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2036. Chapitre Sept : Moscou (3).


Gouderien

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Pendant qu’ils se dirigeaient, parmi une foule d’invités, vers la façade impressionnante du Grand Palais, principal bâtiment du Kremlin, ancienne résidence des tsars et théâtre de la plupart des réceptions diplomatiques qui ont lieu à Moscou, Gérald songeait à l’enchaînement des événements qui l’avaient conduit ici. Quand il était jeune, il avait été captivé par une série diffusée par Canal+, « le Bureau des Légendes », avec Mathieu Kassovitz dans le rôle principal, celui d’un agent de la DGSE, nom de code « Malotru ». Cette fiction décrivait de façon assez réaliste la vie des membres des Services secrets français. Avec le recul du temps, et les expériences vécue au cours de ses trois années au sein des Forces spéciales, il pouvait se dire que les scénaristes avaient en général visé juste, sauf en ce qui concerne les relations entre l’Iran et les États-Unis, bien plus compliquées – et bien plus tumultueuses – que ce que les auteurs avaient imaginé. Cette série était très loin des aventures de James Bond, bien plus proche des œuvres de John le Carré, néanmoins le métier d’espion – ou d’agent du contre-espionnage – présentait des aspects fascinants. Pouvait-on vraiment, avec l’aide des technologies les plus modernes et sans s’embarrasser de scrupules, manipuler les gens jusqu’à les amener à trahir leur pays, leur entreprise, leur famille, leurs amis, tout ce à quoi ils tenaient ? Cette série avait connu un grand succès, ne s’interrompant qu’avec l’arrivée au pouvoir de Martine Le Bihan – qui la jugeait sans doute trop proche de la réalité. Quand, des années plus tôt, on lui avait proposé d’intégrer les Services secrets, le souvenir des épisodes palpitants du « Bureau des Légendes » avait sans doute pesé sur sa décision d’accepter. Mais il avait été cruellement déçu. Tout ce qu’il avait fait, c’était rédiger des rapports sans intérêt que personne sans doute ne se donnait la peine de lire ; et les rares missions qu’il avait effectuées à l’étranger étaient tellement insignifiantes que ce n’était même pas la peine d’en parler. Du coup, il s’était investi à fond dans ce métier qui, à la base, n’était qu’une couverture, celui de journaliste. Et aujourd’hui il se retrouvait embarqué dans ce qui, au fond, était sa première vraie mission ; pas étonnant qu’il se sentît mal à l’aise.

Des soldats en uniforme d’apparat bleu – avec leurs larges épaulettes et leurs casquettes si caractéristiques – présentaient les armes à l’entrée du Palais. Les portes étaient largement ouvertes ; ils franchirent l’immense entrée soutenue par des colonnes de marbre, puis, sur un tapis rouge, escaladèrent le gigantesque escalier richement décoré qui menait aux étages supérieurs.

-          Toutes ces marches, c’est pas bon pour mes genoux ! grogna Cindy.

Enfin ils atteignirent les halls de réception qui se succédaient en enfilade, cinq salons somptueux couverts de dorures, aux murs supportant de vastes tableaux, et du plafond desquels pendaient des lustres étincelants. Ces salons avaient été nommés d’après les ordres de la Russie impériale : Saint-Georges, Saint-Vladimir, Saint-Alexandre, Saint-André et Sainte-Catherine. Les salles Saint-Alexandre et Saint-André avaient été détruites par les Soviétiques dans les années 30, et quand on apercevait les splendeurs qui ornaient non seulement leurs murs mais aussi leurs plafonds et même le sol, il était difficile d’imaginer qu’il s’agissait là d’une restauration qui datait de l’époque de Boris Eltsine, celui-ci ayant entrepris de rendre au Kremlin son lustre d’antan. Là où le trône du tsar avait à présent retrouvé sa place se tenait autrefois une statue de Lénine, la salle Saint-André étant utilisée pour les réunions du Soviet suprême de l’URSS.

Là encore, des militaires en grand uniforme montaient la garde, tandis qu’un orchestre invisible jouait un Divertimento de Mozart. Dans l’avant-dernier salon, où se trouvaient déjà de nombreux invités en smoking et robe du soir, un énorme buffet - comparable à celui de l’aéroport, mais en quatre fois plus grand – avait été préparé pour faire patienter les convives en attendant l’apparition du président de la fédération de Russie. A l’entrée, un huissier à chaîne annonçait l’arrivée des personnalités importantes, et il cria le nom de Sophia Wenger – ce qui déclencha une vague d’applaudissements – mais pas celui de Gérald, ni celui de Cindy. Rien qu’à voir les dizaines de bouteilles de vodka, de whisky, d’apéritifs divers, de vin ou de champagne qui s’alignaient sur les tables, Gérald sentit son mal de tête revenir. Derrière les tables, des serveurs en livrée du XVIIIe siècle, gants blancs et perruque, attendaient le moment de commencer à servir. Gérald avait mis son meilleur costume, qui sortait de l’atelier d’un célèbre couturier italien, néanmoins il se sentait un peu gêné, à voir toutes ces célébrités – artistes, hommes ou femmes politiques, diplomates, scientifiques, vedettes de cinéma, stars des médias ou de la télé-réalité, oligarques, militaires etc. en tenue de soirée. Le tout-Moscou semblait là. Mais après tout il n’était qu’un humble journaliste, et d’ailleurs pour qu’on s’en souvienne il avait pris son appareil photo, prolongé par un gros zoom. Pour se donner une contenance – car il ne connaissait personne, et Sophia avait été tout de suite happée par les officiels -, il se mit à prendre des photos. Et puis l’orchestre attaqua la « Petite musique de nuit », et à ce signal on commença à servir. Il s’autorisa un porto – il aurait bien le temps de boire de la vodka durant le reste de la soirée -, en mangeant des cacahuètes salées et des toasts au saumon et au caviar.

Il y avait de plus en plus de monde – deux ou trois-cents personnes, au minimum. La salle était grande, mais c’était quand même un peu la cohue. Un brouhaha infernal de conversations couvrait le son de la musique. La langue russe est particulièrement mélodieuse, plus que la langue française sans doute, mais quand plusieurs centaines de personnes parlent à la fois, cela fait autant de bruit qu’un avion long-courrier au décollage. Et puis Gérald aperçut Vladimir, l’un des journalistes qui leur seraient attachés durant la tournée. Il se dit que si le Biélorusse était là, il y avait de grandes chances que Rachel Roïtman soit présente aussi ; et il se mit en devoir de la chercher, sans avoir d’autre idée en tête que de faire connaissance avec cette charmante jeune femme, qui accessoirement était un agent du Mossad – mais pour l’instant il n’avait pas à s’en préoccuper. Un verre dans une main, son appareil photo dans l’autre, il traversa la salle dans un sens puis dans l’autre. Lucia Durinova, la ministre russe de la Culture, prononça un petit discours, et naturellement porta un toast à l’invitée d’honneur de la soirée, donnant ainsi le signal des libations. Évidemment, Sophia lui répondit, puis ce fut le ministre de l’Éducation qui intervint, et ainsi de suite.

Soudain, Gérald découvrit quelqu’un qu’il connaissait. C’était une grande jeune femme brune au nez mutin, vêtue d’un chemisier noir et d’un pantalon de smoking, un collier de perles supportant un camée autour de son cou. Elle avait les cheveux coupés court, et une mèche rebelle lui retombait sur le front. Un verre à la main, elle discutait avec un personnage ventripotent et moustachu – un chef d’entreprise ou un homme politique, sans doute. C’était Patricia Mathieu… la maîtresse de leur cible, Anatoli Visserianovitch Diavol.

Patricia Mathieu, née à Montpelier en 1995, avait été, très jeune, une vedette de la chanson française. Elle avait pondu coup sur coup plusieurs tubes, qui avaient assuré sa célébrité, dans l’Hexagone, et à l’étranger. Pour quelque raison mystérieuse, les Russes s’étaient particulièrement entichés d’elle, et toutes les tournées qu’elle avait effectuées dans les grandes villes de Russie avaient connu un succès considérable. Devenue une icône incontournable, elle avait fini par s’installer dans ce pays ; elle avait son show à la télévision, et chantait pour les grandes occasions : défilé du 1er mai, Nouvel an etc. Et puis, quelques années plus tôt, elle avait rencontré le professeur Diavol, et était devenue sa compagne.

D’un seul coup, tous les sens de Gérald furent en alerte. Si Patricia Mathieu était là, alors peut-être que leur HVT (« High Value Target », cible de grande valeur, comme on dit dans le jargon des Services), se trouvait là également. Il redoubla d’attention.

Mais à sa grande surprise, ce fut la chanteuse qui s’adressa à lui. Interrompant brusquement sa conversation, elle se tourna vers lui et déclara :

-          Vous êtes le journaliste Gérald Jacquet, non ?

-          Euh oui, balbutia-t-il.

-          Je suis Patricia Mathieu.

-          Enchanté.

-          Je lis tous vos articles. Ça m’aide à rester en contact avec la France. J’ai beaucoup apprécié votre récit de la tempête en Bretagne. Vous n’avez pas vu mon fiancé, par hasard ?

-          Qui cela ? fit le journaliste en prenant un air idiot.

En fait, il savait très bien de qui elle parlait.

-          Le professeur Diavol, répondit-elle.

-          Il est ici ? demanda Gérald en tentant de dissimuler sa satisfaction.

-          Bien sûr. C’est un grand admirateur de Mlle Wenger.

-          Alors il se trouve sans doute avec elle.

Bon sang, se dit-il, les choses vont trop vite ! Pas un instant, au cours des différents briefings auxquels il avait participé, il n’avait été prévu que leur objectif se trouve présent au Kremlin, au cours de la réception donnée par le président Koromenko en l’honneur de la diva. Et pourtant ils auraient dû y songer, car une bonne partie de l’élite politique, artistique, journalistique, militaire et scientifique russe, – ce que l’on appelait encore la nomenklatura – avait été invitée. Quoi d’étonnant donc à ce qu’un génie de la physique comme Diavol – dont on parlait déjà pour le prix Nobel, s’il ne faisait pas sauter la Terre entre-temps – soit ici ? Que fallait-il faire, maintenant ? Ou plus exactement, qu’allait faire Sophia – car la tueuse, c’était elle.

Il y avait tellement monde qu’il lui fallut plusieurs minutes pour traverser la foule et retrouver la chanteuse. Un verre à la main, elle était en grande discussion avec un personnage immense et très maigre, dont il apprit par la suite qu’il s’agissait d’un compositeur et chef d’orchestre de renom. Et Diavol était là également. Cela lui fit un choc d’apercevoir leur cible en chair et en os. Il n’était pas grand, et quand Patricia les eut rejoints, Gérald se rendit compte qu’elle dépassait d’une demi-tête son compagnon. Il faisait bien plus jeune que sur les films que Gérald avait vus à Paris, et ressemblait un peu à l’ex-président français Emmanuel Macron. Il était vêtu d’un complet bleu foncé très élégant. Ce savant fou dont les travaux mettaient en péril l’existence même de la Terre avait l’air d’un premier communiant.

-          Tolya ! s’exclama Patricia Mathieu. Tu ne nous présentes pas ?

Le physicien se tourna vers Sophia Wenger :

-          Chère amie, déclara-t-il en anglais, permettez-moi de vous présenter ma femme, Patricia Mathieu. Patricia, voici Sophia Wenger.

-          Please to meet you ! déclara la diva en tendant la main.

-          On peut se faire la bise, dit Patricia en joignant le geste à la parole.

Les deux femmes s’embrassèrent sur la joue. Les yeux de Gérald croisèrent celui de la cantatrice, mais son regard demeurait indéchiffrable. Il s’apprêtait à lui envoyer un message pour lui demander quelles étaient ses intentions, mais des lettres s’affichèrent dans son esprit :

« Leonarda. Laissez-moi faire. Over ».

Discrètement (car des caméras filmaient certainement la salle, sans parler de celles de la télévision d’État, qui naturellement se trouvait là), il fit le geste de la main obligatoire, puis répondit :

« Ici Mallard. Pensez-vous qu’il soit judicieux de passer à l’action maintenant ? Terminé. »

La réponse arriva aussitôt :

« Nous ne pouvons laisser passer cette occasion. Over. »

Gérald acheva le verre de porto qu’il tenait à la main, puis se précipita vers une table pour se faire servir une vodka… Il allait en avoir besoin. Puis il empoigna son Nikon et, sans quitter Sophia, Diavol et Patricia des yeux, commença à faire des photos. Il eut le temps de boire une autre vodka et de prendre une quinzaine de clichés de l’assemblée, avant qu’il se passe quoi que ce soit. Il s’éloigna peu à peu du groupe, sans le perdre des yeux cependant.

Et tout à coup il y eut un choc, des cris et un bruit de vaisselle cassée. Avant même que le journaliste ne se soit précipité sur les lieux, il reçut un nouveau message :

« Leonarda. Raté. Surtout ne faites rien. Over. »

Il répliqua aussitôt :

« Mallard. Bien compris. Terminé. »

Les gens s’étaient écartés, et au milieu du cercle ainsi délimité gisait le corps d’un serveur en livrée bleu, le visage congestionné. Sophia, Patricia et le physicien se trouvaient non loin, l’air choqué. En tombant, le malheureux s’était écroulé sur une table, renversant des rangées de bouteilles et des piles de petites assiettes qui s’étaient écrasées sur le sol. Certains purent croire un instant qu’il s’agissait d’un ivrogne, mais l’illusion ne dura pas longtemps. Un homme, sans doute un médecin, se dirigea vers le serveur à terre, et se pencha pour l’examiner – mais l’examen fut bref. Il lui ferma les yeux puis se releva.

-          Mort ! lança-t-il en russe, ce qui déclencha une vague de cris d’effroi.

Deux de ses collègues emportèrent le cadavre du serveur. Un officiel, l’air important, discuta quelques instants avec le docteur puis prit la parole :

-          Mesdames et Messieurs, je suis navré, mais cet homme vient d’être victime d’une crise cardiaque. En raison de cet incident, nous allons passer directement au dîner.

Un murmure de désapprobation parcourut la foule. Puis, à la surprise de Gérald, les deux tiers des gens se dirigèrent vers la sortie en murmurant. Seuls les happy few, la crème de la crème, étaient invités au dîner du président de la fédération de Russie. Celui se tenait juste à côté, dans la salle Saint-André, qui éclipsait par sa beauté tous les salons qu’ils avaient traversés jusque-là. Au fond se dressait le trône du tsar, comme avant la Révolution d’octobre. Dans un angle, un orchestre de chambre en costume du XVIIIe siècle continuait à jouer un morceau de Mozart. Au milieu de la salle, une immense table, capable d’accueillir une centaine de personnes, avait été dressée. Tandis qu’ils cherchaient leurs places, Gérald adressa un message à Sophia :

« Mallard. Qu’est-ce qui s’est passé ? Terminé. »

Elle répondit aussitôt :

« Leonarda. I’ll tell you this later. Over. »

Sophia, Diavol et Patricia étaient assis près du centre de la table, non loin de la place où viendrait s’installer Viktor Koromenko. Gérald et les autres journalistes attitrés se trouvaient au bas bout de la table, avec le reste du menu fretin. Il n’aperçut pas Cindy, sans doute n’avait-elle pas été invitée au dîner. Il eut l’heureuse surprise de découvrir que sa voisine de droite n’était autre que Rachel Roïtman, qu’il avait cherchée en vain durant toute la réception.

-          Vous ici ? dit la jolie brune en se tournant vers lui. Comme le monde est petit !

Elle était vêtue d’une robe du soir mauve diaphane et largement décolletée, et comme il était plus grand qu’elle il n’avait même pas besoin de se pencher pour apercevoir sa poitrine.

-          Que voici un heureux hasard ! répondit-il.

-          Oh, ce n’est sûrement pas un hasard, dit-elle en lui lançant une œillade dénuée d’ambiguïté.

Ils se tenaient debout derrière leurs chaises, attendant l’arrivée du président russe. Devant eux, la table croulait sous la vaisselle de prix - de la porcelaine "made in Russia" -, l’argenterie délicate, les verres aux armoiries du Kremlin, les nombreuses bouteilles de vins, de liqueurs, d’eaux minérales et bien sûr de vodka. Soudain l’orchestre attaqua l’hymne russe, et un huissier clama d’une voix sonore :

-          Son excellence Viktor Koromenko, président de la fédération de Russie.

L’homme était bâti en armoire à glace, il était presque aussi massif que les deux gorilles qui l’escortaient. Il était vêtu d’un pardessus gris, qu’il ôta et donna à un de ses gardes du corps ; en dessous, il portait un costume de prix. Il salua l’assistance d’un signe de tête et s’assit ; tout le monde l’imita. Son visage, chaussé de petites lunettes rondes, semblait taillé à coups de serpes, et il affichait un air impénétrable. Et puis il aperçut Sophia, qui était assise en face de lui, et sa figure s’éclaira :

-          Bienvenue en Russie ! lança-t-il.

 

 

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