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2036. Chapitre Six : Avant la mission (10).


Gouderien

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Tout en discutant avec la jeune femme, Gérald réfléchissait à cette histoire de robots. Il était bien connu que c’est à l’écrivain tchèque Karel Capek que l’on devait ce mot ; il l’avait créé en 1920 dans une pièce de théâtre, pour désigner un humanoïde artificiel, à partir du terme « robota », qui dans sa langue voulait dire « travail, besogne, corvée ». Les robots devinrent rapidement un des thèmes favoris de la science-fiction. Le romancier américain Isaac Asimov créa en 1942 les fameuses « trois lois de la robotique » ; celles-ci avaient fait des petits depuis. A la conférence de Tokyo, en 2026, tous les pays du monde s’étaient accordés pour définir « les sept règles de la robotique ». Beaucoup de gens pensaient que le règle n° 5 était la plus importante : un robot devait pouvoir être reconnu immédiatement en tant que tel, même par quelqu’un ne possédant aucune connaissance en la matière. Mais comme bien des règles, à peine avait-elle été énoncée qu’on s’était demandé comment la transgresser…

C’est dans les années 1970 que les robots (encore appelés androïdes, automates, cyborgs etc.) avaient commencé à quitter les pages des romans et les écrans des films de science-fiction pour venir partager le quotidien de millions de gens. On les avait d’abord employés dans l’industrie ; puis on avait créé des engins destinés à des usages bien spécifiques : par exemple, les robots-aspirateurs. Le développement de la robotique avait suivi celui de l’informatique. L’intelligence artificielle des premiers ordinateurs était rudimentaire, au point que certains chercheurs avaient préconisé d’employer plutôt le terme de « bêtise artificielle ». Mais cela ne dura pas. L’informatique fit des progrès rapides ; en fait, aucune science dans l’histoire de l’humanité n’avait progressé aussi rapidement, en aussi peu de temps. Et bien sûr, ces progrès furent aussitôt appliqués à la robotique. Dès le début des années 2000, on commença à réfléchir à des robots humanoïdes. Dans le même temps, ainsi qu’il fallait s’y attendre, les militaires s’intéressèrent au sujet. Pour l’armée, un robot pouvait rendre d’immenses services dans bien des domaines ; d’autre part, il n’était pas indispensable qu’il ressemble à un être humain. Par exemple, il était bien plus intéressant de l’équiper de roues, voire de chenilles pour franchir les terrains difficiles. Et pourquoi se limiter à deux bras, alors qu’on pouvait lui en fixer quatre, ou six ? On construisit des robots démineurs, des robots artilleurs, des robots de surveillance, de reconnaissance etc. Sans oublier naturellement les drones, qui présentaient en plus l’avantage de voler.

Pendant ce temps, l’utilisation des robots pour de multiples usages de la vie quotidienne se développait. C’est ainsi qu’on vit des androïdes agents de police régler la circulation aux carrefours, des robots facteurs distribuer le courrier, d’autres encore conduire des trains ou accueillir les clients dans les banques, les hôtels ou les commerces. Déjà des robots promenaient les chiens dans les rues, ou s’occupaient des personnes âgées ou handicapées. Dans les années 2020 naquit un autre genre de cyborgs ; en fait, leur conception était plus ancienne, mais ils s’étaient heurtés d’abord à des obstacles techniques, puis à des problèmes juridiques : c’étaient les robots de plaisir, masculins ou féminins. Le mouvement féministe américain, pour une fois soutenu par les églises protestantes, avait lutté de toutes ses forces contre cette invention jugée « immorale » et « sexiste », mais l’Amérique avait fini par capituler devant l’invasion de produits d’origine asiatique. Le procès « McCloud contre l’État du Michigan », en 2024, avait illustré les dérives des nouvelles technologies, et l’urgence de légiférer en la matière. C’était l’un de ces procès comme les adoraient les Américains, et on l’avait déjà surnommé « le Procès du siècle ». Doug McCloud, un richissime homme d’affaires, avait acheté un de ces « jouets sexuels » au Japon. Il l’avait appelée Dorah… Et, oubliant qu’il s’agissait d’un robot, il était tombé amoureux d’elle. McCloud était le genre d’homme qui pensait que l’argent ouvrait toutes les portes et permettait toutes les fantaisies. Il s’était mis en tête d’épouser son androïde bien-aimée. Il lui avait apporté quelques « améliorations » afin qu’elle ressemble à une vraie femme, lui avait inventé un état-civil bidon, puis avait organisé les noces. Mais le maire de la ville de Jackson, qui devait célébrer le mariage, avait eu des doutes – non pas du tout parce qu’il pensait que la jeune femme était un robot, mais parce qu’il soupçonnait qu’elle était entrée illégalement dans le pays. L’enquête avait été fatale aux projets matrimoniaux de l’homme d’affaires, et il s’était retrouvé en prison. A l’issue d’un long procès, il avait été condamné à dix ans de prison et un million de dollars d’amende pour escroquerie, faux et usage de faux, subornation de témoins etc., tandis que la promise était purement et simplement détruite, au grand scandale des adversaires de la peine de mort.

Le procès McCloud était l’un des motifs qui avaient conduit à la réunion de la conférence de Tokyo en octobre 2026. Dans ses conclusions, elle avait repris les trois lois classiques de la robotique énoncées par Isaac Asimov, et en avait ajouté quatre autres, dont celle précisant qu’un robot devait, en toutes circonstances, pouvoir être immédiatement identifié en tant que tel, par tout le monde. C’était, naturellement, assez facile à faire : il suffisait de ne pas le rendre trop ressemblant, ou de lui donner un tête d’animal, ou de personnage de dessin animé. C’est ainsi qu’une société de Taïwan avait vendu des centaines de milliers d’exemplaires d’un androïde à tête de chat.

Mais il était bien tard désormais. Ce qui n’avait longtemps été qu’un fantasme, faute de la technologie nécessaire, était maintenant tout à fait possible : on pouvait construire des cyborgs ressemblant parfaitement à des êtres humains. Bien sûr, le gros point noir, c’était toujours l’intelligence artificielle : à quoi bon fabriquer un robot humanoïde parfaitement réaliste, si l’illusion se dissipait dès qu’il ouvrait la bouche pour dire quelque chose ? Mais les scientifiques travaillèrent avec acharnement, et peu à peu les androïdes devinrent vraiment intelligents. L’un des pires cauchemars des auteurs de science-fiction était sur le point de devenir une réalité… Même si personne ne voulait le reconnaître officiellement, d’innombrables usages attendaient ces « réplicants », pour reprendre le terme employé dans le film « Blade Runner ». Pourquoi risquer la vie d’un policier en infiltrant un gang, alors qu’un robot pouvait le faire ? Dans le domaine militaire, des robots humanoïdes seraient bien mieux acceptés par les hommes de troupe que des colosses de métal droit issus des dessins animés japonais. Comme dans le film « Aliens », on pouvait joindre sans problème à une escoudade de Marines un androïde scientifique, cumulant les fonctions de médecin, informaticien, radio etc. En fait, tous les métiers à risques ou connus pour leur pénibilité – pompiers, sauveteurs, agents de sécurité, éboueurs, manutentionnaires ou même infirmiers -, qui avaient de la peine à recruter des volontaires, ne pouvaient que gagner à embaucher de telles recrues. Les syndicats étaient vent debout contre une telle perspective, mais durant les dernières décennies, leur influence avait fortement diminué.

C’est pourquoi, la conférence de Tokyo était à peine terminée, que la plupart des pays du monde se demandaient déjà comment tourner ses recommandations. Les Services secrets, les gangsters, les mafias, et les organisations terroristes lorgnaient aussi sur cette nouvelle technologie. En 2029, à Londres, un attentat à la bombe fit près de 300 morts dans les couloirs de la gare de Waterloo. L’enquête permit de déterminer que le « coupable » était un androïde, programmé pour exploser au milieu du maximum de gens. De nouveaux détecteurs furent mis en place dans les gares, les aéroports etc., ce qui permit d’éviter d’autres hécatombes. Mais les androïdes ressemblant à des humains étaient, en fait, de plus en plus difficiles à repérer. Recouverts de peau synthétique, présentant un minimum de parties métalliques, ils étaient fabriqués pour la plus grande part dans de nouvelles matières plastiques à la fois légères, solides, souples et indétectables. Le travail des détecteurs était encore compliqué par le fait que le nombre d’humains auxquels on avait greffé des organes articiels – foie, cœur, poumons -, ou bien des prothèses bioniques, comme les yeux ou des membres entiers, était en constante augmentation. Grâce aux progrès conjugués de la chirurgie et de la robotique, on pouvait désormais vivre bien plus longtemps, et en bien meilleure forme – enfin, à condition de pouvoir se payer les opérations, évidemment. En bref, tandis que les robots devenaient de plus en plus "humains", le nombre d'humains ayant dans leur corps des éléments artificiels, issus de l'industrie, allait croissant.

En 2032, une enquête du magazine « Time » révélait que, suivant une estimation crédible, il existait sans doute déjà environ 50.000 réplicants dans le monde – et cela, en plus des robots « officiels », naturellement.  Un certain nombre de pays parmi les moins évolués d’Amérique latine, d’Afrique ou d’Asie avaient lancé, pour d’obscures raisons où se mêlaient motifs religieux, souci du maintien de l’ordre et pure démagogie, une véritable chasse aux androïdes, comme autrefois on avait chassé les sorcières, les hérétiques, les albinos ou les homosexuels.

Mais bien souvent, les malheureux lynchés étaient des individus tout ce qu’il y a de plus ordinaire, qui n’avaient eu pour seul tort que d’être au mauvais endroit, au mauvais moment. Car les vrais réplicants étaient plus malins que ça. Et même, ils étaient de plus en plus intelligents, car au cours des dernières années, l’intelligence artificielle n’avait pas cessé de progresser.

Au point que l’on pouvait d’ores et déjà se demander ce qui se passerait le jour où robots et réplicants seraient devenus largement plus intelligents que les être humains qui les avaient conçus et fabriqués. Mais cette question ne semblait intéresser personne…

 

Gérald était à tel point plongé dans ses réflexions, qu’il avait fini par se déconnecter de sa conversation avec Marion Norman. Il ne s’en rendit compte qu’au moment où elle arrêta soudain de parler. Il s’ébroua. La jeune femme le dévisageait avec curiosité de son œil « normal », l’autre étant toujours couvert par le bandeau.

-          Si je te dérange, faut le dire, susurra-t-elle d’un ton acide.

-          Excuse-moi. Je dois être fatigué.

-          Qu’est-ce que ça sera à la fin de la semaine ! Je te demandais : comment il était, Leduc, quand il était jeune ?

-          Leduc ? C’est bien lointain, tout ça !

-          Tu ne vas pas me dire que tu as oublié !

-          Bien sûr que non ! Leduc, c’était un peu un chien fou. C’était le genre, après une journée de bagarre contre les talibans dans les collines, à se jeter sur son PC une fois rentré à la caserne, pour jouer à « Call of Duty » ou « Counter-Strike ».

-          C’est vrai ?

-          Bien sûr ! Beaucoup de gars étaient comme ça. Surtout chez les Américains. Leduc, il venait de la banlieue. Je ne sais pas trop pourquoi il s’était engagé. En tout cas, pas par patriotisme.

-          Pour l’action, sans doute ? Comme la plupart d’entre nous.

-          Oui, mais pour entrer dans les Forces spéciales, il faut un peu plus que ça. Il faut être motivé.

-          Et toi ? Pourquoi t’es-tu engagé ?

Il vida ce qui restait de sa bière, puis s’exclama :

-          Je demande un joker !

Comme bien des mecs, Gérald était entré dans l’armée à la suite d’un chagrin d’amour. Mais il n’avait guère envie de raconter sa vie à son interlocutrice, aussi charmante soit-elle – enfin, pour un sergent-chef borgne et tireur d’élite.

-          Non non, c’est trop facile. Réponds-moi.

-          Qu’est-ce que tu veux que je te dise ! Ça date de plus de vingt ans, j’étais quelqu’un de différent alors. Pour résumer : j’étais jeune et con.

-          A ce point ?

-          Tu n’imagines pas. Si je me rencontrais aujourd’hui tel que j’étais à 20 ans, je me foutrais des claques dans la gueule.

Du pouce, il désigna son dos :

-          Déjà, rien que pour me faire faire ça, fallait que je sois joliment timbré.

-          C’est pas mal, dans le genre « gothique ».

-          Question de goût. S’il était plus petit, je crois que je l’aurais déjà fait enlever.

-          Ça serait dommage ! Pourquoi tu l’as fait faire, alors ?

-          Je te dis, j’étais timbré.

Il baissa la voix :

-          Et puis, ça correspond à une période de ma vie où j’avais tendance à abuser des substances illicites. Je me cherchais.

-          Et alors ?

-          Alors, je me suis trouvé. Et ce n’était pas joli-joli. Mais au moins, grâce à l’armée, j’ai abandonné ce genre de saloperies. Heureusement, parce que quand j’ai été envoyé au Moyen-Orient, les tentations ne manquaient pas. Surtout en Afghanistan. Mais à l’époque, ça ne me faisait plus rien. On aurait pu poser un paquet de shit d’un kilo à côté de moi, sans que j’y touche. Je suis du genre « tout ou rien ». Mais j’ai vu des gars se perdre, avec ce genre de truc. 

-          Et Leduc ?

-          Quoi, Leduc ?

-          Il y touchait ?

-          Parfois. Leduc était du genre à toucher à tout… Et pas toujours avec modération. Mais à première vue, il s’est assagi.

-          Pourquoi tu dis ça ?

-          Ben déjà, le fait qu’il soit encore de ce monde - et adjudant-chef -, c’est un indice.

-          Adjudant-chef, c’est pas terrible.

Elle baissa la voix :

-          C’est le grade qu’on donne aux sous-officiers qui sont montés à l’ancienneté, mais qui sont trop cons pour passer officier. Ou alors, juste avant la retraite.

-          Je croyais que tu l’aimais bien.

-          Moi ? j’ai jamais dit ça. Mais je n’ai rien contre lui. C’est un collègue comme un autre.

-          Bien sûr.

Ledit collègue arriva peu de temps après, et se joignit à eux. Il demanda à Gérald comment s’était passée la journée.

-          Pour l’instant ça va, répondit-il. Pas trop d’ampoules, ni de courbatures. Pourvu que ça dure.

-          Pour les stages d’une semaine, on n’embête pas trop les gens, en général.

-          Ravi de l’apprendre.

-          Et puis il faut reconnaître que les choses se sont quand même adoucies, depuis la vieille époque.

-          Oui, c’est ce que m’a dit aussi ta patronne.

-          Ma patronne ? Qui ça ? Pas la colonelle, quand même ?

-          Ben si, de qui veux-tu que je parle ?

-          Vous avez rencontré la colonelle ? demanda Marion. Quel honneur ! ajouta-t-elle en sifflotant.

Il nota, sans en tirer de conclusion,  qu’elle était repassée au vouvoiement.

-          Oui, dit-il, quand je suis arrivé. Je suppose qu’elle tenait à voir de ses yeux une célébrité dans mon genre. Et puis elle m’a rassuré sur ce qui m’attendait ici.

-          Pourquoi, demanda Leduc, tu étais inquiet ?

-          Pour ne rien te cacher : oui.

L’adjudant-chef lui asséna une grande tape dans le dos :

-          Pourtant on en bavé, tous les deux !

-          Sûr !

-          Tu te souviens, de l’adjudant Ramirez ?

-          Ce n’est pas le genre de chose que l’on peut oublier…

 

 

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