, nous devons aller à Venise.
    Aucun problème, dit Trifaigne. Le départ aura lieu le vendredi 29 août. Ça vous laisse le temps d’aller voir Venise. Bien entendu, pas un mot à qui que ce soit de ce que vous venez d’entendre.
    Évidemment. Mais dites-moi, il ne faut pas un visa, pour se rendre en Russie ?
    Si. Mais nous l’avons déjà demandé en votre nom. Vous devriez le recevoir ces jours-ci.
    Vous étiez décidément bien sûr de vous.
    Certaines personnes qui vous connaissent bien nous avaient assuré que vous accepteriez.
    Il songea tout de suite à Ghislaine. Quelle cachottière, celle-là !
    Si vous n’y voyez pas d’inconvénients, dit Geffrier, nous allons interrompre ici cette réunion. Gérald, pendant que vous serez dans nos locaux, vous assisterez à un briefing complémentaire, où nous vous apprendrons tout ce que vous devez savoir au sujet de cette mission. Je vais appeler quelqu’un pour vous conduire dans votre chambre.
    Je pourrai téléphoner ?
    Oui oui, pas de problème.
    Deux minutes plus tard, une caporale en uniforme de l'armée de terre, appelée par le colonel, pénétra dans la salle.
    Charlotte, dit Geffrier, vous allez conduire notre ami Jacquet dans la chambre qui a été préparée à son intention.
    A vos ordres, colonel.
    Gérald salua tout le monde et fit la bise à Sophia ; comme il sortait, Trifaigne déclara :
    Nous nous reverrons bientôt.
    La jeune militaire, blonde, les cheveux coupés court – bien sûr – lui fit prendre l’ascenseur. Ils s’arrêtèrent à l’étage du dessus. Elle l’entraîna dans un dédale de couloirs, où circulaient des tas de gens à l’air affairé, les uns en uniforme, les autres en civil. Enfin elle s’arrêta devant une porte à l’aspect tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Elle l’ouvrit. A l’intérieur, il découvrit une chambre spacieuse, spartiate mais correctement meublée. Une fenêtre donnait sur la rue Saint-Dominique.
    Je pourrais avoir quelque chose à manger ? demanda-t-il.
    Il se rendait compte brusquement qu’il avait pas mal bu, et s’il avait grignoté des cacahuètes et quelques olives, c’était largement insuffisant pour le rassasier.
    Bien sûr, dit-elle, on va vous apporter ça. Par contre, demain matin, on viendra vous chercher à 7 heures pour l’opération, et il faudra que vous soyez à jeun.
    OK. Merci.
    De rien.
    En attendant son repas, il fit le tour du propriétaire. Dans une penderie, il trouva des affaires de toilettes et des vêtements à sa taille. Il était impossible d’ouvrir la fenêtre, ce qui ne l’étonna guère. D’ailleurs, la porte aussi était hermétiquement fermée. Ce n’est pas qu’il ait eu envie de foutre le camp – après tout, et quitte à s’en mordre les doigts, il avait accepté la mission – mais cela lui donnait la désagréable impression d’être un rat enfermé dans une cage de laboratoire.  Comme l’ensemble des locaux, la chambre était climatisée, et sentait le désinfectant. Il y avait des toilettes, et une salle de bains rustique. L’ensemble était propre et digne d’un hôtel de catégorie moyenne.
    Dix minutes plus tard, un autre troufion vint lui livrer un plateau-repas. C’était presque la copie conforme de ce que l’on mange chez « Air France », et il supposa que le fournisseur devait être le même. Tout en mangeant, il appela son père, pour le prévenir qu’il restait quelques jours de plus que prévu à Paris. Philippe lui passa ensuite sa fille :
    Ça va papa ? demanda-t-elle.
    Oui, mon ange.
    Tu reviens quand ?
    Mardi ou mercredi, je ne sais pas encore.
    Tu t’es occupé des vacances en Italie ?
    Pas encore. Mais je vais y penser.
    J’espère bien ! Maman m’a encore appelée, pour que je rentre chez elle. Mais j’ai dit non.
    C’est bien.
    Papa ?
    Oui.
    Tu as une voix bizarre.
    Ah ? A mon avis, c’est le téléphone qui fait ça.
    Il aurait bien aimé lui en dire plus, mais il était persuadé que leur conversation était écoutée, et il devait se montrer discret. D’ailleurs, à partir de maintenant, il allait devoir surveiller chacune de ses paroles. Il dit encore :
    A bientôt mon ange ; je t’embrasse.
    Il eut le temps de l’entendre répondre « A bientôt papa », puis il raccrocha. Il appela ensuite Ghislaine.
    Alors, il paraît que tu as prévu pour moi trois semaines de reportage en Russie ? demanda-t-il.
    Oui, dit-elle. J’ai pensé qu’en ces temps de canicule, ça te ferait du bien de changer d’air.
    Tu es une mère pour moi.
    N’est-ce pas ? Et en plus, tu vas voyager en galante compagnie.
    Oui, j’ai appris ça. Tu n’es pas jalouse ?
    Pourquoi ? Je devrais ?
    Jusqu’à présent, non. Mais il peut se passer bien des choses, en voyage.
    Il y eut un instant de silence. Puis elle dit :
    Avant de rentrer dans ta campagne, passe me voir au journal.
    OK, pas de problème. A bientôt.
    A bientôt. Bises.
    Et il raccrocha.
    Cette nuit-là, il dormit assez mal. Il avait trop bu, et il avait mal à la tête. En plus il appréhendait l’opération du lendemain. D’une manière générale, il fréquentait peu les médecins, surtout pour des affaires aussi sérieuses. Et cette histoire de nouvel implant le turlupinait. Au fond, il ignorait ce qu’on allait lui mettre dans la tête. Et cela n’avait rien de rassurant.
    Enfin le jour se leva, et il sortit du lit. Il eut juste le temps de faire un brin de toilette, avant qu’on vienne le chercher.            
     
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