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Merci Elfière! Ab initio: ça dépend des textes. Ici j'écris un peu de tout; parfois le texte est complet, parfois c'est juste une scène ou une idée, et parfois la différence est ténue comme j'aime bien ne pas en dire trop et laisser la part belle à l'imagination et faire des ellipses. — Il y a eu des textes plus longs ("Le village", "Mandragore") et certains textes sont en fait associés entre eux même si ça n'est pas toujours évident ("Assemblée" qui est avant "Mandragore", ou encore "Les nuits d'été", "Le miroir" et "Les trois reflets" qui vont ensemble...). Il y en a certains que j'oublie et laisserai dans l'état; d'autres que je réécris de plusieurs manières, ou adapte. Parfois un peu plus tard, parfois après des années... Je fais la même chose sur des carnets et sur des documents Word. Ici je ne poste pas de texte plus long parce que je ne sais pas si vous voulez lire un roman entier... — À vrai-dire ceux-là je ne sais pas encore ce que je vais faire avec. Mon style d'écriture et de sujet est assez particulier donc ce n'est pas vraiment ce qui s'édite. — Alors je dilue ces atmosphères en de petites scènes.
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Moi aussi j'ai beaucoup aimé, @Elfière
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Je m'appelle Jean-Louis, je suis SDF. Enfin, je l'étais; pendant le confinement — l'année où le monde est devenu fou — des amis m'ont confié une de leurs chambres. Je ré-apprends à vivre; il est incroyable de s'apercevoir en temps réel de l'effet d'une douche quotidienne et de pouvoir manger chaud, chaque soir sous un toit. La rue ne me manquera pas. Elle, par contre... je n'arriverai peut-être jamais à l'enlever de moi. Elle y colle encore, comme une vieille brûlure, une cicatrice, une ombre de tatouage. Alors en attendant de trouver un autre travail, je survis avec celui qui fait partie du deal: logement et nourriture en échange du fait de tenir la caméra pour les colocataires, et parfois de les aider pour les projets un peu spéciaux ou dingues. Ah çà, ils en ont toujours. Ils sont tous les trois streamers — ils vivent connectés à Internet du matin jusqu'au soir... Pour eux, le confinement ressembla plutôt à un grand rassemblement virtuel. F.X. : (il ne répondait plus qu'à ses initiales...) - le grand blond qui joue obsessionnellement à tout ce qui demande du talent. Pas de hasard — il veut sur-développer chacune de ses facultés. Cultiver le skill. On l'entend tard dans la nuit hurler sur des adolescents jouant à Minecraft, lancer des piques pour narguer l'adversaire d'échecs qui a laissé permettre une fourchette ou une enfilade, puis on ne l'entend plus lorsqu'il répète avec compulsion le même niveau du même jeu une centaine de fois pour y gagner un point d'expérience. Mourad: trapu, les longs cheveux bruns en queue-de-cheval, lui se spécialise dans le domaine de la "réaction". On lui envoie de tout et n'importe quoi, et il le regardera — en public, à cœur ouvert, il est si habitué aux découvertes qu'il n'a même plus besoin de forcer pour s'exprimer à grands cris, ou éclater de rire de manière très contagieuse. C'était lui que je connaissais le mieux, nous nous étions rencontrés lorsque tout allait encore mal. À mon avis, c'est aussi lui qui permet que personne ici ne devienne fou ou asocial. Stéphanie — mais qui préfère qu'on l'appelle Luciole — pour qui l'aventure tenait un peu des deux. Jeux d'adresse, réactions, karaoké maison...; parfois elle se contentait juste de parler pendant des heures avec la communauté qui s'était formée autour d'elle. Au moins, celle-ci semble plus intéressante que toxique. Là, c'est facile de savoir si la caméra tourne ou pas: son visage n'est plus du tout le même avec ou sans maquillage. S'il y a un smoky eye ou un motif géométrique multicolore, parfois fluo: la caméra est on. S'il n'y a rien: off. Je n'ai jamais vraiment "vu" sa chambre: un bref coup d'œil avait suffit pour voir qu'à côté de la chaise ergonomique et du casque aux oreilles de chat, tout ce qui n'était pas dans l'angle direct de la caméra était un désordre monstrueux. Habits pêle-mêle sur le sol, emballages des paquets que des inconnus lui envoyaient, vieux sacs, trousses, chaussures, bouteilles vides... — je n'aurais jamais cru que la pire pièce de la maison serait celle de la fille. Encore heureux que je ne sois pas là pour faire le ménage. À vrai-dire, la chambre de F.X. n'était pas tellement mieux. Non — j'étais bien content d'aider surtout Mourad. Il sortait encore souvent, parfois pour trouver du contenu original, parfois pour ses autres jobs. Faut dire qu'il en cumulait trois! À côté du streaming, il réalisait des clips de musique, en free-lance; je lui donnais souvent un coup de main. Et encore à côté de cela, il avait produit quelques documentaires, dont un qui était même passé à la télévision à une heure de grande écoute. Quelque chose sur les go-fast belges, je crois. — C'était une passion qui lui restait de ses études. Il avait commencé une thèse en média, quelque chose sur l'influence qu'avait la représentation des documentaires à propos de la police anti-drogue sur les trafics eux-mêmes: le cercle vicieux d'une réalité qui se fictionnalise de plus en plus. Il ne l'avait jamais finie — mais parfois on l'appelait quand même "Docteur Mourad"... Il riait avec nous. — On s'était rencontrés sur le tournage d'un clip de rap. Un de ses amis-artistes; un esthète de la langue française, dont la figure de style favorite était l'épiphore — lorsqu'il finissait chaque rime avec "pute". Maintenant encore, je lui faisais découvrir de nouvelles ruelles dans la ville. Il faut dire que j'avais eu le temps de me familiariser avec les lieux. Là-dehors, pour survivre, on a deux choix: soit il faut se "payer" sa place (gare à celui qui en change ou qui oublie le "loyer") - soit il faut faire le nomade et toujours bouger. Je ne voulais pas finir dépressif et drogué au même endroit: j'avais opté pour la deuxième. Avec le mobilier urbain et le poids du corps, l'homme qui n'a plus rien à perdre devient fort et furieux. Au moins je n'étais pas tombé dans la délinquance. Bon, j'ai peut-être fait peur à quelques jeunes étudiants bourgeois, j'ai peut-être taxé un téléphone ou deux, quelques billets, mais ne m'en voulez pas — ils le voulaient, c'était écrit sur leur tête. Aujourd'hui, nouvelle aventure: nous allons explorer une porte en ferraille sous un pont, juste au bord de la ville. Je crois que le visionnage d'un documentaire sur les tunnels secrets du métro de New York a gravé dans son esprit l'envie d'en découvrir de nouveaux, ici, en Bouches-du-Rhône. À tous les coups, il veut y tourner un clip de rap façon Catacombes. — F.X. et Luciole ont des sessions, donc nous n'y allons qu'à deux. — "Miskine, arrête de récupérer tous les mégots." — "J'ai encore mes réflexes" - et je pensai: "et ma répartie facile". Il faut traverser toute la ville pour retrouver l'endroit. Certaines lignes de bus ne circulent même plus. Mais ça ne nous gêne pas; c'est bon pour la santé. Quasiment une heure plus tard, nous voilà enfin au bord de l'autoroute; il faut passer derrière un grillage, revenir un peu en arrière, on retrouve le pont, passe dessous: voilà, c'est là. La porte est comme la dernière fois, de la tôle hâtivement peinte, gris-acier. Seuls certains côtés ont des traces de rouille — on ne doit pas souvent y passer. La vieille station EDF est plus loin dans l'axe; et des ruines dans l'autre; c'était de là qu'il avait déduit qu'il devait s'y trouver des passages, surtout lorsque je lui avais parlé de l'écho. Si un bruit fort résonne dans l'espace entre la porte et les gonds, comme un cri — c'était comme ça que je l'avais découvert — celui-ci revenait plusieurs fois, après une longue pause, et de plus en plus déformé, métallique. Premier obstacle: une chaîne de métal encercle la serrure. Ce doit être pour pallier le verrou: la barre pendait, il ne marche plus. — Regard à gauche, regard à droite... Personne: tout le monde est resté chez soi. Mourad a emporté une sorte de cisaille industrielle. Clic, clac: en deux coups la chaîne rouillée tombe au sol avec un bruit métallique sourd. Deuxième obstacle: les gonds sont coincés. Ça doit faire longtemps que quelqu'un est passé par cet accès. Il faut forcer un peu, donner un grand coup d'épaule, et avec un grincement énervant, la porte cède enfin. — "Perfect", fait-il. Derrière le seuil: un grand tunnel dont on ne voit pas le bout. À l'un des murs, de nombreux tuyaux sont affixés, ils doivent parcourir le souterrain jusqu'à l'usine. Certains doivent être des câbles; ceux-là se connectent à deux grandes armoires en métal, abritant sans doute des transformateurs ou quelque chose du même genre. À intervalles réguliers, de petites lueurs jaunâtres indiquent la présence d'ampoules tout le long du tunnel. — "On explore pour voir comment c'est plus loin." Malgré les ampoules, impossible de voir où l'on met les pieds; je me demande bien à quoi elles servent — juste à prétendre qu'il n'y fasse pas nuit noire. Nous allumons les lampes-torches et nous avançons. Heureusement, puisqu'un peu plus loin, plusieurs grands trous circulaires dans le sol n'ont pas été bouchés. Ceux-là sont pourvus d'échelles rudimentaires en métal pour aller dans les égouts. Ça doit rejoindre le Rhône quelque part. Un peu plus loin encore, le tunnel devient une grande pièce peu illuminée. Une table, quelques chaises, l'endroit a l'air d'un bureau abandonné et poussiéreux. À bien y regarder de plus près, pas si poussiéreux que ça; certaines chaises sont même assez propres. Il flotte dans l'air une odeur de renfermé et de bière séchée. — "Ok on continue mais fais gaffe", me souffle Mourad maintenant préférant parler à voix basse. La pièce devait être une sorte d'ancien poste de contrôle, sans doute remplacée par quelque autre structure en surface et donc abandonnée maintenant. Mais c'est sûr: il doit y avoir d'autres accès — comme la porte en ferraille n'a clairement pas été utilisée depuis longtemps — et quelqu'un vient là de temps en temps. À l'autre bout de la pièce, deux nouveaux corridors; ce devait être une sorte de dédale. "Ça va faire un super endroit pour filmer... et puis tu sais à quoi je pense aussi? - Une vidéo d'urbex, ça va bien marcher ça aussi." — Nous explorons le premier tournant; plus de tuyaux, plus de câbles, et toujours ces ampoules blafardes. Je pose la main sur un tuyau... c'est chaud. Donc il y a des lignes d'eau qui passent par là? L'organisation est bizarre — j'ai un mauvais pressentiment. Et c'est juste après que mon collègue me réponde "Mais non y'a rien" que comme pour lui donner aussitôt tort, nous entendons alors un cri. Des hurlements... festifs? La résonance donne un ton métallique aux voix. Je réalise horrifié que toutes ces fois où j'avais cru entendre un écho, ç'avait peut-être été non-naturel... — Terrifiant. Mourad s'aperçoit que la lumière de ma lampe-torche tremble d'un côté à un autre... maintenant c'est en chuchotant qu'il me dit "Arrête de trembler, c'est pas un jinn, c'est un drogué tout au fond." - Je me dis que ce n'est pas franchement rassurant. Juste les nerfs. Et pourtant, nous continuons à suivre le tunnel... quelques tournants, puis l'on débouche sur une autre pièce, assez grande, remplie d'armoires métalliques dont certaines sont entourées de grillages. On doit se trouver sous l'usine, je pense. L'un des câbles rejoint un petit boîtier juste à côté de l'entrée, avec un interrupteur. Pour avoir une meilleure vue d'ensemble — la pièce est trop grande pour en voir le fond ou les recoins — on décide de l'activer... *clic* Mourad laisse échapper un juron. Un flot de lumière artificielle, blanchâtre, inonde la pièce entière. Il y a là une grande installation électrique, on distingue la forme de plusieurs générateurs au fond à gauche. Silencieux donc à l'arrêt. De l'autre côté de la pièce, plusieurs grandes tables en ferraille, avec des tabourets, dont l'un placé devant une sorte de meuble amovible rempli de boutons et d'interrupteurs. Le sol est couvert de mégots et de capsules de bière. Dans le fond, un grand objet qui dénote, relié par un câble électrique au meuble sur roulettes: une énorme enceinte — comme celles placées en concert — avec de petites lettres blanches et pointues: "Peavey". — Mais surtout: quatre personnes à moitié endormies, avachies sur le sol, seulement certaines sur des sacs de couchage de fortune. À côté de l'un, une grande flaque du dernier dîner. Et ils ont tous un autre point commun, à part d'avoir certainement fait une grosse fête la veille — ils ont tous le crâne rasé, parfaitement lisse, des blousons en cuir noir, des jeans très bleus, et des chaussures militaires dont les lacets sont très blancs. La lumière trop forte est en train de tous les faire grogner... ils gigotent. Mais déjà l'un était plus éveillé que les autres. Ça a dû être lui que l'on avait entendu... Il nous repère immédiatement. Ses yeux sont bizarres, semblent toujours fixer un point situé au-delà, derrière nous... Et alors — il montre les crocs comme un chien; et aussitôt se met à hurler. Même pas un mot; c'est une sorte de long monosyllabe qui se distord pendant que l'homme lui-même se tord dans tous les sens pour se remettre debout. Et il a un tournevis rouillé en main. — Nous nous sommes retrouvé dans une très mauvaise position... — "On taille!" hurle à son tour Mourad. Ça fait un moment que je ne tremble plus: la vision m'avait complètement réveillé comme une claque au visage. Nous prenons les jambes à notre cou, et détalons le plus vite possible. Il faut faire attention à ne pas tomber dans l'accès aux égouts... Puis, très vite: la lumière du dehors. Sauvés. Derrière nous, des cris de bêtes; mais nous n'entendons pas les bottes, soit qu'ils aient été encore trop médicamentés pour nous poursuivre, soit que l'on les ait semés. En tout cas: croix sur le clip — ce sera pour plus tard, et ailleurs. — — Le lendemain soir, j'entends Stéphanie crier sur Mourad dans la cuisine. — "C'est quoi cette histoire de tunnel avec l'autre!" — Je colle l'oreille à la porte de ma chambre pour suivre la dispute, ayant eu l'instinct que cela se rapportait à moi. Au début, juste des noms d'oiseaux — pour une fille, elle a le vocabulaire particulièrement fleuri... pensai-je. Et soudain une phrase qui faisait distinctement référence à quelque chose qu'elle n'aurait pas dû savoir: — "Et maintenant j'ai des skins toxiques sur mon tchat qui postent des photos privées et qui me disent que c'est Jean-Louis qui les a invités! Tu m'expliques, HEIN?"
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Merci Ça me fait plaisir que ça te plaise, à toi l'alcool fort à l'oreille musicale. J'écris surtout en français, en tout cas pour ce qui est de la fiction... en anglais plutôt pour le travail. En fait les règles de typographie qui me viennent dépendent de là où je débute le texte: si c'est sous Word, tout sera à la française, avec les espaces, les guillemets, etc., alors que si j'écris le texte sur Ffr directement (généralement le cas pour le blog) c'est l'habitude de l'anglaise qui revient. Du coup je préfère en jouer plutôt que d'écouter les typographes-fondamentalistes (car il y en a!)... Tu l'as certainement déjà remarqué, mais le tiret cadratin et moi — ça c'est une grande histoire d'amour.
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— "Si j'étais une puissance ennemie... et bien je ne ferai rien du tout: vous vous occupez déjà de tout vous-mêmes." Curieuse remarque que l'homme venait de faire à l'ambassadeur! Celui-ci avait hésité un instant, fronçant le sourcil, avant de décider de choisir un rire franc. Il faut dire qu'il était plus habitué aux flatteries que ne manquaient jamais de lui faire les hâbleurs lors de ces soirées, et aux conseils rarement demandés mais toujours offerts. Il était beaucoup moins fréquent qu'on lui cite Sun Tzu ou qu'on lui fasse un trait d'esprit qui tenait à la fois de l'humour et de la menace. L'ambassadeur préféra ne pas trop y penser et chercha quelqu'un du regard — n'importe qui afin de changer de cercle. Ah: Monsieur Rossignol, cela fera très bien l'affaire. Avec un grand sourire, il s'éloigne, lève sa flûte et va rejoindre d'autres convives — nous laissant seuls avec le curieux homme qui avait prononcé les mots. Nous nous tenons très droits un instant en silence — observant qui parlera le premier. — "Je trouve que vous avez tout à fait raison; c'est bien à cela que l'on reconnaît une démocratie occidentale, par nature vivante donc chaotique, car libre." C'était Monsieur Vermes qui avait finalement tenu à répondre. Il avait pris le ton noble de l'entrepreneur fier de son pays; une posture qu'il adoptait facilement — compréhensible étant donné les privilèges et les aides, conséquentes, qui lui avaient été apportées par ledit pays pour étendre son empire. Mais l'autre homme gardait un demi-sourire narquois, soit qu'il le sut déjà, soit que ça ne fasse pas de différence. — "Vivante et libre?" - il rit: "Des morts-vivants que l'on dresse les uns contre les autres... c'est chaotique mais pas vraiment le libre-arbitre." — "Mais diviser pour mieux régner est exactement ce que font les régimes autoritaires. Ici au moins on peut critiquer le gouvernement." — "Vous croyez?" - le sourire ne quittait pas son visage, bien qu'on puisse y déceler un peu de mépris. "C'est au contraire chez vous on l'on peut le moins le critiquer. Le véritable, s'entend. Puisqu'il est caché, vous ne savez pas réellement qui c'est; certains en dressent le portrait en négatif en réalisant petit à petit qui ne peut pas être critiqué. Quels articles disparaissent, de qui ne peut-on pas rire, quelles sont les limites jamais dites, ou encore quel est le lien caché entre le chef des armées, le chef des 'services' et le banquier d'affaires... En fait, vous pourriez déjà être à la solde d'un gouvernement étranger que vous ne vous en apercevriez pas." Monsieur Vermes décida de répondre au rire par le sien. Ces dîners donnaient parfois l'occasion de pratiquer cet art de la joute: les visages fixés en une expression bienveillante, les phrases à double-entendre, polies, mais les yeux qui veulent dominer; il commençait à prendre l'habitude de cette transaction sociale si particulière que l'on trouvait dans les milieux autour de l'ambassadeur. Il ne connaissait pas l'autre homme; tout au plus pouvait-il détecter une note qui dénote — la trace légère d'un accent étranger, sans que l'on puisse en déceler la provenance. Dans ce jeu de demi-silences et de piques, nous autres étions les spectateurs — le cercle qui évaluait pour le moment sans rien dire les deux adversaires. — "Vous adhérez donc à une théorie du complot?", lança Vermes comme par botte secrète. L'autre s'inclina volontiers: il n'était pas venu pour jouter. — "Si vous voulez! Je vous laisserai découvrir par vous-même le lien de parenté entre l'ambassadeur et le second du contre-espionnage, alors. N'en parlez pas trop, je ne voudrais pas que vous acquerriez des problèmes. Mais laissons-là les sujets mortifères." — Il se tourna... vers moi: "En parlant de parentés... Mademoiselle, saviez-vous que je connaissais bien votre oncle?" Comme si le cercle avait été mené à la baguette d'orchestre, la tension était retombée dès que l'étranger changea de sujet. Vermes n'avait pas eu le temps d'apprécier sa victoire; déjà nous parlions tous d'autres choses. J'avais été surprise que l'homme eût ce lien avec moi. Je ne le reconnaissais pas, mais je me demandai si je l'avais peut-être déjà vu, il y a longtemps... peut-être encore petite fille... dans le grand appartement en bric-à-brac de mon oncle qui accueillait toujours des visiteurs étranges. Mais déjà quelqu'un parlait de voyages en Orient... nous nous prîmes tous à la discussion; l'homme et le docteur Reulx nous régalèrent de leurs anecdotes sur l'Inde, qu'ils avaient tous deux visitée mais à deux endroits presque opposés: l'homme avait été au Cachemire, le docteur à Chennai et à Calcutta. * * Il est déjà tard lorsque le taxi nous dépose à l'hôtel. Les lumières du hall restent toujours allumées pour les voyageurs tardifs; le lieu a l'air très solitaire, lorsque cette grande salle est vide et qu'un seul homme se tient au coin du comptoir, très droit, en uniforme, et tentant de ne pas s'endormir debout. Rien avec voir avec l'arrivée matinale, la foule immense, le brouhaha et le chaos. Il est certainement minuit passé. Nous: moi et André, qui a insisté pour m'accompagner, tout comme il insiste pour ne se quitter qu'après un dernier verre au bar de l'hôtel. J'espère qu'il n'a pas d'autres vues en tête — l'attirance n'est pas réciproque. Cependant, je veux vraiment entendre la fin de son histoire. Ce n'est pas tous les jours que l'on rencontre un académique, spécialiste du soufisme. — Alors j'accepte. L'escalier, le premier étage; suivre un long couloir et enfin: le bar de l'hôtel, ouvert 24 heures sur 24. Prêt à accueillir n'importe quel visiteur nocturne, ceux qui arrivent trop tôt ou trop tard, et les insomniaques. Néons, musique jazz en sourdine, de nombreux petits espaces pour avoir une conversation discrète... André insiste à nouveau pour prendre deux flûtes de champagne. Il y a une dizaine de personnes, la plupart solitaires et silencieuses: c'est le lieu de l'attente par excellence. Au moins, personne ne prête attention à nous; personne n'ira s'imaginer des scénarios dans lesquels André serait le sugar daddy voulant m'offrir un dernier verre. Étrange! — Le lieu a une tête connue... C'est Monsieur Vermes! Je ne pensais pas qu'il logeât au même hôtel. En revanche, il est méconnaissable: — Il a mauvaise mine. Le col est mal plié; les cheveux décoiffés, un peu de sueur au cou. Juste par ces quelques détails on dirait qu'il a pris plus de dix ans d'âge. En nous voyant, il gesticule comme s'il avait quelque chose d'important à nous dire. Il va nous gâcher le moment, et à tous les coups au lieu de parler d'Ibn Arabi et d'Al-Niffari nous allons nous retrouver à devoir l'écouter palabrer sur l'argent. — "Mademoiselle ***... Vous connaissiez l'homme de tout à l'heure? De votre oncle? C'est bien ça?" — "Non, je ne l'avais jamais vu auparavant." — "Oh... mais alors comment... je veux dire... Non, non. Écoutez: Faites attention. C'est un homme dangereux." — "Voyons, n'allez pas être trop chauvin maintenant", interjecte André. — Mais la réponse est donnée immédiatement avec un ton très inquiet: — "L'ambassadeur est un agent-double qui agit contre notre pays", lâche-t-il carrément. Il a l'air si sérieux et si mal en point que nous nous regardons avec ce qui commence à ressembler à de la pitié. Nous éclatons de rire. — "Vous adhérez donc à une théorie du complot?": l'occasion était trop belle pour que je ne lui redise pas les mêmes mots d'un ton enjoué. Il s'étouffe presque et parle trop fort — c'est gênant...: — "C'est le demi-frère du vice-directeur de la Sécurité Intérieure. Je viens de passer une heure sur Internet à retrouver des articles étrangers — jamais d'ici! — et à vérifier les archives. La même famille que le président, que le chef des armées... Tous sous de faux-patronymes. Notre pays..." — il déglutit avec peine — "...n'existe plus... Nous sommes une colonie. Nous avons été colonisés depuis 75 ans." Décidément, il est métamorphosé, méconnaissable. Nous lui recommandons d'aller se coucher pour y voir un peu plus clair — il a manifestement trop bu, et il fait une crise d'angoisse du fait de ne pas avoir véritablement triomphé dans sa joute verbale quelques heures plus tôt. Peut-être en reparlerons-nous un autre jour! Bonne nuit. — Et enfin, finalement, nous pouvons profiter d'un moment de silence et porter les flûtes à nos lèvres. Après de nouveaux rires, mon nouvel ami commença à me parler d'Idris Shah, que je connaissais mal. C'était passionnant. En l'écoutant, captivée, je ne faisais même plus attention lorsqu'il me dévorait du regard. — — Ce fut la dernière fois que quiconque vît Monsieur Vermes. Dès cette nuit-là, il avait... disparu.
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Un ami un jour m'a dit: "Nous y passerons tous, oui, Mais l'un sera le dernier." Court-circuitant mes pensées. Le temps fila à vau l'eau: Le premier toujours trop tôt Partirait sans dire adieu; Puis très vite ils étaient deux; Murent répits et trépas Pour qu'enfin ils furent trois. Longues années s'écoulèrent — Ce fut donc moi la dernière...
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Le topic à poèmes se doit de remonter Triste printemps, ça fait déjà dix ans Que tu me vis, te greffas à ma Nuit. Des souvenirs — et beaucoup d'encombrants, Des petits meubles, dans nos appartements Rêvés ou pas, certains non, certains oui. Tu m'as griffée, et tu m'as griffonnée; Les vieilles lettres, celles que tu m'écrivis, Sont bien cachées, quelque part au grenier; Et un beau jour — il faudra les brûler... Rêvées ou pas; le brasier de nos cris. Un autographe, seul, qui me rappelle Une illusion, derrière les mots qui nient: La profondeur, le désir eu pour celle Qui y crut presque, dansa la ribambelle Alors que toi — tu prenais ton envie. Mais maintenant, un poème à se pendre, Toi le pendu, qui a perdu la vie; Moi qui survis, était-ce pour surprendre, Était-ce ça que tu voulais m'apprendre? Ça la leçon? Ça et puis l'infini?
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18 heures. L'homme appuya nerveusement sur le bouton de l'interphone. Dans quelle histoire s'était-il bien retrouvé? Il se demandait s'il avait l'air ridicule. Droit devant la porte cochère, sur une rue attenante à l'allée principale de la ville, observant la marche des passants; de temps en temps une voiture absorbait tous les sons puis s'éloignait bien vite. Ce n'était pas vraiment les quelques minutes devant la porte qui le faisaient douter de lui-même; il n'était plus aussi timide depuis longtemps. Non, c'était ce qu'il était venu y chercher. Cet appel sur l'interphone, c'était sa façon de communiquer à l'ami qu'il avait finalement accepté sa proposition bizarre. Et, au lieu d'une réponse, au bout de quelques minutes la porte s'ouvrit et c'était son ami fraîchement douché qui se tenait sur le seuil. Prêt à partir. Ils se connaissaient bien. D'homme à homme, ils se serrèrent la main tout en faisant une bise — une seule. — "Bonsoir. Tu es venu." — "Oui." — "Bien... Bon, allons-y." Ils avaient le visage un peu plus grave que d'habitude. En début de journée ou de soirée, ni l'un ni l'autre n'était habitué à trop parler; ils avaient cela en commun, un certain laconisme et une absence de gêne durant les demi-silences; cela venait probablement des heures passées ensemble à travailler les arts martiaux. Pendant les passes d'armes pour aiguiser le sens du toucher durant le chi sao, les mots sont superflus. Mais cette fois, ils n'allaient pas se prêter à l'exercice: ils avaient rendez-vous à l'autre bout de la ville. Car durant de longues autres nuits, ils avaient au contraire beaucoup parlé; ils s'étaient confiés les expériences formatrices, les doutes, la recherche de la voie; et puis, ils avaient aussi vécu en parallèle de curieuses aventures avec des filles, et ils en avaient évidemment beaucoup parlé. Celles-ci furent de passage, leur amitié resta. — Et donc il avait été naturel que le premier révèle finalement un secret véritable, un secret de plus en plus lourd à porter, si difficile et si simple à la fois: son mal-être. Il allait de plus en plus mal. C'était une affliction psychique, un mécanisme dont il n'était plus sûr s'il avait été mis en branle par une demoiselle l'éconduisant sèchement, ou par une autre déconvenue, ou encore une graine plantée dans l'enfance et qui germait à présent ses fruits noirs. Ne faisons pas le voyage le ventre vide... — ils étaient d'accord. Ainsi, la première étape fut de se rendre dans l'une de ses petites enseignes qui bordent la vieille ville. Ce serait sur le chemin, et ils savaient qu'ils devaient manger quelque chose pour éviter d'être trop sensibles à ce qu'ils pourraient être amenés à boire plus tard. Ils arrivèrent dans le dédale des rues étroites qui formait la trame du quartier. Ils s'étaient éloignés des endroits trop fréquentés par les touristes, et dirigés vers les ruelles à mauvaise réputation, celles où flottent dans l'air l'odeur de la friture et de la bière. Là, on y trouvait une expérience plus authentique... Le ciel s'assombrissait à vue d'œil et une foule d'étudiants en jersey s'étaient rassemblés devant un pub à l'intersection de plusieurs ruelles. C'était peut-être un soir de match; les voix trahissaient déjà la soif et la compétition. C'est l'endroit où la passion est rapide, et pour un regard trop appuyé l'on se bat — et puis, parfois, on se réconcilie. — C'était aussi là que se trouvait le meilleur tandoori de la ville. Ils entrèrent et entendirent aussitôt la puissante voix d'Adel, le tenant des lieux: "Salut les gars!" — On les reconnaissait; ils avaient eu l'habitude de passer par ici. D'autant plus qu'ils avaient sympathisé avec Adel un soir de faible affluence. Ils avaient appris que lui aussi s'intéressait aux arts martiaux, qu'il pratiquait la boxe thaï, et avaient tous beaucoup parlé à la fois de ce qu'ils y trouvaient et de techniques précises. Une invitation restait ouverte pour aller s'entraîner avec lui en salle... Le temps avait manqué pour le moment. Il faut dire que tous travaillaient, et qu'Adel tenait son lieu de restauration ouvert le plus longtemps possible durant le soir et la nuit — dans les environs, il y avait toujours un retardataire affamé, pas toujours sobre, mais toujours prêt à manger comme un ogre. — Le lieu était assez petit, et curieusement étalé sur la longueur: pour entrer il fallait se frayer un chemin le long du comptoir, et l'on devait le faire en file indienne car deux personnes n'y tenaient pas côte-à-côte; plus loin, quelques tables avaient été disposées de part et d'autre, ainsi que sur une étroite mezzanine. Il n'y avait pas de chaises, mais des bancs en bois, très usés, qui avaient dû être achetées pour rien à une brocante. Ce soir-là, une douzaine de personnes étaient assises çà et là, et il ne restait qu'un petit espace à l'étage, à un bout de table. Clientèle exclusivement masculine; c'était peut-être l'effet de la ruelle qui faisait cela... — car à bien y penser, ils n'avaient pas souvenir d'avoir jamais vu une femme ici. — "Tu le connais depuis longtemps, ton ami perché?" — "Pas tant que ça. Mais je t'assure — il a un truc...", et après un silence: "Il refuse de se faire payer, ça montre bien qu'il y a quelque chose de différent". On sentait bien que le premier homme hésitait. Ce n'était pas la première fois que le mal-être revenait; à chaque fois, celui-ci creusait un peu plus loin, plongeait ses griffes un peu plus profondément, et teintait chaque expérience. Mais comment le décrire? — Il aurait pu se lancer dans une litanie de complaintes, mais il savait depuis longtemps que ces longues expositions devenaient plus rédhibitoires qu'utiles: même s'il était écouté, ce n'était pas cela qui allait ré-organiser ses pensées, et même s'il était compris, ça ne serait pas plus qu'une description rabâchée, un peu comme s'il détaillait l'état de son canapé favori... En plus de cela, il n'était pas habitué à mettre des mots suffisamment précis sur un état qui, lui, demeurait plus vaporeux — et pour couronner le tout, il y avait de toute façon trop de monde autour d'eux pour faire dans le sentimental. En silence plutôt, il repassa en revue les pensées récurrentes. Des souvenirs aigres-doux d'anciennes relations, bien entendu; par contre, on pouvait se souvenir avec nostalgie d'un sourire, mais dès que l'on se remémorait d'autres choses plus précises en relisant les mots exacts de l'autre dans un mail, l'impression s'enfuyait et laissait la place à une sorte d'incompatibilité et de gâchis. Parfois même de dégoût. Mais ça n'était pas cela... Il avait tenté de retrouver d'autres choses du passé qui auraient pu amorcer cette maladie. Des souvenirs des essais créatifs, dont il restait quelques écrits et quelques fichiers audio — des petits riens mais qui, eux, avaient adopté le chemin inverse: c'était seulement maintenant qu'il comprenait à quel point il avait été important de créer quelque chose. — Aussitôt les questions: quoi et pour quoi — celles-là demeureraient, mais au moins il savait maintenant qu'il pouvait temporairement les taire en y répondant n'importe quoi et pour lui-même. Mais était-ce une distraction qui là encore décalerait l'époque où il faudrait y répondre, et payer la taxe? À côté de cela, qui produisait ces petits riens extérieurs, il y a avait encore tout ce travail sur les arts martiaux. Il savait très bien — il le savait dans la chair — que la plus grande partie du travail était intérieure. Mais — des années à ciseler son corps, des années à contrôler son souffle et l'axe de la chaîne; la construction devenait certes de plus en plus forte, mais jusqu'où? L'âge s'inviterait forcément dans l'équation. Ni lui ni son ami n'avaient brisé leur corps par une pratique déraisonnée, ce qui reculerait sans doute l'échéance — mais tôt ou tard, l'âge deviendrait un problème. Même en conservant toute la technique — n'avaient-ils pas regardé ensemble les images impressionnantes d'un Jigoro Kano ou d'un Taiji Kase maîtrisant totalement leur corps même en fin de vie? — que restait-il au-delà? — Alors... la finalité. Préparaient-ils juste leurs corps à mourir? Le voile noir s'était ré-invité, et ils finirent leur sandwich en silence. — C'était l'heure. Il fallait sortir de la vieille ville, récupérer une ligne de bus qui desservait les périphéries; passer une dizaine d'arrêts, se retrouver dans un endroit qui devait être autrefois un village isolé mais qui maintenant était devenu un quartier de la ville, mi-campagne, caché entre deux collines. Comme la connexion avec la ville n'était pas si facile, le prix des maisons devait s'en faire ressentir, et l'on y trouvait alors des habitations assez plaisantes et spacieuses pour presque rien. Du coup, une partie du quartier était devenue le domaine de la retraite, où des habitants âgés sortaient à peine de ce qui était devenu leur dernier logement. Une autre partie des maisons abritait des étudiants sans-le-sou qui se partageaient la colocation à quatre ou cinq, parfois plus. Il commençait à se demander: Allaient-ils à la rencontre d'un vieil homme ou d'un étudiant? — Difficile de le prévoir à l'avance — l'ami ne lui avait pas précisé — même enfin en s'approchant de l'une des bâtisses que rien ne semblait distinguer des autres. Sauf peut-être ce carillon à vent placé devant la porte; mais là encore, il ne les renseignait pas vraiment. Quelques coups à la porte. Un code? — L'ami avait fait: 5 + 3 + 1 coups. Il y avait forcément une signification. Il n'eut pas le temps de lui poser la question: la porte s'ouvrit après une rapide pause. Enfin, il pouvait voir l'homme vers lequel son ami l'avait amené; le guérisseur, le shaman. — Celui-ci ne donnait pas du tout l'air de venir des plaines d'Amérique. Il était grand, plutôt longiligne, la peau tannée avec un teint olive; mais surtout, avec des cheveux très noirs, droits, et longs, et une barbe peu taillée qui, bien qu'assez courte, lui allongeait encore un peu plus le visage. Celle-ci mélangeait les tons noirs et blancs, ce qui pour autant n'aidait pas beaucoup pour lui donner un âge — ç'aurait pu être tout aussi 30 que 50 ans. Il portait une chemise médiévale, ouverte sur le col qui laissait voir un pendentif. Celui-là dessinait des entrelacs autour d'une petite gemme qui ressemblait plus à un bois verni qu'à un œil-de-tigre, mais avait les mêmes teintes... En fait, on aurait plutôt imaginé un druide qu'un shaman. — "Bonsoir, mes amis", les accueillit-il. Avec un geste, il les avait invité à le rejoindre de l'autre côté de la maison. Là, il y avait des coussins disposés sur un perron couvert, en demi-cercle autour d'une table basse. Tout avait été manifestement préparé pour eux. Les présentations faites, il les invita à prendre place, et à patienter pendant qu'il prépare le breuvage. Et, en rentrant à l'intérieur, il avait éteint la lumière du perron. L'ambiance se métamorphosa aussitôt. Çà et là sur le perron, des ampoules peu lumineuses avaient été disposées, et abritées par des sortes de petits abat-jour rouges; et au milieu de la table-basse, une bougie agitait irrégulièrement sa flamme. L'effet était étrange, l'éclairage avait tout de suite affecté le lieu, en le teintant de toutes ces lueurs tamisées — des îlots de lumière, teintes d'ambre et rouge-orangées... Le soleil venait juste de se coucher, mais déjà le perron avait pris l'air de devenir un lieu à part, au-delà du monde; comme s'il avait été une heure perdue du milieu de la nuit, l'heure propice aux confidences et aux pensées — l'heure où chaque mot prononcé revêtait comme magiquement une double-signification. De longs moments passèrent sans que le shaman ne revienne. Ils recommencèrent à parler un peu — à voix basse, comme si l'atmosphère le nécessitait — et il eut alors enfin l'occasion de demander à son ami ce qu'avait signifié sa façon de frapper à la porte. — "C'est ce qu'on a convenu... Il m'a dit que c'est une manière de dire que l'on vient pour une session, plutôt que pour une visite." — "Un peu particulier comme procédé..." — "Ça doit être psychologique." L'attente commençait à durer. Il semblait que le quartier entier dormait déjà; on n'entendait aucun bruit aux alentours. À peine, de temps en temps, venait une légère brise faire bruisser les feuilles des arbres. — "Est-ce qu'il fait toujours attendre aussi longtemps? Il va planter ses graines?" — "Je ne sais pas... Il doit préparer quelque chose." Un moment après, enfin, le shaman réapparut. Cette fois, il tenait dans les mains un petit plateau, qu'il déposa sur la table basse. Dans celui-ci: une théière, deux tasses et deux coupelles, comme pour servir le thé, et trois bols contenant chacun ce qui avait l'apparence de plantes ou d'herbes aromatiques. Un léger volute de fumée s'échappait du bec de la théière, et une odeur plaisante flottait dans l'air; une fragrance d'agrumes et de jasmin. — "Je n'utilise que des plantes que j'ai semées moi-même, et dont j'ai suivi toute la croissance", indiqua le shaman qui avait vu les hommes scruter les bols. Il se mit alors à parler. Il continua: "Cher Hugo — c'est bien votre nom, n'est-ce pas? — bienvenue chez moi. Ton ami m'a dit que tu as un problème, qui semble d'ordre spirituel. Je ne suis pas médecin. Un médecin examine les symptômes, infère et déduit selon la grille que l'on lui a donné durant sa formation, coche une case et prescrit le remède. Et je ne suis pas un fou new age qui te dira que cela n'aide pas ou que la médecine ne sert à rien. Pour ce qui relève des choses physiques, tout du moins. Mais voilà — ce modèle a tellement bien marché, il a éradiqué tant de maladies, il nous permet de vivre plus longtemps et en meilleure santé, il a sauvé des millions de vies... — qu'il a été appliqué à tout et pour tout. Mais ce sont là les maux du corps." "Qu'en est-il pour les maux de l'esprit? — Et bien, le même modèle est appliqué, l'on observe, déduit, et donne le médicament. Sauf que là, toutes ces étapes laissent à désirer. Impossible d'observer ce qui n'est pas matière. Impossible de déduire en conséquence — d'autant plus que les modèles (psychologie, psychiatrie, etc) influent sur la mesure... Et sur ces bases si faibles, il faudrait prescrire une drogue qui va avoir un effet immense? Anti-dépresseurs, somnifères, neuroleptiques, psycho-simulants... Autant laver le muscle à l'eau de javel. À une autre époque, une personne se croyant possédée aurait été amenée chez le curé — celui-ci prescrivait un exorcisme, on tenait un rituel, parfois public, et le malade se sentait souvent beaucoup mieux. L'histoire regorge de guérisons miraculeuses pour ce qui relève de l'esprit. Mais qu'a-t-on fait ensuite...? Ces personnes, on a commencé à tout simplement les entasser dans des asiles pour fous. Et de nos jours, on préfère leur laver le cerveau avec une lobotomie médicamenteuse, aspirer leurs économies, puis les laisser à la rue, comme le traitement finit souvent par l'addiction et l'échec. — Est-ce vraiment comme cela que l'on soigne l'âme d'un homme?..." "Cher Hugo — Ce n'est pas ce que moi, je crois. — Ni toutes les médecines traditionnelles. Nous voulons comprendre les symptômes mais surtout la cause qui les a fait naître. Pour cela il faut la voir. Le médecin n'est pas indépendant de son patient... Nous allons effectuer un grand voyage, à deux." — Il montre les plantes réunies dans les bols... — "Nous allons boire un élixir. Moi — et Toi. Pendant ce temps, ton ami veillera sur nous. Ne sois pas effrayé — cela ressemblera à un rêve lucide mais qui te semblera particulièrement réel..." Et le shaman finissait sur ces mots étranges: — "Surtout: c'est un rêve que je peux rejoindre — et c'est là mon secret et mon sacerdoce. Nous nous y retrouverons... je te donnerai éventuellement de nouvelles instructions, je pourrai voir face-à-face ce mal qui t'afflige." Il regroupa les plantes dans un seul bol et commença à effeuiller les tiges. Puis, approchant un minuscule récipient que les autres n'avaient pas encore vu, il en versa le contenu sur les feuilles; cela ressemblait à du sucre. Il prit un petit mortier, et commença à piler avec des coups secs. Les grains rendaient la tâche très efficace; le silence n'était rompu que par le son de l'outil. Puis, il versa également le contenu d'une fiole. "Je reviens, le mélange doit prendre deux minutes." — les deux amis furent à nouveau seuls. — "En fait, ton guérisseur est un psychonaute?" — "Il dit que tous les shamans sont psychonautes... Par contre, il t'a dit qu'il n'était pas médecin par habitude, c'est ce qu'il dit de nos jours pour ne pas faire peur; mais, en fait, il était bel et bien médecin." — "Vraiment? Quelle spécialité?" — "Ça je ne sais plus... Quelque chose de compliqué, il faisait surtout de la recherche scientifique." Ils en venaient à se demander comment le don du shaman aurait bien pu se révéler. Avait-ce été lors d'un voyage en Alaska, où il aurait rencontré les tribus conservant leurs anciens secrets? Avait-ce été plutôt dans de dangereuses jungles du Brésil? Ou alors était-il vraiment plutôt un druide de Bretagne, qui avait finalement appris le véritable usage du gui qu'il coupait avec une serpette en or? - S'ils avaient reconnu les plantes, cela aurait pu donner des pistes; mais dans l'obscurité et sans connaissances botaniques, ça n'était pas chose facile. Peut-être une sauge et une menthe. Cette fois ils n'eurent pas le temps de se poser tant de questions ni d'explorer toutes ces possibilités, car l'homme revint rapidement. — Il versa un peu de thé chaud par-dessus la décoction, agita le mélange avec une baguette de métal... puis rassembla le mélange dans une boule à thé, et celle-là vint rejoindre la théière pour une seconde infusion. Les hommes le regardaient opérer en silence, suivant chaque geste d'un long rituel. — Et puis alors le breuvage fut prêt. Il le versa dans les deux tasses: l'une pour le patient... l'autre pour le shaman... Ils se regardèrent dans les yeux en buvant le thé. Celui-ci était assez fort et amer... Il y avait toujours cette base de thé aux agrumes qui colorait le tout, mais par-dessus s'étaient ajoutées des saveurs plus difficiles à définir. Il y avait par exemple le goût de la chlorophylle, cette odeur de plante très commune; mais aussi les notes amères du thym et de la sauge...; et puis, une très légère touche sucrée à l'après-goût. Ça n'était pas le meilleur thé qu'il bût — très loin de là — mais au moins le mélange n'était pas si désagréable, et il était possible d'en finir la tasse sans effort. Ainsi de suite, le shaman en versa une deuxième, puis une troisième: il fallait tout boire. Alors seulement, pouvaient-ils reposer les tasses sur les petites coupelles, ajuster les coussins plus près des piliers du perron afin d'avoir un support dans le dos, relâcher la tête et les muscles, et se laisser aller en silence. De très longs instants, rien ne changeait — la scène ponctuée des lueurs ambrées, le silence, la fatigue qui venait empêcher de trop réfléchir... ...et alors il entendit un son. . . . _ – — ' " * * * " ' — – _ . . . Très brièvement, le silence avait été percé par ce son faible mais aigu: le tintement d'une cloche?... Il avait tourné la tête pour vérifier la provenance du son — et c'était seulement à ce moment-là qu'il sentit que quelque chose n'était plus tout à fait normal. Il lui avait semblé qu'il avait à la fois tourné la tête et à la fois se tenait encore immobile; du coup, il voyait flou, et dès qu'il bougeait le regard les yeux ne suivaient pas à la même vitesse, mais image par image, comme dans une animation. C'était déconcertant et un peu nauséeux. La décoction devait commencer à faire effet. Dans l'obscurité du jardin, il voyait deux points lumineux briller... deux gemmes, couleur émeraude. Était-ce? ...Alors il suivit la panthère... il passa derrière un buisson sombre... Et il se retrouva alors dans un paysage complètement différent. Soleil au zénith — un grand désert ocre — au loin, des montagnes. Il faisait chaud, il avait soif. Malgré le passage si brusque de l'obscurité au soleil aveuglant, ses yeux ne lui faisaient pas mal. Au fur et à mesure qu'il s'approchait du terrain montagneux, il s'apercevait que ce désert était tout sauf plat et uni: çà et là, un arbre, une roche, un amas de pierres... il y avait des aspérités, ainsi que des chemins entre les roches où l'on pouvait se faufiler et se perdre — comme un système de caves, mais à ciel ouvert. De même, le désert n'était pas un lieu de mort, mais de vie: il entendait, plus qu'il ne voyait, les cris de nombreux oiseaux, les frémissements de lézards et de gerbilles lorsqu'il approchait des grandes pierres; le sol même, parfois teinté de vert comme si de frêles mousses et algues y poussaient, semblait respirer. — Le désert était en vie, mais il fallait le voir de ses yeux... Il lui semblait presque voir les mouvements réguliers des inspirs et des expirs de cette terre si ocre. — Une pensée lui revint à l'esprit, et il lui semblait qu'il en avait décelé encore une nouvelle signification secrète: quand on est dur avec toi, sois doux; quand on est doux avec toi, sois dur: un précepte martial bien connu mais qui s'appliquait également tant au désert... Il pouvait deviner d'autres présences qui se cachaient. Il devait se trouver tapis dans des interstices d'autres grands animaux. Peut-être que la panthère, si noire, et aux yeux si verts, s'y était elle aussi réfugiée dans l'ombre, peu habituée aux chauds déserts... Était-ce là que se cachaient des hyènes, des mangoustes, des singes? Aucun son ne trahissait leur présence, mais il sentait bien que déjà l'on avait repéré, déjà des centaines d'yeux s'étaient posés sur lui pour l'observer, et avaient guetté chacun de ses gestes. — Lui continuait à explorer les pierres, il lui semblait qu'il gravissait maintenant la montagne en empruntant un labyrinthe. Il marchait sans trop savoir où cela allait le mener — du moment qu'il prenne un peu de hauteur. Il lui semblait s'être retrouvé dans un paysage du film Circle of Iron — dans lequel là aussi, un guerrier suivait sa quête, sans savoir jusqu'où. — De loin, les montagnes avaient l'apparence d'une surface unie, où l'on pouvait tout voir peu importe où l'on s'y trouvait; de près, c'était complètement différent... le terrain ne semblait plus ouvert, mais abrité; on passait d'un dédale d'espaces ouverts à des réseaux de caves, de tournants, de montées... C'était seulement parfois que la vue s'ouvrait à nouveau, et qu'en regardant derrière soi, l'on avait une vue magnifique sur l'immense désert ocre — à perte de vue — un océan de sable dont on ne discernait plus aucun détail. De loin, le désert semblait à nouveau plat et uni; une illusion d'optique. Il entra dans une sorte de cercle. — Par des interstices entre les roches, la lumière du soleil venait jusqu'ici, et y formait sur un sol trop régulier des formes géométriques... Et au milieu il aperçut enfin l'animal qu'il avait suivi jusque là. Mais ce n'était pas une panthère. C'était un petit chat noir et aux yeux très verts, qui le dévisageait du regard...
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Bonsoir Loopy, en effet! Comment vas-tu? Nos nouvelles rides ne nous empêcheront pas de savourer les plaisirs de la nostalgie qui s'invitent de temps en temps... Le plaisir est partagé — en plus je viens de m'apercevoir que j'ai loupé plein de textes sur ton blog! Cela promet de la lecture. Écris-tu d'ailleurs toujours?
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Certaines villes regorgent de ces passages. Entre les rues pavées qu'arpentent les piétons, certaines portes d'immeubles révèlent en fait des ruelles secrètes et des chemins de traverse. Vous pouvez passer devant durant des années sans que vous ne vous doutiez qu'ils existent; même lorsque les portes n'ont pas le petit boîtier électronique, celui qui fait croire à une habitation, et qu'elles s'ouvriraient d'un simple tour de poignée par un curieux... — Même lorsque le curieux s'y aventure et que vous apercevez un bref instant ce que la porte abritait, vous n'y devinez le plus souvent qu'une sorte de hall, devant amener aux appartements; rien de bien particulier. Ce n'est qu'à moitié faux, car certains appartements ont parfois une porte à l'arrière donnant sur le passage, et c'est généralement seulement une fois que l'on emménage dans l'un d'entre eux que se révèle l'existence des secrets. Quoique: c'est seulement si la porte n'a pas été rebouchée et cachée derrière un vieux meuble... D'autres de ces allées sont plus faciles d'accès, mais trop étroites et sombres pour que l'on y tente l'aventure. Parfois elles ont un nom et le facteur rarement s'y aventure; parfois elles sont anonymes, oubliées. — Ces chemins secrets, l'on les retrouve partout en Europe, dans les vieilles villes. À Lyon, les traboules; à Genève, les passages; à Prague, les průchody. En Amérique, l'exception serait New York, mais ils n'y ont pas le même aspect. J'avais le plan en main et il n'était d'aucune utilité. Où est-ce que B. m'avait-il dit? — Je me remémorai les indications. Tout d'abord retrouver le connu mais discret "Passage des Rossignols". Retrouver la ruelle vers laquelle il débouche, mais ne pas l'emprunter; ouvrir plutôt la dernière porte du hall — qui semblait juste mener à de miteuses chambres mansardées pour étudiants sans-le-sou — y découvrir un nouveau passage, plus étroit, longeant la rue Claude Leroy. Se retrouver dans une cour intérieure, on ne sait vraiment où; gravir l'escalier pour amorcer la montée vers le quartier sur la butte; y découvrir au fur et à mesure qu'il serpente, des vues inédites sur le reste de la ville... et puis se retrouver là, en haut, dans une autre cour intérieure, plus grande, ensoleillée. Il fait beau. Il n'y a personne. Incroyable que cet endroit soit inconnu. — J'y installerai bien une chaise pour lire l'après-midi en admirant le contre-bas; on pourrait même y bronzer en pleine ville sans être importunée. La cour n'a que quelques fenêtres; impossible de savoir si ce sont celles d'appartements oubliés ou de cabinets d'avocat. Il faudrait retrouver les pièces depuis les rues extérieures, il faudrait résoudre le labyrinthe. Mais c'était sans doute ce que B. voulait me montrer. Au fond de la cour, un ensemble suspect de ferraille semble être un escalier de fortune, menant à quelques balcons. Une piste, certainement. Texto — "Bonjour B. je suis là. Où es-tu?" La réponse arrive rapidement: "J'arrive". — Et ce fut bien des hauteurs des balcons qu'apparut la silhouette de l'ami. Salutations... il descend. Bises. C'était la deuxième fois que je le voyais depuis mon retour en France. Cela faisait tellement de bien de revoir un visage que je reconnaissais... dans toutes les villes où j'étais revenue, il me semblait que les pierres étaient bien les mêmes, mais pas les gens. Comme si tout le monde avait changé; tous les magasins avaient échangé leur place avec d'autres, et les airs des promeneurs étaient différents — au-delà des modes fluctuantes... ils avaient l'air rusé de jouer cette farce avec chaque revenant... sans même en être conscient. — Les rares échoppes qui avaient gardé le même nom avaient changé tout le reste: clientèle, intérieur, bibelots et breuvages... — "Bonjour..." - et je ne me peux m'empêcher d'ajouter: "Si tu savais comme ça me fait plaisir de te revoir... de revoir un visage connu..." — "Tu trouves que ça a beaucoup changé?" - fait-il presque étonné. — "Mais oui, tout, tout a changé..." Il me regarde d'un air tendre. Peut-être ne voit-il pas les choses comme je les vois maintenant, ayant vécu depuis des années dans la même ville, ayant doucement incorporé chaque changement — plutôt que d'être placé tout d'un coup en face de tout. Mais il me comprend, il m'écoute. Oui — c'est bien cette empathie, elle aussi, qui me manquait. Sa main sur mon bras comme pour me rassurer. Je le regarde un instant en silence. Quel âge avait-il, maintenant? Je compte à partir d'un souvenir commun... il doit avoir 35 ans, je crois. Il n'a pas changé; il y a un petit pli sur la lèvre; ses expressions sont les mêmes, et ce n'est que par une impression subtile de sa peau que l'on devine qu'il a pris un peu d'âge. Certains voudraient être aussi chanceux: il en fait toujours cinq de moins. S'il se rasait de plus près, ce serait encore plus. — En revanche, c'est la voix qui me surprend toujours. Pourtant celle-ci n'a pas dû changer; mais on les oublie si facilement... le souvenir d'une voix dénote tant contre la voix elle-même, ré-entendue au présent... Peut-être se dit-il les mêmes choses en me voyant. — "Allons-y", m'encourage-t-il. Nous gravissons la vétuste ferraille. Bien contente d'avoir de n'avoir presque pas de talons et que ceux-ci soient compensés... Nous arrivons au balcon le plus élevé; il y a là une sorte d'alcôve, un couloir. Il faut baisser la tête pour en franchir le seuil; on arrive à une petite porte, poussiéreuse; l'ami la pousse avec quelque effort — les gonds n'ont pas été huilés depuis bien longtemps. Et l'on débouche sur un grenier mansardé, minuscule. Nos pas font grincer le sol boisé. La pièce est toute ensoleillée; de grandes fenêtres laissent entrer la lumière qui a petit à petit atténué les couleurs des lattes du plancher. Un escalier dans un coin de la pièce — celui-ci bien sombre — et qui manifestement est une addition plus récente reliant différents anciens bâtiments entre eux — nous amène, quelques marches plus bas (un demi-étage?), vers un lieu qu'alors je reconnais. Ces jonctions à demi-étages rendent toujours les appartements bizarres, méconnaissables. Mais là c'est plus facile: nous sommes arrivés dans le sien: dans son appartement. — "Tu as une porte dérobée vers les traboules?!" — "Et oui! Je m'en suis aperçu en rangeant le grenier. J'ai retrouvé les clefs de la porte. Super, non?" Ah, il me connaissait bien, l'amatrice des secrets! En quelques pas, j'étais passée de l'air nostalgique au sourire enjoué. Comme un enfant qui découvre un puzzle. J'étais contente qu'il m'offre cette petite découverte. Il l'avait fait avant que cela ne devienne impossible, car je pensais qu'il s'apprêtait à emménager avec sa copine de longue date. Ailleurs, pas dans la vieille ville. Trajet, confort, avantages... mais nous savions bien qu'une partie de lui-même se souviendrait avec nostalgie de ces endroits improbables, bourrés de passages secrets, et où l'on devine parfois gravée sur une pierre la signature d'un maçon du XVIe... Alors nous profitons de ces instants passés ici. Cela me rappelle ceux que l'on partageait autrefois. À nouveau, un appartement trop petit, ses étagères encombrées d'objets hétéroclites, deux grands bols de thé, et une conversation ponctuée de silences tranquilles; sans pression pour parler ni double-jeu. Nous aurions plus de temps cette fois-ci pour nous donner des nouvelles; la dernière fois, au bar, trop peu de temps, trop d'oreilles profanes, trop de distractions sonores. Ici, il a mis de la musique à faible volume, une longue envolée jouée sur l'oud, en sourdine. Je ne sais pas si c'est iraqien ou yéménite... L'on entend à peine ce qui est un autre clin d'œil, comme pour me dire sans un mot qu'il se souvient de ce que j'aime. Alors je lui renvoie la pareille, avec un mot ou deux de notre vocabulaire partagé — celui que ne manquent pas de tisser à deux les belles relations. Il me demande comment c'était, "là-bas"; comment je vais; comment s'est écoulé tout ce temps. Alors, pour la première fois, je peux tout raconter. Les années passées au loin... le dépaysement et les gens tour-à-tour accueillants ou méfiants... les démêlés avec l'administration d'autres pays... l'apprentissage de tant de choses... la fraîcheur que de devoir communiquer avec un langage simplifié par la force d'un vocabulaire encore incomplet... le temps qui passe, la maîtrise des nouveaux environnements, la sensation très nette qu'il est temps de voyager à nouveau... puis le retour... cette sensation d'être une étrangère non seulement dans les autres pays, mais maintenant ici aussi, plus qu'autrefois déjà: mon "accent". Il hoche la tête avec le sourire qu'il faut pour à la fois confirmer et ne pas froisser. Ça fonctionne: je ris. Alors lui en fait de même. Avec cet accent apprivoisé, je peux me faire passer pour qui je veux, maintenant encore plus qu'avant... Je lui raconte les fois où ça m'a permis de me faufiler dans des milieux improbables. Il écoute, fasciné, l'histoire de cet homme avec qui j'avais été en couple et qui était persuadé que j'étais un agent, chargée d'épier certaines de ses relations. Qu'il m'avait dit parfois, se retrouvant seul dans une pièce chez lui, parfois ailleurs, soudain déclarer à voix haute: "Je sais que vous m'écoutez!" — si c'était faux, rien de grave, et si c'était vrai, au moins avait-il la satisfaction d'avoir fait sursauter quelqu'un quelque part. Il me le racontait avec un clin d'œil comme si ce quelqu'un était moi. Alors moi je lui susurrais plutôt à l'oreille des pensées plus secrètes... Puis la fin, justement marquée par une méfiance qui le dévorait. Il m'avait utilisée pour analyser certaines de ses relations; cela l'avait finalement effrayé; il voulait "pouvoir me lire" — décontenancé de plus en plus souvent par un regard sibyllin, désarçonné en réalisant que de toute manière j'analysais tout. — Le moment qui avait scellé notre fin, ç'avait été un simple jeu avec des amis, un jeu de cartes et d'enquêtes où le poker-face était de mise. Il y avait découvert que je pouvais mentir sans effort, et sans que rien ne le trahisse, ni cil ni pli ni autre indice. Il avait été très effrayé par cela, terrifié; bien plus que par ses épisodes de jalousie où il pensait que je voyais d'autres hommes. Alors la spirale vers le bas, les fins de relation jamais plaisantes et dont il faut abréger les souffrances. Des larmes; la distance, l'oubli... et puis l'étape où l'on peut se recroiser à un apéritif et échanger quelques mots, sans les petites attentions transmises par le toucher, et sans que le cœur n'en souffre plus que par une légère nostalgie, parfois. — B. m'écoute en silence. — "Tu voulais avoir un enfant avec lui?" Question étonnante qui s'était invitée sans doute en entendant certains mots çà et là. Un moment de silence. B. non plus n'est pas le type de personne du genre expressif. Pourtant, à des petits détails, nous avions au fil des années appris à décoder un demi-sourire sur nos visages respectifs; et là encore j'y devinais un. Question... à la fois ingénue et à la fois comme si la réponse avait déjà été faite, et qu'il laissait planer comme par un clin d'œil maïeutique. Alors je dois reposer le bol sur la table-basse, vite... et: j'éclate de rire. C'est le premier fou rire depuis longtemps. Je suis pliée en deux, je ris à gorge déployée. Il rit de même. À chaque fois que l'un semble se calmer, le simple fait de se regarder les yeux dans les yeux nous replonge dans les grandes secousses. C'est impossible à dompter, alors l'on rit, l'on rit. Ça n'a plus de rapport avec le déclic qui a tout déclenché; le rire est devenue une chose vivante, un chaton imaginaire qui sautille entre nos deux corps. Les abdominaux me font mal, mon ventre n'a décidément pas l'enfant du passé, mais la joie du présent. Un long silence... au loin, aux lentes mélodies de l'oud se sont ajoutées quelques percussions en sourdine. La lumière provenant de ses fenêtres a changé d'angle; elle a changé de teinte, aussi. Dehors, un pan du ciel doit être orange, et l'autre déjà bleu nuit: il est tard, et le crépuscule s'est invité à l'improviste. Nous avons passé toute l'après-midi à parler, dans ce mélange de silences complices et de longs dialogues — et c'était comme si ç'avait duré quelques minutes... Interlude — un moment tous les deux en cuisine, chacun à préparer un plat, en parlant et en riant. Il n'y a plus de nostalgie en faisant les poètes en cuisine. J'arrange le houmous et la fattoush, pendant que lui cuit le kibbeh. Les épices sont fragrantes. La pièce sent bon. Que c'est doux d'avoir retrouvé un ami...
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La malle se remplit petit à petit de bien jolis portraits! — Comme le disait Versys, il y voit parfois une effluve nostalgique... mais surtout beaucoup de tendresse. En tout cas j'ai souvent cette impression en lisant ta plume, un sourire aux lèvres. Merci de partager avec nous tes poèmes.
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C'est joli — et avec ce ton qui légèrement évoque cette sorte de nostalgie qui parfois est plus douce que triste...
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Il avait étudié le bouddhisme. Ça avait été des années passées dans le secret: — L'internat. Tard, dans la nuit — au dortoir. L'extinction des feux était passée il y a un bon moment. Il fallait être discret. Alors il se cachait sous la couette avec une lampe-torche qui marchait à peine, ayant récupéré le livre interdit d'un petit espace secret qu'il avait découvert dans la cloison, et en lisait discrètement quelques lignes. Comme il avait encore des difficultés de lecture malgré son âge, il devait épeler intérieurement chaque mot pour être sûr qu'il pût s'imprégner de son sens; ainsi, chaque ligne demandait une absorption lente et concentrée. Il avait décodé ainsi les quatre vérités et les huit voies; il avait appris l'existence d'une taxe interne que l'on payait par (et contre) nos actions. Durant des mois il avait suivi comme l'on suit un feuilleton la vie du Gautama. Soir après soir il progressait de quelques pages, devait parfois relire les lignes de la veille, y trouvant régulièrement une nouvelle direction et un nouveau sens. Le livre caché était véritablement devenu un compagnon. — Le jour, il riait avec les autres, passait de cours en cours, devait obéir à la discipline tout en guettant les occasions secrètes pour faire une bêtise pas bien grave. Tout au long de sa scolarité le souvenir de ces nuits lui était resté, et le livre encore proche. Trop proche pour devenir une référence à citer çà ou là; il n'exposerait pas l'ami, crûment, comme cela, aussi ouvertement; c'était juste parfois certains mots et certaines phrases à double-sens, qui faisaient deviner à son interlocuteur qu'il avait intégré certaines influences — et ce en lui-même, plutôt que juste par des mots volés. — Dans le même temps la même question le hantait: la direction de la prise de conscience, la conséquence de la voie. Il avait commencé à méditer, de temps en temps, commençant par des sessions de vingt minutes. Souvent le soir; — il prit un appartement, le lycée était fini, se retrouva indépendant, avec quelques colocataires. Depuis qu'il avait sa propre chambre, l'habitude était devenue quotidienne. — Les pensées s'enchaînaient comme les petites perles d'un long collier, que l'on laissait filer mais qui sans cesse continuait, tour à tour lent et rapide, subtil ou trop présent, et toujours cyclique: et en ayant eu cette image cela lui fit penser au misbaha ou à un rosaire. La question qui le taraudait: si tout est illusion, est-ce une dissolution que j'opère? L'image de la goutte d'eau qui tombe dans l'océan était belle; elle décrivait bien quelque chose. Une assimilation, une intégration, l'ajout du un à l'infini qui donne encore l'infini... mais donc ce un était tout aussi bien zéro. Était-ce une dissolution vers le Zéro? — Il se le demandait. Car l'image ne fonctionnait que dans une seule direction: la goutte d'eau revenait de l'océan et perlait à nouveau, elle, seule, unique; l'on revenait des plus profondes méditations la même personne. — Était-ce juste le fait que les méditations ne soient justement pas assez profondes? Pouvait-on s'y abîmer si loin, au tréfonds de l'abysse, jusqu'au point de non-retour? Devenir extérieurement un objet... et intérieurement: disparaître. Il n'avait rien lu ou entendu qui pût présager que cela soit arrivé auparavant; même les maîtres revenaient à eux-mêmes. Maintenant ayant accès à une bibliothèque universitaire, il avait discrètement entretenu quelques lectures des mystiques ayant atteint le stade suprême. Il avait lu Hildegarde von Binden, il avait lu Swedenborg; il comprenait que ceux-là avaient fait l'expérience de l'unio mystica, mais pour autant il ne saisissait presque rien de leurs écrits. Ils utilisaient leur propre vocabulaire; leurs propres images. Il aurait fallu autre chose que des mots, et c'était de toute manière des expériences externes, qui ne lui parlaient pas. Non — la raison pour laquelle il y pensait, c'était que ceux-là aussi avaient clairement plongé peut-être au plus loin qu'il était possible — et qu'ils étaient revenus — et qu'ils étaient encore eux. — Donc: pas d'océan. Au contraire, ils étaient tous revenus plus forts. L'on parlait des "bienfaits de la méditation". Et ceux-là existaient clairement, il pouvait lui-même en sentir les prémisses; il fallait au moins un peu de pratique et une certaine sensibilité, et l'on les ressentait déjà subtilement. Tous n'en retirent pas la même chose; mais si l'on regardait à nouveau vers les maîtres, ceux-là aussi étaient bien revenus avec quelque chose — et au minimum une plume incroyablement enivrée. Ça n'était pas le chemin vers le Zéro. — D'ailleurs les mystiques le disaient eux-mêmes, ou le laissaient deviner, ils cheminaient vers l'Un. Par hasard il avait entendu le terme d'Ein Soph — אין סוף Certains disaient que c'était le vide, mais il savait bien ce que signifiait le terme hébreu. Il n'avait pas appris cette langue mais ça n'avait pas été difficile: il avait immédiatement vérifié le terme en s'initiant à un peu de grammaire. Ein, c'était la négation de l'avoir, du terme yesh. On disait Yesh li mashehu pour dire "j'ai quelque chose", littéralement "il est à moi quelque chose", et ainsi "ein li" n'était que "il n'est pas à moi (quelque chose)". Et de même: ayant & n'ayant pas. "Soph" c'était la fin et la limite. Donc ce n'était pas le Zéro: c'était l'illimité, l'éternel, l'infini — l'Un infini. — Les disputes rabbiniques pour savoir s'ils appelaient cela le zéro, le double-zéro voire le triple-zéro ne le touchaient pas; c'étaient des artifices de langage et pas une réalité qu'il sentait dans la chair. Et il ne voulait pas apprendre comme un écolier, comme certains ésotéristes qu'il avait commencé à rencontrer dans des bars étranges. — Ceux-là apprenaient et répétaient, c'était parfois intéressant mais ce n'était pas la même chose ni la même quête. * Il était à nouveau dans ce bar — "Chez Viviane". L'enseigne aux allures de salon de thé. — Le soir, l'endroit devenait un refuge paisible, la musique lounge n'était pas trop forte, on pouvait y aller seul ou entre amis et avoir une conversation sans devoir crier et se casser la voix. Quelle étrangeté! C'était dans ce bar moderne que se donnaient rendez-vous beaucoup de personnages perchés. Si l'on venait souvent, l'on apprenait à en reconnaître quelques-uns. Par exemple, il y avait Didier, le grand trentenaire longiligne qui parlait souvent de kabbale. Il y avait B., qui venait rarement, parlait rarement, mais avait eu cette envolée étrange sur l'alchimie, un soir. Il y avait Véronique, l'apprentie-voyante. Et quelques autres qui avaient plus d'un tour dans leur sac. Pourquoi venaient-ils tous ici? — Rapidement il s'était convaincu que c'était à la fois un effet boule de neige, comme ils s'attiraient les uns les autres, et bien plus simplement la fréquentation constante de l'établissement par les jolies filles de la fac de lettres. — Didier n'était jamais autant inspiré que lorsqu'il avait un public féminin; alors seulement, révélait-il ses secrets. Mais lui parlait peu, écoutait beaucoup, draguait parfois; prêt à entendre une perche — n'attendant rien en particulier. Il ne savait pas si d'autres s'étaient posés la question du Zéro et de l'Un. Parfois il lui semblait que l'on en parlait presque, mais avec d'autres termes, et il est souvent bien difficile de calibrer deux vocabulaires en une seule discussion... Ces soirées étaient simplement une autre forme de méditation, active; tout en prenant part aux conversations avec amis et inconnus, il observait, il remarquait le bal que l'on danse — les voiles qui s'agitent. Au détour de quelques phrases, un souvenir affleurait. — C'était ce qui venait de se passer — Il avait... revu toute sa vie comme dans un film; revécu les vieilles heures et re-suivi le fil... mais ça n'avait été que la vie spirituelle... pourquoi? Qu'est-ce qui avait mu ces mémoires? — Il lui semblait que... qu'il se réveillait, là, au milieu d'un groupe de personnes. Il reprenait ses esprits, le cerveau encore un peu embrumé. Avec un effort, il reconnaissait des amis: Delphine, Chloé, Patrick... le groupe familier. Par contre — en face de lui — quelqu'un qu'il ne reconnaissait pas du tout, qu'il n'avait jamais vu auparavant, et ils étaient (avaient été?) en train de parler. L'homme est très grand. Il est un peu plus âgé, mais pas tant; certainement moins de trente ans. Il se tient très, très droit, et immobile. Ses traits sont fixes. Son trait de mâchoire est dur, carré; la bouche fermée, avec un pli sur les lèvres comme s'il la maintenait ainsi, fixe et en tension — les sourcils légèrement froncés, pas d'un air fâché toutefois — mais d'un air sérieux. Il voit bien tout cela de l'homme — et dans le même temps, il ne voit qu'une chose: ses yeux... Des yeux grand ouverts — bleu acier, presque gris — des yeux fascinants. Terriblement fixes. Il n'y a pas de clignement. Il n'y discerne aucun mouvement... même sur les arcades, il n'y a pas de palpitations trahissant la présence de la vie et du sang. — Des yeux en abysse. Venait-il d'être hypnotisé? Ça devait être cela... * L'appartement. Il est tard. Il est en train de regarder un film avec ses colocataires. C'est l'un de ces vieux films italiens où l'on suit l'intrigue plutôt comme une succession de tableaux d'art qu'en prêtant attention à ce qui se dit. Il y a la musique étrange de l'époque, mêlant synthétiseurs et instruments de rock — suivant chaotiquement les images et les meurtres. — À côté de lui sur le sofa rouge, Patrick est absorbé par le film. Entre eux, au milieu, la tête reposant sur son épaule et les jambes passées par-dessus celles de Patrick, il y a Angélique. Elle fait toujours ça; il lui faut un contact, même absorbée elle aussi dans les images qui défilent. Ça n'est pas gênant; ils se connaissent tous depuis assez longtemps pour savoir que c'est par simple amitié, par confort. Lui ne suit pas vraiment l'intrigue. Le souvenir de l'inconnu aux yeux bleus lui est revenu. Les yeux... ils avaient communiqué, c'était certain; mais que s'étaient-ils bien dit? — Il n'arrivait pas à s'en souvenir, tout comme il n'arrivait pas même à se souvenir que cet homme se soit approché et assis à leur table; ni quand ni comment. — Mais ils avaient communiqué, et ils n'avaient pas eu besoin d'ajuster leur vocabulaire, puisqu'ils n'avaient peut-être pas utilisé de mots. Ou alors ceux-là maintenant oubliés ne comptaient plus, si seules revenaient les images; et les images, les tableaux de sa vie adolescente, il les avait bien revus, hypnose ou pas. Ça devait être le message de l'inconnu. Il avait pensé brièvement au fait qu'il y ait "deux" yeux — mais "une" vision. Et tout bêtement, comme cela, il en était venu à se poser la question de la dualité dans son système. Lors de ces rares moments où il conversait réellement à cœur ouvert avec un autre, homme ou femme, et que de chaque côté la curiosité et la bonne volonté permettaient d'aller au-delà des différences de vocabulaire qui existent entre deux personnes — où l'on faisait l'effort de se mettre dans la "position" de l'autre, d'essayer de voir l'image plutôt que le doigt qui la pointait d'un vocable — où l'on faisait fi des mots si différents selon les classes sociales et les langues — alors l'on se sentait réellement en présence de l'Autre. Par respect, par patience, parfois tout simplement par séduction, l'attention était entière et cet Autre se tenait là. C'était un échange. On troquait des images, des pensées, parfois même ces mots lorsqu'ils se révélaient utiles ou riches... C'était un accès inattendu et tellement enrichissant envers un individu avec sa propre histoire, sa propre formation, sa propre évolution en un Un qui était Autre. Il y avait Moi — et Toi. — Donc il y avait Deux. Et c'était cette réalisation, au-delà des yeux si étranges, qui l'empêchait de suivre le film. Il réalisa soudain qu'il avait quelque chose à demander à Angélique: — "Est-ce que tu as toujours ton livre sur Jung, tu sais, celui dont tu m'avais parlé?" — "Tu veux établir les archétypes du giallo?" rit-elle. — "Ça serait drôle! Non, ça m'a juste fait penser à quelque chose, j'aimerais bien y jeter un œil". — "Maintenant?" Elle lui expliqua sur quelle étagère trouver l'ouvrage, et le soir-même il s'y plongea. Maintenant qu'il lisait un peu mieux, ce n'était pas le même effort que les longues heures passées au dortoir, comme autrefois; de plus, il cherchait un passage en particulier — quelque chose dont il avait entendu parler — et qui se rapportait aux dualités. Alors il passait des chapitres entiers en diagonale, revenait, vérifiait les premiers mots d'une page ou d'une autre. Ah, là encore, c'étaient les mots d'un autre, des mots compliqués, qui construisaient un système comme certains de ces poètes-spirites "chez Viviane"... Oui, des dualités... la voie du milieu en quelque sorte... comme un curseur que l'on déplaçait entre deux antonymes, entre deux extrêmes... à ajuster à la souris comme un réglage sur l'ordinateur. Si c'était cela surmonter une dualité, pourquoi pas — mais ça n'était pas ça qui avait affleuré sa mémoire. Là plus loin on parle d'Ombre... Mais oui! - Soudain cela lui revint, instantanément, à l'esprit. Il en avait entendu parler, par Didier — c'était un soir où celui-ci avait lancé une grande tirade, ayant trouvé bon public... Il avait voulu draguer l'étudiante en psychologie, et il avait choisi cette méthode, le grand discours sans la regarder pour tenter de l'impressionner, avant qu'ils ne puissent faire plus ample connaissance plus tard. Et pour le coup il y avait eu des phrases assez intéressantes, de temps en temps... Didier avait parlé de Jung, et il avait révélé que celui-ci s'était adonné à un exercice très particulier et qui eut une grande influence sur son œuvre: à la suite de rêves terrifiants, il avait décidé de plonger, comme un explorateur, dans son inconscient. En guise de bathyscaphe, de nombreuses techniques empruntées à l'occultisme, dont le dialogue intérieur. — Il avait peut-être appris celle-ci durant sa thèse, puisque celle-ci portait sur sa propre nièce — une jeune fille spirite. Il se cache toujours une femme... Il trouva le passage. Une des techniques de Jung avait été de commencer des conversations détaillées, complètes, profondes, avec lui-même — enfin, avec son inconscient, l'Ombre qui communiquait durant des sessions d'écriture automatique, et par d'autres moyens de court-circuiter l'esprit logique et le "moi" habituel. En somme, il avait forcé un dialogue avec l'Autre et ce tout en étant tout seul. En quelque sorte... il avait évolué vers le Deux... et il nous disait bien que la voie de l'individuation nécessitait cette confrontation, sous une forme ou une autre... Le soir-même, il débuta alors son propre journal — son propre duel... * L'Ombre changeait sans cesse de forme. Dans ses méditations, il repensait à l'image du collier, aux voiles des illusions — les petites perles n'étaient plus des simples idées ou pensées diverses, mais elles s'étaient élargies, avaient pris en volume, jusqu'à occuper la pièce entière, et devenaient des scènes — des visions... C'était là qu'au lieu d'entendre la voix (silencieuse) de son narrateur intérieur — l'unique spectateur du propre film de sa vie — il avait commencé une discussion avec une nouvelle voix (retentissante) qu'il rencontra en lui. — Les exercices d'écriture automatique, de peinture, tout cela lui avait apporté un peu de familiarité avec sa face cachée, mais à la manière d'un e-mail — pas d'une rencontre directe. Or maintenant qu'il s'était concentré sur les exercices visuels — les mandalas colorés qui tournaient — le tracé de sigilles — il avait soudain entendu à l'occasion d'une profonde transe, aussi nettement que s'il l'avait entendu en stade d'éveil, le tintement d'une petite cloche... — Et alors l'Ombre lui avait parlé. La voix était duelle, elle aussi. C'était à la fois la voix grave d'un homme, et une voix rauque de femme, qui retentissaient en même temps et avec les mêmes intonations, comme si les voix n'en faisaient qu'une. Il se demanda si c'était ainsi que d'autres l'avaient entendue... si c'était là la réelle signification du terme "mariage mystique" qu'il avait aperçu çà et là dans des ouvrages pourtant déconnectés les uns des autres. Voulant poursuivre les conversations qui ne duraient pas assez longtemps pour sonder les profondeurs autant qu'il l'eût souhaité, il chercha un guide parmi les plantes. * "Chez Viviane"... Il était à nouveau dans le même endroit. Il était devenu un habitué; c'était finalement dans ce bar qu'il avait lié d'intéressantes amitiés, noué de curieuses relations, et même rencontré ses premières amours. — Depuis quelque temps, un coven de sorcières se réunissait le samedi après-midi, toujours à la même table dans un coin tranquille de l'établissement. Elles demandaient du thé et des petits gâteaux, elles s'installaient en laissant soin que celle qui semblait leur compagne la plus expérimentée ait la place du milieu, et discutaient de longues heures. Souvent elles tiraient les cartes. Il arrivait souvent que quelques-unes restent quelques heures de plus, après ce curieux sabbat, et petit à petit elles avaient fait connaissance avec beaucoup de personnes que lui-même connaissait. C'est ainsi qu'ils en étaient venus à fréquenter les mêmes cercles. Parmi ces amis communs, l'un était un psychonaute amateur, A. — A. avait décidé d'expérimenter tout ce sur quoi il pourrait mettre la main. Dans son cas, ce n'était pas vraiment par quête spirituelle, bien que certaines explorations de l'âme lui aient effectivement laissé une impression profondément mystique. D'autres visions étaient moins clémentes... Good trip, bad trip, cela dépendait de la substance; et des précautions qu'il prenait. Les explorations étaient difficiles à partager avec autrui comme le vocabulaire de l'esprit pouvait être encore plus différent que celui qui bâtissait la pensée. Néanmoins, il avait été intéressant d'entendre certaines expériences de A. car par moments, elles lui rappelaient les courts entretiens qu'il avait certains soirs avec l'Ombre... — Et il était passionnant d'en apprendre plus sur les techniques qu'avait appris A. pour extraire certains métabolites secondaires... de la chimie, solvants polaires, apolaires... de la jardinerie, avec les types de sol... de la pratique, avec les astuces en cuisine pour adoucir un alcaloïde. — A. lui-même avait commencé à apprendre la botanique avec l'aide d'un ami chercheur, spécialiste de l'arabette, généticien de formation, mais qui cultivait également de bien curieuses sauges... A. avait parlé de l'ipomée. La plus active était l'ipomée violacée... mais il ne fallait pas se procurer les graines en section jardinage, puisque celles-là étaient bourrées de fongicides. L'une des sorcières partageant certaines de ses quêtes avait réservé un coin de son "autel vert" pour faire pousser les belles fleurs pourpres au soleil. Elle en prenait soin, c'était biologique, et apparemment les graines étaient de première qualité — et chose rare, de qualité régulière! alors qu'il est bien difficile le taux de principes actifs de beaucoup de plantes. En capitaine vétéran, A. prenait régulièrement des milliers de graines... N'étant pas fou, il prenait bien soin de dissuader qui aurait voulu en faire autant. — Mais il voulait plus. Il avait entendu d'une très rare variété de la plante, dont la fleur était très sombre; bleu nuit, presque noire... Cependant, personne n'en avait. Sauf la personne qui lui en avait touché mot: une étudiante étrangère qui venait de temps en temps rendre visite aux sorcières. Il fallait espérer qu'elle vienne aujourd'hui; et qu'elle reste un peu plus longtemps. Il avait décidé de tenir compagnie à A. en échange de l'obtention de quelques-unes des graines s'il arrivait à s'en procurer. — — — Tard dans la nuit. Ils partageaient un dernier verre. Elle était venue. Ils avaient sympathisé. Certains restaient. Elle était avec eux. Il se demandait d'où venait son accent; elle parlait parfaitement français, mais parfois certaines voyelles se confondaient, et la mélodie de sa voix ne chantait pas de la même manière. Mais c'était surtout ses yeux qui l'avaient impressionné; ces yeux clairs — si clairs malgré les cheveux foncés — qui lui avaient instantanément rappelé ceux de l'hypnotiste. * Il avait appris à préparer le thé amer avec les graines de la plante noire. Après de multiples expérimentations, il avait perfectionné la méthode pour atténuer les émétiques tout en conservant les autres messagers. Il avait également fallu optimiser la dose — mais maintenant, non seulement il arrivait à se plonger dans ses petites bulles et à converser avec son Ombre, ce Deux qui se cachait en lui-même, mais il avait commencé à la voir... à le voir: son double. La première apparition l'avait terrifié: il s'était vu lui-même, entièrement semblable — comme s'il avait scruté un miroir pendant des heures, jusqu'à ce que le cerveau ne réalise plus que c'était un miroir et interprétait le reflet véritablement comme la présence d'un autre. De même, il s'était demandé si le doppelgänger serait gaucher ou droitier... mais il n'avait jamais pu le déterminer. — Car quelque chose d'autre s'était trop tôt invité dans ces tableaux nocturnes: il voyait le double, certes... mais il commença à douter de ce qu'était réellement l'Autre, lorsqu'arrivèrent dans ces méditations "les Autres"... Il y avait un nain hirsute qui lui tenait des propos insensés... et qui avait les traits de Didier... Il y avait un tigre à tête de chat qui lui posait des questions étranges... Une fois il y avait revu l'homme aux yeux d'acier... Il y en avait légion. Il les comptait un par un. Trois, Quatre, Cinq... Il tendait vers... plus?... Il n'était plus sûr de comment voir le prochain signe. Était-ce un 8... — Était-ce un ∞... * * * * * * * * * * *
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Oui c'est vrai que c'est assez difficile de décrire cela aisément... Si tu imagines un bout de tissu, avec ses mailles; on peut le bouger, le plier, etc, dans nos trois dimensions habituelles. Je voulais faire une description authentique de ce que l'on percevrait si l'on avait un tel bout de tissu, mais que l'on bouge, plie, etc. dans quatre dimensions. Mais du coup, c'est assez difficile à percevoir et à se l'imaginer, même lorsque ce n'est pas en texte mais que l'on en voit une simulation en vidéo... (Il faudrait que je vois s'il y en a une plus claire quelque part sur youtube).
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C'est vrai, les pauvres ne devraient pas sortir s'ils se réveillent dans une atmosphère bizarre ou trop tard Merci de toutes tes lectures et tes commentaires, cela me fait très plaisir J'écris parfois des textes plus longs mais je n'en ai pas vraiment mis sur le blog... à part "Mandragore", mais qui pour autant n'a pas véritablement de fin — mais j'y pense parfois (le refondre dans un nouveau moule).
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Ah, je comprends tout à fait: je vais t'avouer que le texte initial que j'avais griffonné sur un petit carnet (qui a un discours encore plus long et moins de positionnement dans un lieu) s'appelait "L'imposteur-yogi"... J'improvisais son texte en repensant à toutes ces personnes qui manient la figure de style avec des silences étudiés, avec des sauts d'une phrase à l'autre, qui peuplent un silence d'une certaine profondeur, que celle-là soit dans leurs mots ou non; les procédés des hypnotiseurs et des gourous. Or pour ceux-là, c'est souvent rédhibitoire si l'on a ce mécanisme d'alerte en soi qui les détecte. — Et donc en fait cela a fonctionné! D'autres personnes ont une tendance différente et vont par exemple sur-analyser les paroles des gourous pour y puiser, si ce n'est une profondeur, tout du moins des germes d'idées, même en s'apercevant qu'il s'agit d'un prêcheur, et parfois sans s'apercevoir qu'en fait la réelle profondeur, la réelle idée, venait d'eux-mêmes et pas du gourou. Par curiosité je voulais voir si j'allais avoir des lecteurs des deux types...
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Ils avaient bravé le désert et les montagnes pour se retrouver dans l' "Autel Au-Dessus". C'était un lieu sacré. Une sorte de petite plaine bordée par les montagnes, qui ressemblait à un vieux cratère. Les gens parlaient avec un grand respect de l'endroit. On ne se souvenait plus de qui, ni de quand l'on était venu ici pour la première fois et reconnu qu'il y flottait un certain pouvoir; était-ce la vue et d'être entouré de collines qui nous forçaient à regarder le ciel et ses étoiles — était-ce la propriété particulière qu'avait le son de la voix en résonnant contre ces surfaces — ou était-ce quelque phénomène magnétique qui n'était perçu qu'inconsciemment — nul ne le savait vraiment; mais tous, jeunes et vieux, analphabètes et lettrés, sensitifs et carapacés, tous pouvaient y sentir ce quelque chose qui donnait à l'Autel son aura. Certains préféraient l'appeler tout simplement l'almaqan almurtafi', le "Haut-Lieu". À des moments précis de l'année, l'on s'y retrouvait pour y célébrer la Parole. Des petits groupes convergeaient, s'installaient en silence, formant un grand cercle dans le cratère comme dans un amphithéâtre. Un très long silence s'ensuivait. Puis, à chaque fois, un signal inconnu devait être perçu — et une personne, une seule, se levait et commençait à parler à voix forte, scandant un long discours que tous écoutaient. Ce n'était jamais la même personne. Chacun avait conscience que les mots prononcés ici revêtaient quelque chose en plus: un poids, une signification, une substance; c'était un peu de tout cela à la fois. Le langage n'y était pas cryptique — ce n'était pas un oracle — mais tel un oracle tous y prêtaient une attention particulière; écoutant chaque mot prononcé. Une fois que le long discours était fait, le ciel avait souvent eu le temps de s'assombrir... Alors, de petits groupes conversaient à voix basse de ce qu'ils venaient d'entendre, débattaient, y recherchant quelque chose. L'on installait des tentes, des sacs de couchage, l'on échangeait jusqu'à tard dans la nuit, puis l'on s'endormait; et très tôt le lendemain, dès les premières lueurs du jour, chacun repartait vers d'où il était venu. Ce jour-là, l'homme qui s'était levé était un inconnu. Personne ne se souvenait l'avoir vu auparavant; il leur ressemblait, il avait le même teint, les mêmes cheveux, la même barbe, la même langue — pourtant, il avait un petit accent, qui ne provenait pas juste du ton solennel que l'on adoptait à cette occasion. Il était très grand; son visage était étonnamment allongé. Venait-il d'un pays proche? — Il parlait: "Vous êtes venu ici pour entendre et pour voir. — Vous avez des oreilles; mais vous n'entendez pas! Vous avez des yeux; mais vous ne voyez pas! — La brise du vent, le tintement de la cloche; les teintes du ciel, les changements de la terre... Les entendez-vous — les voyez-vous? Non. Alors le monde moderne vous a donné des 'outils'. Votre vision nécessite l'assistance de cet outil que l'on appelle 'lunettes'. Votre ouïe se fait aider de cet outil de l' 'oreillette'. — Et pourtant... Le myope voit-il mieux avec les lunettes du presbyte? Le sourd qui n'entend plus de chant des oiseaux et le sourd qui n'entend plus la terre trembler échangeraient-ils leurs oreillettes? Ces outils sont des béquilles, ce n'est pas eux qui vous feront véritablement voir et véritablement entendre..." "La science des modernes nous dit que nous n'entendons que quelques vibrations — le son des tremblement de terre jusqu'au tintement des cloches les plus fines... — Elle nous dit que nous ne voyons que quelques vibrations — le rouge du réchaud jusqu'à la pourpre améthyste... — Quelques vibrations parmi un infini inconnu, dont la majorité ne sont ni vues ni entendues... Deux gouttes d'eau dans l'océan que nous ne voyons pas et dont nous n'entendons même pas les marées." "Imaginez la puissance de l'homme qui véritablement verrait, entendrait cet océan! À lui n'échoit aucune soif. Et pourtant... Parfois... Ne le sentez-vous pas, ne le percevez-vous pas — inexplicablement — un déjà-vu — une ombre — un pressentiment — une prémonition — n'avez-vous pas l'impression qu'une rare vibration inconnue, échouée on ne sait comment, parcourt l'univers et vous touche? N'avez-vous jamais ressenti cela? Vous ne la voyiez pas... vous ne l'entendiez pas... et pourtant vous perceviez quelque chose... Alors: ne possédez-vous donc pas en vous-même un secret? — Un sens secret... — Qui vibre aux subtiles vibrations. Une bouche muette, que l'on a tue. À quoi bon les outils, si le véritable sens reste caché! Le véritable outil est celui qui permet d'exhumer le trésor. Un troisième œil et une oreille intérieure, et le second cœur... Les facettes de ce sens occulte. — À travers celui-ci... Vous voulez véritablement voir. Vous voulez véritablement entendre." Long silence d'un soleil qui se couche — l'ambre sur l'horizon. Les hommes réfléchissaient. Leurs expressions sont toujours difficiles à suivre, car ils étaient maîtres d'eux-mêmes; cependant on aurait pu y percevoir tout d'abord une incrédulité et une appréhension. Était-ce un imposteur? Les phrases scandées une par une avaient pourtant éveillé quelque chose qu'ils ne percevaient pas encore tout à fait. Et à la mention du sens secret, chacun en avait petit à petit acquis la certitude. Chacun sentait que le trésor était proche.
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Il est tard. La rame de métro arrive dans un crissement sauvage. Sifflement souterrain et infernal — les freins hurlent et immobilisent la machine. Alors c'est le moment où dans le brouhaha les voyageurs nocturnes montent et descendent, troquent leur place du quai à la rame. Au lieu de l'écho des longues galeries dans lesquelles tout résonne, c'est maintenant l'espace étroit de l'intérieur du métro, lequel aussitôt repart à grand bruit et à toute vitesse. Les gens gardent le silence; chacun regarde à ses pieds, ou plus souvent — son téléphone. Même dans les recoins obscurs l'on discerne les petits écrans bleus. Par habitude, par attente; chacun veut juste arriver à destination. Il y a des moments où l'on sent immédiatement, instinctivement, que l'on vient de pénétrer dans un endroit où quelque chose ne va pas. C'est comme une électricité dans l'air; comme une odeur inconsciente qui nous met à l'alerte. Peut-être que l'on sent réellement l'adrénaline; ou peut-être que l'on la devine au tracé de certains visages. Alors on cherche tout de suite du regard d'où l'impression peut bien provenir; et bien souvent — comme maintenant — on remarque tout de suite quelqu'un d'étrange : un homme aux cheveux en désordre, dont les mains font de petits mouvements nerveux. Il a l'air sale; il a l'air énervé; pourtant pour le moment rien de spécifique ne le singularise — c'est encore juste un instinct. Je suis sur mes gardes. Alors l'on se demande si ce n'est pas comme un monstre qui attend que l'on fasse un mouvement de recul, ou que l'on se retourne, pour soudain surgir. Il doit y avoir un déclic, c'est certain; l'événement déclencheur doit être écrit quelque part dans le script — mais si je suis une actrice de film d'horreur, on a oublié de me le faire savoir... Je me demande si les autres personnes ressentent la même impression et se cachent dans leur écrans — surtout faire comme si de rien n'était! — ou si réellement il sont si absorbés dedans qu'ils se sont engourdis. Impossible d'en faire de même; toute l'attention se focalise sur le lieu où ça va se produire, tout en commençant à s'éloigner. Et... — Le cri. Un hurlement. Inarticulé. Il vient de l'homme aux cheveux sales. Ses mains tremblent encore plus — ce n'est pas par peur, mais plutôt à force de contracter ses muscles par à-coups. — Personne n'a bougé — Tout le monde a forcément entendu. Aucune réaction. L'homme se lève et grogne, il hurle à nouveau; ses frissons ne sont pas normaux et évoquent immédiatement la pathologie. L'inconnu est-il fou? - D'une voix rauque, il croasse, éructe; ses yeux s'allument et semblent scruter autour de lui, tout en fixant les gens non pas comme s'il les regardait en face, mais plutôt dévisageait un point un peu plus éloigné situé juste derrière eux. Il passe nerveusement de l'un à l'autre, cherchant quelque chose... cherchant quelqu'un... à l'affût, aux aguets. — Je ne peux pas le quitter des yeux, c'est trop dangereux; même en tentant de dissimuler le regard... et donc arrive soudain l'inéluctable: l'homme me remarque. L'espace d'un instant, les yeux dans les yeux... — Je vois son regard de fou furieux. L'étincelle y est éteinte; mais ce n'est pas le regard vide comme ceux fatigués des autres voyageurs fatigués et effacés: — les yeux sont trop largement ouverts, et les pupilles ne sont pas de la bonne taille; le blanc de l'œil est rougi, anormal. C'est comme si l'homme lui-même ne me voyait pas, mais qu'à travers son œil de poisson mort m'avait remarquée quelque chose monstrueuse. — Aussitôt il grommelle. Puis le grognement devient un cri, rauque et cassé. Une syllabe sans fin et qui me glace le sang: car je le sais bien, ce qu'il hurle ne peut être que mon nom. Personne n'a bougé. Personne n'a dit mot. Il me semble qu'il n'y a en fait personne dans ce métro; ces gens immobiles sont des reflets et des ombres... Je suis donc bien seule. Seule — moi et le monstre. — Alors je recule tout en gardant la forme à l'œil, par des pas vers l'arrière, en tentant de garder l'équilibre avec la rame qui file à toute vitesse dans le noir. À chaque pas vers l'arrière, l'être hideux s'avance d'autant, boitant et tremblant, agité de spasmes maladifs. Il sue. L'odeur des gouttes qui perlent sur son front est mauvaise; elle rappelle à la fois celle du soufre et du sang. Et le cri, le cri, qui se module et reprend, perce les oreilles de son horrible craquement. Sa mâchoire s'ouvre et se ferme nerveusement. Je vois des dents jaunes, presque ambrées. Mon cœur bat trop fort et semble vouloir me briser la poitrine, lorsque je réalise le détail le plus horrible: les dents — les dents ocres et affreuses — sont toutes taillées en pointe. Il approche, il approche! Il faut se retourner et courir. S'enfuir le plus rapidement possible tout au fond de la rame. Espérer que les jambes ne flanchent pas, secouées par le trajet du métro et tremblantes de peur. Aller tout au bout, le plus loin possible; sans penser aux bruits désarticulés de la masse hurlante qui me suit de plus en plus rapidement — dont les cris paraissent encore plus insensés maintenant qu'il est dans mon dos et que je ne le vois plus. — Courir, courir. Un coup de frein brutal manque me faire tomber; j'ai attrapé quelque chose à temps. Les portes s'ouvrent. Je me rue au-travers, peu importe la station... Sur le quai, de nouvelles ombres; certains montent, d'autres descendent, tous les voyageurs ont cet air absent de ne pas être tout à fait en vie. Personne ne le remarque-t-il donc?... Pourtant la chose vocifère, aboie et s'égosille avec des monosyllabes qui ne font aucun sens; le fou furieux est lui aussi sorti de la rame, et malgré le fait qu'il se déplace d'une façon bizarre — claudiquant, clopinant en diagonale avec des pas inégaux — il est beaucoup plus rapide que je ne le pensais. Ses bras s'agitent de soubresauts très vifs, très tendus; leur disposition est étrange, comme s'il avait deux coudes successifs. L'odeur est de plus en plus forte. Impossible de rester là; il faut fuir plus vite et plus loin. J'espère que la station est suffisamment grande. Alors je cours dans les couloirs sombres. Ils sont sales, et il y a de moins en moins de monde à cette heure tardive. Les tunnels s'entrecroisent; c'est une immense station, là où ils deviennent labyrinthiques et connectent de nombreuses lignes par d'innombrables galeries plus ou moins accessibles. On a dû adapter d'anciennes catacombes; sans aucune raison apparente il faut parfois gravir quelques marches, parfois en descendre un nombre toujours impair; tourner dans une direction pour aussitôt devoir tourner vers l'autre. Le cri s'est peut-être éloigné, mais dans ce dédale il résonne tant contre tous les murs, se réverbère jusqu'à envelopper tout le couloir et toutes les directions de sa note distordue, que l'être me semble toujours trop proche. — À droite, plus vite; mes jambes me font mal. — Sauvée. C'est un quai, une autre rame. Il y a du monde. Un métro arrive. La foule s'anime. L'horrible crissement des freins fait taire toutes les conversations, étouffe même l'écho qui s'est enfin éloigné. Les gens échangent leur place; ils montent, ils descendent, ombres agitées, anonymes qui se pressent. Je ne sais pas s'ils me voient vraiment, essoufflée, monter dans la rame, prendre de grandes respirations tout en sentant les jambes tremblotantes, encore brûlantes de l'effort. Les portes se referment, la rame part d'un coup brusque d'accélérateur. Sauvée. Mais il y a des moments où l'on sent immédiatement, instinctivement, que l'on vient de pénétrer dans un endroit où quelque chose ne va pas. L'air ici aussi est électrique; une odeur que je reconnais flotte dans l'espace clos. Une odeur que je ne voulais plus sentir. Là, rabougri dans un coin, une forme humaine enveloppée dans une sorte de manteau lacéré commençait à bouger, à se remettre sur pattes. Les efforts faisaient suer ce que je pensais être un clochard — mais qui d'un coup, soudain, vif et nerveux, relève la tête et me fixe du regard. C'est le même fou — il hurle! Sa bouche grande ouverte laisse à nouveau voir ses dents hideuses et pointues. Ses pupilles sont haineuses. Mais personne ne le voit-il donc? Pourquoi est-ce que personne ne réagit? Est-ce la peur, et le stade final où, à force de se terrer, plus personne ne peut ni voir ni entendre les autres? - Il essaie de se relever, mais chute encore et encore, et donc se traîne sur le sol... Ses jambes ne marchent-elles plus? Est-ce un autre monstre? — Lorsque son manteau s'accroche quelque part et tombe alors, révélant son corps affreux... il me semble que je deviens folle... Il n'a pas de jambes... mais est-ce là ce qui lui sert de membres inférieurs? Au-dessous du ventre, ce n'est plus une forme humaine: c'est comme une viande recouverte de vers... et ce sont ces appendices qui le traînent — ces innombrables petits tentacules... Je cours, je fuis... Mais maintenant je le sais bien: son hurlement ininterrompu, son monosyllabe incompréhensible qui perce les oreilles... C'est forcément mon nom.
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Une grande salle aux murs d'hôpital, blanc crème, sans décorations. L'espace est subdivisé en plusieurs espaces de travail par des paillasses recouvertes d'un capharnaüm de matériels scientifiques. Il y a des pipettes, des tubes, des éprouvettes, des appareils, des récipients; des boîtes — énormément de boîtes. Certaines sont en carton, griffonnées de la main d'un technicien: "PCR v5 sept.-oct." ou encore "Échantillons Steph 2019". D'autres, plus colorées, sont des kits provenant de diverses entreprises de biotechnologie: Zymo, Eppendorf, Bio-Rad... Des grandes boîtes vertes, rouges et bleues. Sous les paillasses, de nombreux petits frigidaires, certains à 4°C et d'autres à -20°C. C'est au fond de la pièce que l'on trouve l'énorme armoire frigorifique qui conserve d'autres échantillons à -80°C... Celle-là fait du bruit: le condensateur; son bourdonnement se mêle à ceux des lumières constamment laissées allumées. — Fait-il jour, fait-il nuit? On ne sait pas, la lumière est la même, le son est le même; tout au plus pouvait-on le déduire quand au bruit de fond se mêlait celui de conversations brèves et techniques, lorsque se tenaient plusieurs chercheurs dans la pièce. — Mais en ce moment, aucune voix ne s'y faisait entendre. L'homme était seul. Il s'affairait sur sa paillasse, préparait une lame de verre à accueillir l'échantillon qui le tracassait tant. Il avait soigneusement lavé la lame, de toutes les manières qu'il pouvait: éthanol, tissu, brève exposition à une flamme... la surface devait être impeccable. — Enfin, il est prêt. Il se place au microscope, ajuste le bouton rotatif qui contrôle la focale des lentilles précises et précieuses. Voilà; l'échantillon apparaît nettement, et il peut l'observer à nouveau — encore une fois face à l'énigme. Il voit le mycélium. De longs filaments; on distingue nettement les séparations entre les cellules allongées. Pourtant certains filaments semblent déconnectés, s'élargissent ou diminuent de taille le long de la maille. D'un geste plein de précautions, il meut l'échantillon avec de minuscules pinces, les yeux rivés sur l'objectif du microscope pour voir l'effet que le mouvement entraîne. D'habitude, l'on voit distinctement les filaments bouger dans la direction que l'on a choisie; simplement comme un objet, comme si l'on poussait un tissu avec une baguette — mais là, justement, l'effet n'est pas le même. Certains filaments rapetissent, d'autres s'agrandissent, des petits cercles apparaissent et disparaissent; l'ensemble se meut plus ou moins dans la direction voulue, mais il y a ce pétillement inexplicable, cette disparition soudaine de files entières de cellules qu'il gardait pourtant à l'œil... alors que d'autres paraissent soudain se matérialiser de nulle part. - C'est incroyable, irréel; pourtant dans le laboratoire rien ne change - le même bruit blanc, la même lumière blafarde... ce sont seulement les mains de l'homme qui tremblent. Il tente de comprendre. Peut-être... si un objet en trois dimensions passait par un plan habité par des êtres bidimensionnels, ceux-là n'en apercevraient que des intersections; les doigts d'une main seraient des cercles apparaissant, changeant de taille, des objets distincts et pourtant liés entre eux par quelque relation secrète, puisque le mouvement de chacun, et de l'ensemble, affecte tous les autres. Par analogie, un objet en quatre dimensions passant sur notre plan apparaîtrait comme de multiples sphères, apparaissant, changeant de taille, toutes liées inexplicablement ensemble. Ainsi, un tube sur ce plan pouvait apparaître comme une sphère plus ou moins allongée, ou encore comme un cône, selon le quatrième angle... — Et d'une manière ou d'une autre, c'était exactement ainsi que lui apparaissait le mycélium du champignon qu'il étudiait depuis quelque temps. Mais il y avait un problème. C'est que c'était impossible. — Était-ce impossible? Alors il observait, cillait des yeux comme pour donner un temps de répit à son cerveau qui ne pouvait pas à la fois accepter que ce fût impossible, et que pourtant il le voyait très distinctement. Chaque mouvement qu'il opérait sur l'étrange mycélium avait le même effet, de le mouvoir dans la direction voulue; mais tout comme celui-ci allait un peu sur les côtés en même temps, celui-ci allait également un peu sur les côtés... d'une dimension qui n'était pas possible; ce qui donnait ces effets magnifiques et incompréhensibles sur cette maille biologique. Pourtant l'échantillon n'avait rien d'extra-terrestre; il s'agissait juste d'une autre moisissure, récupérée d'on ne sait où, quelque part au Yémen. La forme des hyphes était semblable à celle habituellement vue chez les hétérocaryons basidiomycètes, avec de minuscules anses connectant les cellules attenantes au niveau de chaque septum. Rien ne différentiait le champignon de ce que l'on aurait vu en mettant un petit morceau écrasé de mycélium de bolet au microscope. Et pourtant... celui-ci poussait en longueur, en largeur, en profondeur, et en... perfondeur? L'espace d'un instant, il cru devenir fou en pensant au fait que depuis cet autre plan, des présences l'observaient, guettaient chacun de ses gestes...
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"Nutriment" Parfois je mélange avec l'anglais et des fautes m'échappent!
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Je viens de terminer ce quiz. Mon score 100/100 Mon temps 62 secondes
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Vampir, de Ewers. Je bloquais dans un autre livre soporifique... (un traité philosophico-ésotériste d'Ouspensky, période pré-Gurdjieff) ; du coup par contraste c'est vraiment agréable de me replonger dans ce roman étrange et à demi-autobiographique. Que du même coup je recommande aux amateurs de livres aux dents pointues, car ici le vampirisme est différent et bien réel.
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L'œil s'ouvre. C'est le matin. La lumière du soleil colore le plafond d'un joli ton franc, comme pour me susurrer "Bonjour! Il est l'heure". Il y a toutefois... quelque chose d'étonnant dans l'angle de l'éclairage matinal. Quelque chose d'inattendu et qui ne correspond pas à ce que je vois d'habitude en me réveillant. En reprenant avec peine mes esprits, je réalise que ma bouche est pâteuse, qu'une enclume résonne encore dans ce mal de tête, et que la nuit fut courte et peu reposante. À peine quelques images d'un rêve me parviennent encore par fragments — quelque histoire de goules, qui sans doute me terrifierait encore si seulement je m'en souvenais. Et bien! Dur réveil, mais rien qui ne se soigne avec une forte dose d'aspirine. Sauf qu'il y a — je le vois bien maintenant — un autre problème. C'était une belle chambre; sous la voûte, ce qui faisait que sur une partie de la pièce le plafond était incliné et baissait de quelques mètres. Le lit avec de beaux draps bleu pastel, maintenant défaits; l'armoire, la commode et le bureau dans un bois clair, sans doute du bouleau; la grande fenêtre au sud qui dès le matin inondait la pièce d'une chaleureuse atmosphère. Une chambre confortable et qui m'aurait plu — si toutefois ç'avait été la mienne. Où suis-je? Par chance, la pièce attenante est une salle de bains. Toute aussi claire; les murs aux tons crème. Et ce qu'une telle pièce a toujours, et que j'y retrouvais: un grand miroir. Ce fut avec des pas écourtés que je m'approchai, redoutant par avance quelque révélation inscrite sur le visage, si ce n'était la vision habituelle, moins clémente, des matins d'un lendemain de fête. — Le verdict tenait des deux: j'avais l'air fatiguée, les cheveux en bataille, la peau abîmée. La trace noirâtre d'un peu de maquillage qui avait coulé depuis l'œil et séché, alors que je n'en mettais jamais. Ce n'était pas la tête des grands jours — ou plutôt, si ça l'était, ce serait celle d'un 1er janvier dont les bonnes résolutions avaient déjà pris la malle. — Au même moment où cette pensée me vint, je m'apercevais que le tee-shirt que je portais était non seulement trop grand, mais surtout ne m'appartenait pas. De retour dans la chambre, j'hésitai un instant. Mes affaires n'étaient pas là — évidemment, car je n'y étais pas chez moi, mais je pensais quand même trouver au moins un sac et quelques habits. Rien sur le sol; rien sous le lit. Il faudrait sûrement explorer le reste de la demeure et réussir d'une manière ou d'une autre à se remémorer les circonstances m'ayant menée jusqu'ici. Alors que je commençais à me concentrer pour faire revenir les images, la porte s'ouvrit pour laisser paraître un homme brun, grand, et peu vêtu. Certes, il était beau et ses yeux clairs pétillaient; mais là encore, le problème: je ne le connais pas. Je le fixais du regard pour tenter d'en reconnaître un trait ou un souvenir. — "Bonjour toi!" — "Bonjour", m'entendis-je répondre d'une voix légèrement cassée. Il s'approcha; près, trop près... — je fis un mouvement de recul, et il s'arrêta, l'air étonné. Nous nous regardions en silence et tout d'abord sans savoir quoi dire. — "Je..." - hésitai-je; "J'ai mal à la tête". Autant commencer par cela plutôt que de lui dire derechef que c'est un inconnu; cela me donnerait quelques minutes pour hameçonner le reflet d'un souvenir. Heureusement, il avait l'air bienveillant; en souriant il me dit qu'il fallait que je boive de l'eau et que je mange quelque chose, et qu'il venait de préparer café et biscottes pour le petit déjeuner. "D'accord, je te rejoins". Je passai d'abord de longs moments sous une douche brûlante. La température allait peut-être me réveiller plus en douceur, ou qui sait — peut-être me réveillerais-je une seconde fois, dans mon lit enfin. Rien de tel pourtant. J'interrogeai le séchoir à cheveux, et il ne me dit rien non plus: il se contentait de me souffler question après question à l'oreille. Une fois prête et à nouveau enveloppée du tee-shirt ridicule, je le rejoignis. L'homme avait enfilé une chemise bleu clair; cela lui allait bien, me dis-je en réalisant petit à petit que j'avais au moins le souvenir de l'avoir déjà vu auparavant. Sa présence, inexplicablement, me rassurait. Sur la petite table à laquelle il était assis, il avait disposé un petit déjeuner royal: mugs de café chaud, jus d'orange, biscotte, beurre, marmelade, croissants... Au début, l'idée de manger quelque chose me donnait une impression de nausée; mais c'était juste le mal de tête qui persistait. Mais ça n'avait pas été causé par de l'alcool; la sensation était plus subtile. Une gorgée d'eau commença à clarifier mes esprits. Et ensuite, comme si j'avais manqué d'un nutrient essentiel sans lequel mon cerveau ne pouvait pas fonctionner normalement, dès le premier craquement d'une biscotte beurrée une multitude de souvenirs, d'instantanés de la veille, perlèrent un par un. Alors enfin, je me souviens de tout... * ...La veille. Nous étions un groupe d'amis; nous avions organisé une soirée entre nous. Tous ensemble, enfin ensemble après ces mois sans fin d'interrogations et de confinement. Chacun, avec la sensation qu'on lui avait subtilisé un peu de sa vie, avait développé le regard bienveillant qui venait avec l'évidence que ces moments passés entre nous étaient importants. L'ambiance était festive; nous dansions. Plus tard dans la nuit, nous étions tous épuisés; en petit comité qui se connaissaient tous, nous avions pu nous laisser emporter par des heures de danse, à virevolter et à alterner tantôt un pas de an-dro à l'unisson, tantôt de riantes improvisations. Un ami était assis en tailleur sur le sofa, et martelait son tambour d'un rythme régulier, tandis que certains d'entre nous s'essayaient à scander des poèmes. C'était un jeu d'esprit et de mélodie; il fallait improviser quelques vers en suivant la rime du chanteur précédent, puis en en proposant une nouvelle. La plupart d'entre nous préférait cette forme de transe à celle trop aisée de l'alcool. Alors je chantai à tue-tête: "L'horrible couronne nous a bien eus, Hélas — On a fait ce qu'on a pu; Maintenant elle gît dans le marécage, Tous les oiseaux sont sortis de leur cage." Les questions et les réponses se croisaient dans la belle humeur, jusqu'à ce que nos voix commencent à pâtir de tels écarts. Avec l'heure qui passait, le chant laissait maintenant la place aux longues discussions. Nos projets, nos doutes aussi. J'avais posé la tête sur l'épaule de l'homme brun aux yeux clairs. Comment avais-je pu oublier qu'il s'agissait de ma moitié... — Nous écoutions les aventures de l'un de nos amis, qui s'était semble-t-il donné pour mission d'essayer toutes les substances sur lesquelles il pouvait mettre la main. Ses anecdotes étaient souvent intéressantes et parfois tristes; nous souhaitions juste qu'il fasse attention à lui au cours de ses explorations, qu'il qualifiait toujours de psychonautiques et d'enthéogènes. Il nous montra un petit flacon contenant une substance légèrement fluorescente, verte comme l'herbe. On aurait dit une sorte d'absinthe. Il nous raconta qu'il s'agissait là d'une substance extra-terrestre qui lui avait été confiée par des visiteurs inter-galactiques. Nous rîmes — puis nous réalisions qu'il était sérieux lorsqu'il nous racontait cela. Il avait sûrement consommé quelque chose d'autre avant pour en être aussi convaincu, mais la curiosité et la perspective de l'histoire nous enchanta, et nous entraîna à lui demander de tout nous narrer depuis le début. De temps en temps, lorsque ce n'était pas dangereux, nous acceptions de goûter à de curieux mélanges. Il approcha une petite coupelle. L'ami nous raconte son aventure: — "Je rentrais du travail beaucoup plus tard que d'habitude, ce 14 février. Il n'y avait plus de Valentine, alors depuis des semaines je m'abrutissais à la tâche et finissais des piles et des piles de dossiers. La nuit était tombée depuis longtemps, et avec le long trajet jusqu'à chez moi il devait être minuit passé. Il n'y avait plus personne sur les routes dès que l'on sortait de la ville. Avec la fatigue et la monotonie du paysage de nuit — un arbre, un poteau, un autre arbre... — je me sentais comme hypnotisé; et à vrai-dire j'ai dû dormir l'œil ouvert, puisque je me rendis compte tout d'un coup que j'étais dix sorties trop loin. C'est dire à quel point je devais être éreinté. Bref, je fais demi-tour. Vous voyez le long chemin, à côté de chez moi, qui longe le bois d'un côté et la vieille usine de l'autre? — Oui? — Hé bien, c'est là que soudain quelque chose s'est passé. D'un coup, je cale. Aucune explication. Et la voiture s'éteint: plus de phares, plus de tableau de bord, plus de voyants... Je me disais que c'était bien là le pire jour de l'année: la batterie qui lâche en pleine campagne... J'allais pousser la voiture vers le rebord de la route, histoire d'être à l'abri si quelqu'un avait l'idée de faire des pointes de vitesse par ici, mais dès que je sortis du véhicule je sentais qu'il y avait quelque chose de bizarre dans l'air. C'était... électrique. Vous savez, cette lourdeur dans l'atmosphère qui arrive juste avant l'orage; c'était encore plus lourd, plus oppressant; une odeur d'ozone flottait quelque part." "Je me dis que ce n'était pas un simple orage... et le bois était trop silencieux. Je me rappelais plutôt des théories sur l'espace-temps selon lesquelles il peut y avoir des brisures à certains endroits et à certains moments; où l'on raccommode un point d'espace et de temps avec un autre point, distant, à des années-lumière d'ici et de maintenant. — Et alors que je me posais des questions sur les formules mathématiques qui auraient pu expliquer cela — comme si l'on pût l'expliquer par un tel tour de passe-passe! — j'aperçus une soudaine lueur. Juste plus loin sur la route; un peu comme des phares, mais de couleur verte." "C'était un véhicule! Il arrivait trop vite, on aurait dit que c'était du 200 à l'heure. Enfin, c'était dur à dire, étant donné qu'il faisait nuit. Et d'un coup, il était là. Juste en face de moi. Et immobile; comme si un frein instantané immobiliser la chose. C'était difficile à décrire; une sorte de demi-sphère en métal, entourée de guirlandes multicolores dont la plupart étaient vertes et avaient donné cette teinte à la lueur, à distance. Sans que je ne réalise comment cela se produisit — téléportation? — il se tenait soudain devant moi deux être humanoïdes. Ils nous ressemblaient en tout point, mais ils étaient plus petits, plus longilignes; leur yeux étaient grands et trop verts. On devinait seulement au tracé de leur visage qu'ils n'étaient pas humains: le menton assez pointu, la bouche minuscule; leur visage plutôt façonné comme un triangle inversé." "Ils me parlèrent! Ils me dirent qu'ils m'avaient aperçu naviguant dans l'espace-temps; qu'ils remarquaient toujours les explorateurs des dimensions dans ce coin-ci de la galaxie et du siècle. Ils m'invitèrent à entraîner ma conduite encore débutante en adoptant un véhicule plus adapté. Et tout disparut d'un coup: vaisseau, visiteurs, même l'impression oppressante d'un début d'orage — tout était volatilisé. Est-ce que j'avais rêvé? On le dirait, n'est-ce pas? — C'est alors que je m'apercevais que j'avais une preuve de ce qui venait de se passer: dans les mains, j'avais ce flacon, le véhicule qu'ils m'avaient conseillé d'apprendre à conduire. — Et autant vous le dire: c'est une Lamborghini." Nous rîmes tous. Qu'allait-il bien inventer! Le flacon luit étrangement — il me semblait que la phosphorescence, couleur d'émeraude, devenait plus forte encore. Nous nous demandions bien quelle était cette matière. Avec des gestes réglés et précis, il déposa une simple et unique goutte du liquide, visqueux, sur la coupelle. — "À Mademoiselle l'honneur", m'invitait-il. Il s'agissait, avait-il indiqué, de toucher la goutte du bout du doigt; la substance était lipophile et s'absorbait au contact. Je me demandais si l'effet serait subtil — l'on entend tant de fois parler de telle ou telle substance pour s'apercevoir ensuite qu'elle se contente de colorer quelques rêves. D'un geste presque cérémonial, j'approchais le doigt tendu de la coupelle. Deux centimètres. Un. Et je touchai la goutte. Aussitôt, je sentis quelque chose dans le crâne, à la fois comme si l'on me touchait le cerveau et l'on agitait un voile aux périphéries de ma vision — qui se rétrécit immédiatement. Il me semblait que j'étais sortie de mon corps et que je voyais la scène tout au bout d'une longue-vue — et qui s'allongeait encore, mètre par mètre. Et mètre par mètre. Et mètre par mètre. Kilomètres. * Des paysages hallucinés. La surface de Mars — avec des arbres gigantesques, mais sans tronc, comme des fougères démesurées. Des vapeurs glissaient depuis leurs paquets de spores au-dessous des frondes pennées. Le vert émeraude qui contrastait avec le rouge rouillé du sol martien — une photo à la saturation exagérée. Scintillations. Lumières venant de nulle part et qui pourtant reflétaient des gouttes sèches comme une buée de poussière, les chatoiements du mica. Le son assourdissant de marées invisibles, si fort mais si doux qu'il donnait l'impression de caresser l'oreille interne de l'intérieur, avec un bout de tissu angora. Chutes vertigineuses vers les étoiles — avant de se téléporter ici, à nouveau, dans la forêt cyclopéenne. Une tour immense taillée dans de la pierre noire. Menaçante, perçant le ciel rempli d'ouragans silencieux, de mauve et de pourpre. Tourbillons qui emportent tout. Le ciel devient une spirale qui tord même l'extrémité de l'immense flèche. Les éclairs qui fêlent tantôt cette ronde semblent lier les étoiles entre elles par d'hésitantes broderies électriques. Le canevas sombre et violet de nuages colossaux, voyageant entre les astres en procession. La sensation écœurante qu'une espèce inconnue de champignon dont le mycélium s'étend sur plus que sur trois dimensions m'épie, depuis quelque endroit caché aux alentours de mon champ de vision; l'oppression de multiples présences dont aucune n'est véritablement perçue. Et puis la Lune. Elle, qui devient de plus en plus grande, me dévisage, elle grisée par un sourire narquois — couverte de grains de beauté dont chacun semble tantôt convexe, tantôt concave comme un cratère. Elle m'enveloppe. Elle me prend dans ses bras et m'enfile un tee-shirt trop grand.
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Merci, ça me fait plaisir J'aime bien garder beaucoup de largeur d'interprétation pour les personnages, cela aide chacun à se les imaginer différemment, et permet aussi de focaliser sur l'atmosphère. Cette dualité sommeille en nous tous, je crois. Même si ça ne se voit souvent que lorsque la distance du dédoublement devient trop grande...