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2036. Chapitre Sept : Moscou (4).


Gouderien

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-         

 

-          Spassiba, Mister President ! répondit-elle en se levant à moitié et en faisant une petite courbette.

Puis le président prononça un court speech en l’honneur de la diva, guère différent de celui auquel elle avait eu droit sur le tarmac de l’aéroport de la part de la ministre de la Culture, Livia Durinova. Celle-ci était d’ailleurs assise quelques sièges plus loin, au milieu des grands pontes du gouvernement et de l’armée.

Comme un certain nombre de ses prédécesseurs, Viktor Koromenko avait derrière lui une longue carrière d’apparatchik. Il avait succédé à Youri Medvedev en 2026, après le second mandat de celui-ci. L’ancien président Vladimir Poutine était toujours vivant, il avait pris sa retraite et se reposait dans sa datcha proche de Moscou. On disait qu’il faisait office de conseiller occulte de son successeur. Koromenko était néanmoins un personnage très différent de Poutine. De celui-ci, on se souvenait de son humour pince-sans-rire, de ses sorties fracassantes, n’évitant pas parfois la grossièreté (« On ira chercher les terroristes jusque dans les chiottes »). Poutine avait le don de réfrigérer ses interlocuteurs, par des déclarations menaçantes dont on ne savait trop s’il fallait les prendre au sérieux ou pas. Même ses traits d’esprits étaient ambigus, et l’on se demandait toujours si c’était du lard ou du cochon. Peu de temps après son arrivée au pouvoir, cet ex-agent du KGB avait visité le siège du FSB (qui avait succédé au KGB, héritier du NKVD, lequel avait lui-même remplacé la Guépéou, laquelle avait succédé à la Tchéka – le Russe de la rue se contentant de désigner ces diverses polices secrètes par un terme unique : les « Organes »). Devant un parterre d’agents du FSB, il avait déclaré : « J’avais reçu pour mission d’infiltrer les milieux politiques ; eh bien, je suis heureux de pouvoir vous l’annoncer : mission accomplie ! » Personne n’avait pu dire s’il plaisantait ou s’il était sérieux – un peu des deux, sans doute. Le long règne de Poutine s’était achevé sur un coup de maître, avec la récupération du Donbass – la partie est de l’Ukraine, avec ses industries et son sous-sol riche en matières premières – par la Fédération de Russie, tandis que l’Ukraine elle-même redevenait un satellite de Moscou, le tout au nez et à la barbe des Occidentaux. Il est vrai que les Américains se désintéressaient de plus en plus du Vieux continent, que l’Europe unie avait éclaté, que l’Otan n’existait plus et que l’Allemagne jouait à nouveau son propre jeu. Medvedev puis Koromenko avaient poursuivi cette politique. La restitution de Kaliningrad – qui avait désormais retrouvé son ancien nom de Königsberg – quelques années plus tôt, suivie de la signature d’un pacte d’amitié germano-soviétique, avait permis de mieux comprendre la discrétion de Berlin durant l’affaire du Donbass ; elle avait aussi stupéfié l’Europe et glacé d’effroi Polonais et Baltes, qui voyaient ressurgir leur pire cauchemar : une entente entre l’Allemagne et la Russie, sur leur dos. Koromenko était un homme austère, peu bavard, que l’on disait secret et aussi très croyant – une nouveauté pour un dirigeant russe, depuis la fin du tsarisme.

On apporta le premier service des entrées, et tout le monde se mit à manger. Le repas qui suivit, qui dura deux bonnes heures – avec, il est vrai, de nombreuses interruptions pour les toasts – était un mélange de cuisine internationale et de gastronomie russe traditionnelle. Les chefs d’État qui s’étaient succédés à la tête de la Russie depuis l’effondrement de l’URSS avaient embauché des chefs célèbres pour diriger les cuisines du Kremlin et modernisé les installations, et la table des présidents de la fédération de Russie avait désormais la réputation d’être particulièrement raffinée. Gérald aurait certainement beaucoup plus apprécié la chère, s’il n’avait pas déjà tellement mangé – et bu – dans l’avion, à l’aéroport puis à l’occasion du buffet apéritif organisé avant le dîner. Et puis il se demandait ce qui s’était passé : comment Sophia avait-elle raté son coup, tuant sans le vouloir un serveur au lieu de leur cible, le professeur Diavol ? Au moins s’était-elle débrouillée pour que personne ne remarque la tentative – enfin, apparemment.

Le premier plat était une soupe au nom imprononçable, qui devait contenir du choux. Comme il en laissa la moitié, sa voisine lui demanda s’il n’avait pas d’appétit.

-          Je ne suis pas très potage, répondit-il.

-          C’est un plat très populaire, ici.

-          J’espère que vous ne mettez pas des choux dans tous vos plats ?

Elle éclata de rire :

-          Non non, rassurez-vous.

Et puis on se leva pour porter le premier toast, à l’invitée d’honneur. Comme il fallait s’y attendre, la vodka servie était excellente – et très forte. Gérald se promit de n’en user qu’avec modération.

-          Vous aimez la vodka ? demanda Rachel.

-          Bien sûr, sinon je ne serais pas là.

-          Attention, celle-ci est particulièrement corsée.

-          J’avais compris.

Même si la présence de sa charmante voisine le ravissait, être aussi loin de Sophia et de Diavol l’exaspérait. Heureusement, parmi les nouvelles applications de son implant figurait l’écoute à distance. Il pouvait se brancher sur l’implant de la diva, et écouter le son des conversations qui parvenaient à celui-ci. Sauf que prêter attention à la fois à son repas, aux propos de sa délicieuse voisine et à ce qu’il entendait par son implant se révéla rapidement au-dessus de ses forces, d’autant que les sujets abordés par la chanteuse et ses voisins étaient parfaitement insignifiants : l’enseignement de la musique et de la danse en Russie, les mérites comparés de Prokofiev et de Rachmaninov, et les ravages de la canicule qui frappait la région de Moscou.

-          Vous m’écoutez, enfin ? râla Rachel, alors qu’elle lui demandait pour la troisième fois s’il était déjà venu en Russie. 

-          Oui, oui, excusez-moi, il y a tellement de bruit, ici.

Ce merveilleux implant – dont il appréciait de plus en plus les nombreux raffinements – possédait aussi une fonction « enregistrement ». Il l’activa, tout en supprimant l’écoute directe. Et il put enfin consacrer à sa voisine toute l’attention qu’elle méritait… Sans trop qu’il sache comment, leurs chaises s’étaient rapprochées, et sa jambe droite était à présent collée contre la jambe gauche de la jeune femme. C’était un contact agréable, et riche de promesses…

 

Cependant, à plus de 2.500 kilomètres de là, d’autres personnes suivaient également la conversation de Sophia Wenger et de ses voisins de table. Dans la salle de crise de la DGSE, rue Saint-Dominique, le colonel Geffrier, le commandant Trifaigne, Nathan Serreules, sir Irving Butler et deux autres personnages de moindre importance écoutaient attentivement les sons qui sortaient d’une enceinte cylindrique posée au centre de la table. Un logiciel traduisait instantanément les paroles du russe en français. Dans l’ensemble, les échanges – ponctués de bruits de vaisselle et de couverts entrechoqués – ne présentaient que peu d’intérêt. Mais l’important n’était pas là. Qui eut le premier l’idée, personne ne s’en souvint par la suite. Diavol et le président Koromenko présents au même endroit, à quelques mètres l’un de l’autre, c’était inespéré. Il y avait certainement une façon d’exploiter cet heureux hasard. Techniquement c’était tout à fait faisable, cela ne posait aucun problème particulier. Mais bien sûr, cela n’irait pas sans casse. Ils calculèrent rapidement les risques. Heureusement, ceux-ci étaient contrôlables – enfin, dans une certaine mesure. Mais les conséquences d’un telle action, elles, ne l’étaient pas. De toute façon, ils ne pouvaient agir sans l’accord du boss, qui lui-même, s’il approuvait le plan, solliciterait ensuite l’avis du directeur du Renseignement, lequel contacterait ensuite le ministre, qui lui-même remonterait très certainement à la présidente. Même – et surtout - pour un plan aussi… inhabituel, il fallait passer par la voie hiérarchique, malgré la perte de temps que cela impliquait. Le colonel Geffrier décrocha un téléphone fixe gris, qui permettait de joindre directement le directeur de la DGSE, dans les locaux du boulevard Mortier. Le patron décrocha à la troisième sonnerie. Geffrier lui expliqua en quelques mots ce qu’ils avaient en tête. Un long silence suivit.

-          Monsieur ? demanda le colonel.

-          C’est une idée géniale, répondit le pacha. Oubliez-là.

Geffrier raccrocha.

-          « Gypaète » (c’était le nom de code du directeur) est contre. C’est non, déclara-t-il sobrement.

-          J’espère que nous n’aurons pas à nous en repentir, commenta quelqu’un.

 

Pendant ce temps, totalement inconscient que ce banquet avait failli s’achever de façon explosive, Gérald faisait honneur à la cuisine russe. La présence à ses côtés de sa charmante voisine lui avait redonné de l’appétit, et il goûtait à présent aux « zakouskis » (les hors-d’œuvre). Il y avait là le meilleur caviar qu’il eût dégusté de sa vie, ainsi que des « pirojkis » (petits pains fourrés de viande hachée, de fromage, de légumes ou d’un mélange du tout), et aussi de la salade de champignons et d’autres plats qui lui étaient plus familiers, comme des avocats ou de la salade de crabe – le tout arrosé de grands crus de vins blancs russes ou français. De temps en temps – c’est-à-dire, en fait, très souvent – il fallait se lever pour porter un toast, et Gérald prenait bien garde d’à peine s’humecter les lèvres à chaque fois, sans quoi il aurait rapidement roulé sous la table. C’est d’ailleurs ce qui arriva à un journaliste anglais assis non loin, dont il apprit à cette occasion qu’il devait lui aussi suivre la tournée de la diva, et qui semblait peu au fait des traditions russes. Tout en mangeant, Gérald arrivait à glisser de temps à autre une main sous la table afin de caresser les cuisses de sa voisine, qui ronronnait comme une chatte. Mais tout en jouant la jeune femme énamourée et à moitié ivre, elle lui posait, mine de rien, des questions sur lui, sur son métier, sur ses opinions politiques, ainsi que sur Sophia Wenger. Il supposa que c’était plus par une sorte de déformation professionnelle que parce qu’elle se doutait de quoi que ce soit.

Puis on débarrassa les assiettes, on les remplaça par d’autres, et on apporta les plats de résistance, ou « vtaroyes ». Il y avait l’inévitable borchtch (soupe de betterave et viande), auquel il toucha peu, immédiatement suivi par du bœuf Stroganov (lamelles de bœuf cuites dans une sauce à la crème) accompagné, au choix, de pâtes ou de pommes de terre sautées. Tout cela, en plus d’être délicieux, était copieux et roboratif : de toute évidence, la mode de la « nouvelle cuisine », avec ses portions ridicules, n’était pas encore parvenue jusqu’au Kremlin. Arrivé à ce stade, Gérald, partagé entre les joies de la nourriture, de la boisson, de la conversation et du sexe, se souvenait à peine qui il était, où il se trouvait et pourquoi. Il se rendit compte tout à coup qu’il était en train de raconter sa vie à sa voisine de droite, y compris des épisodes dont il préférait généralement ne pas se vanter.

Et puis il eut l’impression soudain de recevoir une décharge électrique dans le crâne – ça, c’était une fonction de son implant qu’il ignorait -, et un message s’imprima en lettres de feu dans sa cervelle : « Léonarda. Ça va mon petit Mallard ? Ne buvez pas trop, et parlez un peu moins, please. Thank you. Over. »

-          Qu’est-ce qui vous arrive ? demanda Rachel.

-          Rien. Je pense juste qu’il est temps que je me modère.

-          Si vous cherchez de la modération, vous vous êtes trompé de pays. Ce n’est pas le genre de la maison.

-          Il faut quand même que j’arrive à tenir jusqu’à la fin de la soirée !

-          Donnez-moi le nom de votre hôtel, je vous ramènerai à votre chambre.

Il lui adressa un petit sourire :

-          Je pèse lourd, vous savez !

-          Pas grave, je ferai deux voyages.

Il éclata de rire puis, discrètement, en profita pour répondre à la diva : « Mallard. Bien compris. Terminé. »

Puis vint l’heure des fromages et des desserts. On servit des « vatrouchkas » - une sorte de gâteau à base d’œufs et de fromage. Enfin, on apporta des glaces au chocolat et des cafés, puis un cognac en guise de digestif. Même s’il avait passé un très bon moment, Gérald n’était pas mécontent de voir la soirée s’achever, mais avant que le président de la fédération de Russie ne consente à les lâcher, il fallut encore endurer une série de toasts – mais cette fois le journaliste avait compris, et il se contenta de boire de l’eau. Et puis, à la surprise générale, Sophia Wenger se leva et – accompagnée par l’orchestre à cordes – entonna l’hymne russe d’une voix puissante :

 

« Rossia — sviachtchennaïa nacha derjava,
Rossia — lioubimaïa nacha strana.
Mogoutchaïa volia, velikaïa slava —
Tvoïo dostoïan'é na vse vremena
! »

 

Ce qui peut se traduire par :

 

« Russie est notre puissance sacrée
Russie est notre pays bien-aimé
Forte volonté, grande gloire
Sont ton héritage à jamais ! »

 

Au bout d’un moment, Patricia Mathieu se leva à son tour, et se joignit à elle. Puis tout le monde se dressa ; quand elles eurent fini, un tonnerre d’applaudissements salua leur performance. Le président Koromenko salua l’assistance et prit congé, escorté par ses gorilles. Les invités se préparèrent à gagner la sortie.

-          J’ai passé une excellente soirée, dit Gérald.

-          J’espère que nous aurons l’occasion d’en partager d’autres au cours de ce voyage, déclara la jeune femme d’une voix suave.

-          Je n’en doute pas un instant.

Sur ce elle l’embrassa sur les lèvres, puis s’éloigna au milieu de la foule. Il s’ébroua, avec l’impression de naviguer au sein d’une mer déchaînée. C’est à peine s’il arrivait à mettre un pied devant l’autre. Il repéra au loin Sophia Wenger et la rejoignit, avec la hâte du marin fuyant la tempête. Ensemble, ils se dirigèrent vers la sortie.

-          Still alive, my dear Gérald ? dit-elle d’un ton ironique.

-          I hope so. Très impressionné par votre version de l’hymne russe.

-          C’était la moindre des choses. Dites-moi, mon petit, vous vous êtes montré bien bavard. Je sais que votre voisine était charmante, mais quand même.

-          Rassurez-vous, je n’ai rien dit d’important.

-          J’espère bien.

-          Et merci de m’avoir réveillé avec ce choc électrique, ajouta-t-il à voix basse. Je ne savais pas que nos implants possédaient ce genre de fonction.

-          Et bien d’autres, ajouta-t-elle en le regardant d’un air qui ne le rassura qu’à moitié.

 

 

-         

 

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