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Tout ce qui a été posté par Criterium
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— "Tu voulais me dire quelque chose?" L'homme avait fini par prononcer quelques mots, gêné par le silence. Sa compagne, assise en face, alternait le regard entre lui et la grande fenêtre; agitant encore sa petite cuillère dans la tasse de café, alors que ce qui avait dû être un peu de crème, ou un morceau de sucre, y avait disparu depuis longtemps. Au-dehors, la vue sur une rue passante et une place de parking n'avait rien de bien remarquable. On venait ici plutôt parce que le café était bon, ou parce que c'était un lieu de passage — un lieu entre d'autres lieux —, ou parce que l'on y avait ses habitudes, ou alors, en dernier recours, on connaissait l'un des étudiants qui y devenaient serveurs. — Pourquoi avait-elle insisté pour qu'ils se voient là, et pas chez lui comme il l'avait d'abord proposé? Quelques sons de fourchettes clinquant sur des assiettes, de cuillères contre d'autres tasses, et puis le brouhaha léger d'autres inconnus qui eux, par contre, tenaient de longues conversations. Dans leur coin, toutefois, c'était toujours le silence. Ça devenait pesant. Il n'avait pas l'habitude de ça. Ni avec elle, ni avec les autres. — Alors ce fut la gêne qui une fois encore se fit entendre: — "Tu veux me dire quelque chose?" — "Oui." Le premier mot! - Il considéra cela comme une victoire. Il commença à se dire que peut-être qu'elle n'avait qu'eu besoin de lui pour finalement s'ouvrir, qu'il fallait qu'il fasse tous les efforts... Comme au premier message, quand il avait toqué à la porte de la boîte de messagerie d'une inconnue. Il avait joué le chaud et le froid, insisté pour une rencontre rapide — très étonné que celle-ci se fasse — petit à petit charmé la demoiselle. Mais alors pourquoi restait-elle si distante? À coup sûr, se dit-il, elle avait des lois qui lui dictaient le déroulement des étapes ("ne pas embrasser le premier soir", "ne pas répondre trop vite", etc.) — et elle allait juste lui demander d'officialiser un début de relation. — "Je ne veux plus que l'on se voie." Silence. Il ne comprenait plus. Elle ne se sentait plus très bien. Cet endroit est hideux, pensa-t-elle. Entre un parking et une famille nombreuse qui finit une crêpe... Tout à fait à l'image de ce qu'il voulait imposer. L'homme n'avait-il pas 31 ans? Pourquoi donnait-il alors tant l'impression d'être tout juste sorti de l'adolescence, et d'appliquer les schémas appris en cour de récréation de dragueurs tout juste pubères? À vrai-dire, ça se sentait depuis le début... Un poids, un tel manque de légèreté... Et cette manie de vouloir diriger, imposer, qu'il y ait un plan... — plutôt que de laisser quoi que ce soit arriver de soi-même... Trop subtil: il aurait fallu être à l'écoute de ces bulles qui pétillent. Pour lui, il n'y avait que le soda qui pétille, pas les atmosphères. Si je lui disais, il ne comprendrait même pas, réalisait-elle. — "Pourquoi?" Il avait posé la question presque méchamment. Les explications tomberaient à l'eau: incapable d'en entendre aucune, il ne les écouterait que dans la mesure où il décortiquerait, et essaierait de prouver par a plus b qu'elle avait tort et disait n'importe quoi. Une sorte de rationalisation minable et qui la niait — une façon de dire que ton opinion ne compte pas, ton ressenti ne compte pas, ne dis rien et laisse-toi faire. Horrible. Un simple mot qui lui confirmait tous les autres. Alors elle fit le geste de s'apprêter à partir: remettre le sac à l'épaule, se redresser et s'approcher du bord de la banquette, là où il sera possible de se mettre debout. Autant partir tout de suite. — "Stop." L'homme s'était déplacé de la même manière — comme pour rester exactement en face d'elle — comme pour devenir un obstacle. Ah, elle ne lui échapperait pas. Personne ne lui avait encore sorti ça comme ça: il voulait une explication. Convaincu qu'elle n'avait pas tant de volonté propre que ça — n'était-il pas celui qui d'habitude dictait les conversations, les lieux visités? et donnait de son énergie — alors qu'elle, comme l'eau, tranquille, se laissait mener... Alors une fois encore, il endossa le rôle de l'homme fort: elle allait lui confier son trouble et il allait soigner ce qui ne pouvait être qu'une fausse impression, puisque tout allait si bien entre eux en ce début de relation. Elle se redressa. Il en fit de même. Elle se rassit. Il en fit de même. — "Tu vas m'empêcher de partir?" — "Oui. Explique d'abord." — "Je n'ai pas à me justifier... Tu ne vas pas comprendre et tu ne vas rien vouloir entendre. C'est pourtant si simple, nous ne sommes pas faits l'un pour l'autre. Incompatibles. Ça ne colle pas du tout. Je me suis aperçue que ç'avait été une erreur de se voir la première fois... J'étais bête, je pensais que l'on pourrait devenir amis. — Mais je vois bien que non." — "Mais non, tu as tort. Tout se passe — se passait — parfaitement bien entre nous... jusqu'à ce que tu me fasses cette comédie, aujourd'hui." Elle avait eu presque un sourire — nerveux, irrité — en entendant la réponse plus ou moins escomptée. Elle se leva à nouveau. — "Tu vois: tu ne m'écoutes pas, et pire, tu me nies. Rien à ajouter." Lorsque quelque chose va mal, l'atmosphère de certains lieux se teinte. C'est peut-être réellement une couleur inconnue et que l'on ressent autrement que par la vue; c'est peut-être tout simplement l'intuition, en voyant quelque chose d'inhabituel dans la périphérie de l'œil ou du cadre. C'est encore... tous ces petits points de lumière qui sautillent çà et là. Et le fait de soudain entendre ses oreilles faire un tintement très aigu — plutôt que l'inverse. Partout dans le café, cette lourde chape s'est abattue. Le moment précis où toute l'ambiance avait basculé? Elle s'était éloignée — il s'était levé et suivit deux pas — il l'avait rattrapée et comme poussée contre le zinc du bar pour bloquer la seule sortie — elle ne le regardait même plus, essayant de passer — et finalement: il avait saisi son poignet, avec tant de force, que l'un des bracelets lui coupait la circulation sanguine — immobilisait ses doigts, qui tremblaient. Les gens avaient senti que quelque chose se passait; mais la plupart cherchaient encore ce qui avait donné cette impression. Et ceux qui verraient — feraient-ils quelque chose? L'homme avait hurlé: "Reviens t'asseoir!" — et la réponse était un cri causé par le poignet douloureux. Maintenant tout le monde savait: tous voyaient cet homme furieux, saisissant le bras de la femme, tentant de la ramener vers la banquette, et elle qui se tenait au zinc et avait mal. Dans beaucoup d'endroits en France, les gens se contenteraient d'observer le reste de la scène. L'horreur laissée publique. Mais pas ici. Il reste certains lieux où au moindre problème, les foules, d'autres hommes, s'attroupent et s'occupent immédiatement de changer les choses. Où l'on se jette sans réfléchir dans les embrouilles. Où l'on se soucie peu de sa petite personne: si l'on reçoit un coup mortel, c'est l'idée qui survit, pas l'homme, et que c'est bien elle qui est la plus importante. Loin des calculs individualistes de ceux qui veulent juste survivre: on survit loin des combats, et l'on ne se bat plus pour rien — l'on ne vit plus que pour soi-même, donc c'est-à-dire plus pour rien. — Ici, certains n'accepteraient jamais: parce que cette femme, elle pourrait être ta fille, ta sœur, ta cousine ou ta mère. Ainsi, quelques personnes s'étaient immédiatement attroupées autour de la scène, et l'un s'était tout simplement jeté sur l'homme. D'un geste habile qui devait trahir des années de travail sur un tapis, il l'avait séparé, projeté sur le sol, et immobilisé, avec son poignet contrôlant un étranglement — non pour lui faire perdre connaissance, mais pour le calmer et lui faire bien comprendre qui était le plus fort. Venait le moment où tout le monde était immobile: la foule autour — le serveur avec le téléphone en main — les deux hommes au sol — la femme qui se frottait le poignet. — Le moment où selon les quelques prochains mots, personne ne savait encore s'ils allaient juste relâcher tout le monde, ou appeler la police, ou le passer à tabac, ou un peu des trois. — Mais une chose avait été claire, mis à part la confirmation qu'ils ne se reverraient pas... Ce jour-là, tout le monde avait perdu quelque chose. (Faites attention à qui vous rencontrez sur le forum.)
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Premières nuits
Criterium a commenté un(e) billet du blog de Kégéruniku 8 dans Bonne nuit Kégéruniku
Quel enfant terriblement mignon! — Est-ce que... Kégé... faisait la même chose? -
Nuit. Il fait froid. Les nuits sont si froides, sur la place, qu'à chaque bouche d'égout de grands nuages de fumée s'envolent et s'épaississent. Les volutes montent... On ne voit plus qu'à quelques mètres dans ce brouillard. Les façades des bâtiments deviennent floues. On ne devine plus que la forme générale de la place — le grand carré verdi. Le parc. Le grillage ne fait qu'un mètre, tout autour des buissons; c'est la fumée et la brume qui donnent l'impression qu'il y a un espace enclos — la place dans la place. Aucune lumière; les façades sont gris clair, les buissons sont gris foncé. D'autres plantes, elles, semblent presque noires. — Et pour peindre dans la grisaille: un souffle, une respiration... et l'on y trace de nouvelles formes sur l'air froid. Personne dans les rues attenantes. Êtes-vous seul? Non: impossible. Car certains sons, cachés par-delà le brouillard, semblent presque humains. Des hurlements. Des voix qui forment presque des mots — et trahissent la présence d'au moins une dizaine de personnes. Il faut sauter par-dessus le grillage, s'approcher du centre du parc... Là, un endroit où à d'autres heures les familles nombreuses viennent laisser jouer leurs enfants: quelques bancs de pierre, abrités par de grands chênes, disposés autour d'un grand espace — La zone n'est pas en béton, mais couverte d'une fine poudre claire, un mélange de terre et de sable qui donne ces gravas très fins, presque comme de la craie, et que la ville choisit de déposer dans tous ses espaces verts. C'est là que les jeunes hurlent. Ils ont tous le regard fasciné, fixé vers le centre de la scène. Là, au milieu, deux hommes barbus et malodorants qui se battent. Ils sont échevelés, âgés. Le combat les a déjà à demi-dévêtus: certains haillons traînent sur le sol, couverts de poussière. L'un d'entre eux n'a plus qu'une seule chaussure au pied. Ils se frappent en poussant des grognements animaux. L'odeur est infecte. À la fois la saleté, l'adrénaline, la sueur... et aussi la légère odeur métallique du sang: sur le sol, de grandes flaques et d'innombrables petites gouttes. Le sang est plus noir que rouge, dans la pénombre. Les deux nez sont déjà cassés. L'énergie des premiers coups est déjà passée: maintenant, les crochets sont maladroits et plus lents, dans de grands mouvements circulaires. Le sang dans les yeux et dans la bouche rend les deux clochards furieux, mais ils sont déjà épuisés et à demi-aveugles. — Alors, la foule des jeunes aboie en rythme, pour leur signifier que le combat n'est pas fini. Le public est assoiffé de sang. Ils veulent que les coups fassent plus de bruit, que la frappe fasse plus mal. Ils veulent que l'un des deux gladiateurs modernes soit terrassé. — Finalement, au bout de longues minutes particulièrement déplaisantes, leur souhait est exaucé: l'un des hommes fait une mauvaise chute après avoir reçu un coup de coude au menton, et s'écroule sur le sol plein de poussière et de sang. Son tee-shirt gris n'est plus qu'un lambeau; il ne porte plus qu'un vieux jeans et des chaussettes semblant avoir cristallisé sur son corps. Mais personne ne lui prête plus attention. L'autre homme lève les bras, incapable de penser, encore fou furieux, et hurle à la mort pour célébrer sa victoire. Son visage est tuméfié. Il est en aussi mauvais état que l'autre. Mais lui est le centre du spectacle: la foule le fête dans de grands cris animaux. Il est le vainqueur. Un jeune en jersey et jogging s'approche finalement — il doit avoir 18 ans tout au plus — et lui tend un bout de papier. Un billet. 20€. Derrière lui, on aperçoit aussi que deux autres hommes âgés et hirsutes commencent à faire de grands mouvements pour s'échauffer. Il y aura un second combat, ce soir. Les deux nouveaux ont l'air plus grands, plus costauds, plus vifs; peut-être sera-ce là l'événement principal. Un spectateur musclé traîne le corps inconscient et sanglant pour le dégager du milieu de l'arène, et l'abandonne plus loin, sur le gazon, en position latérale de sécurité — peut-être la seule attention que le gladiateur vaincu recevra le reste de sa nuit. — S'il survit - ou pas - ce sera un autre combat, celui-là qu'il mènera avec lui-même. Les journaux n'en témoigneront probablement pas le lendemain. Les deux nouveaux combattants se font face. Ils sont prêts à en découdre. Ils se montrent déjà les dents. Ils attendent le signal. Le jeune en jersey éructe: — "À ma gauche, Dédé-le-Vif! À ma droite, Jacquot-le-Gredin! Attention, à mon signal, ça va se hagar!" Elle, la Nuit, est toujours aussi froide.
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À @Tequila Moor, et à écouter en état d'ivresse.
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— "Vous n'avez plus que trois mois à vivre." La phrase se répétait dans mon cerveau, avec les mêmes intonations, régulièrement, comme un écho lent mais qui ne cessait pas. Il faut me comprendre. Une phrase comme cela, ça ne se digère pas: ça se rumine. Apparemment, aussi: ça s'assène. Peut-être que l'homme avait également un diplôme en tact. Alors je ré-entendais aussi ma réponse incrédule: — "Vous êtes certain, docteur?" — "Plus ou moins un mois; ce type de tumeur au cerveau ne se guérit pas. Je suis désolé." Par contre, ce qui était venu après était presque complètement oublié: l'absence de réaction, mon air inexpressif en sortant de l'endroit, un "non" lorsqu'il me demanda si je voulais parler à un psychologue, et puis la marche au hasard des rues, sans but, juste comme pour vouloir se perdre dans la ville. En plein après-midi, il y avait du monde partout, alors peut-être que la foule m'absorberait quelque part ou ailleurs. C'était là, à côté du quartier touristique, que j'étais finalement sortie de l'hypnose du diagnostic. Peut-être le fait d'entendre parler anglais, italien, allemand... tout autour de moi. Peut-être le bruit de l'eau claire, là, à la fontaine de la petite place. Le clapotis. — Mais même une fois la conscience revenue: je devais m'asseoir, et me rejouer la scène plusieurs fois, comme pour apprivoiser le souvenir, trop dangereux à laisser à l'état sauvage. Je pris une table en terrasse, marmonnait la demande d'un café — par défaut, n'importe quoi pour éloigner le garçon — et me laisser seule avec l'écho silencieux. * Le lendemain, au travail. C'est une journée plutôt facile; peu de monde, peu de requêtes. Je m'occupe comme par automatisme des quelques tâches, aiguille les quelques visiteurs. Dans ce métier, j'ai l'impression que la moitié de mon temps disparaît simplement en se tenant droite et prête — immobile. Être à la fois une plante verte et un gadget aux batteries toujours bien rechargées. Certains jours, cela tenait de l'organisation d'un plan de bataille; d'autres, comme aujourd'hui, l'attente consommait juste les heures. — Le sourire, le maquillage. Le patron arrive, il passe vérifier quelques documents. — "Vous venez samedi? - Il y a la conférence à Condorcet, il faut quelqu'un pour l'accueil au stand." — "Non." Il me dévisage, l'air estomaqué. Il était habitué à poser les questions auxquelles les réponses avaient déjà été faites; il comptait sur ma réponse enjouée, celle de la professionnelle toujours motivée pour donner quelques heures en plus — contente de profiter de ces événements, et puis aussi des réseaux auxquels ils donnaient parfois accès. — D'habitude, il marche très vite d'un endroit à l'autre, montre qu'il va partout, qu'il court partout, qu'il a la responsabilité personnelle du dynamisme de ses affaires; mais là, étonnamment, il était resté droit, immobile, ne s'attendant pas du tout à un refus. En fait, il n'est même pas si irrité que ça; il est surpris. Il vérifie mentalement son calendrier pour être sûr que l'on n'est pas aujourd'hui un jour où l'on se fait des blagues. * Salon de thé. Premier étage. D'ici, on a une belle vue sur la rue, et on peut suivre les allées et venues des promeneurs se rendant au musée de l'art contemporain, qui se situe juste en face. Il y a toujours du monde, à l'extérieur, et à l'intérieur. Souvent des rencontres imprévues, aussi. Mais aujourd'hui j'avais simplement rendez-vous avec un ami. Peut-être irons-nous après à l'exposition permanente, comme plus d'une fois. Je sirote un café avec Antoine. — "Antoine, j'ai peur de mourir." C'était sorti tout seul. Il me regarde en silence, étonné que la conversation ait tourné sur ce sujet. Je pressens alors même qu'il commence à ouvrir les lèvres qu'il va articuler quelque phrase philosophique, que là, pour le coup, je ne veux pas entendre: trop impersonnel, trop général, trop vaporeux. Je l'interromps avant de devoir subir ça: — "Je vais mourir; je n'ai que quelques mois. Le docteur a confirmé." Enfin, à son expression qui vient de changer, je comprends que ça y est, enfin il m'a écoutée. Il réfléchit, il me regarde enfin avec compréhension. Les premiers mots sont perçus, plus qu'ils ne sont entendus. Je ne sais pas si c'est le moment ou l'endroit pour craquer; cela ne prévient de toute façon jamais à l'avance. Mais c'était surtout la pression d'une cocotte-minute: j'avais juste eu besoin d'en parler, ne serait-ce qu'un tout petit peu, de ne pas garder le fardeau pour moi toute seule. D'au moins entre-ouvrir cette vue vers l'abysse: le puits noir, le gouffre qui m'effraie. Le sujet dont personne n'aime parler, sauf aux moments où il nous touche de trop près. — Et puis, il me parle, et enfin me dit des mots d'empathie. Au début, nous en parlons un peu, j'évite aussi que le ton soit trop solennel, ou morbide. Toutefois, peu de temps après... son ton change. — "Puisque tu vas mourir, pourquoi ne pas en profiter pour te lâcher, et en mordre la vie à pleine dents? Une femme comme toi a besoin d'amour. Nous devrions coucher ensemble." Je n'en reviens pas. Je croyais que nous étions amis. D'un coup, à l'intérieur, c'est comme si quelqu'un avait lâché un joli verre et qu'il se brisât sur le sol. On ne recollerait pas les morceaux. — "Avec quelqu'un de beau... pourquoi pas! - Mais toi... en me le disant comme ça... je ne t'ai jamais vu aussi laid. Alors non." Le café n'avait plus de goût. Trop frais. Et puis soudain, c'était comme si l'on n'avait plus rien à se dire. Le silence. Donc cette amitié avait bien dû être la rue parallèle qu'il pensait amener à mon lit... Et bien non; mal vu. Le soir-même, effacé, bloqué. * Le soir, assise sur le sofa. C'est la décadence: à moitié enroulée dans une couette, à piocher de la glace à la cuillère à même la boîte. Je regarde à nouveau une série que j'aimais bien mais que je n'avais vu qu'une fois. Le Bureau des légendes. Kleenex à proximité: je sais que tôt ou tard je vais encore m'identifier à Nadia el Mansour et avoir quelques larmes. Plus tôt, j'ai vérifié tous les comptes. Trois mois. Je pouvais très bien quitter mon travail et vivre confortablement sans ne rien devoir faire. En fait, ç'aurait même été possible de voyager. Ce qu'il resterait... ça reviendrait tôt ou tard à ma sœur perdue de vue. En plus, il faut que cette nouvelle me parvienne exactement à l'époque où je suis célibataire. Il n'y aura pas de compagnon de voyage pour profiter de moments à deux. Je ne sais pas d'où elle est venue, mais une soudaine énergie m'avait aussi amenée à regarder à nouveau chaque livre de la bibliothèque — faisant une note mentale des livres que je voulais relire une dernière fois. Certains évidents; d'autres inattendus. Beaucoup d'autres, par encore, ne seraient jamais lus ni même réellement ouverts, finalement. Ç'avait été comme une envie de tout ranger, de tout remettre à sa dernière place. Quelle activité, finalement! — Ç'avait aussi été une motivation imprévue pour finalement rassembler les derniers documents dans leur classeur attitré, ce que j'avais voulu faire (sans le faire) depuis presque six mois. Relevés, lettres d'associations, documents du travail ou de santé... Quelques enveloppes publicitaires passées entre les mailles du filet: directement à la corbeille, celles-là. D'une certaine manière... je voulais que tout soit à sa place: comme cela, l'intruse pourrait s'inviter, et tout serait prêt. Peut-être que la transition se ferait plus doucement. Il paraît que les personnes qui s'apprêtent réellement à se tuer font de même: réglant et rangeant tout — en prévoyance du long voyage. * Je n'ai pas vraiment pu dormir. Alors au milieu de la nuit, je décide de passer le temps en rangeant enfin ma boîte mail. C'est la même adresse depuis quinze ans, alors l'inévitable se produit: je me retrouve dans des spirales nostalgiques, mettant de l'ordre dans les vieux messages, les passant dans leur dossier final comme pour archiver les vieux épisodes. Là, des derniers mots de membres décédés de la famille; là, les échanges niais avec mon premier petit ami "longue-distance"; là, les mails sur des travaux en groupe, durant les études, avec en copie pas une seule personne dont je reconnaisse le nom. — Alors je trie, je classe, je crée des nouveaux dossiers selon les sujets et les expéditeurs. Pourtant je me prête au jeu de relire des anciens mails que je ne devrais pas. Quelle sensation étrange que de revoir défiler en quelques minutes et en quelques paragraphes ce qui a été des époques entières d'une vie. Quelques années à chaque fois; en filigrane, un même "moi", dont je me souvenais bien, et pourtant... comme une autre personne. Une personne qui avait été trop dans le présent pour pouvoir s'interrompre et réaliser tout ce qui constituait les étapes, une par une, de ce long voyage en bateau sur un océan de possibles. Parfois houleux, parfois calme. Finalement, j'écris. Je décide de faire mes amendes. À ma sœur: — "Désolée de ne pas avoir été là et de nous avoir laissé s'éloigner autant l'une de l'autre". À ma mère: — "Je te pardonne, je ne t'en veux plus, je sais que tu m'aimes et que ces mauvais moments n'étaient là que parce que ne connaissant pas la maîtresse de papa, tu devais quand même te venger sur la femme la plus proche — moi."... puis j'ajoutai: "Désolée de te le dire si tard et si crûment mais je dois le faire un jour et ce jour c'est aujourd'hui." À mon père: — "Je te pardonne tes infidélités que d'une certaine manière tu nous faisais subir à nous trois. Je sais que tu m'aimes, et tu sais que je t'aime. Bien sûr, j'aurais bien aimé que tu sois plus présent pour nous. Mais je ne t'en veux plus, nos moments étaient rares mais valaient alors peut-être d'autant plus, je le sais bien maintenant." * Bip nocturne. Je savais que ça n'avait pas été une bonne idée d'étendre l'envoi de mails à également certains ex. — Évidemment, l'un d'entre eux allait finir par répondre; et c'était lui. "Ma très chère et tendre Amie," "Je ne t'ai jamais vraiment oubliée, moi non plus... étais-je le seul... je me le demandais sans cesse... durant de longues nuits... mais aujourd'hui... ton mail... tes mots... tes maux: et je sais que je n'étais jamais vraiment seul... Tu étais avec moi... tout ce temps... encore et toujours Toi..." Les phrases sont toutes plus lourdes et longues. Il n'y a pas de retour à la ligne; juste un paragraphe gigantesque, gargantuesque, avec pour toute ponctuation ces trois petits points entre chaque bout de pensée. Ah, je reconnaissais bien son style. Non, certaines choses ne changeaient décidément pas. — Parfois, on voyait tout aussi facilement son vaisseau avoir vogué vers d'autres mers que l'on s'apercevait que d'autres personnes ne devaient, elles, pas être faites comme des navigateurs... mais plutôt comme... des rochers. Et ceux-là, attachés éternellement à des plages plus ou moins belles — là où je fis escale. La lourde roche que le sel de la mer érode, sans pouvoir la desceller de son rivage. — Plus loin: "Alors je me dis... peut-être... peut-être que c'était Vrai... peut-être que tu as compris ce que je te disais... tu sais... il y a toutes ces années... sur la Parole... Toi qui étais si cérébrale... tes livres... ton cerveau que j'enviais sans le comprendre... je te parlais de ton corps... de mes mots sur ton Corps... cette Parole qui te gênait... est-ce... est-ce ta manière de la retrouver? ... est-ce que ton mail n'est-il pas le mail de la Parole qui revient?... peut-être que mes mots sur ton corps... ont finalement fait écho... ta peau... que je sens encore... [...]" S'ensuivait une description à demi-hallucinée et à demi-pornographique de ma personne et de souvenirs en commun. Est-ce qu'il avait donc reçu le mail en état d'ivresse? - Ou est-ce qu'il avait tant bu pour finalement rédiger le sien? Par associations, il me rappelait plutôt tant d'autres souvenirs moins reluisants. Tout ceux que, finalement, la rédaction du mail aurait dû me remémorer, avec un peu de chance juste avant de cliquer sur "Envoi"... ... Bloqué, effacé! * Le train vient de partir; petit à petit le paysage se met à défiler... et le son mécanique, régulier, qui a bercé tant de souvenirs, monte vers son plateau rythmé. Au-dehors, la nuit va bientôt tomber, et alors la fenêtre ne me renverra que mon portrait en miroir. J'ai de la chance; seule dans le compartiment. C'est plaisant que d'avoir l'espace rien que pour soi. S'asseoir comme l'on souhaite. Le silence syncopé par les seuls sons du train. Se perdre dans ses pensées, observer l'extérieur; se demander en passant les habitations perdues dans la campagne si celles-ci sont vraiment habitées; traverser champs et lisières. J'avais finalement décidé de voyager. Finalement posant les jours de congé (et pas vraiment sûre que je revienne après). Direction la ville que j'avais toujours eu envie de rencontrer: Prague! Il faut prendre le train vers Strasbourg, puis passer en Allemagne vers Frankfurt, continuer jusqu'à Dresde en passant par Leipzig, changer de train et direction la cité des mystères. Avec un peu de chance, étant donné l'heure et le fait que l'on était bien en-dehors des périodes habituelles de vacances, je profiterai de la majeure partie du trajet ainsi, dans un compartiment silencieux. — De temps en temps, je jetai un coup d'œil sur le livre que j'avais amené; je le lisais distraitement, retournant régulièrement à la fenêtre noire pour y déceler, au loin dans le paysage, quelques derniers îlots de lumière; revenant une page en arrière, puis passant à une contemplation d'un plan de la ville que j'avais acheté le jour-même, essayant de retenir les endroits à visiter çà et là. — Mais je savais déjà que ce serait au gré des hasards. * — Prague! J'avais peut-être une tumeur au cerveau, mais j'avais encore les jambes énergiques. Que d'heures passées à se perdre à pied dans les différents quartiers de la ville! Là-haut, sur les hauteurs du Hradčhany, enfin visiter le château puis la tour de la Daliborka, et redescendre jusqu'à la Vltava qui traverse la ville, en passant par les petites ruelles de la rive ouest... À chaque coin de rue, et puis surtout sur les ponts qui mènent à la vieille ville, l'endroit est noyé par la foule. Partout, d'innombrables silhouettes et des groupes. C'est comme si toute la jeunesse européenne s'y était donné rendez-vous; la ville est devenue touristique à toute saison. Cela pouvait se comprendre! Cette ville est magnifique. Seule ou accompagnée, quelle différence, après tout! - L'essentiel, c'était que je m'y sentais bien heureuse, finalement, et que le sourire m'était revenu en explorant les rues de la vieille ville, autant que les échoppes modernes. Une distraction agréable. Et ce même si d'autres endroits me rappelaient ce que je ne pourrais de toute façon pas oublier... — Comme le vieux cimetière juif, si étroit et si rempli que les tombes se touchent, passent l'une sur l'autre, s'empiètent et que l'on les devine ainsi comme... une sorte de mille-feuille morbide... jusqu'aux tréfonds. La ville est remplie d'étudiants. Certains essayent de me parler en tchèque, mais l'on s'aperçoit vite qu'ils sont souvent allemands ou russes. — La nuit tombée, il y a toujours autant de monde dans les rues et dans les bars. Même lorsque l'on croise quelques Erasmus ayant bu, ou traverse un pont pour se rendre à l'un de ces concerts de rue — dont il y en a plusieurs par jour et partout dans la ville — l'on s'y sent en sécurité. La pénombre n'y est pas oppressante. Pourquoi se refuser de faire la fête, juste à cause d'une condamnation? — Mon hôtel n'est pas loin de certains de ces endroits branchés, juste à côté de la grande avenue Ječná... alors je préfère en profiter. — L'énergie est là, pendant quelques jours je veux danser. Je fais la connaissance de beaucoup de personnes. Certaines sont, comme moi, juste de passage dans cette ville, et profitent de son atmosphère festive — comme Léa, la globe-trotteuse belge, et Henri, l'étudiant français en art; ce dernier est venu avec son compagnon, Jonáš, lui aussi étudiant en art, mais lui qui est tchèque et connaît tous les recoins de Prague; et puis il y a aussi Véra, l'artiste russe, et encore Jakub et Alexandr, deux amis très sympathiques et venus de Berlin. Nous nous croisons et nous nous recroisons, allant aux mêmes endroits ensemble, pour danser, discuter et profiter de la vie. Il y a aussi une jeune femme qui me marque dès notre première rencontre — elle est très belle et dégage quelque chose de différent; le côté un peu ailleurs d'une artiste. Comme c'est quelque chose que nous partageons, et que très vite nous réalisions que ces coïncidences se multipliaient — le même âge, les mêmes intérêts, certaines façons de réagir ou de penser... — il était évident que nous deviendrons amies; moi et la blonde slovène: Yéléna. * Le petit appartement est plein de verdures. Étroit, mais soigneusement aménagé, comme un cocon plaisant. Quel contraste avec les rues d'ici — au sud de la ville, les rues et les bâtiments correspondent plus à l'idée que l'on pouvait se faire d'un délabrement post-soviétique. Sauf que plutôt que des immeubles résidentiels installés en une sorte de grille quadrillée, les rues restaient chaotiques, labyrinthiques. Au-dehors, les murs gris et couverts de graff; mais ici, une antre vivante, agréable, un refuge-lieu-de-vie entre plantes, meubles boisés et tapis orientaux. Yéléna habite là. Je sens instinctivement que nous avons beaucoup de choses à nous dire — à vrai-dire, depuis que je l'ai rencontrée. Elle a dû le sentir, elle aussi: c'est pourquoi elle m'a invitée. Et cette connexion; oui, c'est aussi pourquoi je suis venue. Nous avions communiqué pendant des dîners avec d'autres, nous avions communiqué par pas de danses — mais ça ne remplaçait pas ce besoin d'enfin se voir seules toutes les deux, dans un cadre plus calme. Son appartement est très bien décoré; tout a été placé avec goût, pour donner une certaine esthétique au lieu et le rendre moins étroit — mais invitant. Il est calme et rempli d'indices sur celle qui y habite: Là, sur une commode en bois, à côté d'un pot en céramique, décoré, contenant une sorte de plante succulente, je remarque une gemme — simplement déposée. Un cabochon; un œil-de-tigre. Plus loin, sur la petite table entre le côté du sofa et le tapis accroché au mur, j'en remarque une autre; une très jolie tourmaline. Taillée comme un rectangle, qui passe du vert d'un côté au violet de l'autre. Et puis ce sont quelques dessins accrochés sur les murs qui confirment l'impression: là, une gravure; là, un visage esquissé au fusain mais entouré de pétales de couleurs, à la pastel, comme pour représenter des auras. Enfin, un grand attrape-rêves, au-dessus du canapé-lit. — Tout indique que Yéléna est branchée new age. Le thé est excellent. Un simple thé vert, mais aux fragrances riches; un arôme floral et un parfum rappelant le jasmin et la sauge. Yéléna me demande si je veux qu'elle me fasse un tirage divinatoire. Étant donné mon absence relative de futur... pourquoi pas? Il ne coûte rien de rêver un peu. Elle éteint la lumière et allume une bougie. * Un instant de silence communicatif après que les cartes aient été tirées. Les deux premières avaient été intéressantes — même si je savais que, surtout dès lors que l'on a vécu beaucoup d'aventures, il était aisé de rattacher une idée ou un thème à l'un de ces fils, et donc de se convaincre que la carte nous avait vraiment correspondu plus qu'une autre — mais c'était surtout la troisième, celle qui représentait mon futur, qui m'avait marquée. Yéléna avait tiré les cartes d'un jeu de tarot assez proche des vieilles lames de Marseille, en ne gardant que les arcanes majeures. Par réflexe superstitieux, je m'attendais presque à tirer quelque chose comme la Mort ou la Maison-Dieu pour représenter mon absence de futur... ou alors le Diable de ma tumeur... mais ç'avait été tout autre chose: XXI — Le Monde. Quelque chose de plutôt positif. Certains disent que c'est la consécration; l'arrivée au faîte de sa vie. Le centre équilibré. À la fois le recul et le bonheur. — En tout cas, Yéléna l'interprétait comme ça. Elle me dit que ça prendrait peut-être dix ans s'il le fallait, mais que j'allais dans la bonne direction — que je conquerrai le Monde. Elle semblait tant y croire. J'observe son visage. Elle est très belle. Elle devrait être une actrice slave plutôt qu'une tireuse de cartes. Je n'ai pas envie de lui mentir, ni de lui faire du mal; alors je décide de lui parler de cette chose qui m'afflige. Lui partager le secret qu'elle ne savait pas. Pas avec des mots durs, riant de son tirage; mais avec des mots simples, lui confier ma peur de la mort, de cette mort qui s'approche chaque jour. — "Yéléna... J'ai une tumeur au cerveau. Je vais mourir dans quelques semaines... Je ne pense pas que je verrais ce Monde-là, dont tu me parles." Elle pose sa main sur ma tempe, puis me caresse les cheveux, sans un mot. Je crois qu'elle comprend ma peur. Son geste, doux, silencieux: c'est à la fois une agréable bienveillance, et à la fois comme si elle essayait de voir par le toucher cette masse rebelle qui me tourmentait dans le crâne. Un instant, j'ai l'impression que j'ai à nouveau une grande sœur. — Mon menton tremble. Est-ce donc là ce dont j'avais eu besoin pour m'ouvrir? Pour enfin libérer les vraies larmes quant à ce que je ressentais? - Accumulées depuis le rendez-vous... les horribles pensées de la mort. Je crois que les vannes vont s'ouvrir, et que je ne pourrai plus rien dire pendant une heure. Déjà, je sens quelque chose couler le long de mes joues. Et elle me dit quelque chose d'étrange. — "Mais je le sais déjà." Je la regarde, les yeux humides mais interrogateurs. Que voulait-elle dire? Je ne pensais pas qu'elle jouerait à la devineresse ré-ajustant ses réponses. Non; ça avait l'air sincère et presque nostalgique. — "Je l'ai perçu dès que je t'ai rencontrée. Le docteur n'est pas si fort que ça: c'est plutôt cinq mois. N'aie pas peur! Ne t'en fais pas! C'est juste une danse... Tu reviendras." — "..." — "Tu renaîtras homme, tu re-verras Prague, et nous nous re-croiserons brièvement. Tu auras du succès et tu verras ce Monde tôt ou tard." * Deux mois plus tard. Je n'avais toujours pas l'impression que quelque chose ait changé; pourtant, il paraît que ces types de cancer peuvent parfois affecter les processus cérébraux... Certains perdent l'équilibre; d'autres parlent soudain avec un autre vocabulaire et d'autres intonations; d'autres perdent la mémoire presque comme dans l'Alzheimer, ou alors des troubles émotionnels comme dans la maladie de Huntington. Peut-être comme pour apprivoiser le mal, j'avais, dès que j'étais rentrée, commencé à emprunter des ouvrages de neuroscience à la librairie municipale. En les lisant, je découvrais tout un monde passionnant: les expériences, les effets étranges de certaines blessures au cerveau, et puis les neurones, la myéline, les différentes parties de la complexe "boîte noire"... On en savait à la fois tant et si peu encore. — En attendant, je ne voyais pas même flou; je lisais et je comprenais sans peine. À l'opposé, une partie de moi-même ne voulait pas oublier ce que m'avait prédit Yéléna. Je ne croyais pas à la réincarnation ou à la métempsycose, mais j'avais commencé à me prêter au jeu des suppositions: si l'on meurt et si l'on revient, pourquoi ne s'en souvenait-on jamais? Certes, je savais qu'il y a ces séances d'hypnotisme où certains disent revenir si loin en arrière qu'ils commencent à revoir les fragments de vies antérieures; mais ça n'était jamais si convaincant que ça... La plupart du temps, ça pouvait être expliqué par des faux-souvenirs, et des projections, surtout lorsque l'hypnotisé dit revenir dix-mille ans en arrière. Il y avait aussi ces cas étonnants d'enfants qui, dans un premier temps, conservaient des souvenirs clairs et inexpliqués de ce qu'ils avaient fait avant; mais est-ce que ces cas avaient réellement été vérifiés ou vérifiables? Alors, par jeu ou défi, je m'étais demandée: comment le vérifier moi-même avec ma propre mort? Admettons que l'on oublie tout une fois le grand seuil passé... souvent l'on oublie presque tout une nouvelle fois au début de l'adolescence, de toute façon... Il faudrait trouver un moyen de m'adresser à la personne que je serais dans quinze ans. L'écriture. Je ne sais pas dans quel pays tu naîtras, je ne sais pas quelle langue tu parleras. Si réellement l'univers a ces synchronicités, je me borne donc à la confiance de savoir que tu liras les lignes que j'écris, tôt ou tard. À défaut de preuves, ce que je peux encore faire, ce que je peux te donner, ce sera des récits de ta dernière vie. Les découvriras-tu avec une sensation de déjà-vu? Te remémoreront-ils quelque souvenir nuageux? Auras-tu croisé ces personnes qui me connaissaient, qui seront maintenant âgées? Ou alors... est-ce que ce sera déjà des échos éloignés, et un peu sourds... À défaut; s'il te plaît — aie quelque pensée envers cette jeune femme condamnée à mourir. — Dis-toi que Moi, je pense à Toi.
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Au fronton de l'abîme où ma raison chancelle, J'aurais dû en mourir, outragée de détresse; J'aurais dû y plonger, y noyer maladresses, Les espoirs, et regrets; mensonges que j'y décèle. Et pourtant une main, une invisible plume, M'arrêtait; me disait: aigre-doux le réveil! — Engloutie dans le fond d'un puits noir de sommeil. — Qui était l'inconnu, qui ôtait l'amertume? — Qui était le veilleur qui voulait que je vive? Était-ce cette ombre, la compagne anthume Caressant doucement la barrière de brume? — Réveille-toi et aime! Me disait l'affective.
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Tout vient à point à qui cesse d'attendre
Criterium a commenté un(e) billet du blog de Kégéruniku 8 dans La preuve par 8
Le poème d'antan qui remotivera ceux qui ont été terrassés par le confinement... Alors il revient à point, on ne peut plus attendre. -
"Tombe ou non dans mon piège" Fait le bouchon de liège, Sautillant dans la pièce Moqueur à mon adresse. Que la bouteille est pleine! Que le désir me peine! C'est aux plus forts alcools Que l'on confie paroles, Silences, espoirs et maux. Quand je bois au goulot, C'est moi que l'on aspire, C'est mon âme qui expire; Et l'éthanol-démon, Éternel trublion, Rit de ce sortilège... "Tu es tombée au piège"...
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Ça marche! - Les "services" vont te contacter... Ça nous fait un fantasme en commun! Peut-être devraient-ils engager deux éclaireurs de plus.
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Tard dans la nuit. Tout le monde dort. Ou presque: moi, je regardais les étoiles. Depuis la petite chambre mansardée dans ce bâtiment du gîte, j'avais vue chaque soir non seulement sur le beau ciel de la campagne, mais également sur toutes les allées et venues du domaine. Alors, lorsque l'insomnie guettait, je m'installais là, de longues heures à rêvasser; comme une jeune fille enfermée dans sa tour, j'observais le reste du monde en m'imaginant histoires et aventures. Mon chat s'était déjà installé sur mon lit, à côté de l'oreiller; de temps en temps je l'entendais ronfler. Lui n'avait pas de problèmes d'insomnie... Câlin, l'animal s'installait avec moi dans la chambre chaque soir, et filait à l'anglaise au matin. Parfois, il se prélassait et faisait sa toilette en me jetant régulièrement un coup d'œil, vérifiant que je sois toujours là, à écrire au bureau ou à observer les nuits. Il tenait à partager ces moments nocturnes avec moi. Une dizaine de personnes habitait dans le gîte. Plusieurs bâtisses entourent une place pavée, et ma fenêtre est disposée de telle manière à ce que je puisse tout voir de ce "centre" qui réunissait les différentes habitations. Là, au fond: les époux Rebrousse, les intendants du domaine. Dans la maison rénovée pour avoir l'air d'un manoir: mon oncle le Professeur Lewy, le maître des lieux. Et, répartis sur plusieurs bâtiments selon les affinités, sa grande famille dysfonctionnelle. Les enfants du premier mariage; les enfants du second mariage ainsi que leur mère, qui restait au domaine mais faisait chambre à part. Évidemment: puisqu'il y avait aussi Claire, la maîtresse. Tout le monde le savait et personne n'en parlait à voix haute. Sans dire qu'elle n'avait que deux ans de plus que moi... Il y avait mes autres cousins: la famille Cariveaux, avec ma tante (la sœur du professeur) et son mari taciturne. Moi, je vivais un peu à part. Fille unique, toujours dans la lune, et plutôt solitaire... Maintenant résolument seule: mes parents étaient morts dans un accident de voiture, il y a longtemps déjà. Alors chaque été, mon oncle me laissait venir ici, avant de retourner à la ville et à l'internat, puis à la résidence universitaire. On s'occupait de moi, mais en gardant ses distances. Car ici, tout le monde manœuvre. — À force de les observer la nuit venue, je les connaissais, leurs secrets! Le cousin Marc qui fricotait avec sa propre cousine Hélène. La maîtresse qui, insatiable, invitait parfois le mari Rebrousse dans ses appartements. Le professeur lui-même qui s'occupait personnellement de certains visiteurs, généralement de la gent féminine... L'un des bâtiments proposait le logis et le couvert pour les voyageurs. C'était une sorte d'auberge-restaurant. Alors, régulièrement, nous avions des invités, souvent intéressants — des familles venant visiter la région, des journalistes venus prendre des images, des scientifiques se regroupant pour une petite conférence, et puis ces maîtresses venues de Paris, rencontrées on ne sait comment. Ma tante elle-même y retrouvait régulièrement un ami journaliste, de dix ans plus jeune qu'elle. Je les avais surpris s'embrasser un soir, au coin du feu. Elle avait fait un bond en réalisant que quelqu'un les avait vus. Je n'avais rien dit; et elle n'en avait jamais parlé. La fois suivante, quand l'ami revint, elle m'avait juste lancé un regard — celui de deux femmes qui savent toutes les deux, et ne diront rien. Toute notre famille était fondée sur ces secrets et ces tours de cache-cache; alors... un de plus... Depuis quelques jours, j'avais remarqué un nouveau-venu qui cachait lui aussi quelque chose. Il était grand et brun; l'air aventurier, qui avait beaucoup voyagé, et parlait avec tout le monde avec aisance et simplement. À sa carrure sportive et une légère cicatrice sur l'avant-bras, on devinait qu'il avait vécu des histoires intéressantes, mais que je ne pus pas découvrir. Même son métier semblait être factice: quelque chose dans l'entreprise, avec trop de termes anglais qui en dissimulaient la véritable fonction plutôt que de l'expliciter. Pendant la journée, il partait explorer la région — "prendre des mesures", disait-il — dans les champs, les bois et les collines. D'autres fois, il restait enfermé dans la pièce qu'il louait. Nous ne nous étions que brièvement croisés. Il s'était présenté: John. Plutôt qu'un mot, c'était plus son sourire que j'avais remarqué. Mais, la nuit tombée, j'avais rapidement remarqué tout autre chose: parfois, il quittait son bâtiment, très tard; il se dirigeait à pas de loups vers un autre, dans lequel aucune fenêtre ne s'allumait. Il y cachait quelque chose. — Et cette nuit encore, baissant soudainement le regard des étoiles vers la cour après avoir deviné une sorte de jeu d'ombre, je vis sa silhouette, qui se déplaçait en douce. À nouveau, aucune lumière n'apparut aux fenêtres de l'autre bâtisse; il y allait quelque part, mais gardant le noir complet... Cela fait trois fois que je remarque la danse étrange de cet autre insomniaque. Mais cette fois... j'en aurai le cœur net. Cette fois, j'étais décidée à en savoir un peu plus sur l'aventurier trop discret. Pieds nus, je peux me déplacer dans le silence le plus total. En traversant la cour comme une ombre, je riais intérieurement en me disant: si quelqu'un m'observe, ce sera à mon tour d'acquérir un secret — le soupçon d'un rendez-vous nocturne... Cela faisait longtemps... Peut-être qu'à l'époque, quelqu'un avait-il déjà surpris ma seule autre cachoterie, confié aux murs du gîte: ma première fois, il y a longtemps, avec un visiteur de passage. — Mais là ce n'était pas ce que j'étais venue chercher. Je voulais juste savoir ce que faisait John chaque nuit dans la cave à vins des Rebrousse. La porte est restée ouverte. Si ça n'avait pas été le cas, je savais crocheter la petite porte de derrière, de toute façon. Mes pas, sur la pointe des pieds, sont insonores. Sans allumer aucune lumière, je me dirige prestement vers la porte boisée de la cave à vins. Celle-là est restée entrebâillée; on devine en bas la lumière très faible d'une ampoule. Je ne peux pas descendre; avec l'angle mort, il pourrait me voir. — Alors, accroupie sur la troisième marche, je baisse petit à petit mon corps, pour passer juste le côté de la tête sous le niveau du plafond — et voir l'état des lieux. J'entends des murmures. — Allais-je le voir en compagnie de l'une des cousines? — Allais-le voir siphonner la réserve de grands crus? J'aurais bien imaginé les deux scénarios; mais un pressentiment m'avait déjà chuchoté qu'il se cacherait derrière ce manège quelque chose d'autre, quelque chose de mystérieux et d'intéressant. Alors j'eus un frisson intérieur en y découvrant la confirmation. L'homme était seul; il s'était accroupi dans un coin de la cave, près de l'ampoule la plus faiblarde. Avec l'angle, son ombre était projetée, géante, contre le mur du fond, tapissé de bouteilles poussiéreuses. Il avait ouvert une valise devant lui, qui ne contenait pas des documents mais une sorte de machine électronique qui ressemblait à la fois à un ordinateur et à un poste-radio. Sur le côté, une antenne dépliée confirmait l'impression. Un bout de papier griffonné en main, il articulait à voix basse dans une sorte de microphone une suite de monosyllabes... des chiffres. — "Cinq. Trois. Deux. Cinq. Un. Sept..." Il s'interrompit. — Je sentais qu'il fallait me tenir prête à filer. Mais il ne rangea pas encore son matérial; non... il attendait quelque chose. Et alors, une autre voix, grésillante, venant de quelque coin reculé du monde jusqu'à être captée par la mallette à la nuit tombée, commença une réponse... Et ainsi... Une autre succession de chiffres. — "Un. Trois. Trois. Huit. Deux. Cinq..." — À chaque articulation, John notait avec soin le nouveau chiffre. Il les ramènerait à sa chambre; il décoderait le message. — À rester immobile pendant si longtemps, j'avais l'impression d'entendre le moindre son de mes os, dès que mon corps faisait un micro-mouvement. C'était le temps de filer à l'anglaise à mon tour. Je me redressais sans un bruit, m'éloignait dans le noir. Traversant la cour à peine éclairée par la lune. Me faufilant à nouveau dans l'escalier en spirale. Montant tous les étages en silence. Et, finalement, poussant la porte entre-ouverte où j'avais laissé une lumière tamisée en veilleuse, qui après toute cette obscurité me semblait si claire... Retrouvant mon domaine. — Sur mon lit, mon chat roulé en boule me jette un regard complice. Il garderait nos secrets.
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Certaines voix révèlent tout. C'est quelque chose dont l'on se rend compte parfois facilement, lorsque par exemple la voix tremble ou chevrote, ou au contraire lorsque puissante, elle emporte avec elle l'énergie de mots passionnés; puisqu'évidemment la voix se fait alors le vaisseau des émotions... Plus difficile de le percevoir lorsqu'elle reste neutre, voire monotone. Chez certaines personnes, ce sont ainsi les élans qui se révèlent plus que la voix elle-même. Chez d'autres on décèle un caractère à partir d'une intonation dure ou douce... Mais là, ce n'est pas juste ça. Il y avait quelque chose en plus. Les modulations n'étaient qu'en-deçà... Plutôt, c'est la voix elle-même qui révèle tout. Plus rare; plus difficile à expliquer... Plus qu'une émotion passagère, plus qu'un trait de caractère: la sensation d'avoir directement vu un fragment de l'âme de l'autre. — Et alors, puisque c'est bien illusoire, impossible; l'on a la tentation de vérifier tout autour de soi, si cela tient véritablement à cette personne, si d'autres ont pu percevoir le même phénomène; ou si... c'est simplement une étincelle: un moment qui n'avait existé qu'un seul instant privilégié; un lien spécial de quelques minutes — une rencontre entre soi et cet autre. — Tout cela, c'était ce qui m'avait traversé l'esprit, en à peine une seconde, en entendant la voix de l'homme qui s'adressait à moi après que nous ayons été finalement présentés. Ç'avait été rapide, immédiat; mais j'en avais presque oublié où j'étais. — Tant m'avait frappé sa voix, inexplicablement... Le brouhaha des autres discussions, les verres qui tintent, le ton plus détendu de chacun et chacune... Oui, ça y est, ça me revenait... c'était le dernier jour d'une conférence. — "Mais vous-même, que faites-vous ces temps-ci? Vous ne travaillez plus à ***?" Question innocente et simple — mais tout en façonnant la réponse, je ne pensais encore qu'au moment qui venait de s'écouler. Ce lien. Ce bref instant où seul le son d'une voix me révélait qui était vraiment cet interlocuteur. Parce que ce n'était pas un coup de foudre, bien que l'expression revêtait soudain un sens plus profond, et plus réel; c'était plutôt le contraire. En cet instant, j'avais décelé en l'autre une étincelle de noirceur, une flamme sombre et secrète. Il y avait un pouvoir caché dans cet individu, et ce pouvoir était mauvais. — Je lui répondais, mais pendant que je le faisais je ne pouvais pas oublier d'avoir vu en lui par cette porte entrebâillée — et d'avoir vu ça. Quelques autres personnes nous rejoignirent. La discussion s'élargit. L'on me demande depuis combien de temps je suis rentré en France; je réponds, je laisse d'autres conversations débuter — se dérouler — pour retrouver un instant silencieux. Ici, tout le monde se connaît au moins de vue, et chacun est habitué à prendre la parole à tour de rôle, assez poliment; le cercle est donc propice aux observations. Alors je parle peu; j'écoute l'homme adresser quelques paroles aux autres, et je tente d'y retrouver le phénomène, et de comprendre ce qui dans sa voix m'a fait cet effet si profond et si immédiat. L'impression s'est amenuisée; la porte s'est refermée. Il ne subsiste que cette tache — cette certitude d'avoir entre-aperçu quelque chose de mauvais. Peut-être est-ce là ce que certains appellent le sixième sens; ou l'intuition. Plus tard dans la soirée, je n'y pense plus. Le dernier jour d'une conférence se termine toujours par cette sorte de chaos organisé. Après les discussions autour d'un café ou d'un apéritif, venait l'heure d'un banquet, dans une grande salle; juste avant le dessert, la remise des prix non-officielle, où petit à petit l'on entendait le brouhaha devenir plus fort, puis de grands applaudissements, et les voix de quelques-uns qui avaient changé (l'alcool aidant) — les allées et les venues de ceux qui devaient repartir tôt, pour prendre l'avion ou le train; ceux-là avaient amené leurs bagages et déjà réglé l'hôtel. Le café s'éternisait, les convives changeaient de place et allaient de groupe en groupe. Bientôt le fond sonore fit place à un rythme plus moderne. Cette fois les percussions étaient de meilleur goût; de la musique portoricaine... Je ne sais pas qui avait fait la sélection sonore, mais elle eut l'effet escompté: peu de temps après, tout le monde dansait. * Il doit être quelque chose comme 4 heures du matin. L'heure où bien que l'on ait eu l'impression que la nuit entière fût déjà passée, il faisait encore nuit noire — aucun rayon de soleil matinal ne se laisse deviner. L'esprit encore fatigué confond certaines scènes du passé proche. Danses, rires, rencontres. Je suis assis sur le rebord d'un lit dans une chambre d'hôtel qui n'est pas la mienne, mais celle de la jeune femme se tenant à mes côtés. Nous discutons avec lenteur — nos voix s'étaient cassées, à force d'avoir dû communiquer par cris, en bas, lorsque la musique faisait rage. La fatigue contribue elle aussi; c'est donc une discussion qui alterne avec les silences. Mais ce n'est pas déplaisant; lorsque nous ne savons plus quoi dire, nous nous faisons un sourire. Sa jambe touche la mienne. Et, parfois, un mot d'humour, ou juste le son amusant d'une de nos voix se cassant au milieu de la prononciation d'un mot, nous surprend et nous fait rire — et alors, nous nous prenons presque dans les bras. C'est l'instant de l'équilibriste; prolonger l'instant; le moment où par jeu chacun préfère attendre le premier pas venant de la part de l'autre. C'est comme cela que je fis la connaissance d'Ana. Elle avait les cheveux mi-courts, très bruns; et comme elle était à la fois de petite taille et fine, ses grandes lunettes lui donnaient aussitôt l'air d'une scientifique. Ce qu'elle était: qui plus est, une scientifique accomplie — la belle chercheuse franco-brésilienne venait de publier un article qui avait fait beaucoup de bruit dans certains milieux. Je l'avais rencontrée, cinq jours plus tôt, puis croisée tous les jours; et enfin, il y a deux jours, je l'avais entendue parler de ces résultats extrêmement intéressants, qu'elle était venu présenter ici — et avec brio. Nous en avions beaucoup parlé dès que nous le pûmes autour d'un nouveau café. Le courant était tout de suite passé. Nous étions aussitôt devenus inséparables, et avions parcouru nos cercles respectifs. Avec un enthousiasme communicatif, elle m'avait expliqué les directions inattendues de ses recherches. Certaines, et sans doute les plus intéressantes, ne pouvaient pas encore être explorées — il faudrait devenir indépendante pour cela. Or, pour le moment, il y avait encore un obstacle — le directeur de thèse. Évidemment. De nos jours tout dépend encore des demandes de fonds, et de ce qu'elles impliquent: toujours, de longues délibérations de ces comités qui voulaient lire un rapport sur tout et pour tout. C'était là le domaine qu'il gardait encore jalousement. — Je ne connaissais pas le directeur: Marcus K**. Alors elle m'avait montré une photo... et là, j'avais eu un mouvement de recul instinctif — car Marcus K**, je le reconnus: c'était cet homme à la voix mauvaise. — "Tu le connais? Pourquoi as-tu fait cette tête?" Comment expliquer cela? Je ne pouvais quand même pas dire à quelqu'un, et de plus: que je ne connaissais pas depuis longtemps — que j'avais bien rencontré son directeur de thèse, et que dans un flash j'avais entre-aperçu un recoin caché de son âme — et que s'y cachait une immense noirceur! - Ou alors, ce serait perçu comme une blague exagérée. Cela passerait, sûrement; mais je ne voulais pas en parler sur le ton de la plaisanterie. Cela nierait l'expérience qui avait été bien trop réelle. — "Je ne sais pas comment le dire... Je l'ai rencontré, oui. Il m'a fait une très mauvaise impression, et je ne saurais même pas dire exactement pourquoi", décidai-je de répondre: simple et honnête, advienne que pourra. — "Il crispe certaines personnes..." (Était-ce une confirmation que l'intuition avait été fondée, car d'autres avaient eux aussi pu percevoir de lui quelque chose de similaire?) "...mais dans notre milieu, ça arrive tout le temps, étant donné à quel point certains ont l'esprit compétitif." Je décidai de tenter d'expliquer la sensation fugace — tout en ne sachant pas vraiment mettre les mots dessus. Alors nous avions commencé à parler un peu d'intuition. Après tout, c'était un domaine de recherche désormais très actif en neurosciences... Elle avait le mot d'esprit de Bernstein en tête: "L'intuition c'est l'intelligence qui a commis un excès de vitesse". C'était certainement assez vrai; le subconscient avait bien dû suivre les méandres d'un raisonnement, trop vite pour que l'on puisse en suivre les idées, et au mieux on ne pourrait que les remonter, petit à petit et avec effort. L'être humain est constamment à l'affût de milliers de signaux subtils sur la gestuelle, les expressions, les mimiques et les intonations d'autrui — et toute cette analyse procédait de manière inconsciente, automatique. Alors il était normal de développer parfois une réaction instinctive — un inexplicable dégoût, ou alors une inexplicable attirance. La symétrie était étonnante: il y avait eu cette sensation si négative avec l'homme — et en parallèle, l'exact contraire, l'attirance immédiate et réciproque avec Ana. * Un mois plus tard, nous emménagions ensemble à Londres. Les choses s'étaient faites si simplement — et rapidement. La présentation qu'elle avait donné avait eu lieu exactement au bon moment: elle avait passé sa thèse dès la semaine d'après, et aussitôt acquis son indépendance — avec l'aide de certains contacts qui avaient été très impressionnés durant la conférence. Comme pour confirmer que le hasard conspirait pour nous, je trouvai en même temps une opportunité à Londres, indépendamment — quelque chose de trop intéressant pour attendre. Devais-je repartir si tôt? - Ne sachant pas encore qu'elle y irait, j'avais eu au début l'air nostalgique et le cœur brisé... — et, au contraire, en s'apercevant que le destin nous déplaçait tous les deux, ensemble: nous nous sentions plus liés que jamais. — Dès lors tout avait été évident et facile. Ainsi, nous emménagions déjà dans un petit appartement, ensemble. Juste le temps d'aller visiter la grande enseigne suédoise — de disposer nos meubles, d'y ajouter quelques plantes pour avoir l'impression que l'air se rafraîchissait dans cet espace verdi... — et alors ce fut déjà la grande agitation de la vie: chacun avait de longues heures en semaine. Une nouvelle étape de vie. La vie à deux. — Nous développions une routine plaisante pour toujours se retrouver ensemble autant que possible une fois venu le week-end, et s'échapper de temps en temps un soir de la semaine pour découvrir un nouveau restaurant et profiter d'un dîner romantique en tête-à-tête. Nos cercles s'entre-croisaient, nous étions devenus une sorte de couple-modèle que l'on invitait à deux. C'était décidément une nouvelle période — une nouvelle vie. Un soir où je rentrais plus tard que d'habitude — le dernier jour d'un projet qui, une fois fini, devait être célébré par un dernier verre même s'il faisait nuit... — je remarquai quelque chose m'ayant échappé jusqu'alors. Sans doute était-ce l'angle particulier de la lumière dans la rue, depuis que les néons du restaurant le plus proche avaient changé de couleur... Il suffit souvent de changer un angle et une teinte pour que tout paraisse différent, me dis-je. Sous le nouvel angle, j'avais l'impression que le mur à l'ouest de notre immeuble était plus éloigné, de l'extérieur, que l'espace qu'il laissait à l'intérieur. C'était très peu — un mètre peut-être — juste assez pour passer inaperçu, jusqu'au jour où, légèrement grisé, l'esprit se fixe sur ces détails anodins. Cette nuit-là, je fis d'étranges rêves. Londres regorge elle aussi de passages secrets. Tous les bâtiments officiels sont reliés à de multiples points de chute par de vieilles galeries que l'on redécouvre au fur et à mesure. Avec Ana, nous avions même dîné un soir dans un bar installé dans les catacombes, pas loin de Buckingham, juste à côté de Trafalgar Square. Alors je me revoyais en rêve dans cet espace, mais désormais seul dans la ville; en passant en surface, en longeant les ruelles puis les avenues, c'était toujours le même constant: seul, comme si toute la population de la ville avait disparu. Ou alors, comme s'ils s'étaient tous cachés dans un espace que je n'avais pas encore découvert. — L'impression du rêve avait été suffisamment étrange et dérangeante pour que je m'en souvienne le lendemain — et, avec lui, revenait donc tout autant les observations de la veille sur les proportions anormales du mur du bâtiment. Nous étions samedi. Pourquoi ne pas utiliser les longues heures matinales pour y jeter un coup d'œil? J'en parlai à Ana et nous décidâmes de tenter l'aventure. Nous vérifiâmes tout d'abord l'alignement des murs avec une boussole, et en s'orientant par rapport aux rues que l'on voyait depuis les fenêtres: il était aisé de déterminer que si espace secret il y avait, celui-ci serait dans le mur au fond du salon. Pourtant, aucune trace, ni ici ni sur la façade. Peut-être derrière les meubles, ou derrière une couche de peinture? S'il y avait une fausse cloison, ce serait plus difficile... l'on avait sondé le mur et le son n'avait pas paru particulièrement suspect. Il fallut déplacer une lourde armoire pour finalement deviner le tracé rectangulaire sur le mur: une ancienne porte, très basse, de la taille d'une trappe. Les gonds étaient tellement anciens qu'elle fut très difficile à ouvrir — et avec un grincement plaintif, qui se combinait avec les craquements de la peinture qui tombait en s'écaillant tout autour des interstices. Derrière: un espace étroit, poussiéreux et tissé de toiles d'araignées. Je m'y faufilai à quatre pattes, afin de voir si le passage menait quelque part. C'était simplement une sorte d'escalier, bas de plafond, très étroit et taillé dans la pierre, qui descendait jusqu'au-dessous du sol. Ça avait l'air d'avoir été un ancien accès vers la cave. Pourtant, j'étais à peu près sûr que celle-ci était situé à l'autre extrémité du bâtiment, et pas sous le mur oriental. Une seconde cave? Ana me passa ma lampe-torche et nous décidions d'en avoir le cœur-net, d'aller jusqu'au bout du petit mystère soudain révélé. En bas des marches, une petite pièce carrée. Les murs sont en pierres apparentes, comme dans une cave campagnarde. Le sol semble avoir été taillé à même une forte roche. Aucune fenêtre; mais dans l'air de la pièce flotte une humidité à l'odeur désagréable. Les pierres semblent suinter. Lorsqu'il pleut — ce qui arrive si souvent dans la région — l'humidité souterraine doit s'accumuler ici. C'était peut-être même la raison d'être de la pièce: un réservoir pour concentrer les eaux de pluie et éviter une inondation? - Le système du métro londonien — le tube — regorge de ces passages pour la même raison. Pourtant, au milieu de la pièce, une petite table en bois qui n'était qu'à peine vermoulue. Et, posé dessus, un carnet à l'aspect récent, moderne, et dont les pages n'avaient qu'à peine absorbé l'humidité ambiante. Bien au milieu de la surface, comme pour lui donner un air de pupitre. C'est quelque chose qui a été laissé délibérément, et récemment. Est-ce l'ancien propriétaire qui y glissa une sorte de clin d'œil, une chasse au trésor pour l'éventuel aventurier qui trouverait la pièce après lui? — Est-ce un carnet oublié par l'agence, avant de repeindre par-dessus la trappe? — Difficile de le dire. Le livre contient peut-être la solution. Ana me rejoignit dans la pièce. L'humidité et la fragrance de moisissure lui rendait le lieu clairement désagréable. Je vis bien qu'elle aussi fut fort étonnée en apercevant le carnet déposé si ouvertement à l'exact milieu de la table passée de date. Alors c'est ensemble que nous nous décidâmes à l'ouvrir. Des formes géométriques. Des pentacles, des ennéagrammes, des heptagones...; des lettres tracées hâtivement aux arêtes et dans des alphabets inconnus. C'est l'œuvre d'un fou qui se rêvait magicien. Chaque symbole est différent, paraît improvisé d'une nouvelle manière; une sorte de livre des Ombres moderne, dans lequel un sorcier du XXIe a expérimenté avec les formes. Sans doute cherchait-il le sceau qui lui correspondrait le plus, et avait donc ainsi, patiemment, tenté un nouvel essai à chaque page. Il y en avait à peu près une centaine. Sauf à la dernière page. Car sur la dernière page, il n'y avait qu'une photo et deux dates. Nous tremblions, sans échanger un mot. L'atmosphère de la pièce était devenue étouffante. La photo: celle de Markus K**. Les dates: 1968-2016. Et pourtant, nous étions en 2022, et il vivait. Impossible — juste la farce d'un collègue de mèche avec l'agence qui avait géré l'appartement. Avec tout de même, en filigrane... la possibilité... qu'il eût vraiment été remplacé par quelque chose. Quelque chose de mauvais. Quelque chose qui nous tournait autour.
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Un véritable cauchemar. La pièce était immense. Or, non seulement chacun des quatre murs était couvert d'étagères, celles-ci remplies de livres d'un bout à l'autre, et ce à hauteur de deux étages — plusieurs échelles en bois avaient été affixées pour accéder aux parties supérieures, sans compter l'étroite mezzanine — mais également même l'espace au milieu de la pièce avait été utilisé: une dizaine de grands meubles, tous de très hautes bibliothèques, qui avaient permis d'entasser là au moins encore quatre fois plus d'ouvrages. D'en haut, on voyait que ce n'était qu'une pièce; mais d'en bas, celle-là ressemblait plutôt à une succession de couloirs livresques. La plupart des reliures ne portaient aucune marque, aucune indication; souvent c'étaient les mêmes modèles — des cahiers à la reliure en simili-cuir, d'environ 200 pages chacun. Car ce qui était regroupé là, c'était une littérature bien particulière, aux auteurs oubliés: il s'agissait des journaux intimes de centaines de personnes. — Et le cauchemar, c'était que nous allions devoir les vérifier un par un — sur des milliers et des milliers de tomes. Je pris un volume au hasard: il est rempli d'une écriture tassée, cryptique, difficile à lire; au fur et à mesure des pages, la seule différence immédiatement visible était que le stylo-bille noir avait perdu de l'encre et écrivait de manière de moins en moins contrastée. Ce tome-là n'est ni daté, ni signé; il aurait fallu le déchiffrer en entier pour en savoir plus sur l'auteur à la calligraphie maladive. — Un autre volume: une belle écriture féminine, à la plume. Celui-ci est daté: 2018-2021. Il n'est pas signé. — Un autre: une écriture encore plus petite, en pattes de mouche, quasiment incompréhensible et qui semblait avoir abrégé les mots usuels et courts en un ou deux traits comme dans une sorte de système moderne de notes tironiennes. Là, "comme" était devenu un "c" dont la partie inférieure était allongée sur la droite; "tel" et "tant" ne laissaient deviner que leur "t"; "jusqu'à" devenait "j~~", et ainsi de suite — et, cerise sur le gâteau, tous les prénoms avaient été codés par une lettre arabe... Je reposai le tome. Ça allait être encore plus difficile que ce que j'avais cru en entrant dans la salle. La tâche allait s'avérer monumentale, cyclopéenne. — Je jetai un coup d'œil à mes deux collègues. Aucune parole n'eut à être échangée: leur visage laissait lire — comme un livre ouvert — un mélange d'étonnement, de paralysie, de désespoir, et de résolution. Comment les motiver? Moi aussi, je me demandais si nous ne ferions pas mieux d'abandonner sans même commencer... Et en même temps... cela me rappelait une histoire orientale, que j'avais entendu il y a bien longtemps, sans y prêter tant d'attention: c'était l'histoire d'un idiot dans le désert, et qui avait soif. Après avoir marché des heures, il se trouva soudain devant une rivière: sauvé! Mais au lieu d'y boire, il s'était contenté de rester figé sur le rivage, et de regarder fixement le cours d'eau, se disant parfois à lui-même: "Non." — Des marchands, qui passaient par l'oasis, le virent et lui demandèrent: "Mais pourquoi ne bois-tu pas?" - Et l'idiot de répondre: "Non... Je ne pourrais pas boire la rivière en entier. Alors ça ne sert à rien que j'y mette les lèvres." - Les marchands rirent de lui. J'imaginais que l'un d'entre eux avait même dû finir par le jeter à l'eau pour voir si cela le guérirait de sa stupeur. — "Bon...", commençai-je. Les mots ne me vinrent pas tout de suite. À l'intonation pourtant, je sentais que c'était là, juste à cet instant, que le moment était venu: que l'énergie pourrait revenir juste en une phrase, et que le doute, devenu inutile, pourrait être remplacé par un minutieux travail de fourmi. — Cette déclaration — ce moment — cette énergie: c'était à moi qu'il était advenu de sonner le gong qui annoncerait la ligne de départ. Le pourquoi — le comment. — "Bon:" — repris-je — "Nous sommes dans la salle des archives de T**. Ici sont stockés tous les journaux intimes des hommes et femmes ayant fait partie de nos "services" — ainsi que ceux de leurs connaissances au premier degré. Vous savez tous quelle est notre mission. Nous devons retrouver deux choses: - les carnets du Général T., et - toute allusion au Général T. dans le journal intime des personnes et collègues qui lui furent proches. Nous avons une liste, incomplète, de ceux-là. Ici. — 100% d'allocation de notre temps à cette tâche: c'est une mission prioritaire. 7 heures - 22 heures tous les jours. Jean nous apportera les repas dans la pièce d'à côté. On dort en haut, les chambres sont prêtes." — "Comment proposez-vous que l'on s'y prenne?" — "On va procéder par étapes... Il va falloir faire un début d'inventaire. Chaque personne ayant rédigé un journal aura un numéro de code, au cas où on ne retrouve pas son nom. On va établir un système pour pouvoir savoir exactement sur quelle étagère, de quelle bibliothèque, et dans quel volume, retrouver chaque livre de chaque personne; comme cela on pourra toujours y revenir facilement. Chaque jour, pendant quelques heures, l'un d'entre nous ne va s'occuper que de l'inventaire, en ne parcourant le journal qu'en diagonale. Marc — comme tu t'y connais bien en bases de données, tu pourrais faire ça, si ça te va. Parfait. Évidemment si on y trouve par hasard une mention de l'un des individus d'intérêt, alors: petite pastille autocollante sur la reliure. Rouge si le Général T. est mentionné, orange si c'est l'un de ses contacts qui l'est. L'inventaire va se faire systématiquement de gauche à droite. La deuxième personne va reprendre tous les journaux inventoriés et les lire en vitesse. Comme cela prendra plus de temps que l'inventaire, la première personne y contribuera aussi pendant les heures non dédiées au classement. Finalement — la troisième personne jouera le rôle d'éclaireur: lecture de journaux au hasard, partout dans la pièce. Petite pastille bleue pour suivre ceux qui ont été compulsés. Comme il n'y a pas de raison que les journaux qui nous intéressent soient situés là où l'on débute l'inventaire, mais pourraient se trouver n'importe où, ça nous permettra peut-être d'identifier une 'zone' où seraient rangés les journaux de l'une des cibles. Dès que l'on commencer à identifier des journaux d'intérêt, une personne deviendra préposée à les étudier alors en détail, page par page. Il y a plusieurs types d'informations stratégiques que nous aurons à y chercher — on en reparle dès que l'on trouve le premier livre réellement intéressant." Les consignes avaient été données — un début de méthode s'était dessiné. Il ne restait plus qu'une dernière phrase pour que revienne toute l'énergie nécessaire afin de s'y lancer. — "Café illimité. Bon courage, les gars..."
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Les papiers s'accumulent, dans la grande corbeille; C'est qu'à chaque phrase les mots se dépareillent, Et tant les maux s'éveillent — les souvenirs affleurent; Un passé aigre-doux qui revient et effleure Son cerveau embrumé qui voulait oublier — Alors la Nuit viendra à nouveau la sauver : Heures sans rêves, seule, sans démon sur le seuil; Car demain; oui, demain; elle pourra faire le deuil. (Un poème-écho hybride! )
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Magnifique et cru — à se dire que si le confinement se prolonge, l'on va nous voler le Maître et en faire un influenceur instagram chef d'entreprise à force de se régler sa vie... Du coup il y aura toujours Dubaï pour le prochain voyage. Ça se lit tout aussi bien pour le reconfinement que pour le confinement!
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Le retour en force du Maître ! (et de ses mots et de son mètre...) J'ai beaucoup aimé, et c'est plein de rythme et de jeux sonores.
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On m'avait dit: — "Vous devez absolument le rencontrer. Vous avez quelque chose en commun." Lui, c'était l'homme que jusqu'alors je connaissais sous le pseudonyme de "Prometheus". — Jamais vu en public, il étendait ses réseaux en secret, jouant aux ombres, manipulant à distance de grandes quantités d'hommes et d'argent. Je ne l'avais jamais aperçu — moi non plus, comme tant d'autres. Quelle fut donc ma surprise ce jour-là en réalisant que l'anonyme était à la fois si inconnu et si proéminent — car dès que je le vis je le reconnus — et comment donc! — c'était le troisième frère Bogdanoff. Tard le soir. J'étais dans l'un de ces corridors souterrains, aux murs couverts de livres et de caisses poussiéreuses, que l'on trouve sous tous les grands musées du monde. Les "archives" — un véritable dédale. La plupart des gens n'imaginent pas le nombre de pièces que possèdent réellement ces établissements. Les expositions permanentes n'en montrent qu'une infime partie; la moitié étant d'ailleurs des moulages modernes, pour garder l'original à l'abri. Là, en bas, dans chacun de ces cartons se trouvaient des morceaux de tablettes babyloniennes, des papyri qui n'intéressaient que les spécialistes du démotique, des fragments de poterie qui n'avaient rien de particulier ou de fascinant et restaient donc dans leur boîte, et tant d'autres artefacts... Les étagères s'étendaient sur des kilomètres — si l'on eût mis chaque corridor bout à bout. Quelques couloirs étaient high-tech, mais la plupart ressemblaient plutôt à celui-ci: boisé, étroit, et rempli de livres et de cartons soigneusement étiquetés. Quelques néons trop blancs, et quelques ampoules trop faibles pour toute lumière. Il n'y a plus de fenêtres une fois sous terre, dans le labyrinthe. Par endroits ils se connectaient à des galeries discrètement rénovées et qui faisaient partie de l'ancien réseau des catacombes de Paris. Des grilles modernes avaient été placées çà et là pour éviter que les accès ne soient découverts par des profanes cataphiles. — C'est ainsi que l'on pouvait passer par la cave d'un immeuble proche du Louvre, pénétrer les archives, suivre un détour particulier, pour enfin se retrouver dans une grande salle située quelque part sous la ville (je n'ai jamais su où exactement), qui servait de sorte de "salle d'audience" pour Pavel Bogdanoff. Tout le monde connaît les deux autres frères: leur famille alliant une ancienne lignée noble tatare avec celle des Ostasenko, nobles de Poméranie; leurs visages qui au fil des ans s'étaient tuméfiés à force d'injections au menton et aux pommettes; les mensonges et les controverses, et malgré cela leur omniprésence dans certains cercles médiatiques et politiques; les réseaux que l'on en devinait... Avec toujours l'hésitation renouvelée à chaque livre ou chaque affaire: devait-on les prendre au sérieux... — Il en allait tout autrement pour le troisième. Il vivait caché, donc personne ne se posait la question quant à lui car l'on n'en connaissait généralement pas l'existence; mais moi, je savais bien, de par nos relations communes, et ces longues années à lire les planches signées G⸫M⸫Prometheus♅ qui circulaient dans certains milieux, que cet homme était un maître d'échecs. Manœuvrant ses pièces et sacrifiant des pions. — Physiquement, son visage était immédiatement reconnaissable. Lui aussi était passé par les mêmes bistouris, le même botox, ou alors le même laboratoire américain fictif dans les années 1990. Lorsqu'il sortait au grand jour, on avait toujours dû le confondre avec l'un de ses frères. Je pénètre dans la salle. Ici, le sol et les murs sont couverts de tapis orientaux; on se serait cru dans une pièce d'un palais du Caucase. Les tapis dissimulent une estrade, sur laquelle trône une chaise au dossier haut et sévère. Aussitôt je le reconnais. Ses traits sont fixes; il ne fait pas un geste. Est-ce pour le cérémoniel, est-ce l'habitude d'un homme qui a appris à force d'exercices à maîtriser chacun des plus petits muscles de son corps, jusqu'à savoir rendre son visage absolument immobile? — C'est l'impression qu'il me donne. L'on devine immédiatement qu'il possède un quelque chose que n'ont pas ses frères. Je remarque à peine deux acolytes, entièrement vêtus de noir et aux visages masqués, qui se tiennent à deux recoins de la pièce. Des hommes de main, certainement; ceux-là aussi sont immobiles, et l'on sent bien qu'au mot de passe adéquat les agents feront ce que leur maître ordonnera. — Mais voilà que celui-ci prononce enfin des mots. Sa voix de basse résonne dans la pièce comme si c'était le coffre d'un instrument; puissante, très bien articulée: — "Je vous rencontre enfin, ô cher Frère Sept-Points Tiresias. — Ave." Je comprends immédiatement l'allusion. Sept points. La seule explication pour qu'il connût ce détail était qu'il était lui-même chargé de fonctions équivalentes. C'était donc lui qui s'occupait de l'Île-de-France? Toute l'envergure de ses manœuvres prenait tout son sens à cette simple révélation... Cela ne pouvait également signifier qu'une seule chose: il avait une faveur pressante à me demander — c'était un homme qui avait besoin de quelque chose. Une information secrète et qu'il ne pouvait pas obtenir de son agent-double habituel, Monsieur Lévy.
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Ce topic est immortel, il ne peut pas se pendre, bien qu'à lui se pendent de nombreux poèmes. — - — Vient la Brume! Vaporeuse invitée, Cape sur la vallée, Vespérale inconnue, Chape qui s'abattu Vers notre paysage ; Celant les pâturages. Et du haut des collines, Et du haut de mon crâne, — - — Elle descend ; Vorace et sibylline ; Ma raison qui se fane — - — Elle me prend ; C'est qu'elle, la Brume, cette fée, M'empêche la pensée: — - — De la Mort.
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Je comprends Comme tu sais, j'aime bien explorer différents univers et alterner les styles, et celui-là est plus fermé — il s'inscrit plutôt dans le domaine de l'espionnage et des complots, avec beaucoup de technique et de non-dits (puisque tout comme les personnages, personne n'a toutes les informations) — un peu à la manière de "Opération Dolmen" par le passé.
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La température de ce blog a monté d'un cran et d'un coup! La belle inconnue diaphane a triomphé de la proie qui n'avait évidemment aucune chance d'y survivre le même...
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Il est déjà midi et c'est la dèche. Je suis là et je n'ai rien. Je suis arrivée dans cette ville avec pour toute possession ce que j'ai dans mon petit sac de voyage, et 40 euros en poche. Je n'ai pas d'endroit où dormir. Aujourd'hui encore je vais sauter le repas; il me reste quelques heures pour trouver toit et couvert. Sinon, je vais tenir deux-trois jours puis me retrouver à la rue, nouvelle mendiante. J'aurais fait tout cela pour rien, et ce sera la mort rapide ou lente. En parcourant les rues pavées du centre-ville, je me disais que j'exagérais; il y a toujours des associations, les services sociaux, et même des centres d'hébergement d'urgence dans cette ville. Par contre je ne les connaissais pas bien, et comme je n'avais ni téléphone ni internet, impossible de vérifier en deux clics. Il faudrait retrouver une librairie — il y a généralement quelques ordinateurs que l'on peut utiliser gratuitement. En même temps... j'ai entendu tellement d'histoires d'horreur, dans ces foyers. Coups, violences, duretés... J'avais vraiment envie d'éviter ça. Au moins un peu plus longtemps. Et puis, quelle alternative? — Ce n'est pas comme si je pouvais rentrer "chez moi"... À cette heure, les rues sont animées; les restaurants laissent tous entendre un brouhaha joyeux. Le soleil chauffe l'air, le printemps va devenir été. C'est la saison où déjà affluent les touristes étrangers. On les devine facilement: là, un chapeau, là, une chemise à fleurs, là, des lunettes de soleil... à chaque fois, c'est juste un détail de la tenue qui trahit tout de suite le touriste. C'est décidé, dès que je connais un peu mieux la ville, j'essaierai de leur vendre mes services de guide touristique. Les américains et les allemands payent toujours pour quelques informations glanées d'une locale; ils en tirent l'impression d'être déjà sortis des sentiers battus. À chaque terrasse, des couples et des groupes d'amis partagent leur repas sous les parasols, partout de sortie. D'autres attendent encore le service, d'autres encore patientent simplement pour que le serveur les remarque enfin. À la pizzeria du bout de la rue, à côté d'une belle place verdie, c'est encore plus prononcé. Je m'arrête. Ok — je vais tenter le coup. Je passe les terrasses, rentre, et me dirige directement vers le comptoir où un homme aux cheveux poivre et sel trépigne. Dans la pizzeria, je ne vois qu'un seul serveur: un garçon presque aussi jeune que moi, tout frêle et qui avait l'air d'avoir été employé la veille. Pour s'occuper d'une trentaine de convives... Ils ont un problème immédiat. Ça, c'est facile de le voir; aussi cela raffermit ma voix lorsque, me tenant bien droite devant l'homme qui vient de me remarquer: — "Vous avez besoin d'une serveuse?" Il souffle. Il pensait certainement tout d'abord que j'étais une cliente qui allait lui crier dessus à force d'attendre. Mais maintenant il me regarde différemment. C'est déstabilisant: comme pour me jauger en un instant, calculant la possibilité. Étant donné le problème auquel il faisait face tout de suite, je décidai d'abattre une autre carte. — "Je commence tout de suite si vous avez besoin d'une serveuse." — S'il me demandait un CV, ce serait évidemment une fin de non-recevoir. — "Vous avez de l'expérience?" — "Oui", mentis-je. Il hésitait encore un instant en silence, soit qu'il ne me crût qu'à moitié, soit qu'il voulût me communiquer que c'était une faveur et qu'il pourrait se passer de moi à la moindre faute. — "Ok. Ça marche. Essai immédiat, on en reparle tout à l'heure." Je dépose mon sac derrière le comptoir, et il me tend un tablier noir avec l'enseigne de l'établissement. À un signe, je comprends qu'il faut m'attacher les cheveux en queue-de-cheval. Bloc-notes, crayon; la panoplie est complète. Avec un peu de chance, il ne va pas trop m'arnaquer et j'aurai au moins quelques euros de plus en poche à la fin du service. D'un monosyllabe, il appelle l'autre garçon. Pas de perte de temps: "Ça, c'est Jean. Jean, tu fais toutes les tables paires, et toi" — il ne connaissait même pas encore mon nom — "tu fais les impaires." — On hoche la tête. J'ai juste le temps de dire un mot à mon collège — "Florence" — et nous voilà à marcher dans tous les sens pour prendre les commandes. C'est presque le chaos, mais à deux on a une chance. Du ton le plus professionnel... — "Bonjour Messieurs, avez-vous fait votre choix?" — "Bonjour, voici notre carte." — "Voulez-vous boire quelque chose?" — "Bonjour! J'espère que vous appréciez votre séjour dans notre ville" (pour les touristes). — Ça ne cesse pas. Je griffonne rapidement les commandes, court presque jusqu'à la fenêtre de la cuisine, à côté du comptoir, là où l'homme crie les chiffres et les plats au cuisinier. Prendre quelques verres, la carafe d'eau... ressortir, re-rentrer, récupérer un plateau avec les assiettes... Parfois c'est si lourd que je me dis qu'un faux-pas va me trahir et que tout va voler sur les habits du client le mieux vêtu, et que je vais me faire virer moins d'une heure après avoir pénétré les lieux. Je n'ai jamais autant marché, les muscles de mes jambes me le crient. Pourtant, toute cette activité ne cesse de me donner de l'énergie, et j'oublie ma situation à chaque salutation enjouée de nouveaux clients. Le temps passe vite. Pas d'accident. Rapidement, il ne reste plus que deux hommes parlant affaires et partageant une grande pizza "bûcheronne" (jambon du terroir, champignons sauvages). Ils sont venus tard et progressent très lentement. Et, en terrasse, quelques couples prolongeant le dernier café après avoir payé un peu plus tôt. — L'employeur me fait signe de venir le voir, et à Jean que c'est à lui de surveiller la dernière table. — "Bon, c'était pas mal. Tu t'appelles comment?" Je lui réponds. Il sort une excuse, que j'écoute à peine, comme quoi ce travail ne peut pas être officiel, mais qu'il veut bien me garder. Travailler au black et pour pas grand-chose, je m'y attendais, donc ça me va. Et puis je pourrais moi aussi toujours partir le jour-même où je trouve autre chose, si je trouve autre chose... — 5 euros de l'heure... Il me tend un billet de dix. Ça me paraît à la fois étrange — être payée si peu et au compte-goutte — et très impressionnant, puisque j'ai juste un peu couru partout et fait des sourires sans effort, et l'on me paye autant pour ça... La dualité de mon ressenti m'étonne. Ça me semble à la fois peu et trop. C'est donc ça, mon entrée dans la "vie active"? — Certains touristes américains m'ont laissé des pièces, ce qui doit faire un peu plus de cinq euros de plus. Vite, un peu de calcul. Trois heures le midi, quatre le soir; il m'a dit que c'était du "6 jours sur 7"... — 24 fois 35... incroyable, 800 euros? - Je sais bien que ce sera au mieux saisonnier et qu'on peut me faire partir n'importe quel jour, et pourtant j'ai l'impression d'avoir décroché le jackpot: quelque chose, n'importe quoi, qui me permettra de tenir quelques semaines. — "Tu reviens à 18 heures?" * En étudiant le plan du quartier à un arrêt de bus, je découvre que la faculté de sciences est juste à côté. Il suffit de suivre l'avenue, traverser un parc, et on y est. Or, cet endroit a exactement ce qui m'intéresse — c'est ainsi qu'une demie-heure plus tard, je me retrouve là-bas, en face d'un tableau de liège, couvert d'annonces, de flyers, de documents et autres papiers épinglés sur toute la surface du tableau. Beaucoup ont été placés par-dessus d'autres notices, certaines anciennes, d'autres simplement malchanceuses. Publicité pour un syndicat étudiant pour la prochaine rentrée, notice d'un intervenant donnant une conférence dont le titre est incompréhensible (quelque chose "acide valproïque" et des chiffres)... Et dans un coin, des papiers dont l'on peut arracher des lamelles avec un numéro de téléphone mobile: les petites annonces pour colocataires. Je repère la plus récente. Encore intacte, elle vient certainement d'être posée. "Petit appartement proche centre-ville, 3 étudiants, recherche colocataire H/F pour quatrième chambre" — avec un prix dérisoire et un numéro. Un garçon grand et maigre vient à côté de moi et jeter un coup d'œil aux notices. Il a des lunettes et une casquette qui ne lui va pas du tout. Noire avec des motifs floraux dorés, et quelques lettres: Versace. — "Excuse-moi? Tu peux me prêter ton téléphone?" — Lui, n'ayant ni l'habitude qu'une fille lui adresse la parole et encore moins que ce soit pour lui emprunter son smartphone, semble ne comprendre qu'à moitié et reste là, la bouchée bée et l'air bête. J'essaie de le rassurer. "T'inquiète" — je pointe l'annonce — "Je veux juste appeler ce numéro-là pour voir si c'est dispo. Je ne vais pas te taxer ton téléphone..." - puis j'ajoute: "Le mien ne marche plus", en mentant. Avec réticence, il accepte, compose lui-même le numéro puis me passe son téléphone. La coque représente un groupe de musique que je ne reconnais pas. Il se tient près de moi, cherchant sans doute à éviter que je prenne la fuite en le volant. — "Allô, j'appelle pour l'annonce..." C'est un homme à la voix un peu aiguë qui me répond. Oui, la chambre est encore disponible; l'annonce venait d'être posée à midi. J'étais la première. Par contre, impossible de visiter aujourd'hui. Ils pensaient que ça prendrait quelques jours, du coup ça n'est possible qu'après-demain. J'insiste un peu, pour voir si c'est vraiment le cas, mais effectivement: rien d'ici après-demain. Par contre, comme j'ai l'air intéressée, il me promet que je serai prioritaire si ça me convient. Ok. Je tends le téléphone à l'étudiant. — "Tu vois, c'était la vérité. Merci". Étonnamment, lui aussi me dit "Merci", en récupérant son bien. Ah, l'on s'attache à ces petites choses... En me redirigeant vers le centre-ville, je me demandais bien comment j'allais passer la nuit. Dépenser tout du peu que j'avais pour dormir à l'hôtel ce soir ne me plaisait pas tant que ça, mais je ne voyais pas beaucoup d'autres options. Du reste, je n'eus pas beaucoup de temps pour y réfléchir, car déjà l'heure approchait, aussi je m'avançais à grands pas pour retourner à la pizzeria, et en espérant que l'offre tînt toujours. L'homme aux cheveux poivre et sel me confia à nouveau le tablier. Ce fut reparti. Au moins, ce soir-là, nous étions trois serveurs pour gérer l'afflux de touristes. * Il est déjà 22 heures. Personne d'autre ne viendra ce soir. Le rythme avait été incessant au début, puis par petites vagues, puis ces longues pauses au comptoir. Finalement, le gérant nous avait proposé un verre avant que chacun ne rentre chez soi. Pas d'alcool pour moi — je ne bois pas — donc il m'avait donné un café. C'était la première chose que j'absorbais de la journée entière. En portant la tasse brûlante aux lèvres, je pensai avec un sourire que si j'avais eu un complice pour prendre une photo, j'aurais peut-être pu accepter le verre d'alcool. Il se serait retrouvé avec le problème d'avoir servi une mineure. Ça devait bien valoir quelque chose, que d'éviter de tels ennuis... En même temps, j'appréciais qu'il m'ait donné une chance aujourd'hui, donc je n'allais peut-être pas lui faire ce coup-là. Le ton amer du café me rappelait que j'avais faim, et que je n'avais toujours pas d'endroit où dormir cette nuit. — Si je voulais rejoindre le quartier de la gare, là où se trouvaient les hôtels miteux, ceux qui seraient certainement les moins chers de la ville, il fallait que je me mette en route. — "Au revoir, à demain." J'aurai donc au moins une raison de me lever le lendemain: j'avais un job. Le long des rues et des allées, je croisais des fêtards qui se rendaient en boîte. Je n'avais plus d'énergie pour danser, et j'aurais fini par m'évanouir avant de trouver un compagnon qui me loge chez lui pour la nuit, alors cette option était déjà exclue... À pas rapides, je continuai dans la direction de la gare, sans prêter oreille à un passant éméché qui me lançait une remarque déplacée. J'avais peur que là-bas, à côté des hôtels de passe, j'allais devoir en entendre des pires, de la part d'ivrognes plus dangereux. — Mais au lieu d'y penser, à nouveau le fumet délicat d'un repas chaud me parvint aux narines, et m'embrumait le cerveau. D'où cela venait-il? Au bout de la rue, un fast-food avec l'enseigne du "M" doré. Dans une ruelle à l'arrière, étroite et sale, je vois les grandes poubelles qui viennent des cuisines. Il n'y a personne et il commence à faire sombre. Je pense que je peux y aller sans me faire repérer. Faire les poubelles à 17 ans... À vrai-dire je n'y réfléchis pas tant — je veux juste pouvoir manger quelque chose histoire de tenir un jour de plus. La poubelle est énorme. Je repousse le lourd couvercle et jette un coup d'œil. L'odeur est mauvaise, mais pas vraiment pire que le reste des recoins de la ruelle — ce n'est sans doute que le fond qui, à force de ne pouvoir être entièrement vidé, mijote et fait éclore de longs mélanges. Par contre, en surface, les grands sacs plastiques blancs sont bien fermés et pas vraiment tachés. J'en remarque un qui contient des emballages de sandwichs. Avec les ongles, je perce un trou dans le plastique et y plonge la main. C'est assez incroyable, je trouve assez facilement ce qui ressemble à deux burgers entiers et en bon état. Et une poignée de frites molles. — "La pêche est bonne?" Je manque tomber dans la grande poubelle tant je sursaute. — Je me retourne, déjà prête à fuir si c'est un employé qui allait me faire la leçon sur les règles débiles de l'enseigne pour maximiser le gâchis... Mais non, c'est quelqu'un d'autre. Un punk maigre et qui a l'air aussi mal en point que moi. Il a le regard à moitié dans le vide. Il est perché mais semble bienveillant. Il remarque les petits cartons dans mes mains. En guise de réponse, je lui en tends un. Mais lui, d'un geste habile trahissant l'habitude, se hisse sur le rebord de la grande poubelle et fouille le sac que j'avais percé pour en soutirer de nouveaux secrets. Rapidement, lui aussi héritait de deux burgers entiers, et d'un autre à peine entamé. Puis il m'invite à nous déplacer un peu plus loin, là où la ruelle devient encore plus étroite et rejoint un espace caché entre un muret et une sorte de terrain vague. — "Fais juste gaffe qu'on ne voie pas, sinon ils vont faire comme les autres Macs, et asperger leurs burgers d'eau de javel avant de les jeter", me prévient-il. — "Ils font ça?!" — "Tout plutôt que de donner aux pauvres." Nous nous accroupissons contre le muret et dînons ainsi, en silence. La rencontre est étrangement sympathique. Que c'est agréable malgré tout de partager un repas à deux... Même ainsi, sur le sol sale et dans la pénombre. Entre deux bouchées, je l'observe. Il est grand, les cheveux rasés d'un côté et encore assez courts de l'autre. Je pense qu'il est brun, mais c'est difficile à dire, comme le côté avec des cheveux est teinté en rose et en bleu. À l'une des oreilles, un bijou scintille. Ses joues sont assez creuses, mais ce n'est pas vraiment une maigreur; juste un visage très particulier. Ses habits — veste en cuir, jeans — sont abîmés, mais il n'est pas sale et ne sent pas mauvais. C'est un homme qui a un toit — impossible qu'il soit SDF. Nous sympathisons. Je me confie un peu à lui, tout en restant sur mes gardes. Je lui laisse comprendre que je cherche un endroit pour la nuit, mais sans lui révéler que je n'ai pas d'autres options. En fait, rapidement de lui-même, il m'invite à rejoindre son groupe dans un squat sur la Presqu'Île. Je ne décèle pas d'intention cachée dans sa proposition. Je crois qu'il se sent seul. Il a dû ressentir la même chose que moi, à partager par hasard son repas avec une inconnue. L'homme reste un animal social... Alors j'hésite, réalisant qu'après tout je risquais presque autant en me dirigeant vers les hôtels de la gare qu'en suivant le punk inconnu. Je décidai de poser la question qui me ferait pencher pour une option ou l'autre: — "Il y a une douche?" Il rit. C'est amusant: je ris aussi. Le courant passe, en tout cas. — "Bien sûr. Il y a même une baignoire. On a l'eau et l'électricité. Rien n'a été coupé. C'est un appartement secondaire, le propriétaire n'est encore jamais venu. " Je décide de le suivre. * Minuit. — Je suis allongée dans la baignoire. L'eau est si chaude qu'à chaque mouvement, elle vient brûler le pli de l'articulation qui a bougé. C'est tellement relaxant — c'était seulement à ce moment-là, sans plus bouger, que je m'étais aperçue d'à quel point mes muscles étaient endoloris. Toute la marche de la journée, les deux services, l'aller-retour vers la faculté... J'avais tout vécu dans l'instant. Et là encore, je sentais que mon cerveau se voilait déjà un peu, et que je ne pourrais pas vraiment penser au futur si je l'avais voulu. Si j'arrive déjà à manger, à dormir, et à gagner quelques euros pendant plusieurs jours de suite, alors c'était déjà parfait pour un nouveau départ dans celle ville inconnue. L'appartement squatté était simple mais m'avait semblé luxueux. Ils y vivaient à quatre. Il y avait l'homme que j'avais rencontré, qui s'appelait Cris. Il y avait aussi un couple, Jo et Véga, et pour eux aussi l'adjectif "punk" convenait. Je ne les avais qu'entre-aperçus par l'entrebâillement de leur chambre. Elle avait les cheveux teints en rose fluo et des piercings sur tout le visage. Le dernier colocataire, lui, avait un style un peu différent. Thomas. Il avait le crâne rasé, portait un treillis militaire et le tee-short noir de ce qui devait être un groupe de musique extrême. Il m'avait également paru étonnamment musclé; ce type-là, d'une manière ou d'une autre, ne devait pas être porté sur la bière mais plutôt sur des exercices incessants pour se tailler le corps — ou alors il avait un gène d'athlète que pourraient lui envier les bodybuilers. Taciturne et très impressionnant. Je restais dans l'eau jusqu'à ce que soudain elle me parût froide. Impossible de savoir combien de temps le moment plaisant avait réellement duré; je n'avais pas de montre non plus. Là, sur le sol de la salle de bains, le sac qui ne me quittait plus contenait toutes mes possessions. Quelques habits, quelques produits de toilette, quelques papiers, des objets divers... Vraiment peu de choses, juste le nécessaire. Je ne voulais pas penser non plus aux événements qui m'avaient conduit jusqu'ici. Ça n'en valait plus la peine. Si je commençais à m'apitoyer sur mon sort, j'allais me mettre à pleurer, je n'allais plus pouvoir rien faire, et je n'aurais plus accès à toute cette énergie qui m'avait fait survivre aujourd'hui. Je regardais le bout de mes doigts — ils s'étaient ridés dans l'eau. Il paraît que ceux des morts ne fripent plus, pensai-je. Pas de séchoir à cheveux dans la salle de bains. Par curiosité, je fouillai chaque tiroir. Produits ménagers, quelques serviettes, un gros sac de nourriture pour chien — pourtant je n'avais pas vu d'animal? — et puis aussi une trousse de toilette qui devait appartenir à Véga, puisque j'y trouvais son maquillage. Dans une étagère amovible, je découvris quelques boîtes de médicaments. Du tylénol, de l'ibuprofène, quelques bandages... du mercurochrome et de la ouate... et — tiens — des plaquettes de Prozac. Il n'en restait pas beaucoup. J'empruntai un bandage et quelques pilules d'ibuprofène, juste assez pour que ça ne se remarque pas. Au cas où. — Tenue de nuit — brossage de dents — la longue journée est finie... Je rejoins le salon. C'était là, dans un recoin de la pièce, que Cris m'avait installé un sac de couchage. Il y avait une sorte de drap en-dessous, mais à part celui-ci ce serait à même le sol. Il y avait un coussin. En remettant mes affaires dans l'ordre, j'adaptais mon petit sac de voyage pour que celui-ci me serve d'oreiller. Comme ça, impossible de me le voler durant le sommeil. Précaution sûrement inutile, mais on prend vite certaines habitudes. Le coussin, lui, je le prendrai dans les bras; et ainsi, j'aurai l'impression de ne pas être si seule. ...si seule. Les yeux qui se ferment... — aussitôt, le Sommeil. (à suivre)
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Pierre Soulages - Peintre.
Criterium a commenté un(e) billet du blog de Mal-Voyant dans Le rire qui tue.
J'adore Soulages! — C'est vraiment le nom qui me vient systématiquement à l'esprit si je dois donner un exemple d'art moderne qui est vraiment plaisant — parce qu'il est difficile pour beaucoup d'imaginer qu'une toile peinte en noir soit de l'art, alors que c'est ici indéniablement le cas. Les jeux de teintes, de matière, de brillance — le contre-noir peut être profond ou pas, mat ou pas, lisse, rugueux, etc.: et à chaque fois cela produit une impression différente. Ce qui est dommage, c'est que c'est impossible à communiquer simplement par photos. J'encourage vraiment ceux qui se promèneront par ici à voir une exposition de Soulages, car c'est dans la "vraie vie" et en trois dimensions qu'il faut en faire l'expérience — et que l'on a alors la possibilité et la chance de réellement voir son art. Je l'ai fait plusieurs fois et jamais regretté. -
Des broussailles, qu'il faut écarter en faisant attention: certaines branches ont des épines. D'un côté, la forêt; de l'autre, la plage. Personne ne vient par ici; les endroits touristiques sont bien plus loin, au Sud. Ici, le sable est parsemé de gravas, de pierres plus ou moins grosses, mais dont les arêtes peuvent être tranchantes; personne ne s'y aventurera pieds nus. Les marées ont dessiné des grandes lignes colorées le long de la plage — des strates: tout d'abord, le mélange de terre et de sable où poussent les buissons épineux — puis le sable rocailleux et blanchâtre — une ligne de roches, au ton rose pâle — une rangée d'algues noires — puis le sable qui devient de plus en plus foncé et vaseux jusqu'à rejoindre la mer. L'océan. Le vent souffle souvent en fortes bourrasques venues de l'Atlantique; avec elles vient l'odeur salée des algues et de la vase, la fraîcheur de l'air, mais souvent aussi l'odeur particulière des cadavres de limules qui sèchent çà et là sur le sable. Celle-là était plus désagréable au début, mais l'on s'y habituait vite. À certaines saisons, la fragrance des algues prenait le dessus. L'odeur de l'océan est forte et iodée. Comme chaque jour, l'homme vient ici prendre des mesures. Il faut venir plusieurs fois quotidiennement pour vérifier à la fois marée basse et marée haute; pourtant il ne cherchait pas à établir une nouvelle courbe de marée, mais plutôt à avoir suffisamment de points de données pour suivre, mois après mois, l'avancée de la montée des eaux. Depuis cinq ans qu'il vivait ici, il l'avait bien vu de ses propres yeux: au-delà des saisons du calendrier lunaire, le niveau de l'océan à marée haute n'avait cessé de se rapprocher du rivage. Ce témoignage si concret de ce qui devait être un changement climatique l'avait tout d'abord fasciné, puis rapidement fort inquiété. À la vitesse où cela allait, il ne faudrait qu'une dizaine d'années pour commencer à causer de graves problèmes pour certaines habitations côtières. Les maisons les plus riches se trouvaient plutôt sur les collines, là où l'on avait une meilleure vue sur l'Atlantique; et tant que ceux-là ne seraient pas menacés, rien ne serait fait. La petite bourgade allait à la catastrophe. Et lui s'était retrouvé, sans le prévoir, aux premières loges pour le long spectacle. — Il prit la mesure et se re-dirigea lentement vers sa maison. — "Tu suis toujours les marées?" C'était Jean qui avait parlé. L'homme avait eu la surprise en rentrant chez lui d'y retrouver le couple d'ami qu'ils connaissaient depuis qu'ils s'étaient installés ici. Ils étaient venus tôt. Jean et Svéa — alors qu'eux s'appelaient Samuel et Jade. J. et S., S. et J.: la coïncidence les avait beaucoup amusé, depuis le début. Régulièrement, ils organisaient un apéritif en soirée, comme aujourd'hui, et passaient un bon moment ensemble à discuter de choses et d'autres et à se rappeler de vieux souvenirs. Comme à chaque fois, Svéa et Jade parleraient de scrapbook et d'arts plastiques, alors que Jean, lui, serait intarissable sur son loisir qui l'amenait lui aussi le long de chaque plage: la détection de métaux. — "Regarde ce que j'ai trouvé aujourd'hui", fit-il. Jean lui tendit une pièce en argent. Rien que l'année et la valeur témoignaient qu'il s'agissait d'une découverte rare: un demi-dollar de 1936. — "Regarde ici, sous le bateau à voile avec la devise". Samuel y décoda l'inscription: Long Island Tercentenary. — "C'était une pièce qui n'a pas circulé. C'est pour cela qu'elle est en argent plutôt que comme aujourd'hui, en alliage de cuivre et de nickel. Tu imagines, retrouver ça? Qui se balade avec ça dans la poche?... 1936, c'est l'année du tricentenaire de Long Island: en 1636 un groupe de puritains anglais est venu s'y installer, en côte, depuis le Connecticut." À force de collectionner des vieilles pièces, Jean commençait à devenir un expert en numismatique. Il faut dire que le long des plages, l'on trouvait plus souvent des pièces de monnaie que des bijoux oubliés. Le détecteur était très efficace pour le cuivre; alors sa collection de vieux pennies prenait de plus en plus de place. Un jour, il avait eu une chance inouïe: il avait trouvé une pièce très rare. Un "Wheat" penny de 1920. Sur une face, le petit "S" indiquait l'endroit de sa fabrication (en l'occurrence, San Francisco). Il s'avérait qu'au vu de sa qualité, cette simple pièce d'un penny valait désormais à peu près cinquante mille fois son prix, presque un millier de dollars... Ce jour-là, il avait exulté en montrant sa découverte à Svéa, puis à son couple d'amis; il avait aussi hésité entre la conserver, ou se résoudre à la vendre — ce qu'il avait finalement fait. Il préférait le procédé de découverte, plutôt que l'accumulation. Ç'avait juste été une victoire qui le motivait à continuer le hobby. — "Est-ce que tu vas la vendre elle aussi?" — "Je ne sais pas encore. Sans doute. C'est déjà suffisamment difficile de retrouver le propriétaire d'une bague de fiançailles, alors pour une pièce rare en argent..." * Samuel se réveilla dans la nuit. L'horloge électronique indiquait 3 heures du matin passées. La pénombre était silencieuse; seul un trait de lumière à côté de la fenêtre laissait deviner la lune. Impossible de se rendormir; alors il se leva, vérifia le calendrier des marées et ses dernières prises de note. L'heure se révélait idéale — la basse mer était prévue pour dans une trentaine de minutes. Il aurait assez de temps pour enfiler quelque chose, longer la forêt, passer la ligne des broussailles épineuses puis aller prendre une nouvelle mesure. En pleine nuit, il ne le faisait pas souvent, mais ce serait un point de plus dans son ensemble de données, ainsi qu'une balade rafraîchissante qui lui permettrait peut-être alors de retrouver le sommeil en rentrant. Au-dehors, tout semblait grisâtre; la lune était presque pleine et illuminait tout de sa lumière étrange. On pouvait se déplacer sans problème, sans lampe-torche ni autre source lumineuse — mais les faibles tons donnaient à tout le paysage l'apparence de se mouvoir dans un film en noir et blanc. Par contraste, les buissons à la lisière de la forêt abritaient des recoins totalement obscurs. L'homme approcha du rivage. Il faisait très frais; d'intermittentes brises apportaient avec elles l'odeur — décuplée dans l'obscurité — du sel, et de quelque poisson mort et froid. Difficile de négocier les arbustes épineux — il manqua tomber, dû sautiller entre deux branches. Une sensation de chaleur le long de son tibia trahissait une probable éraflure. Tel serait le coût de préférer se déplacer à la lueur de la lune... La plage à basse mer semblait immense. La grande étendue de sable et de vase, là où l'océan s'était retiré, s'étalait en une vaste surface, qui réfléchissait la lumière et devenait indistincte — ainsi il était presque impossible, de loin, de déterminer où la plage s'arrêtait, et où commençaient les vagues. Dans le silence de la nuit, il entendait au loin les faibles clapotis de l'océan au calme. Alors il s'approchait, encore et encore, explorateur nocturne des surfaces qui ne se révélaient qu'aux marées basses, se demandant si au prochain pas une soudaine froideur s'emparant de son pied trahirait qu'il vient de marcher dans l'eau... Il trébucha sur un objet. Il ne tomba pas mais pesta vertement. De temps en temps, un bout de bois vermoulu ou une bouteille de bière échouait sur le rivage; parfois encore c'était l'exosquelette d'une limule trop grande. Il regarda de quoi il s'agissait. La lumière de la lune se reflétait sur la forme dans le sable, presque scintillante, et entourée d'algues. C'était une bouteille. Mais elle était plus grande et n'avait pas l'aspect habituel de ce que buvaient les fêtards de la région. À l'aide d'un mouchoir pour ne pas se salir la main, il en saisit le goulot, et scruta dans le gris de la lueur de la lune de quoi il s'agissait. Sans doute une simple bouteille de vin jetée par un habitant particulièrement malappris. Le bouchon y était encore, et semblait curieusement redoublé par un emballage au papier de paraffine — comme si quelqu'un avait voulu prendre soin qu'il fût hermétique. En l'agitant, il s'aperçut qu'elle contenait quelque chose — un petit objet tintait contre le verre. Le séjour dans les océans semblait avoir entièrement fumé le verre, il était impossible de voir ce qui se trouvait à l'intérieur — d'autant plus à la pénombre: la nuit rendait tout le monde mal-voyant. Samuel rentra par le garage. Là, il pouvait allumer une ampoule sans que cela ne réveille ni dérange les autres. Clic: après avoir tant habitué ses yeux à la lune, les couleurs trop franches, trop brusques devenaient un instant douloureuses. Première découverte: ses chaussures étaient pleines de vase et il pouvait voir sur le sol les marques des traces de ses pas. Sa femme rouspéterait demain s'il ne se levait pas tôt pour s'en occuper un minimum. Deuxième découverte: la jambe droite de son pantalon était déchirée. En-dessous, l'éraflure n'était pas si profonde, mais assez longue, et la trace noire d'un peu de sang séché parcourait presque tout le tibia. Les buissons avaient été plus périlleux que prévu. Mais tout cela n'était pas bien grave — son attention se captivait pour l'objet qu'il avait découvert. C'est une bouteille qui sent mauvais; l'odeur de la mer est trop forte, et quelques algues brunes y collent encore, humides et mourantes. La teinte que le verre a pris est opaque, irrégulièrement ambrée et rougeâtre, brune par endroits... Le bouchon a bel et bien été particulièrement renforcé afin que l'eau ne puisse pas rentrer. Il faut tour-à-tour jouer d'un couteau et d'un tire-bouchon pour petit à petit en ôter des morceaux — jusqu'à enfin percer le mystère. À l'intérieur, un cylindre métallique contient un bout de papier, graissé, autre précaution pour éviter qu'il ne s'imbibe d'eau. C'est un message... * "Cher Ami Inconnu," "Je T'écris par-delà la chaîne du temps, confiant de savoir que le destin portera ce message au bon destinataire et au bon rivage. C'est pourquoi je sais déjà que ce lien nous unit, au-delà de nos cercles immanents, et fait de nous des Amis. Es-Tu d'un côté ou de l'autre de l'Atlantique, lis-Tu mes mots seulement un an après que je te les confie, ou après que plusieurs générations ne se furent écoulées; je ne le sais pas, aussi permets-moi donc de T'appeler ainsi: mon Ami. — Je m'appelle Samuel Johnsveats, nous sommes en l'an de grâce 1936. Aujourd'hui, j'ai abandonné tout mon or et mon argent — je les ai jetés à la mer eux aussi; j'ai amorcé le Chemin, et j'ai donc payé toutes mes dettes monétaires et mentales, puis je me suis débarrassé du reste. Telle est la taxe et la dîme." "J'ai percé le Secret. Après des années à me flétrir le corps à Alexandrie, et l'esprit à Fontainebleau... — j'ai finalement compris que ces gourous ne nous transmettaient qu'une infime pincée de sel, pensant épargner nos corps à plaie ouverte... pensant que l'on ne pût pas en souffrir plus... leur pincée plus ou moins large, adaptée à leur propre plaie... Ce sel si simple, que Paracelse déjà connaissait. Ce qui est nourriture pour l'un, est un poison pour l'autre — ce sel qui conserve, relève, affine, et qui toutefois tue l'homme qui boit l'eau de mer... Le sel crée. Le sel prend, aussi. Mais à l'homme dont les papilles fades s'éveillent, il devient nécessaire, il devient aussi important que de boire ou manger — et pourtant il nous tue, en nous transmettant le message. Il lacère puis dessèche nos chairs. — Mais c'est le cristal de la vérité." "Le Secret... C'est que nous sommes, dans l'Autre Monde, chacun un grain de sel. — C'est ainsi que l'on reconnaît, indistinctement, dans les amours et dans les rêves, la cristallisation de l'Autre à laquelle l'on souhaite se joindre... Faire partie de la même trame géométrique... Croître comme croît si lentement un cristal de gemme dans une grotte. Alors même inconsciemment, il faut s'aligner afin que les arêtes correspondent... puis se presser jusqu'à ce les trames se conjuguent. C'est là la véritable signification du mariage mystique et de la Pierre des alchimistes. Le vitriol... La visite intérieure pour trouver la Pierre, le Sel de l'autre Plan..." "Le Secret... Je n'ai ni gourou, ni bien-aimée, mais j'ai découvert le Grand Raccourci... La solubilisation... C'est l'eau qui est le grand alkahest. Le sel s'y noie dans l'océan, les cristaux disparaissent — jusqu'à ce que vienne le temps imparti: l'eau sèche — le sel re-cristallise... — et Nous serons tous unis dans cette nouvelle trame. — — Alors Mon Ami Inconnu: je me noie et je t'encourage à m'y rejoindre. Adieu." * Impossible pour Samuel de se rendormir cette nuit-là. — Le message de l'Autre Samuel lui semblait à la fois le produit de la folie et la missive désespérée d'un véritable ami. Il hésitait également entre parler de la bouteille à sa femme et à Jean, ou la cacher et se taire à jamais. Ou alors, la remettre à l'eau qui monterait, monterait, et attendre qu'elle parvienne à un troisième Samuel.
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Enlever la puce de son téléphone ne suffit pas. De nos jours, tout le monde sait que chaque smartphone sort de l'usine rempli de mouchards. Un transpondeur GPS fait partie du design. Il y en a un installé au niveau du software, qui se charge lorsque le système d'exploitation est lancé; il y en a un autre en hardware, qui guette en plusieurs modes les récepteurs pour leur envoyer la position. C'est celui-là qui fait que par ailleurs, également, enlever la batterie de son téléphone ne suffit pas. — Ouvrir le boîtier pour en ôter le mouchard? Impossible: le circuit est gravé sur les microprocesseurs essentiels. Alors que faire pour se soustraire au système? Et bien, cela dépend de ce que vous comptez faire... Quand il y a trop d'information — tout est sauvegardé — tout est laissé à l'algorithme. Les trajets ne seront scrutés que dans deux cas: (1) vous êtes impliqué dans une affaire de surveillance, jusqu'au second degré (c'est-à-dire: l'ami de votre ami est suivi par le contre-espionnage) ou (2) vos mouvements ont été suspects, par exemple être resté un peu trop longtemps là où il y a eu un meurtre, ou des trajets erratiques et trop différents chaque jour. Par exemple, aller d'un point A à un point B en utilisant systématiquement, et quotidiennement, un détour qui passe par des endroits différents et comprenant des lieux de "brouillage de filature" (grand hôtel dont les portes connectent rapidement sur trois ou quatre rues différentes), fera en sorte que le petit point vert de votre téléphone devienne un petit point rouge. Si vous êtes né à l'étranger et occupez un poste à responsabilité, félicitations: cela suffira pour commencer votre dossier quelque part à la SI. — Inutile d'écrire à la CNIL pour protester, elle n'a pas été créée pour ça. Voilà pourquoi Monsieur T** faisait les cent pas dans son bureau, ce matin. Sur le parquet vernis, les bruits de ses pas rythmaient ses pensées et suppositions. Au moins, les locaux de l'étage du dessous étaient vides; le confinement avait eu pour conséquence ces grands chamboulements, dans ces immeubles qui se spécialisaient dans l'hébergement des sociétés n'ayant pas besoin de beaucoup de surface. La moitié des compagnies avaient plié bagage, et la moitié de celles-ci avaient pris la peine d'enlever leur logo de la porte d'entrée ou du hall qui, devant l'ascenseur, indiquait à chaque étage quelle personne morale y trouver. — Ce serait donc cela de gagné: il n'avait pas besoin de s'inquiéter de la présence de microphones directionnels collés aux murs des appartements attenants, ou au plafond d'en-dessous. Ç'aurait été du reste impossible à détecter; il était convaincu qu'à la construction du bâtiment, quelqu'un avait pris bien soin de couler des diodes dans le béton. Alors comment procéder? De temps en temps, Monsieur T** s'arrêtait, et jetait un coup d'œil sur le smartphone posé sur le bureau; un regard teinté de méfiance envers l'ami bien pratique et bien encombrant, qui voulait le trahir. S'il avait été en groupe, ils auraient pu passer la frontière sous prétexte d'une conférence, et ramener un gros paquet de vieux téléphones avec des cartes prépayées, que tous n'utiliserait qu'une fois chacun. Mais il n'avait pas besoin de communiquer, juste de s'absenter le temps qu'il faut; et plus de personnes étaient au courant, plus l'opération serait difficile à mener. Il fallait procéder méticuleusement... Alors il se répétait mentalement — inimaginable que de laisser une trace écrite! — les objectifs. Il fallait sortir du pays sans apparaître sur un registre. Au moins il pourrait compter sur le manque de coordination entre les pays européens pour ensuite passer les autres frontières. Mais il hésitait encore entre deux itinéraires. Analysons. Qui avait caché des armes partout en France et en Italie depuis les années 1950? — Il le savait très bien: l'Amérique. Au début, l'existence des stay-behind était un secret au plus haut niveau, et le découvrir avait résulté en des disparitions mystérieuses encore dans les années 1990; tout cela était désormais un secret de polichinelle. Mais ces caches étaient trop vieilles. Cependant il était déjà facile de deviner, en faisant un minimum de géopolitique, où se situaient aujourd'hui les caches bien plus modernes — les armes pour le XXIe siècle: l'âge du conflit... le conflit qui viendrait, celui qui arriverait partout, bientôt — le conflit que la plupart pouvaient ressentir à l'avance, et deviner l'ombre rouge qui s'approche. — Premier lieu: le Maroc. Cela faisait au moins une décade qu'il était clair quel bord les États-Unis jouaient au Sahara occidental. Cela faisait déjà longtemps que certains bateaux transportant les armes américaines pour le Moyen-Orient faisaient escale à Tanger. C'est bien pour cela que les trafiquants qui y sont arrêtés sont tous russes... Les caches devaient être parsemées sur la côte. Sans doute au Cap Spartel, et au Jabal Musa; mais il n'avait pas les coordonnées satellites, et pas d'informateur précis. Ce serait difficile sur le terrain. — Deuxième lieu: l'Ukraine. Là, c'était plus facile de savoir où étaient les livraisons, puisqu'elles avaient déjà beaucoup servi... Kiev et Odessa. Entrer en contact avec l'armée irrégulière ne serait pas le plus difficile; mais le faire de manière à ne pas éveiller les soupçons lorsqu'il s'agira de subtiliser un système de visée à distance sera plus acrobatique. Seconde étape: établir sa base arrière. S'il optait pour le Maroc, ce serait Barcelone. S'il optait pour l'Ukraine, ce serait vraisemblablement Frankfurt. L'avantage de ces deux villes était qu'elles organisaient toutes deux tant de conférences et séminaires internationaux, qu'il pourrait facilement les utiliser elles-mêmes comme "étapes intermédiaires" — comme des caches. On dépose la marchandise dans un endroit secret, enterrées dans une cave ou dans le faux-plafond d'un appartement, et on peut la récupérer en temps voulu au prochain voyage, qui celui-là pourrait se faire sous un prétexte officiel. Le lien ainsi entre le moyen d'acheminement de l'arme et sa récupération est "coupé" dans le temps. Pour passer la frontière, l'idéal restait le covoiturage. Il faudrait le faire sous couverture, mais avec des personnes avec lesquelles il pourrait se familiariser suffisamment pour pouvoir dissimuler quelques bagages supplémentaires, et sans que cela ne génère une fouille... Finalement, c'était bien cela l'étape qui paradoxalement lui faisait lui poser beaucoup de questions. Il avait encore en tête le souvenir de ces voitures remplies à craquer de valises, de sacs et de personnes — qui roulaient des heures et effrayaient à chaque virage un peu sec, tout le long de la côte pour aller jusqu'au bled... — Mais cela resterait plus facile que d'arranger l'équivalent à la frontière germano-polonaise. Monsieur T** ne cessait de comparer les deux scénarios, tentant d'imaginer les parallèles et les différences que cela engendrerait. À force de peser et de repeser les options, il avait l'impression que cette préparation méticuleuse pour ne pas être tracé allait finir par le paralyser lui-même. Sacrifier un minimum de sécurité pour faciliter cette étape? — C'était la question qui lui revenait, et qu'il n'était pas encore résolu à adresser. Pourquoi encourir ces risques lui-même? — Il le savait bien: impliquer plus de personnes créait autant de points faibles. Mais il devait considérer toute la sécurité qui était acquise en faisant en sorte qu'un autre joue le rôle de la mule. Pour brouiller les pistes, il faudrait peut-être que celui-là aie une raison annexe de le faire. Et impérieuse. Ainsi, s'il était pris, seul le motif principal allait transparaître; et pas forcément les voies parallèles. Il devait presque jouer à un personnage d'Inception — planter une idée subtile, plutôt que de commanditer une livraison trop évidente. Mais comment s'occuper de cela lorsque l'on n'a pas accès aux rêves de l'éventuel complice? — Lui qui ne fumait pas, il avait l'impression que c'était pourtant son cerveau qui finissait paquet après paquet. Alors il marchait, il allait, il venait... Le bruit des pas reprenait; auquel se mêlait, de temps en temps, celui de voitures accélérant et de sirènes au-dehors. Et... — Eurêka! — Monsieur T** arrêta soudainement de faire les cent pas. Il avait trouvé l'idée. — Il allait organiser son propre go-fast franco-maroco-espagnol.
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Tadao Andō - Architecte
Criterium a commenté un(e) billet du blog de Mal-Voyant dans Le rire qui tue.
Très intéressant, merci!