2036. Chapitre Sept : Moscou (1) :
Résumé des chapitres précédents : Nous sommes en août 2036. Gérald Jacquet, journaliste au « Figaro » et ancien des Forces spéciales et des Services de renseignement, reprend du service à la demande du gouvernement, pour escorter en Russie la chanteuse lyrique et pianiste anglaise Sophia Wenger. Sous le couvert d’une tournée de concerts, leur mission est de tuer un physicien russe dont les recherches mettent en péril l’existence même de la Terre, Anatoli Visserianovitch Diavol. Gérald est pessimiste quant à ses chances de revenir vivant de cette mission, d’autant que sa partenaire, Sophia Wenger, à la fois chanteuse et pianiste mais aussi agent secret, experte en arts martiaux et docteur en physique nucléaire (ce qui fait beaucoup pour la même personne) lui inspire une certaine méfiance. Accompagnés par Cindy MacLaird, agent, chauffeur et garde du corps de la diva, ils s’envolent vers Moscou.
Chapitre VII : MOSCOU :
Le salon privé où se trouvaient Gérald et ses deux compagnes de voyage était de forme circulaire, et comportait quatre fauteuils confortables. Une stewardesse leur était attachée, prête à leur servir à tout moment boissons froides ou chaudes et amuse-gueules. A midi et demi, on leur apporta un repas gastronomique. Gérald n’avait pas aussi bien mangé dans un avion depuis longtemps.
- Vous êtes déjà venu en Russie ? lui demanda Cindy.
- Oui, plusieurs fois. Mais jamais dans ces conditions.
Et jamais non plus avec pour mission d’assassiner un savant fou.
- Et encore, vous n’avez rien vu ! Vous vous souvenez de l’enthousiasme des Parisiens ? Eh bien dites-vous que ce n’est rien à côté de ce qui nous attend à Moscou. Les Russes adorent la musique. Et Sophia.
Celle-ci, qui semblait somnoler, ouvrit un œil, mais le referma aussitôt.
Le journaliste comprit mieux ce que voulait dire la jeune femme quand, environ trois heures plus tard, ils s’apprêtèrent à atterrir sur l’aéroport Vladimir Poutine – le nouvel aérodrome de la capitale russe. Jetant un coup d’œil par un hublot, il découvrit avec surprise que le tarmac était noir de monde.
Il était 15h30 heure locale. Le vol avait duré trois heures et quart, mais il y a une heure de décalage horaire entre Paris et Moscou. On laissa d’abord descendre les passagers ordinaires puis, comme Sophia apparaissait à la porte de l’appareil, une fanfare en uniforme attaqua le « God Save the Queen », immédiatement suivi de l’hymne russe. Ben alors, se dit Gérald, et la « Marseillaise » ? En même temps éclatèrent des salves d’applaudissement. Tandis que la diva descendait les marches de la passerelle sous les acclamations, Gérald, qui était encore en haut et prenait des photos, n’en revenait pas de la foule qui se trouvait là. En plus de la fanfare et d’une chorale, il y avait une compagnie de soldats en uniforme, les enfants des écoles et des centaines d’admirateurs anonymes. Au pied de la passerelle se tenait une femme blonde d’une cinquantaine d’années, bien en chair, vêtue d’un tailleur strict ; à côté d’elle, une petite fille tenait une énorme bouquet de roses, qu’elle donna à Sophia. Aussitôt la quinquagénaire se précipita sur l’artiste et l’embrassa sur la bouche, à la mode russe.
- C’est Livia Durinova, la ministre russe de la culture ! chuchota Cindy à l’oreille de Gérald.
Il faisait une chaleur moite, et des nuages annonciateurs d’orage rôdaient dans le ciel. Tant mieux, cela rendrait les photos plus spectaculaires. Pour une fois, il avait emporté un gros appareil 24x36 Nikon et tout un tas de zooms, de téléobjectifs et de filtres. Certes, l’appareil était presque entièrement automatique, mais il faisait figure de survivant d’une époque révolue, alors que tablettes et portables pouvaient prendre des clichés presque aussi bons, pour un coût et un encombrement bien moindres. Mais tout cet attirail renforcerait la crédibilité de son rôle de journaliste.
Tandis qu’ils achevaient de descendre de l’avion, les deux femmes gagnèrent le centre du tarmac, où avait été dressée une estrade avec un micro, et la ministre prononça un petit discours de bienvenue, auquel Sophia répondit sur le champ. Grâce à la traduction simultanée de son implant – une bien belle invention – Gérald ne perdit pas une miette de leurs discours, qui par ailleurs ne dépassaient le niveau de l’échange de banalités. Les Russes étaient très contents d’accueillir sur leur sol une artiste de cette envergure, et celle-ci était ravie d’arriver en Russie, dont le peuple était bien connu pour son amour de l’art en général et de la musique en particulier. Cette visite ne pourrait que conforter la paix et l’amitié entre les peuples britannique et russe, etc. etc.
La diva remit le bouquet à Cindy, puis alla serrer quelques mains de fans et embrasser quelques enfants ; enfin, guidée par la ministre et suivie de l’Écossaise et du journaliste, elle passa entre les soldats qui présentaient les armes pour gagner le terminal.
Si les formalités d’entrée en Russie furent réduites à leur plus simple expression, par contre la réception des bagages prit une bonne demi-heure. Enfin, quand ils furent tous chargés sur des chariots, le trio, toujours accompagné de la ministre, s’apprêtait à se diriger vers la sortie, mais l’excellence ne l’entendait pas de cette oreille.
- On vous a réservé une petite surprise, glissa-t-elle à l’oreille de Sophia.
Elle les conduisit vers un salon d’honneur, où les attendait une réception, témoignage de l’hospitalité russe. En fait c’était une vaste salle, illuminée comme un arbre de Noël ; sur de grandes tables s’étalaient du caviar sur des toasts ou des blinis, des gâteaux salés, des cornichons, du saumon fumé et autres amuse-gueules, tandis que sur les côtés, des serveurs remplissaient des verres de boissons diverses : vodka, vins de Crimée, apéritifs variés. Une petite foule se trouvait là, qui applaudit à l’entrée de la diva. Sur le mur du fond s’étalait un grand portrait du président Koromenko. Dans un coin, un quatuor à cordes en costume du XVIIIe siècle jouait un morceau de musique baroque.
Lucia Durinova refit un petit discours à l’attention de l’assistance, puis termina en lançant « Bienvenue en Russie ! », tout en tendant à Sophia un verre de vodka.
Celle-ci répondit sur le même ton, puis, comme tout le monde avait un verre en main, elle porta un toast :
- Za zdorovie !
Ce qui est à peu près l’équivalent de « A la vôtre ! », mais avec un sens légèrement différent. En Russie, on porte des toasts tout le temps : entre amis ou collègues, pendant un barbecue… On n’a pas vraiment besoin d’une occasion pour lever les verres. Ce n’est pas juste « Tchin-tchin ! » ou « À la vôtre ! » Chaque levée de verre doit célébrer quelque chose.
C’était le début des libations… Gérald se méfiait de la vodka. Bien qu’appréciée maintenant dans le monde entier, la vodka demeure la boisson nationale russe (et polonaise). Ça se boit comme de l’eau, mais les effets sont légèrement différents. Le gros problème, c’est qu’il existe de nombreuses sortes de vodka – et je ne parle même pas de celle de qualité inférieure, qui est presque imbuvable pour un Occidental, les Russes eux-mêmes étant capables de boire à peu près n’importe quoi, de l’alcool à 90° à l’huile de moteur. La vodka ordinaire n’est pas bien méchante, mais dans les grandes occasions les Russes peuvent vous sortir des cuvées spéciales qui, elles, vous assomment un homme en un rien de temps ; et à moins d’être russe soi-même ou particulièrement connaisseur, il est bien difficile de faire la différence à la simple vue de la bouteille. On porta plusieurs toasts, à la Russie, à la Grande-Bretagne, à la paix, à l’art, à la musique, aux femmes etc. Le journaliste, qui avait déjà sacrifié à Bacchus dans l’avion, commençait à se sentir quelque peu vaseux.
Mais c’est après que les choses se gâtèrent vraiment.
On fit avancer cinq personnes, trois hommes et deux femmes ; les hommes étaient en costume et nœud papillon, les femmes en tailleur chic. On les présenta à Sophia ; les quatre premiers étaient des journalistes, qui suivraient la diva durant sa tournée ; les deux premiers étaient des Russes, le troisième un Biélorusse et la quatrième une Moldave – la Biélorussie et la Moldavie étant des satellites quasi officiels de la Russie. L’un des journaleux russes s’appelait Josef Klimenko, c’était un grand gaillard souriant ; sa collègue était Rachel Roïtman, et Gérald l’examina avec attention, car c’était elle qui était censée appartenir au Mossad.
C’était une femme de taille moyenne, très brune, avec des formes épanouies ; Gérald lui donna 35 ans, au grand maximum. Elle était vêtue d’un tailleur noir qui mettait ses formes en valeur. Une sorte de bandeau rose foncé, assorti à son rouge à lèvres, ornait son cou ; un camé y était accroché. Elle avait un grain de beauté sur la joue gauche.
Le journaliste biélorusse se nommait Vladimir Kolovalov, et sa consœur moldave Monica Marinuta.
Et puis on présenta le cinquième personnage à Sophia ; c’était un grand escogriffe d’au moins 1 mètre 90, et Gérald lui trouva des mains de pianiste… ou d’étrangleur. Hélas, c’était la première hypothèse qui était la bonne.
- Theodor Palitzov est un pianiste de renom, annonça Lucia Durinova ; il vous accompagnera durant votre tournée.
Cindy MacLaird, qui se trouvait non loin de Gérald, en demeura bouche bée ; et puis son teint vira à l’écarlate. Le journaliste crut un instant qu’elle allait écraser dans son poing le verre de whisky qu’elle tenait à la main – où avait-elle trouvé sa boisson favorite ? A moins qu’elle ne soit venue avec sa réserve personnelle ?
- What a bloody mistake ! éructa-t-elle.
Sophia, quant à elle, devint livide, et son visage habituellement impassible – il l’avait vue exécuter les ravisseurs de sa fille sans guère hausser un sourcil – se durcit.
- Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? rugit-elle en russe. Vous savez bien que je m’accompagne moi-même au piano. C’est mon image de marque. Et ce n’est pas comme si c’était la première fois que je venais dans ce pays.
L’excellence russe, qui semblait soudain horriblement gênée, balbutia des explications :
- C’est que… le syndicat des musiciens de Russie a fait passer une loi l’année dernière, obligeant les chanteurs lyriques à être accompagnés par un pianiste professionnel durant leurs récitals. C’est un métier où il y a beaucoup de chômage…
- Je m’en fous complètement. Je ne veux pas entendre parler de ce monsieur.
La ministre murmura quelques mots à l’oreille du dénommé Theodor, qui s’éclipsa discrètement.
- Nous arrangerons cela, dit-elle à Sophia, qui parut se calmer.
Un quart d’heure plus, l’incident oublié grâce à quelques toasts et force caviar, Sophia Gérald et Cindy se dirigèrent enfin vers la sortie. Devant l’aéroport les attendait une grosse limousine.
Comme le coffre – pourtant vaste – du véhicule ne suffisait pas pour contenir l’intégralité des bagages de la diva, on avait été obligé de mobiliser deux autres véhicules. Puis la ministre dit à la chanteuse :
- A ce soir !
Et elle l’embrassa encore une fois sur la bouche. Et, précédés de deux motards de la police, ils prirent la route de la capitale, en direction de l’hôtel Spartak.
Celui-ci avait presque un siècle d’existence. Situé rue Tverskaïa, non loin du Kremlin et de la place Rouge, Il faisait partie des « buildings » moscovites construits à l’ère stalinienne. Du temps de la guerre froide, c’est là qu’on logeait touristes, diplomates, journalistes, hommes d’affaires… et espions. Ses chambres avaient d’ailleurs la réputation d’être truffées de micros. Après la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS, il avait été entièrement refait, suivant les normes de confort occidentales, et il passait maintenant pour l’un des palaces les plus luxueux de Moscou.
L’aéroport Vladimir-Poutine, qui se trouvait à 35 kilomètres au nord-est de la capitale russe, était la quatrième plate-forme aéroportuaire qui desservait la ville (et même la cinquième, si l’on tient compte du petit aéroport de Moscou-Ramenskoïé/Jukovski) ; comme les autres, elle était reliée à Moscou par train rapide, mais c’est en empruntant une autoroute flambant neuve que nos héros rejoignirent la ville qui était autrefois surnommée la Mecque du socialisme, et qui a présent ressemblait de plus en plus à une capitale occidentale.
Au début des années 90, peu après l’écroulement de l’URSS, le père de Gérald avait voyagé dans une Russie qui, à l’époque, n’en était encore qu’au tout début de son évolution. Il était revenu en disant que dans la rue de Paris où il habitait, il y avait autant de commerces que dans tout Moscou. En fait ce n’était pas vrai ; il existait des épiceries, des magasins de vêtements, des bars, des restaurants ; simplement, la plupart du temps, ils n’avaient pas pignon sur rue, pour les trouver il fallait savoir où ils étaient. On commençait tout juste à apercevoir, par-ci par-là, des petits kiosques vendant quelques denrées diverses, des cartes postales et des souvenirs pour les touristes, et (bien sûr) de la vodka. Recherchant un restaurant à Saint-Pétersbourg, (qui quelques mois plus tôt, s’appelait encore Leningrad), il avait fini… à la soupe populaire. Mais cette époque était bien loin. Moscou regorgeait maintenant de boutiques de prestige aux vitrines étincelantes, de centres commerciaux, de cafés et de restaurants, d’enseignes lumineuses, d’affiches publicitaires pour des marques mondialement connues, et de rues pleines de voitures dernier modèle. Pendant les longues années où Vladimir Poutine avait gouverné la Russie, il avait tenté de moderniser le pays, et y avait en partie réussi. Certes, l’industrie lourde construite sous l’ère soviétique avait quasiment disparu avec le naufrage de l’URSS, et le peu qui restait travaillait pour le complexe militaro-industriel. On avait beaucoup reproché à Poutine de mener une politique économique de pays du tiers monde, se procurant des devises en vendant les ressources naturelles (certes immenses) dont regorgeait le sol russe. Il s’était toutefois efforcé de reconstruire une industrie et de fonder une économie basée sur les services, le secteur tertiaire, la finance, Internet et le tourisme. Même si, bien entendu, Moscou n’était pas toute la Russie, il suffisait de jeter un coup d’œil dans les rues pour se rendre compte que ce pays, profitant des difficultés momentanées (ou pas) de ses rivaux chinois et américain, connaissait un décollage économique indéniable. La Russie était de plus en plus riche, tout en continuant, évidemment, de consacrer une part importante de son budget à l’armement. Ça n’empêchait pas ses anciens problèmes de continuer à exister : une corruption endémique, et l’alcoolisme chronique, qui était à l’origine d’une baisse persistante de la démographie, malgré tous les efforts du pouvoir pour relancer la natalité.
Dès qu’ils pénétrèrent dans la capitale, ils se trouvèrent englués dans les embouteillages, mais heureusement les motards étaient là pour leur ouvrir la voie. Un quart d’heure plus tard, ils s’arrêtèrent devant l’imposant immeuble du Spartak. Gérald, qui avait pas mal bu et qui en plus avait fait des mélanges, ne fut pas fâché d’arriver. Suivis par une armée d’employés qui portaient leurs bagages, ils pénétrèrent dans le palace. Sophia, qui était une habituée des lieux, fut reçue princièrement ; une petite réception avait même été organisée en leur honneur, mais Gérald toucha à peine à la vodka, se contentant de manger des petits fours en buvant du Perrier ou du jus de fruit.
Et puis on les conduisit vers leurs chambres. La diva et son assistante logeaient dans la suite impériale – la meilleure de l’hôtel -, au huitième étage. A Gérald, humble journaliste, on attribua quand même une chambre très confortable, au 6e. Il salua ses compagnes, et ils se donnèrent rendez-vous à 20h15 – on devait venir les chercher pour les conduire au Kremlin à 20h30 - car oui, on le lui avait confirmé, lui aussi serait de la fête.
Il était déjà plus de 17 heures. En attendant qu’on lui apporte ses bagages, ce qui prit une douzaine de minutes, il explora les lieux. La salle de bains possédait une très belle baignoire à l’ancienne, décorée de mosaïques, mais il préféra prendre une douche – depuis que, quelques années plus tôt, il avait glissé et était tombé en arrière dans la baignoire d’un hôtel russe, manquant se fracasser le crâne – heureusement il avait la tête dure -, il se méfiait de ce genre de choses.
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