2036. Chapitre Deux : Vacances interrompues (3).
(Où l'on comprend que mon héros est le petit frère légèrement demeuré de James Bond.)
Dimanche 20 juillet 2036.
La lumière qui filtrait à travers les volets réveilla Gérald. Il fut surpris par la fraîcheur ambiante, avant de se rappeler qu’il ne se trouvait pas dans son étuve parisienne, mais à la campagne, chez son père. Il enfila un pull léger par-dessus son pyjama, et gagna la cuisine. Philippe Jacquet s’y trouvait déjà, devant un bol de café fumant, une cigarette allumée dans le cendrier posé sur la table. Ils échangèrent une bise.
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Il doit rester du café, dit le vieillard. Sers-toi.
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Merci.
Il remplit son bol de café noir, ajouta un peu de lait et un demi-sucre, puis découpa des tranches dans le gros pain de campagne qui trônait au milieu de la table, et les tartina de confiture de fraise.
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Bien dormi ? interrogea le patriarche.
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Très bien.
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Je peux te demander quelque chose ?
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Bien sûr !
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Toi qui es un ancien militaire, tu pourrais faire le tour de la propriété, et en vérifier la sécurité ? Voir si quelqu’un qui voudrait s’en donner la peine pourrait rentrer ici, d’une façon ou d’une autre.
Gérald regarda son père avec étonnement. Oui, il avait passé trois ans dans l’armée – très exactement, dans les commandos parachutistes de l’Armée de l’air. Engagé à dix-huit ans, il avait subi six mois d’entraînement, puis avait participé à quelques missions assez chaudes, dont deux en Afghanistan, alors que la guerre qui avait ravagé ce malheureux pays était théoriquement terminée depuis longtemps, et toutes les troupes françaises rapatriées en métropole. Il en avait ramené une blessure à l’épaule qui le faisait encore souffrir parfois, et aussi des souvenirs culpabilisants, infiniment plus pénibles à supporter que n’importe quelle douleur physique. Ce que son père ne savait pas, ce que personne ne savait en fait – pas même son ancienne épouse Isabelle -, c’est qu’au moment de sa démobilisation, on lui avait proposé de s’engager dans les Services secrets. Et il avait accepté. Il se souvenait encore de la scène. Comme il est de tradition au moment de quitter l’armée, il avait été reçu par un officier, qui lui avait posé des questions de routine. Son dossier était excellent, il terminait son engagement avec le grade de caporal, et l’Armée de l’air aurait bien aimé le garder – mais il avait d’autres projets en tête.
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Avez-vous déjà une idée de ce que vous allez faire maintenant ? demanda le lieutenant d’un ton distrait.
C’était un blondinet d’une trentaine d’années, avec de fines lunettes et une toute petite moustache. Un militaire de bureau, comme il en existe beaucoup dans l’armée.
-
Oui, je veux devenir journaliste.
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Journaliste ?
Le lieutenant leva un sourcil d’un air intrigué. Ce choix semblait l’étonner.
-
Pourtant, si j’en crois votre dossier, vous n’avez pas un profil d’intellectuel.
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Dites tout de suite que j’ai plutôt l’air d’une grosse brute !
L’officier émit un rire poli :
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Je n’irai pas jusque-là. Puis-je savoir ce qui vous amené à choisir ce métier ?
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Je me suis rendu compte que j’avais envie de raconter des histoires.
Il n’ajouta pas, mais c’était évident : c’est peut-être la frustration de ne jamais pouvoir dire à personne ce que j’ai fait sous cet uniforme. Soudain le lieutenant sembla avoir une idée. Il regarda Gérald, avec dans les yeux un intérêt nouveau, et appuya sur un bouton qui se trouvait devant lui sur le bureau. Un autre officier pénétra dans la pièce. C’était un homme d’une quarantaine d’années, un capitaine à en juger par son uniforme – mais pas un capitaine de l’Armée de l’air -, les cheveux coupés en brosses. Le lieutenant et lui échangèrent quelques mots à voix basse, puis dévisagèrent longuement Gérald.
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Pouvez-vous attendre quelques minutes dans la pièce à côté ? demanda le blondinet. Ça ne sera pas long.
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Oui mon lieutenant.
Gérald sortit, et retrouva dans la salle d’attente où il avait déjà passé un quart d’heure précédemment. Il feuilleta machinalement un magazine, en se demandant ce qu’on lui voulait. Depuis trois ans qu’il était dans l’armée, cela faisait longtemps qu’il avait cessé de s’interroger sur le bien-fondé ou la logique des ordres qu’il recevait. Mais cette phase de sa vie serait bientôt terminée, et il avait hâte de reprendre le contrôle de son existence. Brusquement une porte s’ouvrit, et ce n’était pas celle du bureau qu’il venait de quitter. Le capitaine aux cheveux en brosse l’invita à entrer. Encore une pièce quelconque, peinte en gris, avec un bureau et deux chaises.
-
Asseyez-vous, dit-il en lui tendant un siège.
Gérald obtempéra. L’officier lui tendit la main ; il la serra, et ressentit une impression de force et d’autorité.
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Je suis le capitaine Clavier, annonça l’homme, et j’appartiens à la DGSE.
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Enchanté.
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Je n’irai pas par quatre chemins. On m’a parlé de vous. J’ai parcouru votre dossier, et il m’intéresse. Je ne sais pas au juste pourquoi… Peut-être parce que vous n’avez pas du tout le profil des gens que nous recrutons habituellement. On m’a dit que vous vouliez devenir journaliste ?
-
Exact.
-
Si vous vous engagiez chez nous, vous n’auriez pas à changer vos projets. J’ai à peine besoin de préciser qu’être journaliste peut constituer une excellente couverture pour un agent de nos services.
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Et qu’aurais-je à y gagner ?
-
D’abord la satisfaction de continuer à servir votre pays, quoique d’une façon très différente de celle que vous avez pu connaître dans les commandos.
-
Et sur le plan financier ?
-
Vous n’aurez pas à vous plaindre. Bon, je ne veux pas vous mentir, l’activité quotidienne d’un gars de chez nous n’a rien à voir avec ce qu’on peut voir au cinéma, ou lire dans les romans. Nous ne sommes ni chez James Bond, ni chez John Le Carré. Vous êtes déjà inscrit dans une école de journalisme ?
-
Oui.
-
Parfait. Si vous acceptez ma proposition, naturellement nous paierons vos études. Elles seront complétées par une formation interne au métier d’agent secret. Quand vous sortirez de l’école, on vous fera entrer dans un grand journal. A partir de là, vous nous enverrez des rapports réguliers sur les informations dont vous serez amené à avoir connaissance dans le cadre de votre métier. Et puis de temps en temps, on profitera de vos déplacements professionnels pour vous faire accomplir des missions ponctuelles.
-
Quel genre ?
-
Remise ou collecte de documents, principalement.
-
Je croyais que de nos jours tout se faisait par Internet ?
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Eh bien non, vous voyez, on utilise encore les bonnes vieilles méthodes ! On pourra vous demander aussi d’effectuer des enquêtes, sur des gens ou des lieux. Mais ce sera très exceptionnel.
Ils parlèrent encore pendant un quart d’heure. Pour le principe, Gérald demanda 24 heures pour réfléchir, mais en fait sa décision était déjà prise. Le lendemain, il accepta. Par la suite, il s’était souvent demandé pourquoi. Peut-être pour avoir la sensation de continuer à faire partie de la grande famille militaire. Il avait passé au total un peu plus de cinq ans à la DGSE. Après deux ans de cours dans une école de journalisme et une formation aux techniques du renseignement, il entra au « Figaro » comme journaliste stagiaire. Tous les mois, il rédigeait un rapport pour ses supérieurs. Il avait fixé, comme condition sine qua non à son engagement, de ne pas jamais avoir à faire de rapport sur ses collègues journalistes, à la fois pour une question de principe, et par souci de discrétion. Ses textes ne contenaient généralement que des banalités, que l’on aurait aussi bien pu trouver sur Internet au prix de quelque recherche, et au fil du temps il se mit à douter de plus en plus de l’utilité de son travail. Quatre fois seulement, on lui fit accomplir des missions de terrain : deux fois dans des pays de l’Est, une fois au Proche Orient et une fois en Amérique latine. A chaque fois, il s’agissait de remettre ou collecter des documents. Ces missions étaient tellement routinières et insignifiantes, qu’elles auraient pu être accomplies par un enfant. Il en vint finalement à s’interroger : s’agissait-il d’une sorte de mise à l’épreuve ? Un jour, on lui demanda quelque chose de plus excitant, et de plus en rapport avec les capacités dont il avait fait preuve chez les commandos : aller exécuter un individu gênant, en Amérique du Nord. Mais la mission fut annulée au dernier moment, sans qu’on lui en donne vraiment la raison. Il entendit un vague bruit, comme quoi la cible était morte de mort naturelle - un arrêt cardiaque, ce qui lui parut gaguesque - mais il ne sut jamais si c’était la vérité. Et puis, quelques mois plus tard, on le convoqua au siège de la DGSE, et on lui annonça que son poste était supprimé, en raison de restrictions budgétaires. La France venait de sortir de la zone euro, l’heure était aux vaches maigres… On le prévint cependant qu’il n’était pas tout à fait exclu que l’on fasse à nouveau appel à lui dans l’avenir. A cet effet on lui demanda de mémoriser plusieurs mots de passe et codes secrets. Mais sans doute l’avait-on complètement oublié, car près de quinze ans s’étaient écoulés depuis, et il n’avait jamais plus entendu parler de la DGSE. Il avait toujours pensé que quand l’on entrait dans le « Grand jeu » c’était pour la vie, mais apparemment ce n’était pas le cas - heureusement. Ce travail d’espion s’était donc révélé très décevant ; d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles il n’en avait jamais parlé à personne est qu’il n’était pas très fier de cette période de sa vie – l’autre étant, bien entendu, qu’on lui avait ordonné de se taire. L’unique avantage – et il n’était pas mince - qu’il en avait tiré est qu’il lui avait permis d’entrer par la grande porte dans le métier de journaliste, métier qui lui avait donné de plus en plus de satisfactions au fil du temps.
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Tu deviens paranoïaque, maintenant ? demanda Gérald.
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Pourquoi dis-tu ça ? répliqua son père, choqué de cette remarque.
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Je ne t’ai jamais vu attacher tant d’importance à ta sécurité.
Philippe Jacquet haussa les épaules :
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Je suppose que je vieillis, comme tout le monde. Et puis il y a eu cette affaire de Ségonzac : quatre personnes assassinées dans leur maison. Ça s’est passé à une vingtaine de kilomètres d’ici. On a dû en parler, dans ton journal.
Le journaliste réfléchit un instant. Effectivement, « le Figaro » en avait parlé. Mais il ne s’occupait pas des faits divers, et il n’avait pas réalisé que c’était si près d’ici.
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Sans compter, ajouta-t-il que la cote de mes œuvres ne cesse de grimper. On pourrait venir me voler. Après tout, il y a bien eu des cambriolages dans les églises du coin.
-
Ce n’est pas comparable !
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Effectivement. Mes œuvres valent bien plus cher que les quelques babioles médiévales que l’on peut trouver dans ce genre d’églises.
Gérald le considéra avec stupéfaction. Eh bien, on ne pouvait pas dire que la modestie l’étouffait ! Aurait-il le courage de lui avouer un jour que la reconnaissance de ce qu’il appelait pompeusement ses « œuvres » avait débuté comme un quasi-poisson d’avril ? Sûrement pas, sauf à provoquer chez le vieillard un infarctus fatal, chose qu’il tenait à éviter car il l’aimait, ce vieux grognon !
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Et puis il y a autre chose, reprit le patriarche à voix plus basse. J’aimerais bien que Sandra s’installe ici. J’ai toujours peur qu’il lui arrive quelque chose, là-bas. Ici, ça serait plus sûr. Irène est d’accord. Seulement voilà, Sandra est espagnole, et tu sais comment sont les Espagnoles : jalouses comme des tigresses ! Hors de question pour elle d’habiter sous le même toit que sa rivale.
Comme Gérald souriait, le vieil homme s’énerva :
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Je ne vois pas ce qui te fait rire !
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C’est simplement, avoua son fils, que depuis que tu as les cheveux blancs, tu me fais penser à l’écrivain François Cavanna.
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Le fondateur de « Hara-kiri » et de « Charlie hebdo » ?
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Tout à fait. Il avait écrit un bouquin autobiographique, qui s’appelait « Les yeux plus grands que le ventre ». Voilà une phrase qui te conviendrait parfaitement.
Le vieillard haussa ses larges épaules :
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Que veux-tu, je suis comme ça. J’adorais ta mère, mais si je n’avais pas refait ma vie après sa mort, je crois que je serais devenu fou.
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Oh, mais je ne te reproche rien !
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J’espère bien !
Irène, qui était déjà levée et avait été faire des courses, survint à ce moment, un sac de croissants à la main. Elle les embrassa, et la conversation roula sur d’autres sujets.
Vers la fin de la matinée, Gérald parcourut la propriété avec sa fille, afin d’en vérifier la sécurité. Le parc avait la forme d’un pentagone irrégulier. L’entrée et la maison du garde se trouvaient au sud. Un long mur, haut en moyenne de deux mètres et surmonté par une clôture électrifiée, ceinturait la propriété sur quatre côtés, le dernier descendant en pente douce vers la rivière l’Isle, cours d’eau qui prend sa source dans le Massif central et rejoint la Dordogne à Libourne. L’ancien garage qui servait d’atelier à son père, et la maison attenante, se trouvaient sur le côté est. Gérald et sa fille pénétrèrent dans l’atelier silencieux. Il régnait dans cette vaste salle une odeur d’huile, de métal et de produits chimiques. Le journaliste appuya sur un interrupteur, et une série de néons s’illuminèrent au plafond. Quand il pénétrait dans l’antre de son père, Gérald songeait toujours à la cachette du robot « Wall-E » dans le film éponyme, étant donné l’incroyable bric-à-brac d’objets divers, méticuleusement rangé dans des boîtes en plastique ou des caisses métalliques étiquetées et empilées les unes sur les autres, qui occupait une grande partie de l’espace disponible. Environ la moitié de la place restante était remplie des sculptures de Philippe Jacquet. Beaucoup d’entre elles étaient petites, voire minuscules, mais il y en avait aussi d’énormes, comme celle sur laquelle il travaillait en ce moment : une sorte de gigantesque coléoptère noir, de la taille d’une petite voiture.
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Il est fou, Papy ! commenta Agnès.
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Peut-être, mais c’est une folie qui rapporte, répliqua son père.
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