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Merci! - Toujours chouette de te voir passer par ici :happy: Je viens de revenir d'une petite retraite dans un "village", sans Internet; c'était très bien. Quelques autres textes sont presque prêts!
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Lorsque la journée s'annonce très chaude, dès la fin de matinée la rue festive commence à se peupler. Cette allée réservée aux piétons traverse le quartier de part en part. De nombreux promeneurs s'y attardent. La plupart des bars ouvrent tôt et installent les tables en terrasses, sortent les parasols... Les riverains, les étudiants, les touristes passant par ici en été s'attablent alors, ou flânent devant quelque boutique de souvenirs. D'autres s'y retrouvent comme à un point de rendez-vous peu défini, savent qu'ils se croiseront bien à un point ou à un autre le long de la rue pavée. — L'on voit la plupart des hommes en pantacourt ou en bermuda, les femmes en jupe et en short; vers midi peut-être s'y joindront également quelques costumes, cravates, tailleurs, tous échappés le temps de leur pause. Dans l'ensemble l'on voit beaucoup de couleurs claires et franches, des pastels aussi — l'ambiance est chaleureuse et colorée. Un beau jour d'été. Je me glisse à travers la foule, d'un pas léger et plus rapide. À la devanture d'un petit bar, que l'on reconnaissait de par le fait qu'il portait un blason — de gueules, à trois tourteaux d'or — je ralentis et cherchai du regard mon ami. Sans doute n'était-il pas encore arrivé; je pénétrai dans l'unique salle, tout en longueur, où quelques tables supplémentaires faisaient face au zinc. Celui-ci s'étendait jusqu'au fond de la pièce. En fait, presque personne ne se trouvait à l'intérieur. Il était beaucoup plus agréable de s'asseoir en terrasse et d'observer le flux des marcheurs; on s'abritait à un coin d'ombre et attendait le passage de la brise. Le barman me salua. Il avait un grand sourire. Nous ne nous connaissions pratiquement que de vue, nous nous étions croisés ici quelques fois; il m'avait toujours adressé ce sourire franc, et ce dès la première fois. C'était une personne avec cette ouverture naturelle, qui lui donnait aussitôt un caractère d'aspect agréable, et léger. Une fois — c'était avec B. — nous avions parlé tous les trois de ces armoiries sur la devanture du bar. Personne ne connaissait leur histoire, ne savait d'où elles provenaient; le barman nous avait dit qu'elles se trouvaient déjà là lorsqu'il s'était installé et que l'endroit était encore une boutique d'herbaliste. B. avait fait quelques recherches de son côté, et avait retrouvé un blason similaire, porté par un noble de Bourgogne du XIVe, un certain de Voudenay — sans que cela ne nous avançât plus loin. Quel était le lien? — Dans la vieille ville, de nombreuses façades gardent les traces d'un mystère. Je m'assis à l'ombre en terrasse; je n'eus pas à patienter longtemps, car bientôt B. arriva. C'était lui que j'attendais. Il me salua de la main, s'approcha, me fit la bise, demanda une blonde au patron... Quant à moi, j'avais déjà un jus de pamplemousse. Nous échangeâmes au début quelques phrases anodines, de celles-ci qui sont pratiquement le prolongement des salutations... Ce fut après un premier court silence qu'il prit une voix légèrement plus grave, comme pour s'enquérir de nouvelles d'un autre niveau. — "As-tu trouvé la mandragore, Flavia?", me demande-t-il. — "Oui." Il me demanda si elle m'avait apporté ce que je désirais. Je souris et hochai la tête; un instant plus tard, comme je sentais qu'il avait besoin de mots, je lui expliquai. J'avais bien la mandragore; nous l'avions cueillie dans les règles de l'art, avec Erwain – et j'en avais préparé un liniment. Cette essence patientait maintenant dans un flacon de verre, je comptais l'utiliser à la prochaine pleine Lune... elle adviendrait dans trois jours. Repose-moi la question très bientôt. Et je portais une sélénite. Depuis mon enfance, j'avais appris à distinguer les phases de la Lune et à les suivre. Lorsque la demi-lune est à droite, formant comme un "p", c'est le "premier" quartier. Lorsqu'elle est à gauche, comme dans un "d", c'est le "dernier" quartier. Rapidement j'avais appris à estimer en un coup d'œil le cycle, et j'attendais naturellement chaque pleine et nouvelle lune. C'était avec elle que j'avais grandi. Elle m’avait suivie. Elle était toujours avec moi, au-delà des voyages qui m'avaient amenée ici ou là, au-delà des changements de ville, des époques... Je n'avais pas mentionné nos accompagnateurs novices. Je sentais qu'il n'était pas nécessaire de le faire; cette omission me parut d'autant plus sage qu'après avoir mentionné cette soirée où il m'avait raccompagnée — encore un peu groggy, le long des escaliers et passages menant à travers les hauteurs à la maison du druide... — il me demanda ce que j'allais faire avec Xavier. — "Que veux-tu dire?" — "Vous vous êtes rapprochés..." — "On est ensemble", fis-je. Dire cela me donnait une impression étrange, parce qu'à la fois c'était ce que nous avions décidé, décrété et donc cet ensemble était bel et bien là, et à côté de cela j'avais quand même la sensation de dire un mensonge; ou plutôt une formule malhabile. — Je n'eus de toute manière que peu de temps pour méditer cette bivalence, en voyant la tête que fit B.: ç'avait été un mouvement relativement subtil, mais indéniable, un assombrissement des traits, un air plus grave... Lorsqu'il reprit la parole, sa voix elle-même s'était revêtue d'un nouveau voile. — "Oh... vous êtes ensemble", commença-t-il. Ses yeux s'étaient d'abord fixés sur moi, mais rapidement il avait détourné le regard, et semblait maintenant aller partout ailleurs: les passants, la table, le mur, le blason, ses doigts sur le verre, mes mains; il alternait ainsi, hésitant. Il continua: — "Est-ce que... tu ne trouves pas qu'il n'est pas exactement... le genre de personne qui peut te comprendre...? – je veux dire; ..." - je le regardai en silence - "Tu n'es pas comme les autres, tu es différente, Flavia". — "Écoute; même si c'était vrai, même si j'avais besoin d'autre chose, serait-ce à toi de me le dire?" Un long moment s'écoula; il regardait les passants, et quant à moi, je le fixai; nous entendions tout autour de nous le bruit des multiples conversations, des verres sur les tables en terrasse, des claquements de talons sur le sol, parfois quelque appel de passant... Il était presque midi et il y avait de plus en plus de monde dans la rue. Toutes les tables à nos côtés étaient maintenant occupées. La chaleur de la journée devenait pesante. Je sentais monter en moi, à côté d'une pointe d'irritation quant à ce que je devinais chez mon ami, l'envie d'aller ailleurs, dans un endroit moins peuplé. Nous allions interrompre cette conversation, alors que nous avions, je le sentais bien, d'autres choses à se dire – et à cause d'une broutille; c'était certainement cela qui m'agaçait le plus. Je repensais à ce que m'avait dit Xavier lors de notre première conversation: qu'à son avis, je plaisais à B. – Je connaissais bien ces situations et ces multiples jeux; leurs règles; parfois ils sont plaisamment enivrants, parfois - comme maintenant - ces interférences me paraissent ennuyeuses, finissent en obstacles. Si seulement je n'avais pas été une fille, nous aurions évité ce moment-ci... Cela était particulièrement irritant. Il n'y avait que peu de personnes avec qui je pouvais avoir des conversations d'un tout autre niveau au sujet de magie et de mystique; dont lui; allait-on gâcher cela pour une raison aussi matérielle? – Pour un corps, un simple vaisseau? — À la table voisine, quelques-uns jetaient des regards curieux dans notre direction; ils avaient dû remarquer ce silence et la mine maintenant gênée de B. – peut-être s'attendaient-ils à une scène ou une dispute, et ils s'étaient alors apprêtés à ne pas laisser filer l'occasion d'y assister. C'était comme si je pouvais lire dans leurs pensées. L'on devinait cette envie de voir le spectacle qu'offriraient deux personnes se disant des choses mauvaises, la fascination que cela leur procurerait. Je savais qu'un couple au sens théâtral développé se saisirait prestement d'une telle occasion – comme captant ces ondes mentales et se laissant guider par elles – et commencerait alors sa représentation. Nous n'allions pas tout de même faire cela... Nous n'allions pas non plus rester assis une heure en silence. — "Je vais devoir y aller. Mais tu voulais me parler d'autre chose, n'est-ce pas?", fis-je. — "Oui... Non; enfin, oui, mais ce serait mieux à un autre moment", hésita-t-il, me regardant à nouveau. Quelques minutes plus tard, j'étais partie dans la foule. Je me faufilais vers la direction de mon appartement - en quête de calme et de méditation. Ça n'était pas très loin, mais il fallait contourner les groupes de promeneurs qui flânaient çà et là, ou de personnes qui s'étaient rassemblées en face des bars-restaurants. — Soudain, j'entendis mon nom - quelqu'un m'appelait. Je me retournai — et ce fut un grand étonnement. J'avais en face de moi une ancienne connaissance — une femme approchant la quarantaine, très brune, avec un grand sourire qui contrastait avec la peau fatiguée de son visage, usé par d'anciennes épreuves mais non dépourvu de charme; elle était vêtue de bleu et de blanc — je ne l'avais pas croisée depuis que j'étais arrivée dans cette ville. Son nom... me revint alors d'un coup: Élyse. Nous nous saluâmes avec joie. Elle était là avec quelques amis, ils s'apprêtaient à aller au restaurant; elle me proposa de les rejoindre. Je lui dis que je ne pouvais pas, mais que cela me ferait très plaisir de la revoir; pourrait-elle passer prendre le thé après son repas? – Je lui indiquai l'adresse. Elle accepta; elle m'appellerait dans une heure. — Les fenêtres grandes ouvertes pour qu'un peu de vent rafraîchisse l'atmosphère, je m'étais assise en tailleur dans le salon. Un peu de calme – un peu de temps solitaire. La tournure de l'entrevue avec B. m'avait, je le sentais bien, irritée plus que cela n'aurait dû le faire. Ou alors était-ce quelque chose d'autre? — J'ai souvent eu à revêtir une armure; lorsqu'il fallait que certains événements glissent sur moi sans y laisser d'éraflures. Cela aidait lorsqu'il fallait se détacher, ou se laisser transparaître d'une certaine manière, parmi les différents milieux que j'explorais. Mais, en parallèle, je prêtais très attention aux remous qui pouvaient m'agiter intérieurement. D'un côté, je sentais que mon esprit était une eau calme — si je n'avais pas atteint ce stade, je n'aurais pas pu mettre en mouvement de forces occultes — et d'un autre, je sentais les émotions qui naturellement me venaient, depuis le corps; cette eau-là se troublait, les émotions se mouvaient d'elles-mêmes, comme des réflexes. Autrefois j'avais pensé que c'était mon corps qui me trahissait lorsque ces phases survenaient; depuis j'avais accepté que notre vaisseau physique soit soumis à certaines règles. Cela faisait penser à l'image orientale du Carrosse: Tout être humain est comme un carrosse, avec un cheval et un cocher. Le carrosse, c'est le corps dans sa dimension physique. Le cheval représente nos émotions et nos instincts; comme elles, c'est une force immense et subconsciente. Le cocher, c'est l'intellect, et les processus mentaux; eux sont accessibles à notre conscience. — Beaucoup ne savent pas qui ils sont ni comment ils fonctionnent; comment peuvent-ils aller quelque part? Lorsque la position du carrosse détermine à elle seule la direction vers laquelle alors le cheval souhaite se ruer, et qu'un cocher se contente d'observer le désastre, incapable du moindre contrôle — où peut-on aller? Peut-on même se mouvoir, se déplacer? La chaîne est dirigée dans le mauvais sens, depuis le carrosse jusqu'au cocher. Il s'agit d'inverser la chaîne: le cocher (l'intellect) contrôle - et manipule en quelque sorte - le cheval (les émotions), qui porte alors sans difficulté le carrosse dans la direction voulue. Le travail nécessaire à l'inversion de la chaîne est immense; c'est pourtant la toute première étape — en effet, ce n'est qu'après cela que peut apparaître dans ce tableau un quatrième élément: le Maître. Celui-ci sait où il veut aller; il vient dans le carrosse, et ordonne au cocher. — Ce nouveau venu, c'est la Volonté. — On ne l'achète ni ne la capture; le moment décisif auquel elle arrive advient en temps voulu. C'est ce qu'entendaient certains lorsqu'ils affirmaient que le maître n'arrive que lorsque l'élève est prêt. C'est ce qu'entendaient d'autres lorsqu'ils déclarent que l'homme n'a pas de volonté qui lui soit propre. — Pour autant, chaque élément nécessite d'être entretenu. Le carrosse doit être poli; le cheval et le cocher nourris. Lorsque le cheval est trop fatigué, il ne se dirige plus, et il ne se déplace plus très loin; il faut le laisser se reposer un temps. C'est la raison pour laquelle je ne veux pas ignorer le corps; il s'agit de mon vaisseau. Alors, à ces moments-là, je le laissais reprendre le dessus, je renonçais au contrôle. Mon corps ne me trahissait pas: il avait besoin de s'exprimer. Il avait besoin d'être soigné, entretenu. Je laissais mon sentiment d'irritation suivre ses métamorphoses... — Une minute plus tard, un grand spasme: je sentais que je tremblais. Et alors, les vannes s'ouvrirent: j'éclatai en sanglots. – Je pleurais. ** * Coup de téléphone. — C'est Élyse. J'avais pleuré longtemps, comme cela n'arrivait que rarement; le goût du sel sur les lèvres m'avait rappelé de vieux et désagréables souvenirs. Cela m'avait également épuisée. — Mais je n'avais pas eu beaucoup de temps pour me reposer, et je voulais effacer les traces de ce qui venait de se passer. Alors j'avais pris une douche, et je m'étais longuement lavé le visage... Je venais de sortir de la salle de bains lorsque le téléphone avait vibré – j'étais à nouveau maîtresse de moi-même. Je l'invitai à monter me rejoindre. Le temps d'enfiler quelque chose, et j'entends tapoter à la porte. Un instant plus tard, elle est assise à côté de la table basse et observe avec curiosité l'ameublement du salon, les couleurs claires de l'ensemble. Elle me dit qu'elle est très contente d'enfin voir l'endroit où j'habite. La théière siffle. — Je nous verse deux tasses. Elle me remercie, m'invite à m'asseoir sur le sol à côté d'elle, et nous commençons à discuter. Assez rapidement, elle s'arrête, regarde mes yeux... — "Flo... tu as pleuré?" — "Oui; mais ce n'est rien", fis-je. On devait encore percevoir à mes yeux ce qui s'était passé. Ça n'avait peut-être pas été le moment idéal; je ne tenais pas particulièrement à évoquer un sentiment de commisération. Je dus lui répéter que tout allait bien pour qu'elle accepte de retourner à une conversation plus anodine – et je sentais bien qu'elle m'observa un instant d'un regard rusé, comme pour se demander de quelle manière détournée elle allait vaincre mes défenses, pour que je lui révèle tout, et qu'alors elle puisse me consoler, grâce à son expérience qui saurait trouver le baume adéquat pour mon petit cœur. — Nous reprîmes la discussion. — "Parle-moi de ta vie, de ce que tu fais maintenant... Tu vas bien? Tu écris toujours? Tu fais toujours de l'art? Tu es toujours avec T.?", fait-elle, avec un ton qu'elle voulait à la fois complice et enjoué. Elle voulait tout savoir — tout du moins, tout sur ces choses qui gravitent autour de moi, les extérieurs essentiels: les amis, le travail et le cœur... Oui, j'allais bien. J'écrivais beaucoup ces temps-ci; il y avait ce projet sur les états altérés de conscience, il y avait quelques poèmes, des dessins, d'autres idées qui ne restaient pour l'instant qu'au stade d'embryons...; oui, il y avait aussi d'autres projets artistiques — je me levai et lui montrai une toile, car je savais qu'elle préférait ce qui était visuel à ce qui relevait de l'écriture: c'était un hibou dans une pose hiératique. J'avais dessiné quelques-uns de ses traits d'abord avec de la colle inflammable, mis le feu à la toile, et c'était seulement après que j'avais commencé à travailler avec de la peinture à l'huile. Les traces brûlées donnaient un relief particulier à l'animal, un contre-noir. — Quant à T., cela faisait un moment que nous n'étions plus ensemble; cette mention me laissa un demi-sourire nostalgique aux lèvres. Toutefois, pour une raison ou une autre, Élyse s'était mise en tête que la raison pour laquelle je m'étais sentie mal et pleuré ne pouvait être que le fait que je n'étais plus avec T. – elle se mit à m'en parler avec beaucoup de termes positifs, que nous allions vraiment bien ensemble, que ça n'avait pu être qu'un malentendu... – puis, lorsque je lui rappelai quelques événements moins reluisants qu'elle connaissait pourtant déjà, elle endossa le rôle de la confidente complice, et adopta le ton opposé, grossissant ses défauts plutôt que d'uniquement les admettre, comme si c'était ce que je voulais entendre pour le moment: — "Ah mais, tu sais, les hommes c'est comme ça..." – Quelques truismes y passèrent. Finalement, je n'y tins plus, et l'interrompit pour lui dire que j'avais rencontré quelqu'un d'autre. Il se passa exactement ce que j'attendais (et ce pourquoi je ne l'avais pas révélé plus tôt): une salve de questions sur cette personne. Quel est son nom? Que fait-il dans la vie? Il est mignon, j'espère? Aime-t-il les artistes comme moi? — Pourtant il y avait une réelle tendresse chez Élyse, et je sentais derrière tout cela un fleuve de bonnes intentions et de la véritable sympathie — donc je jouais le jeu et lui racontai. Elle fit l'admirative lorsque je lui parlai du vernissage, de la réserve de Xavier...; et d'ailleurs, il m'avait invitée ce soir à une soirée privée. C'étaient des amis musiciens qui régulièrement venaient se présenter des compositions les uns aux autres; ils étaient pour la majorité des pianistes. L'un d'entre eux était un ami de sa famille, ce qui expliquait que Xavier eut vent de ces événements informels. À chaque fois, un petit nombre de spectateurs mélomanes pouvait volontiers venir y assister. Il n'y avait jamais beaucoup de monde, et la moyenne d'âge était assez élevée; mais la musique, inédite, pouvait se révéler originale et jolie. Lui-même n'y allait que de temps en temps, mais il se disait que cela pourrait bien me plaire. J'éclatai de rire lorsqu'elle me dit que Xavier avait l'air d'être un bon parti, et qu'il fallait absolument que je le lui présente; en femme d'expérience, sachant observer les hommes, elle saurait me dire s'il était assez bien pour moi... Allait-elle remplacer sa vision romantisée de T. par celle de Xavier? - Je m'y attendrais bien. — À demi-mot je compris que sa nouvelle déduction sur ma crise de larmes était qu'il s'agissait en fait de mon véritable deuil de T., maintenant que je m'avançais vers une autre relation. Alors elle essayait maintenant de deviner où en était celle-ci, quelles "étapes" étaient franchies, s'il était gentleman, et tant d'autres questions... par exemple si je n'avais ressenti soudain une nouvelle inspiration artistique ou quelque autre signe de renouveau. Quelle curieuse! – À sa bonté l'on devinait que s'adjoignait souvent une façon de compenser des erreurs anciennes en souhaitant les éviter aux autres. Elle m'avait raconté un jour certaines de celles-ci, comme la rencontre d'un homme qui lui avait été particulièrement infidèle et qu'elle avait pardonné sans cesse; ou celle d'un autre homme, un manipulateur narcissique qui l'avait projetée dans une spirale dépressive... Par certains aspects elle me rappelait Murielle, ce côté maternel en particulier – quoique le reste de leur caractère restait assez différent. Élyse voulait comme me prendre sous son aile et jouer tour-à-tour le rôle de la mère, de la grande sœur, de l'amie et de la confidente. Ça n'était pas désagréable à petite dose. — Elle me prit dans les bras un long instant avant de prendre congé; et me répéta qu'il faudrait vraiment que nous nous revoyions l'un de ces jours, seules ou en groupe: et qu'elle ressentirait aussitôt si Xavier était la bonne personne. Je ris à nouveau, lui communiquai que cette entrevue m'avait également fait plaisir. — C'était vrai; toutefois j'étais épuisée. Une fois seule, je m'allongeai sur le canapé et m'endormis. Rêve. Je viens d'entrer dans une grande pièce noire. Je ne vois rien. Je sens, cependant, que la salle est large; et une présence. Mes yeux, s'habituant petit à petit à l'obscurité, commencent alors à discerner que je viens de pénétrer dans un théâtre: il y a une douzaine de rangées de sièges, la plupart sont occupés. De ces spectateurs je ne distingue que des silhouettes. La pénombre éteint toutes les couleurs en divers tons gris. Au-devant, une estrade s'illumine alors progressivement: c'est la scène. Sur un parquet en bois vernis sont disposées quelques planches verticales, sur lesquelles des buissons et des plantes ont été peints. Un homme courbé, de petite stature, apparaît alors, s'avançant sur la scène. Il est très bien vêtu, sa barbe en bouc est finement taillée; je ne sais pas s'il va s'agir d'un acteur ou du présentateur de la pièce qui doit se préparer à être jouée. Le silence du public est total; je sens que toutes les attentions ont été captivées par sa venue. L'homme nous regarde, tournant lentement la tête d'un côté à l'autre de la salle. Il ne devait pas nous voir à cause de l'obscurité, juste deviner nos présences — et pourtant j'avais nettement l'impression qu'il nous voyait tous, parfaitement, comme s'il possédait un autre sens, plus fin que la vue. Cherche-t-il quelqu'un? Soudain, il me voit. Il cesse ses mouvements de tête: il me fixe. Comme liés, nous nous fixons. — Hypnotisme? — Un instant plus tard, sans que je ne puisse m'être rendue compte d'une transition, je vois que l'homme a disparu de la scène. À sa place, trois hommes et trois femmes sont apparus. Ils sont habillés élégamment, en tenue de bal, et portent des masques de type vénitien; chaque masque est différent. Celui de cette femme en belle robe verte et dorée a un nez long et crochu; un autre, des sourcils exagérément froncés; un autre encore, des feuilles de trèfle dessinés sur les joues et un air mutin... Les acteurs forment trois couples, qui dansent et virevoltent dans le silence le plus total... * ** La soirée s'était rafraîchie. L'atmosphère agréable invitait les groupes de promeneurs à sortir à nouveau maintenant que la nuit venait de tomber, et à arpenter les rues et chemins de la vieille ville que je traversais à nouveau. À côté de chez lui, Xavier m'attendait. Un rapide baiser, puis je prends son bras et le laisse me guider jusqu'à l'antre des artistes. Ce n'était pas très loin; il fallait marcher le long d'une belle avenue, jusqu'au quartier aisé se trouvant à côté de la mairie. Là encore, je pressentais qu'il s'agirait d'un certain milieu socio-culturel – pour lequel je nourrissais des sentiments bivalents: d'une part je haïssais ces masques de paille, d'autre part je ressentais quand même l'excitation d'une petite fille qui se déguise. Cela me rappela quelques anciennes "infiltrations"... Xavier avait mis une belle veste noire, une chemise claire; quant à moi, une robe de soirée. Mes escarpins claquaient sur le sol. Nous arrivons devant une grande porte cochère. C'est là, dans un appartement au premier étage, que se rencontre le groupe de musiciens et de mélomanes dont Xavier m'avait parlé, et dont il m'avait proposé de faire la connaissance. L'immeuble est très soigné. Les surfaces du sas d'entrée sont brillantes, récemment reluises. Les quelques plantes me sembleraient plus heureuses au-dehors, mais doivent apporter cette touche verte qu'affectionnent les tenants de tels lieux; à vrai-dire, je ne serais pas étonnée que dans le second hall d'entrée nous attende un maître d'hôtel en uniforme. Au lieu de cela, un petit escalier tapissé de rouge. Arrivés au premier étage, nous entendons quelques bruits gais de conversation nous parvenir, et un filet de lumière illuminer le petit corridor. Nous entrons. L'hôte vient à notre rencontre dans le petit hall, servant d'antichambre. À gauche et à droite, des portes doubles s'ouvrent sur deux grands salons; nous apercevons dans la première de ces pièces le groupe de mélomanes. — "Quel plaisir de faire votre connaissance, Mademoiselle", me dit l'hôte avec un certain maniérisme. Il est grand, fin; de petites moustaches grises lui donnent l'air d'un ancien diplomate. L'on entend aussitôt, également, qu'il a ce léger accent qu'affectionnent certains hommes aimant les hommes. Je le trouve élégant. Il nous conduit alors vers l'assemblée. Il y a là une douzaine de personnes. Je reconnais quelques visages: nous avions croisés certains de ceux-ci lors du vernissage de l'artiste-illusioniste. À part une femme âgée, qui porte un énorme collier de perles, il n'y a là que des hommes. Tous sont en tenue de soirée, certains portent un nœud-papillon. La moyenne d'âge est effectivement assez élevée; Xavier et moi dénotons certainement. Sans doute pour cette raison, nous sommes à la fois agréablement bienvenus et considérés – chacun nous avait salué volontiers – et restons côte-à-côte. Nous prenons de fines coupes de champagne, très pétillant. La conversation porte tantôt sur de grands noms de musiciens — l'on cite Mozart, Bach, Beethoven mais également Tchaikovsky, Ravel, Rachmaninov... quelqu'un mentionna même Ligeti — et tantôt se vide de substance pour se métamorphoser en formules jolies mais qui ne disent rien. Passes rhétoriques. L'on devine relativement aisément que certains se prêtent à cela par jeu, et d'autres plutôt par fatuité ou grandiloquence. — Un son de cuillère frappée sur un verre résonne alors dans la pièce. Le maître des lieux nous invite à prendre place dans le salon opposé; les représentations vont commencer. Le sol de cette pièce est lui aussi couvert de tapis orientaux. Il y a trois rangées de chaises Louis-Philippe, tournées vers un espace aménagé devant les grandes fenêtres menant sur un balcon; dans cet espace, un piano de marque est placé de trois-quarts. Contre le mur, quelques pupitres à partition. Les tons rouges des tapis, des chaises, des rideaux, donnent à la pièce une allure bourgeoise et cossue. Un vieux monsieur, vêtu élégamment et à la coiffure d'artiste — des cheveux mi-longs, dégarnis de sorte qu'ils étaient absent du centre de la tête, tous d'un blanc-gris uniforme — se place alors derrière le clavier, et démarre immédiatement, sans annonce, une rapide succession de gammes. Tout le public se fait silencieux et attentif; et les gammes deviennent des arpèges, ceux-là s'enchaînent par saccades — la seconde voix s'invite alors parmi les modulations et forme petit à petit une succession de mélodies évoquant les Jeux d'eau de Ravel... L'homme joue très bien. — Quelques morceaux se succèdent, entre lesquels l'homme présente les titres et les muses de ses œuvres en termes ampoulés. Il dédicace sa dernière composition à la femme au collier de perles, laquelle rougit et se pâme de cette considération; c'était comme si elle revenait à ses vingt ans, devant un admirateur enamouré, le temps de quelques minutes. — Après que quelques pianistes se soient succédé, l'on pouvait se faire une bonne idée du système de fonctionnement de ce petit cercle. Il y avait manifestement la rencontre de quatre personnalités, certainement les membres fondateurs; ceux-là avaient établi la tradition de se jouer les uns aux autres des pièces virtuoses. Petit à petit quelques amis mélomanes ont été admis aux représentations, et c'était maintenant un rendez-vous mensuel et intimiste. Une pause fut annoncée; une partie de la petite assemblée se levait pour aller chercher de nouvelles coupes de champagne. Je m'apprête à en faire de même... Une vibration. C'est un appel. — C'est B. Je reviens dans l'autre salon, plongé dans la pénombre; la fenêtre est ouverte, je m'isole sur le balcon. — "Allô?" — "F.?" — "Oui. Bonsoir?" — "Bonsoir... J'espère que je ne te dérange pas. Voilà; je voudrais m'excuser pour tout à l'heure". — "Ne t'en fais pas". — "Vraiment". — "Je m'excuse moi aussi, d'être partie aussi vite", dis-je en hésitant. Un court moment de silence gêné de chaque côté de la ligne; et alors, comme si cela avait été prévu d'un commun accord, nous nous mettons à rire, tous deux en même temps. Cela eut l'effet de dissiper la gêne. — "En fait, je voulais vraiment te demander autre chose tout à l'heure". — "J'en étais sûre. Tu veux en parler maintenant?" — "C'est difficile par téléphone. Il faudra que je te montre quelque chose". Nous nous donnons rendez-vous pour le lendemain. Lorsque je reviens dans le salon de musique, c'est un cinquième pianiste qui s'apprête à prendre place sur la scène. Celui-là est un petit homme, qui porte une barbe en bouc, taillée... Je me souviens de mon rêve. J'entends des voisins se murmurer qu'il s'agit là d'un artiste relativement nouveau de ces soirées. Il s'incline bien bas, et s'assied devant le piano, ajustant plusieurs fois le tabouret afin de se ménager un accès confortable aux pédales. Cela prend un certain moment, durant lequel le public ne dit pas un mot: l'effet est réussi. Il annonce d'une voix forte, avec une certaine emphase: "Mesdames et Messieurs" — se tournant vers moi — "Mademoiselle" — il ajuste son gilet — "Je vous présente ma nouvelle œuvre! Mélancolie, force obscure - c'est une fleur du mal que j'ai voulu cueillir pour vous, bien humblement. Une plante dangereuse... mon âme vacille! ... Il est dit qu'elle a forme humaine et le pouvoir de nous rendre riches et puissants; l'on la ramassait au pied de l'échafaud! Cette œuvre en est le cri – Je l'ai appelée: Mandragore". — Je suis fixée sur le siège. Puis, les premières notes s'élèvent du piano, basses, sombres... Xavier et moi échangeons un rapide regard, amusés de la coïncidence... et en même temps, comme se demandant s'il s'agissait véritablement d'une coïncidence. Nous ne connaissions pas le petit homme — il ne pouvait pas savoir ce que nous avions cueilli, il y a quelques jours, à la nuit tombée... — mais c'était comme s'il avait été l'instrument d'une sorte de clin d'œil qui nous fût adressé: comme si une confrérie secrète nous avait observés, et venait nous le dire: scimus, nous savons. Les notes sont ténébreuses, et je pense à nouveau à Ravel: mais cette fois à sa traduction musicale du Gaspard de la Nuit... — Le bruit de mes talons résonne dans les ruelles que nous empruntons au retour. À nouveau, je tiens le bras de Xavier, qui me raccompagne vers mon appartement. Nous marchons dans un silence paisible, communicatif. Étrangement, il y a moins peu de monde que nous ne pensions; ou peut-être est-ce parce que nous nous plaisons à prendre les petites rues. Nous arrivons alors au pied de la bâtisse. Et, comme la première fois, il m'embrasse; nous nous souhaitons bonne nuit. Je lis ses pensées. Je sens qu'il aurait bien aimé que je l'invite à monter chez moi. Je ne le fais pas. Plutôt, nous nous regardons en silence et je lui souris. Il a l'air heureux. Il ne donne pas de signe quant à ce désir; il me trouve sans doute secrète, mystérieuse. — Je lui vole un dernier baiser et disparais. Dans mon esprit résonnent encore certains accords fugaces, solanés.
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Ce billet va servir à rassembler les différents épisodes des écrits en série — la navigation sera plus facile: la catégorie "Index" permet de retrouver ce billet, avec des liens vers chaque partie. Je n'y mets pour l'instant pas les textes qui orbitent les uns autour des autres de manière plus étrange ou lointaine. Mandragore Les aventures d'une jeune magicienne. À-part – Assemblée Partie 1 – Rencontre avec Xavier Partie 2 – Chez Erwain le druide Partie 3 – F. rencontre A., seule Partie 4 – La mandragore Partie 5 – Dispute Partie 6 – en cours (...) Le village Enquête officieuse en montagne. Partie 1 – Le village Partie 2 – L'autel dans la forêt Partie 3 – Séquençage nocturne d'ADN Partie 4 – Un point avec Jean le gendarme Partie 5 – Marie l'herbaliste Partie 6 – Michel le maître d'école Partie 7 – Midi - l'auberge Partie 8 – François le chasseur de papillons; résumé (...) Meurtres à T** La ville a peur. Une enquête irrésolue. Partie 1 – Les faits Partie 2 – Un enquêteur zélé Partie 3 – L'homme mystérieux Opération DOLMEN Certains documents mènent une vie secrète. Partie 1 – Des chiffres qui ne collent pas Partie 2 – Officines politiques Partie 3 – Aux Palmes Partie 4 – en cours (...)
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:happy: On est jaloux de ce que l'on veut avoir, de ce que l'on veut faire. C'est étrange comme remarque... Pourquoi ne consommes-tu pas l'écrit (de tous) comme des friandises, plutôt? On goûte et on aime ou pas. Être jaloux du confiseur équivaut à vouloir être soi-même un confiseur se spécialisant dans la délectation de ses propres produits, or tu ne veux peut-être pas vraiment devenir comme ça.
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Vous ouvrez les yeux; le cerveau brûle encore, il vous semble continuer à sentir cette odeur âcre qui avait envahi la pièce. Ça avait été une fumée d'abord subtile, puis inquiétante; le mélange des substances s'était révélé réactif — une action lente, inexorable: des vapeurs étouffantes qui vous avaient finalement fait perdre conscience. Pourtant, maintenant, dans la petite pièce baignant dans un flux de lumières tamisées, il n'y avait plus une trace de fumée; tout s'était envolé, happé par l'interstice de la fenêtre laissée entre-ouverte. Au-dehors, la pénombre. La lune se cache derrière d'épais nuages. Il doit encore être tard dans la nuit. — Insomnies... Vous étendez la main vers la multitude de flacons posés sur le bureau. Il vous semble qu'ils s'accumulent, ces petits morceaux de verre, ces récipients divers, ces miscellanées... Cela fait déjà des années que la collection s'agrandit, que les ingrédients les plus étranges viennent s'y joindre. Alors vous les détaillez du regard, l'un après l'autre, comme pour les redécouvrir. Comme vous le faites souvent. – Il y a là tout ce dont l'on aurait besoin : Dans ce flacon-ci, un miel épais et sucré. Dans celui-là, une vinaigrette rance... Des lambeaux de peau morte — une branche de thym — des baies d'if vénéneux... Des poudres aux couleurs vives — des épices orientales et de la terre de montagne... Et du sang séché. Comme autant de portraits, dessinés sur des feuilles volantes et froissés par le temps, pour lesquels les pinceaux sont délaissés quelques temps, repris un temps plus tard, au fur et à mesure des hésitations et des grandes résolutions; — à certaines dates importantes, un sursaut d'énergie les replace dans la main, suggère de nouveaux mélanges et des couleurs inédites. — Ainsi en est-il de votre bureau d'alchimiste. Étiquetant vos substances un jour. Méditant sur de nouvelles opérations à tenter un autre jour; sur d'autres combinaisons et transformations. Toutefois... Il doit manquer quelque chose. Pourquoi, sinon, le mélange échoue-t-il toujours? — Ce n'est pas comme si vous n'aviez pas essayé les ajouts les plus inattendus, les effets les plus variés... Penchée sur de vieux manuscrits encryptés, patiemment décodant les symboles spagyriques... Que d'heures d'études passées ici, pendant de longues nuits sans sommeil. Cela devait passer par le sang – vous le sentiez. À chaque essai, le prix à payer: de nouvelles gouttes rouges et douloureuses. L'on sent confusément que chacun n'a accès qu'à un nombre limité de tentatives, et que chaque expérience, s'approchant de la fin, en acquiert d'autant plus de signifiance. Il faut à nouveau rémouler... Les couteaux sont de sortie, le fil des lames est aiguisé à la pleine lune. — Vous vous remémorez cette pensée qui parfois vous est venue: le nombre des battements de cœur est-il pré-déterminé? Chacun aurait un compte... Ainsi de même votre nombre en terme de gouttes de sang. La lame s'approche de votre peau; un trait si fin sur une surface si fragile... Aïe. Une nouvelle goutte pour un nouvel essai — extraite, vivante; se préparant à choir dans le petit athanor. Vous observez cet œuf alchimique, considérez la cendre à l'intérieur; c'est le passage du noir au rouge, vous ne voulez point d'albâtre — point de gemme — pour ce rubedo précoce. Seul le Noir — Seul le Rouge — Vos deux couleurs. Dans la pièce faiblement éclairée dans la nuit, vous êtes assise en face de ce vaste bureau en ébène. Tous ces petits flacons s'accumulent et s'amoncellent sur le plan de travail. Combien de temps déjà vous consacrez-vous à l'œuvre? – Il vous semble bien que cela remonte à longtemps, longtemps...
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:happy:
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Bravo aux camarades corses. :) Éradiquons les mauvaises herbes.
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Marre des exigences d'hypocrisie et de soumission.
Criterium a répondu à un(e) sujet de Titsta dans Amour et Séduction
Tu peux développer stp? :) -
La pluie fouette la vitre. Le crépitement continu des gouttes... Je me réveille. Seule l'une des petites lampes illumine le compartiment d'une lumière artificielle, orangée; au-dehors, la nuit est noire, et l'on devine plus que l'on ne voit les traces de l'eau sur le verre. Les gouttes se regroupant, sauvagement, en traînées de plus en plus rapides... Le tissu des banquettes et du sol est bleu sombre. Une échelle métallique rudimentaire est placée à côté de la vitre, pour se hisser aux couchettes. Il n'y a personne... Le tapotement forme petit à petit une sorte de bruit de fond, qui se mêle au roulement du train. — Le compartiment me semble de plus en plus clos et isolé, une pièce minuscule, sans espace. Je me lève et sors. Le couloir étroit s'étend presque à perte de vue dans chaque direction; la répétition des fenêtres et des portes des autres compartiments donne l'impression d'une illusion d'optique; et la lumière, si faible, y contribue aussi avec ses voiles d'ombres... l'atmosphère est oppressante. On ne voit pas le paysage au-dehors, tout est noir; je ne sens pas quel est le sens de la marche. C'est donc plus par intuition que je me dirige vers ce que je pense être l'avant. Mes pas ne font aucun bruit sur le tapis bleu nuit. Chaque porte est close et aucun son ne s'en perçoit; j'ai l'impression d'être la seule personne à bord... Le noir profond à l'extérieur joue des tours avec ma perception; par instants, l'on croirait que ce sont des murs, comme un immense corridor souterrain. Par instants, au contraire, cela me semble être l'espace, infini, et que le vaisseau y vole — et que toutes les étoiles se sont éteintes. Je fais quelques pas, m'arrête un moment pour écouter la pluie et le roulement du train, puis reprend ma marche. J'arrive au bout de la voiture; deux grandes portes dont il faut tourner la poignée avec force. Le sas est couvert, je traverse la plateforme. L'averse y résonne en un tintamarre métallique. La poignée de la seconde porte me fait mal au poignet tant il faut insister pour la bouger. Un clic, je pénètre dans une voiture identique à celle que je viens de laisser derrière moi. Lorsque la porte se referme, le bruit s'amenuise et me voilà à nouveau dans un long corridor mal illuminé, bordé de fenêtres aveugles et de portes muettes. Tissus bleu sombre. — Je continue mon chemin. Les voitures se succèdent, toutes identiques, toutes pénombreuses, toutes silencieuses et mortes. – Suis-je seule? Je ne sais pas si c'est après quelques-unes ou une douzaine, qu'en ouvrant la porte menant à la prochaine, je sens instinctivement quelque chose d'électrique dans l'air. Une atmosphère oppressante... un hurlement tu que l'on ne ferait que deviner, inaudible... Quelques pas... Les lumières orangées clignotent, elles fonctionnent mal. Le bleu me semble d'une autre nature, plus chaud, rougi. L'une s'éteint, tout au bout du corridor. Puis la suivante. Et alors je me rends compte que se tient, juste à la frontière entre obscurité et lumière, une silhouette immobile. — Un homme grand, fin, avec une casquette: le contrôleur? En cillant, je crois voir qu'il fait un geste, mais ses bras sont longs, deux mètres; fins comme des baguettes, désarticulés... Je me fige. Il me voit — ou devine ma présence... il étend lentement ses bras, j'ai l'impression d'y voir de longues branches d'arbre. J'y devine une intention mauvaise, haineuse — étranglement, étranglement, le mot résonne dans mon cerveau. La terreur me paralyse. — Je rebrousse chemin en courant. Je sens qu'il se glisse sans bruit derrière moi, que des filaments noirs me poursuivent jusqu'aux périphéries de ma vision. À chaque changement de voiture, les portes lourdes et malaisées à ouvrir me ralentissent un peu plus... et plus je m'approche de la mienne, plus la pensée de la poignée si mal graissée me vient, obsédante, épouvantable... J'y suis. Je la saisis avec force. Mon poignet me fait mal. Je sais qu'il est juste derrière moi; des larmes nerveuses me coulent sur les joues... — Un clic. Je me rue dans la voiture. Là-bas, une lumière: la porte ouverte de mon compartiment. Je m'y rends en courant de toutes mes forces, ferme la porte, tourne le verrou, et m'en éloigne sans la quitter des yeux... J'espère qu'il ne peut pas se glisser dans les interstices... Si fin. — Les minutes sont lourdes, silencieuses; oppressantes dans la petite pièce. Le goût d'une larme salée m'arrive au coin des lèvres. Et puis rien n'arrive. Rien. Je m'assois sur la banquette, genoux serrés contre moi; fixant la porte. Le temps passe... Le silence... — La pluie fouette la vitre. Le crépitement continu des gouttes... Je me réveille. Au-dehors, la nuit est tout aussi noire; la faible lumière baigne le compartiment dans les mêmes tons orangés et irréels. Je regarde la porte et je n'ai pas envie de l'ouvrir. Je me terre dans la pièce, je me cache... — Petit à petit, je m'aperçois que ce n'est plus de la terreur que je ressens. C'est comme si celle-ci s'était adsorbée à mon cerveau, comme un papier-buvard aspirant goulûment l'encre noire... Noire de la peur; noire de la haine. Un œil intérieur devine des tracés arborescents, de longs filaments noirs, les longues veines enserrant mon cerveau. Ils sont en moi... Il est en moi. — Une solitude immense s'éveille en moi, émerge petit à petit en conscience. Seule au monde, avec ce désir si ardent: planter mes dents dans la chair. Voir l'encre noire. — La sentir, la humer. La laisser pénétrer ma peau. L'encre noire... — J'ai envie pousser un hurlement dans la Nuit.
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Ce sujet très important doit continuer à être débattu. Dommage que les vidéos aient disparu sur la plupart des posts précédents. Voici un documentaire très intéressant sur l'affaire Zandvoort: Pourquoi Elisabeth Guigou a-t-elle enterré ce dossier ainsi que de nombreux autres? Qui sont, où se trouvent toutes les victimes? Il y en a des milliers en Europe. Comme le nuage de Tchernobyl, les réseaux s'arrêtent aux frontières de la France et de la Belgique. Pourquoi? Quant à l'affaire Roman Polanski: Pourquoi se fait-il défendre par toutes ces personnalités elles-mêmes troubles? Pourquoi BHL, champion du double-standard, dit qu'il y a prescription des faits pour un pédophile mais pas pour un nazi? Y'a-t-il un lien avec le fait que Roman Polanski fut marié avec Sharon Tate, assassinée par le groupe sataniste de Manson? Pourquoi Cohn-Bendit ne s'est toujours pas fait lyncher?
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Les 'événements' se poursuivent.
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Çà et là, les lueurs vacillantes des bougies tremblent sur les murs et les meubles; la pièce est plongée dans la pénombre. Les flammes colorent la lumière dans des tons rougeoyants, qui éclairent peu ce qui se trouve à proximité. Les rideaux sont fermés; au-dehors, la nuit. Le lieu est empreint d'une atmosphère étrange, irréelle. Sur le sol au milieu de la chambre, une cordelette nouée à intervalles réguliers est disposée en cercle. Trois petits bols métalliques y sont placés: le premier contient un peu de sel. Le second porte une petite branche épineuse de commiphora. Le troisième une huile, un mélange d'huiles essentielles et de résine dont l'odeur boisée m'enivre. Le long de la cordelette sont attachés des petits bâtons de bois, formant des lettres oghamiques; et, au milieu du cercle, je suis assise en tailleur, un bâtonnet d'encens dans la main droite, une clochette dans la main gauche. Immobile, il s'agit tout d'abord de tomber dans son propre corps — n'en plus ressentir le moindre tremblement, sombrer dans une méditation menant jusqu'au point où corps et esprit sont presque à même de se séparer — avant d'annoncer l'ouverture du point de temps par un son de cloche. L'immobilité et la concentration font perdre toute notion d'espace et de temps; je ne sais pas si cinq ou cinquante minutes se sont écoulées, lorsque presque subconsciemment, je sens l'état propice me parvenir, et ma main active la clochette — un seul tintement, puis je la repose: me voilà circonscrite au cercle. Désormais, tout ce qui apparaît au-dehors est devenu incertain, et pourrait tout autant être réel qu'illusion: car le cercle connecte les plans, jusqu'à ce que cette porte soit close. Dans l'air les volutes fines qui émanent du bâtonnet d'encens forment une longue ligne grisâtre; en suivant les mouvements de ma main, la fumée trace alors petit à petit les sigilli dans l'air, qui s'évanouissent un par un. Je les répète plusieurs fois, l'esprit tendu sur ce seul point. Ma vision périphérique s'est effacée et les tracés semblent se faire autant dans la pièce sombre que dans ma tête. — Un ululement résonne, très proche de mes oreilles. En cillant dans l'obscurité, je m'aperçois alors que se tient dans la chambre un petit hibou, me fixant de son regard cryptique. Pourtant toutes les fenêtres sont fermées. Nos yeux se fixent et il me semble attendre quelque chose de moi, l'air mutin. Je le salue; je le reconnais désormais, spiritus familiaris. Nous avons tous les deux les yeux pers; et c'est comme par leur intermédiaire que nous communiquons alors. Mes lèvres articulent les mots sans un son; l'animal en perçoit chaque chuchotement muet. — "Ave, voyageur nocturne, strix mysteriorum, porteur de lumière." — "Ave, mage nyctalope, argonaute circéenne, appeleuse dans la nuit." Ses mots se soufflaient directement à mon oreille interne, sans qu'un son ne perçât dans la pièce. C'était comme un vent, un bruit de rhombe qui ululait intérieurement, et dont je comprenais chaque mot sans qu'il passe pourtant par une langue. — "Je t'ai appelé pour que tu me révèles les secrets que mon cœur convoite, ô ténébreux." — "Ainsi soit-il. Demande et je répondrai, belle hiéromante." — "Montre-moi mon précédent vaisseau." Je trempai le bout de mon index dans l'huile odorante. Puis, lentement, je le portai à mon front, où j'inscrivis un symbole; et je le posai alors sur ma carotide gauche, avant de reposer les mains sur mes genoux. Dans le dernier volute, je perçus une lueur intense; elle s'approcha — et peu après, je vis ce point de lumière comme un petit cercle qui, loin, très loin, lunette vers des temps passés, me montrait une image. Le cercle s'agrandissait au fur et à mesure de la transe, comme si j'avais approché mes yeux du verre d'une longue-vue. — La lumière était aveuglante; le soleil brillait, illuminant une oasis dans le désert. Le repaire était couvert de basses-herbes, et quelques palmiers dûm les surplombaient, haut dans le ciel. Trois hommes s'étaient abrités sous l'ombre de l'un de ceux-là, éloignés du reste de leur caravane; assis à même le sol, ils discutaient sérieusement. Parfois l'un se penchait et traçait quelques lignes sur le sable afin d'illustrer quelque information à ses compagnons. Ils n'étaient pas habillés comme des bédouins, mais avec une robe sombre à la coupe ressemblant quelque peu à celle d'une jebba; et autour de la tête, un keffieh bleu nuit. — Les trois hommes débattaient de stratégie, et des mouvements tactiques qu'ils préparaient dans quelque intrigue. Le plus vieux d'entre eux proposait d'attendre quelques jours afin de recevoir des nouvelles du Sud de l'un de leurs agents; ses informations pourraient suggérer un angle d'attaque. Un autre, au tempérament sanguin, pensait qu'attendre pourrait faire s'échapper le moment le plus opportun, et qu'il ne s'agissait pas seulement d'une question de position, mais également de rapidité. Le troisième homme — et alors je compris que je parlais par sa bouche, ou qu'il parlait par ma bouche — établissait une manœuvre afin de déterminer une troisième voie, celle qui s'appuierait sur le point idéal, là où la victoire ne se conquiert pas seulement par opportunité et par espionnage, mais également par la grâce d'Allah. Il connaissait les anciennes ghazwa et en avait étudié les différentes techniques; et en l'occurrence, il s'agissait d'être comme l'eau: très fluide. Après une longue discussion et des délibérations résumant les principaux points de leur échange, ils se levèrent et sentirent tous que la nuit qui advenait allait être décisive. Lorsque l'intensité du soleil commença à décroître, de même la longue-vue de l'esprit s'éloigna quelque peu, le cercle redevenait, peu à peu, un simple point dans la volute de fumée. La pièce plongée dans les ténèbres m'entourait à nouveau; par-delà l'encens et le cercle, les yeux du hibou me fixaient. — "Montre-moi mon futur vaisseau." Je touchai l'huile puis, cette fois, la carotide droite. Là encore, un point lointain se fixa devant mon regard et s'élargit jusqu'à m'envelopper de son spectacle. Je vis une route dans une forêt de pins; les deux bandes jaunes au milieu m'indiquaient que l'on se trouvait là de l'autre côté de l'Atlantique. Je discernai à l'horizon une grande montagne; et, petit à petit, je remarquais que la forêt abritait de nombreuses maisons, ainsi que de petits chalets. On en distinguait d'autres à l'un des versants. La porte d'une maison s'ouvrit; et je vis un homme fin et grand sortir, s'arrêter sur le seuil, se retourner et embrasser une jeune femme blonde. Ils se séparèrent en se saluant de la main, et l'homme se dirigea vers une voiture noire. Je devinais vaguement — ou j'essayai de deviner — sur ses traits une ressemblance avec les miens; c'était cependant difficile à imaginer autrement qu'intuitivement, car pris un par un, nos caractères n'étaient pas les mêmes, au-delà du fait qu'il était du sexe opposé. Cette vision resta quelque peu vague; toutefois, très clairement, je notai qu'il possédait au niveau du poignet gauche quatre lignes profondément gravées dans la peau. Ce dernier détail fut celui sur lequel le tableau se termina. — "Montre-moi celui que je dois rencontrer pour ascendre." Mon annulaire toucha la surface de l'huile aromatique et je le portai un instant sur l'arc de Cupidon, entre les lèvres et le nez. L'odeur enivrante, si proche, me prenait jusqu'au cerveau; j'avais l'impression que deux mains s'étaient posées autour de mon crâne, et me tenaient en leur étreinte, ou en leur caresse, d'une façon à la fois ferme et tendre — j'imaginais que c'était ainsi que devaient se poser sur les cheveux les mains d'un amant. À nouveau je vis au loin le point de lumière me transporter dans une nouvelle scène. Je voyais une ville; une grande rivière qu'enjambait un pont ancien; des successions de maisons hautes et étroites, chacune avec un caractère différent et souvent dans des tons ocres et rouges, et elles avaient cet air d'être les véritables habitantes de l'endroit. Je sentais qu'elles cachaient quelque chose — sans doute d'obscurs passages secrets, et des histoires oubliées. Les intrigues de plusieurs siècles avaient résonné dans ces ruelles... Soudain je la reconnus: c'était Amsterdam. Alors seulement je commençai à percevoir les nombreux passants, et mon attention se fixa sur un petit homme habillé d'un costume noir, taillé sur mesure dans un tissu coûteux. Il avait la cinquantaine; ses cheveux et sa barbe étaient majoritairement gris, quoiqu'il y restait des nuances d'un brun de jais. Ses yeux étaient clairs; il portait un chapeau noir. Malgré son apparence académique, je ressentais intuitivement qu'il possédait une certaine brutalité. De même que la ville, il abritait un secret — et c'était certainement dans ce secret que je vais devoir puiser, et conquérir. Suivant sa démarche dans la vision, je formulai intérieurement une question : — "Qui est-il?" — "Écoute attentivement, très chère: Cet homme est un professeur, un meurtrier et un psychopompe. Il possède la clef que tu désires. Il te sera demandé un prix: celui-ci sera payable en sang, ou en dignité. Ou les deux. Tout est dit." Les mots avaient vibré dans mon esprit, mais aussi dans la scène; l'on voyait de nombreux passants regarder vers le ciel qui leur semblait vrombir, comme le bruit indistinct d'un orage qui s'approche. Beaucoup pressèrent le pas. Le professeur, lui aussi, allongea ses enjambées pour traverser le pont vers une ruelle que je ne connaissais pas mais dont je mémorisai l'emplacement. Et c'est ainsi que s'éloigna la scène, jusqu'à s'évaporer dans une petite vibration sur la volute de fumée, l'encens qui frémissait. — "Le son de cloche arrive, magicienne. Trois fois tu as demandé la vision, trois fois tu as reçu la vue." — "Je te remercie, nocturne visiteur. Tu es désormais libre. Vale." — "Vale." De la main gauche, je me saisis à nouveau de la clochette; à nouveau, un seul tintement résonne dans la nuit. Le bruit, réel, contraste avec les sons éthérés par lesquels nous avions communiqué jusque là — il me semblait que tout redevenait clair, comme si je venais finalement de m'éveiller. Toute l'irréalité de la scène avait disparu; il ne restait plus que la chambre et ces objets disposés çà et là, non seulement ceux du cercle, mais également tous ceux se trouvant dans la pièce — habits, cahiers, dessins. Certaines bougies frémissaient et allaient bientôt s'éteindre. Le cercle révoqué, je dénouais la cordelette, et ouvrai à nouveau l'espace. Je me levais doucement; les longs instants dans cette position me faisaient, une fois debout, sentir particulièrement les muscles des cuisses et les genoux, un peu endoloris. Je me massai un instant juste au-dessus des genoux. — Sur la table de chevet du lit, le téléphone m'indiqua qu'il était 4 heures du matin.
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En français: Ces temps-ci, pas grand-chose... quelques extraits de livres d'Oswald Wirth et de C.G. Jung selon ce à quoi je médite. Le dernier roman en français que j'aie (re)lu doit être Là-Bas de J.K. Huysmans. En anglais: Quelques nouvelles de H.P. Lovecraft (The shunned house...), une monographie sur les mandragores que je relis; j'ai essayé The Sound and the Fury de Faulkner mais je ne savais pas que c'était écrit dans ce style ("stream of consciousness") que je n'aime généralement pas du tout... il s'est refermé tout seul. Pourtant beaucoup disent que c'est sa meilleure œuvre... Alors maintenant j'hésite entre quelques autres livres; je vais sans doute relire des nouvelles de W.H. Hodgson. En allemand: Je viens de finir le petit essai de Gustav Meyrink sur l'occultisme, An der Grenze des Jenseits. Des parties très intéressantes (sur Paracelse), d'autres moins (sur le spiritisme fin XIXe). Là j'hésite entre quelques auteurs (Colerus, Spunda); en attendant je suis en train de finir Hanns Heinz Ewers, Der Zauberlehrling, oder die Teufelsjäger.
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Synthèse/4
Criterium a commenté un(e) billet du blog de Reo dans Monde à vivre : espérer sans attendre et lutter sans léser
Excuse-moi si je ne suis pas très doué pour les abstractions, ni en géopolitique: je ne comprends pas très bien ce que tu proposes en termes concrets. Tu parles de "révolution" mais j'ai beaucoup de mal à imaginer la forme qu'elle pourrait (ou devrait) prendre pour toi. — Je m'excuse également si tu voulais justement commencer à aborder cet aspect-là dans un futur billet de blog plutôt que dans un commentaire... Mais ça me ferait plaisir de comprendre un peu plus ce que tu expliques. :happy: Selon toi: qui doit faire quoi? -
Combien de temps cela faisait-il que je n'étais pas revenu en France? - Suffisamment longtemps, en tout cas, pour que la réponse ne me vînt pas immédiatement à l'esprit: je devais réfléchir, recompter les années qui venaient de s'écouler, me remémorer les événements principaux qui avaient déterminé chacune. Il y avait ces expéditions menées au Bhoutan; au Népal; il y avait tous ces voyages, certes professionnels, mais qui nécessitaient mon attention sur tous les plans et avaient donc été les principaux facteurs dictant ma vie. Le temps s'était écoulé d'une manière très particulière... — Tout en me posant cette question, je me dirigeais d'un pas lent, mais sûr. Je reconnaissais les petites rues menant jusqu'à la vieille ville; cette statue dont je me souvenais de la posture mais avait oublié le nom de qui elle représente; ce pont qu'il fallait franchir pour arriver enfin au point de rendez-vous. L'après-midi était chaude, beaucoup de passants se promenaient çà et là dans des tenues colorées; l'atmosphère ainsi m'éloignait de la nostalgie. Les enseignes des échoppes et des bars avaient changé depuis la dernière fois où je m'aventurai dans cette rue - une artère festive et ancienne, étroite, au sol pavé. Mes pas ralentissaient et mon regard passait d'un écriteau à l'autre, à la recherche de l'endroit désigné. — Et, bientôt, une voix dans mon dos: — "B.! Je suis là." Je me retournai. Les lettres à demi-effacées du nom du bar m'avaient échappé, un instant plus tôt. Mais maintenant, je les reconnaissais clairement, et je voyais bien que les quelques tables en terrasse n'avaient pas exactement le même aspect que celles de la grande brasserie d'à côté. Je n'avais jamais vu cet endroit auparavant; sans doute, il ne devait pas exister à l'époque où je parcourais cette rue presque quotidiennement. — Et, me saluant de la main, attablé, je vis François. Cela faisait des années... Il n'avait pas changé, pas même vieilli. Tous ses traits étaient les mêmes; le même demi-sourire, la même façon de tenir sa bière, de jouer avec le doigt sur le rebord du verre. Seule sa voix m'avait surpris - simplement parce que je ne l'avais pas entendue depuis longtemps. Il faut souvent se réhabituer aux voix. Nous commençâmes par les nouvelles que chacun échange d'habitude - la vie, le travail, les rencontres; ce que nous avions fait l'un et l'autre durant ces années. Je lui touchais quelques mots de mes recherches et des voyages qui en avaient découlé; lui me raconta sa reconversion dans un métier qu'il jugeait plus compatible avec ses valeurs. Il avait jusqu'alors travaillé avec des grandes sociétés, et malgré un très bon niveau de vie, sentait qu'il payait une sorte de taxe psychique en retour; il s'était aperçu qu'il ne voulait absolument plus nourrir le parasite qui se délectait de ses contradictions. Alors, un jour, il arrêta tout. Il avait choisi un moment opportun, et tout se fit en moins d'une semaine: l'annonce, l'incrédulité des collègues, la soirée de départ avec les quelques qui lui étaient plus proches, et qui lui murmuraient d'un air grave, en fin de soirée, qu'à leur avis il prenait une mauvaise décision... Les doutes; le regain d'énergie. Cela me fascinait: cet instant où quelqu'un prend sa vie en main et transcrit en actes le système de valeurs auquel il adhère. Il suffirait de quelques milliers de personnes comme cela pour avoir un effet sur le reste du monde. Le problème de nos sociétés n'a jamais été le manque de pouvoir des individus; mais toujours un manque de volonté. Oh, il ne s'agissait pas simplement d'une volonté telle que beaucoup se la représentent — des mots et des désirs — mais d'un réel acte de sacrifice. Or combien veulent vraiment faire face à la mort, à la maladie, à la pauvreté et à la vieillesse? Nous parlions et plaisamment la conversation se déplaçait de plus en plus sur ces sujets plutôt que sur nos routines passées. J'allais pouvoir lui poser une question qui m'obsédait — la question qui me revenait sans cesse: comment faire face à la mort? — Un moment de silence arriva. Nous demandâmes au garçon de nouvelles pintes. Puis, je lui formulai la question, simplement, sans détours. Plus loin, nous entendions les rires d'un groupe d'étudiantes; le contraste me parut un symbole. Un rappel de la proximité de la vie. Dans cette ruelle bruyante, mouvementée, à notre table s'invitait un certain silence. Il me semblait que la température avait baissé de quelques degrés; peut-être était-ce le vent qui se levait. Peut-être aussi que tout cela n'était qu'une impression, due à la tournure de notre entrevue. Au Népal, j'ai rencontré dans un petit village des hauteurs un homme exceptionnel. Il écorchait l'anglais et parlait à peine le népalais (sa langue maternelle était un dialecte sino-tibétain); nous devions communiquer dans une sorte de pot-pourri de langues que nous ne maîtrisions ni l'un ni l'autre. Pourtant, nous avions réussi à bien nous comprendre; à force de patience, de périphrases, de gestes et d'images... Il m'avait expliqué la Grande Roue de la vie; ses chatoiements qui tissaient de vastes illusions — dont l'illusion suprême, celle d'être en vie. La quête vers l'annihilation du bouddhisme me paraissait à la fois impressionnante et terrifiante. Certainement, dans cette vision du monde, cette partie de soi qui cherchait à éviter la direction de l'abysse était liée à l'ego – un fardeau cristallisé qui se refuse à accepter son inexistence; pourtant... si chacun n'était rien, pourquoi chacun était-il quelqu'un? Pourquoi chaque personne développait-elle une seule conscience? Après avoir plongé dans des zones où l'on n' "était plus", lors de profondes méditations, pourquoi revenait-on au même point? Ne devait-il pas y avoir, parfois, quelques erreurs, des permutations? - Pourquoi revenait-on dans la même personne, si toutes n'étaient que les facettes de la même structure? Si l'individualité n'était qu'une illusion? – Il y avait trop de choses que je ne comprenais pas pour tendre à cette annihilation. Il est vrai que mes méditations ne m'avaient jamais amené aussi loin... Mais là encore, peut-être était-ce justement pour cela que je comprenais pas la quête? Il aurait fallu un niveau plus élevé, sans doute. Il fallait en fin de compte forcément se remettre à une certaine vision du monde, et y perdre pied. François me parla de l'image qu'avait utilisé un jour son ami Jawad, et qui l'avait tant frappé. La vie comme un vaste mur sur lequel évoluent des multitudes de limaces. Chacun s'y meut comme il peut; certains touchent à peine au mur et s'aident des autres pour bouger. Gare pourtant à celle qui essaie de se détacher un peu trop! C'est la déconnexion — et c'est la chute. La conclusion restait simple: il n'est jamais possible de trop de séparer de son environnement — mais l'image de ces hordes de limaces s'était gravée dans son esprit, et il les avait littéralement vues, plusieurs fois, en rêve. Certains disent qu'il faut avoir côtoyé la mort pour amorcer une réponse à ces questions... Ça ne me convainquait pas; certains rescapés de guerre n'avaient rien développé, ni troubles post-traumatiques ni féroce envie de vivre. Et je me rendais compte qu'il y avait eu des épisodes où la mort n'était pas passé loin de moi. Il y avait eu ce terrible accident sur l'autoroute; il y avait eu cette chute de plusieurs étages, enfant; il y avait eu cette voiture qui avait failli me faucher il y a quelques années; une rencontre inopportune en Russie avec un groupe de néo-nazis... À chaque fois, c'était comme si l'éventualité que tout ça ait pu se terminer tout autrement n'était advenue qu'après. C'était toujours une pensée rétrospective; je n'avais pas eu le temps de me figurer faire face à la mort. — De son côté, François me confia une impression similaire. Il avait été atteint d'une maladie grave du foie, de laquelle les médecins ne pensaient pas qu'il se relèverait. Il me raconta qu'il avait lu dans un livre sur les expériences de mort imminente que le phénomène se produit parfois dans d'autres circonstances graves et extrêmes, par exemple cet homme qui se tenait dans son garage, sous sa voiture pour la réparer; celle-ci lui est tombée dessus et lui a coincé le corps pendant de longues heures atroces; et, tout d'un coup, toute douleur a cessé et il est sorti de son corps. Il se voyait, juste en-dessous, les yeux encore ouverts, comme s'il s'agissait d'une autre personne. Il avait exploré les environs; il s'était senti petit à petit tiré vers le ciel, presque malgré lui... et alors qu'il s'élevait au-dessus de la ville et qu'elle lui paraissait de plus en plus ressembler à une petite maquette de papier, il se sentit soudain happé, presque violemment, à nouveau vers le sol... pour finir en chute libre, vers une ambulance roulant à toute vitesse... et y atterrir à nouveau dans son corps qui y était transporté. Le retour au monde physique lui donnait une impression suffocante de lourdeur et d'inertie. — Après cette expérience, il avait été transformé, était devenu quelqu'un de très humble qui aidait beaucoup les autres à se sentir mieux - à vivre. Il voulait profiter des instants supplémentaires qu' "on" lui avait octroyé, comme un court délai avant la fin. — François comme moi, nous ne savions pas tout à fait comment interpréter les innombrables récits très similaires à celui-là. Pourtant, ça avait été une question essentielle dans l'histoire de l'humanité. Les anciens égyptiens y avaient sacrifié des centenaires de labeur, afin de décorer les tombes de leurs souverains de textes qui les feraient vivre. Les lettres-hiéroglyphes étaient elles-mêmes magiques; tant qu'elles restaient lisibles, elles conservaient leur pouvoir. Certains symboles puissants et dangereux devaient être eux-mêmes maîtrisés, et ainsi certaines consonnes représentées par des serpents (le f, le dj) étaient fréquemment clouées aux murs pour s'assurer que ceux-ci ne s'animent pas. — Même les tombes mineures mettaient en jeu la même vision du monde; certains avaient pris soin que leur épitaphe soit gravée avec des périphrases et des jeux de mots, ou encore avec des hiéroglyphes cryptographiques, afin que leur lecteur demeure quelques instants de plus à ré-insuffler de la vie dans ces lettres. Maintenant, certains disent que pour se préparer à la mort, chacun se doit d'apporter sa pierre à l'humanité et de la transmettre aux générations futures: cela signifie planter un arbre et faire un enfant. — Néanmoins n'était-ce là pas un moyen de transférer également la responsabilité de toutes nos insuffisances et de toutes nos incohérences à la génération suivante? L'on partirait certes sans le regret éventuel d'avoir créé quelque chose qui nous survit - comme l'artiste son œuvre - mais ne fallait-il pas d'abord s'interroger sur pourquoi ce regret existait-il? — J'avais vraiment la sensation qu'il ne s'agissait pas d'une question qu'il fallait se contenter d'ignorer le plus longtemps possible (certains évitent même désespérément de se retrouver seuls pour ne jamais avoir à y méditer), mais d'un problème qu'il fallait attaquer de front, maintenant, et dans cette vie. En disant cela, François rit avec moi: nous étions arrivés à ce point de la conversation où l'on conclut avec une évidence, qu'il fallait se poser la question de sa mort durant sa vie... — Derrière ces allures de truisme se cache cependant quelque chose d'à la fois naïf et d'important. Je me remémorai d'une lecture très ancienne — il y a presque vingt ans — à propos d'un tueur en série qui avait, dans ses confessions, rationalisé sa propre peur de la mort. Il racontait avoir petit à petit développé l'idée qu'il s'agissait tout compte fait d'un type de transaction: âme contre âme. Étonnamment, comme dans un marché, il y avait une taxe de laquelle s'acquitter — et il avait ainsi calculé que l'on achetait sa survie pour une nouvelle existence à partir d'un prix fixe: dix âmes. Il s'en était chargé, et avait commis dix meurtres rituels — et alors s'arrêta totalement de tuer. Il racontait dans ses confessions avoir eu une vision mystique une fois la dîme payée - une sorte de rêve. La Lune était rouge et immense; il la regardait et avait peu à peu l'impression qu'elle s'approchait. Celle-ci venait droit vers lui, vers sa chambre. Et alors qu'elle était de plus en plus proche — elle se métamorphosa — entra dans la pièce: et il s'agissait d'un immense diable, rouge, hideux, malévolent. L'homme n'avait jamais été aussi terrifié depuis ses cauchemars enfantins; il sentait qu'il aurait pu devenir fou (les enquêteurs pointaient le fait qu'il était, en tant que tueur en série, déjà manifestement fou). Le Shaytane lui avait signifié que le contrat était rempli et qu'il s'était acquitté de la taxe. Au matin, l'homme s'était transformé: d'une part, il n'avait plus jamais tué. Il arborait un sourire apathique. Et d'autre part, physiquement, quelques pointes de ses cheveux s'étaient significativement blanchies. Quelques mois après, il se rendit à la police. Dans quelle mesure toutes ces personnes — rescapé, ancêtre, parent, tueur — avaient-elles fait face à la mort? — Même la réponse à cette question nous échappait; tout ce que l'on pouvait dire, c'est qu'ils avaient frayé avec elle. Toutes les cellules de notre corps dérivent d'une seule, nous sommes le fruit de ce zygote. Celui-ci est né lors de la rencontre entre les gamètes parentales, l'on peut donc dire qu'il est né — mais cette cellule-là n'a-t-elle pas toujours été vivante, déjà bien avant cet instant? L'oocyte était bel et bien en vie et il y avait eu continuité. Nous étions nos parents. Celui-ci provenait d'une lignée de cellules dérivant initialement d'une seule, lui aussi. L'on peut remonter la chaîne et s'apercevoir alors: nous sommes la même vie que celle de nos aïeux. L'on remonte des milliers et des millions d'années jusqu'aux époques où nous ne peuplions que les océans... Et, des milliards d'années plus tôt... jusqu'à l'Ancêtre ultime. — Nous n'étions que les dernières bulles d'une vie qui avait bouillonné sans cesse jusqu'ici. En ce sens-là, la mort n'existait pas; seules les parties du Tout étaient recyclées; se métamorphosaient incessamment. – Et pourtant, nous avons un point de vue ponctuel, celui d'un organisme individuel. L'énigme reste. Est-ce un point d'illusion, à dissoudre? Est-ce un point d'appui, sur lequel se hisser? — La température avait encore baissé de quelques degrés; la rue s'assombrissait, des heures s'étaient écoulées. Autour de nous, des groupes se rassemblaient çà et là pour commencer à fêter la soirée; c'était un jeudi soir – la nuit dont beaucoup d'étudiants aimaient profiter. Nous nous sentîmes d'humeur plus silencieuse, contemplative. Les réponses à ces questions ne nous viendraient pas aussi simplement que cela — autour de quelques pintes. Alors, François reprit la parole: — "Qu'est-ce que tu fais ce soir, B.?" — "Je ne sais pas." Je lui demandai s'il avait prévu quelque chose, ou s'il proposait quelque chose. Il me dit alors qu'il avait récemment rencontré une personne très intéressante, avec laquelle je pourrais bien m'entendre, et qui se posait certainement des questions apparentées. Peut-être pourrions-nous voir s'il était possible de se rencontrer, tous les trois, éventuellement avec un ou deux amis communs, et d'aller dîner ensemble ce soir? – Je venais de revenir, cette proposition me plaisait donc beaucoup; j'avais envie de rencontrer des gens. J'acceptai.
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Synthèse/4
Criterium a commenté un(e) billet du blog de Reo dans Monde à vivre : espérer sans attendre et lutter sans léser
Proposes-tu que la régulation des transactions (ce qui est certes (a) difficile à mettre en place (b) potentiellement réalisable de façons très différentes) soit un début de solution? En aidant à ré-équilibrer le point (1) — même si pourtant l'organisation des entreprises (3) pourrait rester similaire et donc continuer à générer sa part de stress et conflits (2;4). Je te demande cela car il est toujours intéressant de voir si certaines mesures possibles pour orienter le monde futur vers une direction plus en accord avec nos systèmes de valeurs peuvent commencer par toutes petites unités aisément formalisables (et donc débattables). :) -
Certains s'empressent de défendre ce qu'ils considèrent comme "un des siens", dusse-t-il être un truand. Cette pression populaire contribue à un état d'esprit gangrenant déjà la France, en entraînant une peur pour les policiers, les pompiers, les militaires etc., d'agir: la peur qu'à la fois le peuple et la hiérarchie soit contre. Lorsque plus personne n'agira, il n'y aura plus de barrières lorsque certains groupes de jeunes viendront égorger des juifs en plein jour en plein Paris. C'est la France que certains, manifestement, souhaitent créer.
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Un article intéressant: Cette guerre civile qui vient (Je mâche le travail pour ceux qui ne critiqueront que la source au lieu de le lire) Les 4 points soulevés: pourquoi une guerre civile? Parce que: 1. La France est en guerre mais l'ennemi n'est jamais nommé. 2. La guerre civile a déjà commencé mais personne n'ose le dire. 3. Pour la classe politique, l'ennemi n'est pas l'islamiste (qui tue) mais le vieux, le pauvre et le déçu qui ne vote plus pour eux (mais FN) 4. La guerre civile est-elle inévitable? (Avec la faillite de l'État que nous constatons). Pendant ce temps, Valls baisse les bras et préfère dire que tout ça va continuer. Je vous garantis que de chaque côté, certains n'attendent que la bonne conjoncture pour devenir actifs. La différence entre un psychopathe meurtrier et un héros de guerre tient parfois juste au timing et à l'issue du combat; certains seront contents un jour que nous avons des Breivik en sommeil - même s'il faudra peut-être attendre le moment où on aura un attentat par mois plutôt qu'une tentative par mois. Pour ceux qui disent que ça fait le but de l'EI, n'oubliez pas que l'EI a également déclaré qu'un autre but était de faire en sorte que ces tentatives aient un taux de succès et un bodycount plus élevés. Ne confondez pas les priorités de ces buts.
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Partie 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6 - 7 Le chasseur de papillons nous serra la main — je remarque que de même que sa voix de basse m'avait surpris, sa poigne particulièrement ferme, presque brutale, m'avait étonné, car elle ne me semblait pas correspondre à celle d'un homme ayant passé sa vie dans un laboratoire. C'était aussi le contraste entre l'énergie rugueuse qu'il dégageait, et l'aspect fatigué de sa femme, qui me parut étrange. Nous redescendions ensemble le flanc de la montagne, en direction du lac; l'homme continuait à jeter de vifs coups d'œil dans une direction ou une autre, à l'affût de nouveaux insectes virevoltants. Notre discussion fut assez brève - il ne semblait qu'à moitié disponible, sans doute n'était-ce pas le meilleur moment pour lui poser des questions ouvertes. Peut-être à cause du fait que ce moment fût inopportun, je ressentis quelque chose d'un peu étrange avec cet homme; comme s'il voulait nous éviter. Dans mon métier, l'on ne fonctionne en principe qu'avec des preuves et des faits tangibles; il serait cependant faux de prétendre que l'intuition n'avait pas joué un rôle-clé lors de précédentes aventures. Et là, cette intuition me le disait clairement: le vieux chercheur cachait quelque chose. Nous nous éloignions en silence, revenant en direction du village. Finalement arrivés aux premières maisons, je ne pus m'empêcher de confier mes doutes à Jean; — "J'ai eu la même impression", me répondit celui-ci. Ainsi, à défaut de pouvoir discuter directement avec l'homme, je demandai à mon compagnon s'il pouvait me donner quelques autres informations sur lui. Par exemple, quand avait-il pris sa retraite? Jean n'était pas complètement sûr, mais calcula que cela devait remonter à à peu près 5 ans. Son poste avait été dans une grande ville, au-delà de N**, d'où le fait qu'il ne faisait à l'époque pas le voyage tous les jours, mais seulement en fin de semaine. Je lui demandai s'il savait où s'était trouvé — où se trouvait peut-être encore? — son appartement pendant la semaine: cependant, Jean ne le savait pas. Ces temps-ci, le chercheur s'absentait de temps en temps pour se rendre à des réunions de passionnés d'entomologie, certes; mais pour autant nous ne savions pas s'il avait conservé son ancien appartement ou prenait une chambre d'hôtel. Nous nous assîmes un instant sur un banc faisant face au lac. Je sortis un petit carnet de note, afin de remettre mes idées au clair: — On avait retrouvé des autels en forêt, contenant une photo de la maîtresse du maire, M. Griboux, et un gilet ayant appartenu à sa fille, Églantine, tuée par un psychopathe enfermé à N** - il y a quinze ans. — Une pâte végétale pouvait correspondre à ce que la "Marie", l'herbaliste, avait décrit comme une substance chamanique. — Églantine avait appris de vieux remèdes de la vieille femme, et les autres personnes du village ne voyaient pas d'un bon œil cette proximité qu'elles avaient. — Huit hommes et quatre femmes étaient entrés en contact avec les divers objets de l'autel. Ce soir nous pourrions tester et éliminer tous ceux qui avaient participé aux recherches. Comme nous étions tous des hommes, l'identité de ces femmes me paraissait d'autant plus mystérieuse et importante à déterminer. Comment faire sens de tout cela? À première vue, ça m'avait de plus en plus l'air d'une affaire de chantage. Clairement, quelqu'un voulait faire pression sur M. Griboux afin d'obtenir quelque chose — quoi? — et cette personne pourrait bien être un drogué. Il faudrait que je demande s'il y eut des affaires de stupéfiants par le passé. En même temps, je commençais à soupçonner que certaines choses n'étaient pas ce qu'elles devaient paraître; je voulais de plus en plus rencontrer cette fameuse maîtresse, qui était clairement l'autre point focal de l'affaire. Elle vivait en dehors du village, dans la ville de N**, où le maire était souvent amené à rencontrer ses homologues. Par ailleurs, les soupçons que François, le chercheur et entomologiste, m'avait évoqués me faisaient me demander s'il ne fallait pas trouver un moyen de tester les traces ADN de lui et de sa femme. Et il y avait la possibilité que celui-ci ait eu, ou ait encore, un deuxième logement en ville. Je commençais à me demander si ces deux-là se connaissaient... Je pense que je vais aller faire un tour à N** demain.
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Lorsque l'on dit guerre civile, l'on ne parle pas forcément de deux factions majoritaires s'entre-tuant; beaucoup n'utilisent ces mots que pour suggérer une ambiance de chaos, pleine de violence, avec des actions menées par des groupes armés. Or, c'est évidemment quelque chose qui peut arriver relativement facilement — surtout en France. Je vous propose un scénario: nous savons déjà que selon le témoin d'Abaaoud, il reste 80 opérationnels en Île-de-France. Il suffirait à un groupe de 10 de commencer une série d'attaques dans un but de diversion, pendant que 10 autres prennent d'assaut des prisons. Celles-ci regorgent de détenus ayant tout perdu mais radicalisés et animés d'une énorme soif de vengeance et de sang; on libère donc aisément au moins 100 personnes qui peuvent alors se joindre à l'attaque et commettre des exactions. Ceux-là se ruent à Paris et égorgent ce qu'ils trouvent sur le passage. Un phénomène de contagion à certaines banlieues de provinces se fait — lorsque le gouvernement apparaît faible, ce qu'il fait de plus en plus, et avec le genou fléchi par ces premières attaques, beaucoup de personnes jusqu'alors indécises n'hésiteraient plus à rejoindre leurs frères d'armes. En suivant le même scénario à divers endroits (attaque + prise de prison), on en arrive vite à un millier d'individus venant rejoindre les soldats initiaux. Or je pense qu'il est évident que même si 2000 personnes ne seraient armés pour la plupart que de machettes et d'armes de poing légères, ils peuvent créer un certain chaos dans le pays et aisément faire dix fois plus de morts. La bonne nouvelle c'est que l'armée ne devrait pas avoir de problèmes pour les éradiquer une fois la stupeur initiale passée. — Je ne sais pas si tous appelleraient cela la guerre civile; ça en aura un certain air; en tout cas, peu importe le nom de cette chose, il ne me surprendrait pas que ça arrive dans les 10 prochaines années, peut-être même 5.
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C'était une belle journée d'été. La route sur laquelle nous conduisions devenait de plus en plus sinueuse; au fur et à mesure que nous prenions de la hauteur, nous devions négocier des virages serrés entre collines et falaises. La plupart du temps, nous ne voyions que des arbres; parfois, une maison ou un chalet. Nous ne passions plus depuis un moment à travers ces villages montagnards, dont la grand-rue ne traverse pas plus d'une douzaine d'habitations... La route n'était cependant pas déserte; régulièrement nous croisions d'autres automobiles, et lorsque nous nous étions approchés d'une cascade assez connue dans la région, nous vîmes une longue file de voitures garées sur le bas-côté, et des groupes de jeunes gens en maillot de bain se faufiler jusqu'aux chutes d'eau: nous n'étions pas les seuls à vouloir profiter du beau temps cette fin de semaine. Nous allions toutefois plus loin... plus haut surtout. Nous arrivâmes alors à l'entrée de l'aire de campement. Il suffisait de s'arrêter un instant au niveau du bâtiment du garde-forestier afin de lui donner un nom, et le numéro d'immatriculation de notre voiture; après cette formalité, nous étions libre de continuer sur des petits sentiers en terre menant, à peu près tous les cent mètres, à diverses clairières utilisées comme espaces de camping. Partout autour de nous, la forêt recouvrait les collines. Quelques sentiers étroits offraient diverses possibilités de randonnées, certaines menant certainement à des points de vue remarquables. Il faudrait aller voir ça! — Pour l'instant, nous nous chamaillions dans la voiture quant à quelle clairière choisir pour passer la nuit. Chacun avait une opinion un peu différente. David et Benjamin préféraient la grande clairière à droite, un peu plus éloignée de l'entrée et quelque peu à l'écart, mais vaste: nous y aurions certainement beaucoup d'espace pour nos tentes. Eric aurait opté pour la clairière d'en face, qui menait plus aisément à l'un des sentiers, et serait plus facile à retrouver en pleine nuit; Pascal ne semblait convaincu par aucune des deux options et proposait d'aller plus loin pour explorer d'autres choix. Moi et Élise voulions surtout choisir rapidement, parce qu'il serait plaisant d'avoir du temps pour partir explorer les environs et admirer les montagnes, puis de revenir allumer un grand feu avant qu'il ne fasse trop noir. Nous nous mîmes finalement d'accord sur le fait qu'il fallait au moins descendre de voiture, aller voir une ou deux clairières de l'intérieur, puis se décider une fois pour toutes. — Nous n'avions pas vraiment écouté les bruits environnants, nous parlions fort et pensions être seuls. Une fois dehors, nous nous aperçûmes qu'il y avait déjà des campeurs un peu plus loin. Ils devaient s'apprêter à partir, car nous ne vîmes pas leur feu par la suite; mais nous préférions être plutôt de notre côté, juste entre nous. La grande clairière nous parut alors à tous le meilleur site. Nous installâmes les tentes; nous rîmes de bon cœur en voyant qu'Eric semblait avoir du mal à positionner les sardines sur le sol... ses premiers essais, laborieux, laissaient son abri se raplatir sur lui-même. Finalement Pascal l'aida et les deux s'échangèrent quelques petites piques, comme pour se prouver leur masculinité l'un à l'autre, une sorte de rite de mâle. Ce choix rapide nous laissait l'opportunité de profiter de la fin de l'après-midi pour explorer quelques sentiers; il n'y avait pas assez de temps pour une randonnée à proprement parler, mais nous pouvions espérer trouver le chemin vers une position surplombant les alentours. — En file deux par deux, nous nous aventurions dans les bois. L'odeur de la terre était superbe; nous aperçûmes aussi des champignons aux couleurs vives poussant autour de vieilles souches humides. Au niveau d'un croisement, un vieux panneau indicateur en bois nous informa que le chemin de gauche amenait à une vue "scénique". Belle promesse! Nous décidâmes d'admirer cela avant de rentrer allumer le feu. — Il y avait une montée assez abrupte, quelques roches à négocier autant avec un pas mesuré qu'en s'aidant des mains aux arbres; mais tous ces efforts avaient été largement récompensés: sur une petite corniche de pierre, l'horizon était dégagé et laissait voir à des kilomètres. Nous étions arrivés à une hauteur conséquente. L'on voyait les grandes collines, couvertes de forêts; les passes menant à la plaine; et, tout au loin, l'un des villages que nous avions dû dépasser en arrivant jusqu'ici. C'était magnifique. — L'air s'était considérablement rafraîchi lorsque le crépuscule arriva. Nous venions d'allumer un feu, admirant la technique de Benjamin et Pascal pour construire une petite pile de bois sec suffisamment aérée pour que le feu prenne aisément. Nous n'avions pas vraiment eu le temps de se donner pour défi d'essayer de le démarrer avec une technique artisanale; de fait celles-ci ne sont pas si faciles qu'elles y paraissent. Un briquet et du papier suffisaient pour se faciliter la vie — nous aurions ainsi plus de temps pour profiter de notre soirée, et nous lancer dans de longues conversations à propos de tout et de n'importe quoi. Nous déplaçâmes des troncs déposés en bordure de clairière, les disposâmes autour du feu comme autant de bancs improvisés, pour former un cercle. Le craquement des flammes et l'odeur du bois chaud étaient charmants. Nous avions des marshmallows sur des piques, que nous chauffions au feu. Chacun prit une bière, nous trinquâmes: À l'amitié! À l'aventure. La pénombre ne laissait que deviner nos silhouettes tout autour du foyer. Les breuvages se succédèrent. Le temps passa. Ce fut alors que l'un d'entre nous remarqua la disparition de David. Au début, nous nous dîmes qu'il devait juste s'être éclipsé pour un instant naturel et allait revenir bientôt. Mais si ç'avait été le cas, les minutes s'allongeaient beaucoup trop. Finalement, nous commençâmes à vraiment nous inquiéter. Les garçons recupérèrent les lampes-torches dans les tentes; nous devions débuter des recherches. — "David? David!", criions-nous l'un après l'autre dans des directions différentes. Nous voyions dans la nuit, au-travers des épaisses broussailles, la lumière des lampes-torches évoluer dans les bois. Benjamin et Eric progressaient çà et là, s'arrêtant souvent pour balayer la zone du faisceau lumineux. Une heure devait être passé de cette manière, peut-être un peu plus ou un peu moins... Notre angoisse montait. Soudainement, j'entendis Pascal pousser un cri à demi-étouffé, juste à côté de moi. Nous nous retournâmes alors tous et vîmes, à côté du feu, une silhouette humaine se tenir immobile. C'était David. Il était revenu. Apathique. Je criai en direction des autres: "Hey! David est là! Revenez!". — Quelques instants plus tard, nous étions tous à nouveau réunis autour du feu, cette fois beaucoup plus détendus, rassurés après notre frayeur d'avoir perdu l'un des nôtres. Cet épisode nous avait fatigué, nous parlions plus doucement et ne nous sentions plus autant enivrés qu'auparavant. David ne disait rien, il avait l'air bourré. Sans doute aurait-il besoin d'une nuit de sommeil. — Pourtant, lorsque nos regards s'étaient croisés, j'avais eu une impression désagréable; un bref instant, je me disais que ce n'était pas l'alcool (ou alors était-ce mon taux à moi, dans le sang? - j'avais bu plus que de coutume) mais quelque chose d'autre qui lui donnait cet air étrange; taciturne et un peu à côté de la plaque, mais avec quelque chose de... mauvais. * * Cela fait une semaine que nous sommes rentrés de notre escapade en montagne. Chacun avait eu des choses à faire ces jours-ci, et nous ne nous étions pas vraiment vus, à part moi et Élise; nous avions partagé un café une après-midi et passé une autre soirée ensemble à discuter de nos projets d'avenir. C'était donc tout naturellement que notre groupe se proposa de passer une soirée tous ensemble, le samedi soir. Cela se passerait chez Pascal, il avait un grand jardin à l'arrière de la maison qu'il partageait avec colocataires. Le temps était idéal pour griller un barbecue et partager une quantité irraisonnable de bières. — Je venais de récupérer Benjamin en voiture, nous arrivâmes parmi les premiers. Deux des colocataires aidaient Pascal à tout préparer. Il y avait dans l'air cette odeur de l'allume-feu, que certains adorent mais que je détestais. Je laissais Ben dehors et préférai aller à l'intérieur aider notre hôte à couper des fruits et des légumes et disposer de la nourriture sur de longues brochettes que nous grillerions. Lorsque nous sortîmes, le ciel s'était considérablement assombri; un colocataire avait installé des enceintes et la signalait que la fête commençait! Le son des basses battait le rythme, les bouteilles d'alcool avaient été sorties, et surtout un grand récipient rempli de glaçons et de bières. La plupart des invités étaient arrivés. — Je descendis le perron en dansant en direction de mes amies, Élise et Rama. Celles-ci me suivirent et bientôt nous étions toutes trois en train de danser, et d'oublier le lendemain. La fête commença à battre son plein... C'était agréable. —Une fois la nuit tombée, nous fûmes quelques-uns à constater que David n'était toujours pas venu. Sans doute avait-il eu un empêchement...? Et, alors que nous venions de nous interroger à ce propos, celui-ci arriva. Il nous salua, nous rejoignit. Il avait l'air un peu tendu par rapport à nous, mais c'était certainement parce que nous n'étions plus sobres. Quelques groupes de discussions s'étaient formés, se mélangeaient de temps en temps, alternaient entre pauses et entre moments où chacun se remettait à danser et à s'abandonner au rythme. Nous étions tous enjoués; nous parlions fort en trinquant. Nous connaissions bien la majorité des invités, il n'y avait donc pas de souci à se faire quant au fait de s'enivrer et même de flirter innocemment entre nous. Cette liberté est une sensation délicieuse. - Belle fête! Plus tard, Élise m'attira dans un coin. — "Kate, tu as remarqué quelque chose?" — "À propos de?" — "David." — "Il a l'air un peu bizarre." — "Je viens de parler avec lui. Il est carrément creepy." Peu après cet épisode, je me retrouvais en compagnie de David. Ma curiosité avait eu le dessus et petit à petit je m'étais rapprochée de lui; je voulais me faire ma propre opinion de ce qu'il se passait. Ses yeux luisaient d'un air que j'avais cru triste — les autres s'étaient inconsciemment éloignés de lui, tous ayant eu des perceptions similaires... À ses côtés, toutefois, j'y vis plutôt une dérangeante... méchanceté. Je ne savais pas comment l'interpréter. Nous nous étions connus depuis le début du collège; je l'avais vu dans une grande colère il y a quelques années, lorsque sa première copine l'avait trompé. Il y avait de ça dans ses yeux. Je serais là pour le réconforter s'il se passait quelque chose de grave dans sa vie, comme j'avais été là pour lui la dernière fois. Mais pourtant il y avait plus. Cette autre impression ne me suscitait pas de la tendresse, mais plutôt une crainte indéfinissable. – Nous discutâmes. — "Est-ce si on a la tête coupée au milieu du visage, notre conscience reste dans la partie d'en haut ou va-t-elle dans la partie inférieure?", me demanda-t-il au milieu d'une conversation portant en fait sur nos amis. — "C'est une question bizarre...", répondis-je quelque peu estomaquée. — "Je me demande si notre conscience habite vraiment en nous ou si elle en sort parfois. Pendant la mort, pendant l'inconscience... Toi par exemple est-ce que tu sens ta conscience partir lorsque Pascal te baise?" — "..." J'étais abasourdie. Quoi? Pendant une minute je n'étais plus capable ni de bouger, ni de penser; ma peau me semblait être devenue glaciale et je me rendis compte que mon cœur battait la chamade. Est-ce que c'était une blague particulièrement malhabile (je ne sortais même pas avec Pascal) comme il avait concocté en quelques occasions? Est-ce que c'était un malentendu suivant un commérage à mon encontre? Est-ce qu'il s'était imaginé tout un film, qui l'avait rendu coléreux car il se pouvait qu'il eût des vues sur moi? - Encore: Quoi? — Je ne savais pas s'il fallait rire ou lui donner la plus grande claque de sa vie. Mon corps me trahit: parfois il réagit tout seul, indépendamment du fil de nos pensées. J'avais ri nerveusement, et à la fois je l'avais frappé au torse en le traitant de connard. Comme si nous venions d'échanger deux blagues rugueuses. - De fait, le reste de la conversation se déroula beaucoup plus normalement. Mais maintenant, une moitié de mon cerveau était constamment en train de me re-dérouler l'événement qui venait de se produire, comme une vidéo se répétant sans cesse. Que s'était-il vraiment passé? J'avais besoin d'une bière pour me libérer de ce mauvais goût dans la bouche. — Rapidement, je m'échappai et attrapai quelque chose à boire. En lançant un regard à la ronde, je vis Élise, qui rigolait, demi-ivre, avec deux amis. Je les rejoignis. – "Kate! Viens trinquer!", me cria-t-elle en me voyant arriver. Nos bières clinquèrent, nous bûmes comme deux étudiantes déliquescentes. Nous parlions fort, disions tous des bêtises. C'était à nouveau plaisant. Je chuchotai un instant à Élise: "Je vois ce que tu voulais dire sur David. Il est trop bizarre. C'est vraiment pas normal.", puis lui contai l'incident et mon hébétude. - Elle devint blême. J'y décelais à la fois de la rage et de la peur. Il se tramait quelque chose, sa réaction me le confirmait. Nous décidâmes de rester ensemble pour le reste de la soirée, et évitions désormais David. En fait, il restait lui-même plutôt à l'écart, nous observant tous. Sommes-nous revenus des bois avec... quelque chose?
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Marre des exigences d'hypocrisie et de soumission.
Criterium a répondu à un(e) sujet de Titsta dans Amour et Séduction
Salut! — Moi je veux bien lire d'autres exemples. Exemple 1: Contacter secrètement les parents d'une collègue. Tu te rends compte que c'est vraiment creepy ce que tu as fait? Le fait que ça ait allégé une ambiance n'y change rien, voire rend ça pire, car tu pourrais penser qu'elle se sentirait redevable de toi, donc il y avait "tractation inconsciente", mais c'est surtout indiquer que tu places l'ambiance dans la boîte au-dessus de sa zone de confort. Ainsi elle ne pouvait pas te remettre à ta place durant la soirée, et a dû attendre une occasion pour te remettre les points sur les i. — On connaît toutes des mecs bizarres qui commencent à te stalker et à faire des rondes dans ton espace personnel, des harceleurs; leur envie de baiser ou pas n'est pas le problème. C'est l'aspect vraiment malsain de ce que tu as fait qui a été la source du problème. Il me semble qu'il y a plus de harceleurs que de harceleuses, c'est à la limite le seul biais homme-femme que tu peux y voir. — Bref: elle a eu raison de t'engueuler. Exemple 2: Comportements sexués, non sexuels, en milieu professionnel. Tout dépend évidemment de comment tu réalises en actes ce comportement, certes; c'est le désavantage de cette description, on ne sait pas si tu es un galant subtil ou le gros collègue lourdingue du cube d'à côté. Tu as de la chance de travailler dans un pays où la culture d'entreprise tolère un peu trop de nuances sur cette échelle. — La dernière fois, en rentrant en France voir quelques anciennes connaissances dans un milieu professionnel, j'ai vu et entendu des choses que je n'avais pas vu depuis des années, qui hérissent le poil tant j'avais oublié à quelle point cette nuance peut être floue: commentaires gras sur une tenue, blague mi-amusante mi-sexuelle, grivoiseries... Tout le monde n'a pas envie de ça. Et pour le biais homme-femme: les femmes le subissent généralement plus que les hommes. Exemple 3: Récompenser une stagiaire en lui transférant ses €. Autant il y a là un bon sentiment à la base ("commençons soi-même et petit à petit à réparer les injustices"), autant sa réalisation est malhabile. Tu ne décides pas de ton salaire, tu ne décides pas du salaire des autres; il y a un service et un boss pour ça — et chaque salaire n'est par ailleurs qu'une partie de ton coût réel (charges, taxes, etc. pour l'entreprise: même si ça ne coûte pas plus le seul fait d'y triturer le pourrait). Proposer de transférer son salaire? Tu aurais pu lui dire à elle directement, tu aurais ainsi réalisé là aussi que c'était une démarche bizarre et encore une fois avec un fort potentiel creepy. — Aucun rapport avec biais homme-femme: ça l'aurait été tout autant si une femme avait proposé ce genre de démarche. -
Sous-sol VIII
Criterium a commenté un(e) billet du blog de Circeenne dans Dans l'embrasure du trumeau,
:) On a de sombres pressentiments également! Je me demande si finalement, cette idée de marchander l'ancienne horreur guerrière n'aurait pas déjà débuté... Petrov me paraît de plus en plus suspect! On sent bien à la fois l'angoisse monter, et à la fois ce joli vertige de séduction féminine... -
Partie 1 - 2 - 3 Je lisais, accroupie dans un coin de mon salon. Les fenêtres étaient ouvertes, on entendait le pépiement des oiseaux du matin; je me sentais déjà beaucoup mieux après ces dernières journées qui semblaient toujours vouloir se terminer de façon nébuleuse. Il est plaisant de s'asseoir là, sur un tapis à même le sol, un livre ancien sur les genoux, frôlée par la brise. Le temps se diluait quelque peu, et je ne savais plus quand exactement j'étais revenue de chez Erwain - à l'aube, sans doute. Les lignes écrites captivent mon attention pendant un moment, puis tout glisse vers une rêverie méditative, imperceptiblement... un effet secondaire. Parfois je détaille un mot et l'épelle intérieurement jusqu'à ce que chaque lettre semble isolée, et le mot une coque vide dont j'ai oublié le sens; il disparaît, se transforme. Lorsqu'il revient, il porte une force différente, vidée de ses connotations — de ce double-tranchant qui à la fois affine et estompe le langage. Parfois je fais de même avec une phrase, la déconstruit et la reconstruit. Solve et coagula... Cette façon de lire, très rêveuse, ne convient ni à tout le monde ni à tous les textes; elle est très lente; mais elle devient un processus créatif — une lente capture. — Puis c'est le bruit d'un message qui arrive. — "Bonjour F., tu vas mieux? Je peux venir te voir?" C'était Xavier. J'acceptai. Il avait été très sympathique, hier, et dès notre première rencontre; et en fin de compte, j'étais déjà venue chez lui deux fois, il serait normal de lui rendre la pareille. De plus, l'appartement était bien rangé. — Quelques minutes plus tard, il était là. Il s'était sans doute levé tôt, avait dû boire un café dans les environs; il avait dû se trouver juste à côté. En passant le seuil, il me fit la bise — à nouveau je l'avais deviné hésitant entre joue et lèvre — et embrassait du regard le salon. C'était une petite pièce, assez claire dans ses tons; il y avait un canapé, une table basse entourée de coussins, sur le tapis — j'aimais à lire comme à l'instant, assise à même le sol, ou allongée. Deux étagères basses, couleur crème, étaient remplies de livres. Je l'invitais à entrer, il comprit un geste et retira ses chaussures. — "Tiens, j'ai pris cela"; il me tendit un sac avec deux croissants. — "Chouette, je vais préparer du thé... Merci." L'eau chauffait. Il s'était accroupi et parcourait du regard les titres d'une rangée de bouquins. Il avait l'air étonné, il ne reconnaissait pas les auteurs. Lévi, Khunrath, Wirth, Bois, Agrippa, Guaita... Il devinait qu'il s'agissait d'ésotérisme, il n'avait pas dû s'attendre à découvrir chez moi autant de livres consacrés à ce genre de sujet. Je devinais qu'il remarquait également les gemmes que je disposais à des coins choisis de l'appartement, parsemées. Le cabochon de malachite sur l'une des étagères; une améthyste sur un tabouret dans un recoin; l'œil-de-tigre sur le rebord de la fenêtre... Il jouait intérieurement à en déceler d'autres, je le sentais. Il avait également posé les yeux un instant sur une reproduction miniature accrochée au mur, du beau tableau de Leighton, Tristan et Iseult. - Il observait tout, curieux de découvrir mon domaine. Rompant le silence, un sifflement indiqua que l'eau était prête. Je revins avec des tasses et des petites assiettes pour les croissants. La cuillère à thé diffusait un parfum subtil; un mélange de plantes séchées, des fleurs de trèfle et de la verveine. Je lui souris; nous fîmes "tchin" en touchant nos croissants l'un à l'autre, et commençâmes à grignoter. Il continuait son observation de la pièce, comme un enfant curieux. Je le sentais timidement poser parfois les yeux sur mes jambes. Il faisait chaud, j'étais en short. — Ce n'est qu'après quelques instants qu'il parla à nouveau. – Il me dit que j'étais mystérieuse. Je souriais en silence, n'évitant pas le regard. Ces moments de quiétude ne me gênaient pas; j'appréciais l'instant – tout en attendant qu'il joue une carte. — "J'ai très envie de te connaître plus", me dit-il. — Et, après une pause: "J'attendrai le temps que tu voudras..." - Cette retenue me plaisait plutôt. En même temps, je sentais qu'il avait envie d'une sorte de clarification. Il ne voulait pas que son geste enhardi d'hier fût mal interprété; pour autant, il ne voulait pas nier les sentiments qui en étaient à la source. – Je sentais que l'on pourrait débuter ainsi une conversation qui pourrait définir le reste de notre relation; c'était le moment où l'on pouvait arrêter, commencer, ou même couper les cheveux en quatre avec des mots plutôt qu'avec des expériences. Or je ne savais pas vraiment ce que je voulais à cet instant... Réfléchis. L'impulsivité cohabite avec le plan - à quelle intuition se fier le plus? J'avais besoin de méditer un instant. D'un côté, je le voyais encore comme ce maillon ne sachant pas qui il est ni où il va - ce vaisseau tâché de la transmission d'une génération à l'autre, pourtant lancé à l'aveugle; c'était donc notre essence-même qui différait. D'un autre côté, il était agréable et plutôt attachant. Des navires différents peuvent faire un peu de chemin ensemble sur ce vaste océan — mais je n'allais pas le forcer à dévier de sa route, même s'il ignorait celle-ci... tout au plus peut-être avais-je pour rôle de lui donner une graine qu'il utiliserait plus tard. Lui n'infléchirait pas ma destination. — Qu'en conclure? Que veux-tu? Ç'aurait été trop facile de remettre un choix à plus tard; ça n'aurait eu que l'apparence de la tempérance, quand ça n'était qu'un délai. Le plus honnête et à la fois le plus difficile serait de lui faire comprendre, même bien imparfaitement, mon point de vue, ma perspective si différente de la sienne. Ça n'aurait été que de la lâcheté que de se soumettre à un rôle qu'il s'imaginait exister pour moi; pour lui; ç'aurait été efforts inutiles que de prendre le contrôle, l'emprise. Que veux-tu? - Voilà; s'il me posait la question, il n'y aurait qu'une seule voie qui fût satisfaisante, comme souvent: la vérité. — Il me toucha un instant la main, qui s'était arrêtée en l'air avec la tasse pendant que je me perdais dans ces pensées; cela me fit revenir dans la pièce. Il avait dû sentir, comme plusieurs fois auparavant, que mon esprit pouvait s'évader comme cela quelques secondes. — "Tu veux me demander quelque chose, n'est-ce pas?", fis-je d'un ton doux pour l'inviter à parler. Cela l'aida; il me demanda effectivement, d'un ton qu'il souhaitait à la fois affectueux et sérieux, la question: Qu'est-ce que nous étions? - Nous commençâmes à discuter de tout ça. Les mots me venaient plus facilement, une fois le sujet médité; je lui exposai ma vision des relations humaines. À la fois nécessaires, à la fois illusoires: nous partageons toujours des moments — et les illusions de nos constructions mentales. Celles-ci reconnues comme telles, seuls les moment restent. Je ne pouvais pas être celle qui s'était construite dans son esprit petit à petit. Toutefois... nous pourrions partager quelque chose. J'utilisais l'expression "faire un peu de chemin ensemble" en hésitant, celle-ci ne signifiant pas toujours la même chose pour tout le monde; pourtant c'était celle qui correspondait le mieux à ma façon d'imaginer ces relations. Il fallait utiliser des mots simples et clairs, ce que je fis; lui de même. À la fin de la conversation, je me demandais s'il avait tout à fait compris la portée de nos paroles. Il devait surtout être heureux, s'il se focalisait sur l'instant: d'accord; nous étions ensemble. Notre discussion devint alors plus légère, il me demanda si j'avais progressé sur mes projets d'écriture, et il me dit qu'il aimait bien l'aménagement de mon petit appartement. Il trouva sur la partie inférieure de la table un cabochon de grenat rouge et, me le montrant en souriant, me confia qu'il avait été étonné de voir que je m'intéressais tant à l'occultisme et aux pierres. Je lui exposai la version courte: qu'on trouvait parmi la fange de véritables perles, à la frontière où tant de courants se brouillaient ensemble: philosophie, science, mysticisme. Inutile de lui révéler que j'avais déjà depuis longtemps franchi le fleuve séparant l'intérêt académique et la pratique: que j'étais donc magicienne. Il s'en apercevrait en temps voulu... Je lui demandais également s'il aimait les randonnées. J'avais prévu de commencer à explorer les bois avec Erwain cet après-midi; nous pouvions en faire une activité ludique en compagnie de nos "+1" bourgeonnants. Moi, Xavier; Erwain, Gwenaëlle. * Il faut traverser le pont pour arriver aux collines du Nord de la ville. C'est un ouvrage ancien, en pierres claires; les constantes rénovations font presque briller le grès blanc, lorsqu'il fait beau comme aujourd'hui. En revanche, les maçonneries de l'entre-deux ne laissent plus voir distinctement ce qu'elles avait dû représenter il y a 150 ans. Gargouilles? Symboles maçonniques? Au-delà, une fois les travées franchies, un vaste escalier commence immédiatement à amener en haut de la colline, un peu vers la gauche; il n'y a là que quelques résidences. L'on pouvait, plus aisément, contourner le massif en pénétrant dans ce qui avait été un ancien village, maintenant annexé à la ville. Les rues chaotiques mènent à une sorte de grand-place, où l'on trouve maintenant les hauts-lieux de chaque centre urbain: commerces, supermarché, bars... C'est le chemin le plus court. Je traverse toutes les zones de cette ville-dans-la-ville, jusqu'à arriver à un curieux mélange de campagne et de résidences modernes parsemées çà et là; chacune avait une voiture garée à proximité, l'endroit n'est desservi que par un seul arrêt de bus. Par-delà, derrière le quartier, les bois. J'arrive à la place en face de l'orée — quelques bancs, un petit muret de pierre; le sol désherbé se transforme immédiatement en petit sentier étroit, encombré de racines noueuses et bordé de mousses. Je vis alors mes compagnons de voyage. — Erwain avait l'air imposant du druide ; un grand bâton de marche à la main, sac médiéval affixé à la ceinture en cuir. Gwenaëlle avait manifestement voulu s'assortir à lui, en blouse médiévale rouge, petite ceinture, longue jupe noire. Si ce n'étaient les maisons modernes que l'on voyait encore d'ici, l'on se serait senti à une autre époque avec ces deux-là... Nous n'eûmes pas à attendre beaucoup de temps avant de voir une voiture noire, au loin, s'approcher, ralentir, laisser descendre un homme, et repartir; je remarquai rapidement à sa démarche qu'il s'agissait de Xavier. Il était bien habillé, encore plutôt en tenue de ville qu'équipé pour une longue randonnée. Nous ne savions pas encore à quel point il faudrait sortir des sentiers pour trouver la plante, il fallait espérer que ce ne soit pas trop le cas! - Il s'approcha, me déposa un rapide baiser, et je le présentai au druide. C'est toujours un peu étrange de voir se rencontrer des personnes appartenant à des cercles assez différents de sa vie - ça peut très bien ou très mal se passer. Tout avait l'air, en l'occurrence, de très bien commencer. Erwain avait compensé son aspect impressionnant par une humeur enjouée, pour mettre Xavier à l'aise. — Un panneau de bois, à moitié effacé et vermoulu, présentait un tracé approximatif des sentiers traversant le bois. Nous l'étudiâmes quelques instants, décidant à peu près de l'itinéraire que nous pourrions suivre; il s'agissait d'explorer le plus de recoins possibles en commençant par ces points de repère. J'avais amené un minuscule spray, avec des huiles essentielles contre les moustiques: citronnelle, eucalyptus citronné... Gwenaëlle et moi nous en aspergions généreusement les bras, les jambes — et nous nous mîmes en route. Certaines parties du sentier sont si étroites et encombrées de racines qu'il faut progresser lentement et en file indienne, les yeux fixés au sol — le sol surélevé de chaque côté laisse voir ses couleurs brunes et ocres sous l'épaisse couche d'humus. L'odeur de la terre nous enchante. L'air est frais. À d'autres endroits, le sentier s'élargit et se recouvre d'herbe, les rayons du soleil revenant illuminer le sol; à ces moments, nous marchons côte-à-côte. Nous observons la nature à chaque endroit; régulièrement moi ou le druide pointons une fleur du doigt et la nommons à nos amis. Cette petite plante à fleurs jaunes et aux feuilles taillées en cœur, c'est une oxalide, sans doute Oxalis corniculata. Cet arbuste aux fleurs violettes ressemble à de la sauge candélabre. Il y en a beaucoup d'autres, des plantes et des fougères; mais lorsque seules les feuilles sont visibles, il est très difficile d'identifier l'espèce, à part pour certaines molènes, au soleil. — Un tournant débouche soudain sur une grande clairière; il y a là des grands rocs entassés les uns sur les autres, un peu plus loin, et les restes d'une barrière en bois, maintenant moisie. En nous approchant, nous nous apercevons que c'étaient sans doute les ruines d'un muret, peut-être d'un bâtiment ancien dont on aurait retiré la plupart des pierres, comme cela a souvent eu lieu par le passé lorsque l'on voulait reconstruire... Impossible maintenant d'imaginer exactement ce dont la structure avait eu l'air; son temps était révolu. Sur le bois, je trouve de jolis lichens formant de petites colonnes grises coiffées de chapeaux d'un rouge particulièrement vif; c'est un Cladonia, celui que l'on appelle le "soldat britannique". Lorsque je le montre aux autres, c'est sans doute moi que l'on trouve maintenant ingénue, captivée par la flore et ses secrets. — Nous nous aventurions à travers tous ces sentiers et chemins; personne ne voyait le temps passer. Nous avions traversé tout le bois; de l'autre côté, on voyait au loin à l'horizon: des champs et une autoroute. Nous revînmes sur nos pas, préférant les bruits de la nature; là, plus loin, il y avait des souches sur lesquelles s'asseoir ensemble. Nous fîmes une pause. Nous discutions alors. Gwenaëlle était enjouée, aux anges d'avoir passé un moment dans la nature. C'était à la fois plaisant et un bon exercice. Nous lui dîmes qu'il y avait beaucoup d'autres endroits intéressants aux alentours de la maison du druide, dans les dédales des hauteurs. Certainement nous aurons de nouvelles occasions. Nous parlions du temps, de cet appel de la forêt que ressentent certaines personnes; l'importance de fuir le béton et l'asphalte, de sentir l'humus et la terre. À un moment, Xavier demanda quels étaient nos liens de parenté; Erwain répondit que nous faisions effectivement partie d'une grande famille, dispersée çà et là; mais que c'était compliqué d'en expliquer les détails. Je remarquais que Gwenaëlle prêtait elle aussi bien attention à ces mots; il avait dû lui présenter notre lien occulte d'une manière similaire - cela devait contribuer au fait qu'elle me perçût comme une amie plutôt qu'une rivale. Cette posture me convenait bien mieux. — Plus tard, en aparté, Xavier me fit la remarque que je n'avais jamais mentionné ma famille, et me demanda si j'avais frère et sœur, père et mère. Je lui dis que je préférerais ne pas en parler. Il n'insista pas — il eut même l'air gêné; je devinais qu'il se disait maintenant qu'il devait s'agir d'un sujet épineux pour moi, peut-être une souffrance encore proche, peut-être une rupture d'avec les miens... - peut-être même étais-je orpheline? Il acceptait de ne pas savoir pour le moment. Sans doute par pudeur, il ne me parla pas de sa famille, et changea le sujet vers quelque chose de plus gai. Des histoires de campement en forêt, des situations amusantes. — Nous nous apprêtions à rentrer; l'exploration avait été captivante, un très bon moment passé - et il était plaisant de voir que notre groupe s'entendait bien. Malgré cela, je ne pouvais pas m'empêcher de me sentir déçue de ne pas avoir trouvé la mandragore. Peut-être se trouvait-elle dans un autre bois de la région? Et si A. avait menti? Cela ne m'aurait pas étonnée. Petit à petit, nous retracions nos pas. Erwain me fit un signe. Je le rejoignit. — "J'ai une surprise pour notre beansídhe." — "Oh?", fis-je avec de grands yeux. Il me dit à voix basse qu'il avait reçu des nouvelles du botaniste. Il lui avait expliqué qu'une amie cherchait des solanées dans la région et souhaitait trouver les espèces les plus diverses, dans le cadre d'une recherche personnelle. Celui-ci — D. — l'avait sans doute compris dans un contexte biologique, et révéla donc quelques-unes de ses localisations précieuses; parmi elles - la plante circéenne: la mandragore. Il s'en trouvait quelques exemplaires au fond de la grande clairière, derrière la vieille structure croulante. Nous n'avions pas eu le loisir de tout explorer de ce côté-là... mon espoir renaquit. Nous arrivâmes à nouveau dans le grand espace. Nos compagnons ne s'attendaient pas à s'arrêter là à nouveau; la longue randonnée semblait être arrivée à sa fin, et voilà que nous changions de direction, tous deux en tête, pour revenir au muret ancien. Ils nous suivirent, déconcertés. Nous passâmes la structure et nous approchâmes du fond de la clairière, devant des buissons de balsamines. C'est là, dans ce coin à l'écart, que nous l'aperçûmes: une touffe de grandes feuilles d'un vert profond. — Moi et Erwain nous accroupîmes. Les feuilles et les petits fruits verts et jaunes de la plante étaient caractéristiques. Je m'approchai du sol pour la sentir; l'odeur était doucereuse, distinctive, correspondant aux descriptions que j'avais longuement étudiées. C'était clair – Mandragora officinalis. — "Vous avez trouvé quelque chose?", fit Gwenaëlle. Je lui expliquai. Nous avions trouvé une mandragore, et c'était une plante que précisément je cherchais. Elle eut l'air étonné, regarda de plus près la plante; elle avait l'air contente de voir pour la première fois celle-ci dont tant de légendes parlent. Elle nous demanda si nous allions la cueillir. Erwain et moi avions alors pris un air plus sérieux, nous nous regardions et nous comprenions sans un mot. Il fallait établir le plan. On ne cueille pas la mandragore sans rituel magique. — Il s'agissait maintenant de s'occuper de celui-ci. — Xavier s'était lui aussi approché, mais n'avait pas fait de remarque. Un moment en silence, nous nous tenions en cercle. Puis ce fut le druide qui expliqua: cette plante doit être récoltée la nuit, à la clarté de la Lune - il y a également une sorte de cérémonie. Si vous le voulez, vous pouvez y participer, proposa-t-il en alternant son regard entre nos deux compagnons. Cette nuit. Gwenaëlle sautilla presque sur place, l'excitation de pratiquer un rituel à nos côtés avait directement parlé à son côté romantique; aux rêves d'une jeune fille intéressée par le paganisme. Xavier, lui, avait hoché de la tête sans vraiment répondre. Il semblait soudain comprendre quelque chose. Il prit un air légèrement distant, presque mélancolique, lorsque nous réempruntâmes le chemin du retour. Ce ne fut qu'arrivés à l'orée des bois qu'il cessa d'être temporairement taciturne. Nous nous arrêtâmes et chaque paire se souhaita une bonne soirée. Le druide et sa compagne allaient rentrer, préparer quelque chose à manger, se reposer. Xavier me réaccompagnerait. En prenant congé, Erwain me chuchota: — "Tu sais que nous devons être quatre, Flavia." * Le soir. Xavier m'avait invitée au restaurant. Il me tint la porte, gentleman; j'entrai. À nouveau, il avait voulu m'amener dans un endroit où se retrouvaient les gens de bonne société; les lumières tamisées, les serveurs très bien habillés, toujours souriants et qui allaient manifestement guetter les moments auxquels remplir nos verres d'eau, avec cette retenue presque servile; le jeune artiste qui, au fond du restaurant, interprétait un air lent et nostalgique sur un piano de qualité; les banquettes de cuir où de nombreux couples discutaient tranquillement; c'était classieux. S'il ne m'avait pas amené à un vernissage dès le premier soir, j'aurais pensé qu'il me sortait le grand jeu. En fait, c'était un milieu qu'il devait connaître et régulièrement croiser, sans doute de par sa tante et ses relations artistiques. Il devait penser que c'était l'endroit naturel où emmener son amie. À nouveau, j'en avais eu l'intuition, et j'étais passée chez moi en coup de vent mettre une jolie tenue. Nous nous installâmes à l'une des banquettes. — La carte aussi était en cuir; les noms des plats s'allongeaient, riches en épithètes, calligraphiés avec des lettres ornées. Je n'avais pas très faim, la boulimie de mots n'aidait pas; je me contentais d'une salade. Lui avait hésité entre différentes idées, et finalement opta pour la description la plus étrange - l'humeur exploratrice. Il insista pour me faire découvrir un vin italien qu'il appréciait particulièrement, un prosecco. — Les notes du piano coloraient l'atmosphère; je ne connaissais pas l'air qu'il jouait, cela tenait à la fois du jazz lent, du blues... J'aimais le tempo de ces notes, avec de riches pauses: l'on se prend au jeu d'imaginer des mélodies entre les rares accords. Le serveur obséquieux fit goûter Xavier au vin; celui-ci s'amusa à en observer la couleur et les bulles, y trempa les lèvres; puis il hocha la tête afin que l'autre s'éloigne. Il ria et me dit que c'était une cérémonie bien étrange que ces ouvertures de bouteille. Enfin seuls, nous pouvions commencer à discuter. C'étaient d'abord quelques échanges d'impressions sur cet endroit, quelques remarques sur le pianiste... À un moment, il me regarda d'un air plus sérieux. — "Pourquoi est-ce que tu cherches une mandragore?". — "J'en ai besoin pour quelque chose." — "Tu ne veux quand même pas faire comme A.? Il a déliré pendant trois jours, c'était affreux. F., je ne dis même pas ça par rapport à moi, je veux bien te servir de sitter si tu veux tester quelque chose – mais pour toi... De son point de vue, ça n'était pas agréable, c'est clair. Franchement, ne fais pas ça. Ça n'en vaut pas la peine. Et tu ne te souviendras même pas du trip." — "Écoute... A. est un idiot. Il m'a raconté, il a juste trouvé un livre avec des noms de plantes et ça lui a suffit pour avaler n'importe quoi. – Je ne fais pas la même chose." — "Justement, qu'est-ce que tu veux faire?" — "Tu me fais confiance?" — "Oui... Je pense... Ai-je vraiment le choix?" Je lui répondis par un sourire difficile à lire. Puis je continuai: — "Xavier, tu as vu chez moi beaucoup de livres d'occultisme." — "Oui." — "Ce sont des outils. - J'ai... quelque chose, appelle cela un lien, une inclination, des capacités; bref, ce quelque chose qui fait que je peux m'en servir. Est-ce que tu comprends?" — "Pas vraiment... Tu veux dire que tu fais de la magie, ou un truc du genre?" — "Tu trouves cela bizarre." — "Je... non... oui...; sans doute." — "Écoute. Je ne peux pas tout expliquer maintenant. Oui, je pratique la magie. Ça ne veut pas non plus dire que j'agite une baguette en écorchant des mots latins. - Disons que... Nous ne connaissons pas la nature de la réalité. La science fait l'hypothèse qu'elle est objective: toi et moi, on voit la même chose. Pour moi, elle est subjective - et donc modelable, multiple, vaporeuse. Il y a des façons de l'influer. Il y a également d'autres plans - d'autres facettes de celle-ci, si tu préfères. Pour aider à exercer ces... 'effets', l'on peut utiliser des intermédiaires, des outils. Il y a un mot tibétain: le terma. Un terma, ça peut être un objet, une pensée, une graine, un point minuscule dans l'espace; bref une chose immanente, qui est contenue soit dans le monde physique, soit dans le monde des pensées. Le mot est impossible à traduire; souvent l'on dit un 'trésor', parce que cela en traduit le fait que ce soit rare et précieux... Certains sont des rouleaux dissimulés, couverts de lettres secrètes, qu'un moine-découvreur doit décrypter pendant des années avant de révéler au monde... le plus connu, c'est le Bardo Thodol. D'autres sont des pensées ou des lieux." Je traçai avec un doigt mouillé des lettres tibétaines sur une serviette de papier: གཏེར་མ་ "Ce sont des trésors, mais ce sont aussi des indices et des outils. – Diverses Traditions en ont découvert. Ils se sont transmis depuis trois mille ans, quatre mille ans, tu imagines? - Avec des rites vivants, et des lettres mortes, qui survivent aux destinées individuelles. — Les légendes ont souvent une histoire occulte. Parfois ce ne sont que des paraboles. Parfois un vieux mot donne un indice. Il y a beaucoup de légendes qui entourent certaines plantes, souvent à cause de leur dangerosité ou de leurs effets médicaux. Mais ça n'est pas la seule origine. Enfin... Bref: j'ai besoin de la mandragore pour effectuer quelque chose. Voilà. Je ne vais pas en avaler un morceau comme si c'était un trip." — "Je ne te comprends pas bien, F.", me dit-il, certainement surpris par ces histoires. Je me contentai de lui répondre par un sourire, désormais silencieuse. Les mots sont un faible vecteur pour ce qui nécessite une expérience intérieure pour acquérir une compréhension réelle: le concept-même de l'ésotérisme. Je devais surtout lui paraître bizarre, parlant de choses folles. Toutefois il m'avait écouté. D'une certaine façon, aimait mes mystères. — "Je ne comprends pas. Mais... si ce n'est pas pour faire comme A., si tu sais ce que tu fais...", reprit-il; "J'imagine que tu as tes raisons. Je ne voudrais juste pas qu'il t'arrive quelque chose." — "Ne t'en fais pas, Xavier." Après une pause, il me demanda: — "Je crois qu'il y a une légende: il faudrait attacher la plante à un chien pour la déterrer, car elle crie une fois sortie du sol et le hurlement tue la première personne qui l'entend. Vous... y croyez?" — "C'est un folklore tardif, les premiers textes n'ont pas de chien. D'ailleurs chez certains il s'agit d'un autre animal. Si tu lis Dioscoride et Théophraste, il n'y a pas ça. Tu trouveras notre rite beaucoup plus anodin. On la cueille nous-mêmes, évidemment." - puis je ris en ajoutant: "Par contre tu entendras le cri." - Il pensait que j'avais fait une blague et rit de bon cœur. Notre repas presque terminé, l'atmosphère s'était détendue et nous nous amusions à échanger quelques plaisanteries, à parler de choses plus superficielles. Finalement, il me regarda dans les yeux et me dit: — "D'accord." J'envoyai un message à Erwain: nous étions au complet. Tout pourrait se dérouler cette nuit-même. — — Le dîner se termina. Nous sortîmes. Au-dehors, il faisait déjà nuit; un vent s'était levé et l'atmosphère était fraîche. Nous fîmes quelques pas pour s'éloigner des terrasses peuplées, nous ralentissions notre marche au fur et à mesure. Puis, en silence, je m'arrêtai et me tournai vers Xavier. Un instant, nous nous regardâmes en silence. Je lui dis qu'il y avait des objets que je devais chercher chez moi, et que j'allais me changer; nous nous retrouverions plus tard. - Cette fois, ce fut moi qui m'approcha de lui, et l'entoura de mes bras. Nous nous embrassâmes... et nous restions de longs instants simplement blottis l'un contre l'autre. ** * * * * Le clair de lune baignait les sous-bois d'une lueur spectrale; nos yeux s'y étaient progressivement habitués, nous voyions tout en nuances de gris. Une odeur de champignon et de terre. Des bruits d'animaux; le plus souvent lointains, parfois le bruit soudain des feuilles sur le sol trahissait leur présence toute proche. Nous progressions lentement dans l'obscurité, à pas de loup. C'est ainsi que, silhouettes nocturnes, nous nous avancions jusqu'à la clairière... Dans celle-ci, de brefs petites lumières apparaissaient et disparaissaient — des lucioles. L'odorat, affiné par la mise en veille de notre sens de la vision, nous indiqua alors la présence de la plante: une odeur doucereuse et très particulière. La clarté lunaire illuminait le milieu de la clairière dans des tons gris et foncés. Les ruines du muret se devinaient à une silhouette sombre, presque menaçante. Les insectes phosphorescents scintillaient sur les feuilles comme pour attirer notre attention. Nos rôles avaient été décidés à l'avance. — Avec un athamé, je traçai un cercle autour de la plante. Puis nous nous affairâmes avec de petites bêches, à creuser le sol l'entourant, afin de lentement libérer la racine; nos efforts demandèrent de longues minutes, chacun s'occupant d'un angle: nous avions réparti le cercle en quatre quarts. La lumière sépulcrale laisse à peine deviner les traits de mes compagnons: Erwain en face de moi, Gwenaëlle à ma droite, Xavier à ma gauche. Puis j'entourai la racine avec une corde fine que Gwenaëlle avait offerte au druide, et qu'il avait ornée d'ogham; le nœud fut fait; nous nous tenions prêt pour le moment... Il faut se placer à un angle spécifique par rapport à la direction du vent. Nos regards se croisèrent et se comprirent sans un mot. Le druide s'était saisi du shofar, et l'amena à sa bouche... — Un léger hochement de tête... — — Un son perça l'obscurité – l'appel puissamment soufflé, exactement à l'instant auquel je tirai d'un coup sec sur la corde afin d'arracher la plante du sol. Mes oreilles battaient encore, le cri strident enfin tu, à cause du volume sonore... Mon cœur battait la chamade. Autour de moi, je sentais que les autres aussi avaient ressenti la puissance de cet instant; assourdis; les traits immobiles dans la pénombre, le silence total – même les sons de la forêt la nuit s'étaient tus... — J'avais la mandragore! Je vais pouvoir désormais presser la racine et en extraire les essences; en doser la teneur à l'aide d'un procédé artisanal, une tradition encore gardée secrète; et en former un cataplasme puissant... Toutes ces opérations pour un liniment. Celui-ci — cet outil — utilisé d'une certaine manière (appliqué aux jambes, aux tempes) à des temps nocturnes spécifiques, choisis en fonction de l'aspect de la Lune, donnait des pouvoirs relatifs au "voyage"... Beajiñ war-zug ar hentoù dianavez. — Mon bâton de sorcière. — — — * * ** * *