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Criterium

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Tout ce qui a été posté par Criterium

  1. Criterium

    Vipérine. (1)

    Il est déjà midi et c'est la dèche. Je suis là et je n'ai rien. Je suis arrivée dans cette ville avec pour toute possession ce que j'ai dans mon petit sac de voyage, et 40 euros en poche. Je n'ai pas d'endroit où dormir. Aujourd'hui encore je vais sauter le repas; il me reste quelques heures pour trouver toit et couvert. Sinon, je vais tenir deux-trois jours puis me retrouver à la rue, nouvelle mendiante. J'aurais fait tout cela pour rien, et ce sera la mort rapide ou lente. En parcourant les rues pavées du centre-ville, je me disais que j'exagérais; il y a toujours des associations, les services sociaux, et même des centres d'hébergement d'urgence dans cette ville. Par contre je ne les connaissais pas bien, et comme je n'avais ni téléphone ni internet, impossible de vérifier en deux clics. Il faudrait retrouver une librairie — il y a généralement quelques ordinateurs que l'on peut utiliser gratuitement. En même temps... j'ai entendu tellement d'histoires d'horreur, dans ces foyers. Coups, violences, duretés... J'avais vraiment envie d'éviter ça. Au moins un peu plus longtemps. Et puis, quelle alternative? — Ce n'est pas comme si je pouvais rentrer "chez moi"... À cette heure, les rues sont animées; les restaurants laissent tous entendre un brouhaha joyeux. Le soleil chauffe l'air, le printemps va devenir été. C'est la saison où déjà affluent les touristes étrangers. On les devine facilement: là, un chapeau, là, une chemise à fleurs, là, des lunettes de soleil... à chaque fois, c'est juste un détail de la tenue qui trahit tout de suite le touriste. C'est décidé, dès que je connais un peu mieux la ville, j'essaierai de leur vendre mes services de guide touristique. Les américains et les allemands payent toujours pour quelques informations glanées d'une locale; ils en tirent l'impression d'être déjà sortis des sentiers battus. À chaque terrasse, des couples et des groupes d'amis partagent leur repas sous les parasols, partout de sortie. D'autres attendent encore le service, d'autres encore patientent simplement pour que le serveur les remarque enfin. À la pizzeria du bout de la rue, à côté d'une belle place verdie, c'est encore plus prononcé. Je m'arrête. Ok — je vais tenter le coup. Je passe les terrasses, rentre, et me dirige directement vers le comptoir où un homme aux cheveux poivre et sel trépigne. Dans la pizzeria, je ne vois qu'un seul serveur: un garçon presque aussi jeune que moi, tout frêle et qui avait l'air d'avoir été employé la veille. Pour s'occuper d'une trentaine de convives... Ils ont un problème immédiat. Ça, c'est facile de le voir; aussi cela raffermit ma voix lorsque, me tenant bien droite devant l'homme qui vient de me remarquer: — "Vous avez besoin d'une serveuse?" Il souffle. Il pensait certainement tout d'abord que j'étais une cliente qui allait lui crier dessus à force d'attendre. Mais maintenant il me regarde différemment. C'est déstabilisant: comme pour me jauger en un instant, calculant la possibilité. Étant donné le problème auquel il faisait face tout de suite, je décidai d'abattre une autre carte. — "Je commence tout de suite si vous avez besoin d'une serveuse." — S'il me demandait un CV, ce serait évidemment une fin de non-recevoir. — "Vous avez de l'expérience?" — "Oui", mentis-je. Il hésitait encore un instant en silence, soit qu'il ne me crût qu'à moitié, soit qu'il voulût me communiquer que c'était une faveur et qu'il pourrait se passer de moi à la moindre faute. — "Ok. Ça marche. Essai immédiat, on en reparle tout à l'heure." Je dépose mon sac derrière le comptoir, et il me tend un tablier noir avec l'enseigne de l'établissement. À un signe, je comprends qu'il faut m'attacher les cheveux en queue-de-cheval. Bloc-notes, crayon; la panoplie est complète. Avec un peu de chance, il ne va pas trop m'arnaquer et j'aurai au moins quelques euros de plus en poche à la fin du service. D'un monosyllabe, il appelle l'autre garçon. Pas de perte de temps: "Ça, c'est Jean. Jean, tu fais toutes les tables paires, et toi" — il ne connaissait même pas encore mon nom — "tu fais les impaires." — On hoche la tête. J'ai juste le temps de dire un mot à mon collège — "Florence" — et nous voilà à marcher dans tous les sens pour prendre les commandes. C'est presque le chaos, mais à deux on a une chance. Du ton le plus professionnel... — "Bonjour Messieurs, avez-vous fait votre choix?" — "Bonjour, voici notre carte." — "Voulez-vous boire quelque chose?" — "Bonjour! J'espère que vous appréciez votre séjour dans notre ville" (pour les touristes). — Ça ne cesse pas. Je griffonne rapidement les commandes, court presque jusqu'à la fenêtre de la cuisine, à côté du comptoir, là où l'homme crie les chiffres et les plats au cuisinier. Prendre quelques verres, la carafe d'eau... ressortir, re-rentrer, récupérer un plateau avec les assiettes... Parfois c'est si lourd que je me dis qu'un faux-pas va me trahir et que tout va voler sur les habits du client le mieux vêtu, et que je vais me faire virer moins d'une heure après avoir pénétré les lieux. Je n'ai jamais autant marché, les muscles de mes jambes me le crient. Pourtant, toute cette activité ne cesse de me donner de l'énergie, et j'oublie ma situation à chaque salutation enjouée de nouveaux clients. Le temps passe vite. Pas d'accident. Rapidement, il ne reste plus que deux hommes parlant affaires et partageant une grande pizza "bûcheronne" (jambon du terroir, champignons sauvages). Ils sont venus tard et progressent très lentement. Et, en terrasse, quelques couples prolongeant le dernier café après avoir payé un peu plus tôt. — L'employeur me fait signe de venir le voir, et à Jean que c'est à lui de surveiller la dernière table. — "Bon, c'était pas mal. Tu t'appelles comment?" Je lui réponds. Il sort une excuse, que j'écoute à peine, comme quoi ce travail ne peut pas être officiel, mais qu'il veut bien me garder. Travailler au black et pour pas grand-chose, je m'y attendais, donc ça me va. Et puis je pourrais moi aussi toujours partir le jour-même où je trouve autre chose, si je trouve autre chose... — 5 euros de l'heure... Il me tend un billet de dix. Ça me paraît à la fois étrange — être payée si peu et au compte-goutte — et très impressionnant, puisque j'ai juste un peu couru partout et fait des sourires sans effort, et l'on me paye autant pour ça... La dualité de mon ressenti m'étonne. Ça me semble à la fois peu et trop. C'est donc ça, mon entrée dans la "vie active"? — Certains touristes américains m'ont laissé des pièces, ce qui doit faire un peu plus de cinq euros de plus. Vite, un peu de calcul. Trois heures le midi, quatre le soir; il m'a dit que c'était du "6 jours sur 7"... — 24 fois 35... incroyable, 800 euros? - Je sais bien que ce sera au mieux saisonnier et qu'on peut me faire partir n'importe quel jour, et pourtant j'ai l'impression d'avoir décroché le jackpot: quelque chose, n'importe quoi, qui me permettra de tenir quelques semaines. — "Tu reviens à 18 heures?" * En étudiant le plan du quartier à un arrêt de bus, je découvre que la faculté de sciences est juste à côté. Il suffit de suivre l'avenue, traverser un parc, et on y est. Or, cet endroit a exactement ce qui m'intéresse — c'est ainsi qu'une demie-heure plus tard, je me retrouve là-bas, en face d'un tableau de liège, couvert d'annonces, de flyers, de documents et autres papiers épinglés sur toute la surface du tableau. Beaucoup ont été placés par-dessus d'autres notices, certaines anciennes, d'autres simplement malchanceuses. Publicité pour un syndicat étudiant pour la prochaine rentrée, notice d'un intervenant donnant une conférence dont le titre est incompréhensible (quelque chose "acide valproïque" et des chiffres)... Et dans un coin, des papiers dont l'on peut arracher des lamelles avec un numéro de téléphone mobile: les petites annonces pour colocataires. Je repère la plus récente. Encore intacte, elle vient certainement d'être posée. "Petit appartement proche centre-ville, 3 étudiants, recherche colocataire H/F pour quatrième chambre" — avec un prix dérisoire et un numéro. Un garçon grand et maigre vient à côté de moi et jeter un coup d'œil aux notices. Il a des lunettes et une casquette qui ne lui va pas du tout. Noire avec des motifs floraux dorés, et quelques lettres: Versace. — "Excuse-moi? Tu peux me prêter ton téléphone?" — Lui, n'ayant ni l'habitude qu'une fille lui adresse la parole et encore moins que ce soit pour lui emprunter son smartphone, semble ne comprendre qu'à moitié et reste là, la bouchée bée et l'air bête. J'essaie de le rassurer. "T'inquiète" — je pointe l'annonce — "Je veux juste appeler ce numéro-là pour voir si c'est dispo. Je ne vais pas te taxer ton téléphone..." - puis j'ajoute: "Le mien ne marche plus", en mentant. Avec réticence, il accepte, compose lui-même le numéro puis me passe son téléphone. La coque représente un groupe de musique que je ne reconnais pas. Il se tient près de moi, cherchant sans doute à éviter que je prenne la fuite en le volant. — "Allô, j'appelle pour l'annonce..." C'est un homme à la voix un peu aiguë qui me répond. Oui, la chambre est encore disponible; l'annonce venait d'être posée à midi. J'étais la première. Par contre, impossible de visiter aujourd'hui. Ils pensaient que ça prendrait quelques jours, du coup ça n'est possible qu'après-demain. J'insiste un peu, pour voir si c'est vraiment le cas, mais effectivement: rien d'ici après-demain. Par contre, comme j'ai l'air intéressée, il me promet que je serai prioritaire si ça me convient. Ok. Je tends le téléphone à l'étudiant. — "Tu vois, c'était la vérité. Merci". Étonnamment, lui aussi me dit "Merci", en récupérant son bien. Ah, l'on s'attache à ces petites choses... En me redirigeant vers le centre-ville, je me demandais bien comment j'allais passer la nuit. Dépenser tout du peu que j'avais pour dormir à l'hôtel ce soir ne me plaisait pas tant que ça, mais je ne voyais pas beaucoup d'autres options. Du reste, je n'eus pas beaucoup de temps pour y réfléchir, car déjà l'heure approchait, aussi je m'avançais à grands pas pour retourner à la pizzeria, et en espérant que l'offre tînt toujours. L'homme aux cheveux poivre et sel me confia à nouveau le tablier. Ce fut reparti. Au moins, ce soir-là, nous étions trois serveurs pour gérer l'afflux de touristes. * Il est déjà 22 heures. Personne d'autre ne viendra ce soir. Le rythme avait été incessant au début, puis par petites vagues, puis ces longues pauses au comptoir. Finalement, le gérant nous avait proposé un verre avant que chacun ne rentre chez soi. Pas d'alcool pour moi — je ne bois pas — donc il m'avait donné un café. C'était la première chose que j'absorbais de la journée entière. En portant la tasse brûlante aux lèvres, je pensai avec un sourire que si j'avais eu un complice pour prendre une photo, j'aurais peut-être pu accepter le verre d'alcool. Il se serait retrouvé avec le problème d'avoir servi une mineure. Ça devait bien valoir quelque chose, que d'éviter de tels ennuis... En même temps, j'appréciais qu'il m'ait donné une chance aujourd'hui, donc je n'allais peut-être pas lui faire ce coup-là. Le ton amer du café me rappelait que j'avais faim, et que je n'avais toujours pas d'endroit où dormir cette nuit. — Si je voulais rejoindre le quartier de la gare, là où se trouvaient les hôtels miteux, ceux qui seraient certainement les moins chers de la ville, il fallait que je me mette en route. — "Au revoir, à demain." J'aurai donc au moins une raison de me lever le lendemain: j'avais un job. Le long des rues et des allées, je croisais des fêtards qui se rendaient en boîte. Je n'avais plus d'énergie pour danser, et j'aurais fini par m'évanouir avant de trouver un compagnon qui me loge chez lui pour la nuit, alors cette option était déjà exclue... À pas rapides, je continuai dans la direction de la gare, sans prêter oreille à un passant éméché qui me lançait une remarque déplacée. J'avais peur que là-bas, à côté des hôtels de passe, j'allais devoir en entendre des pires, de la part d'ivrognes plus dangereux. — Mais au lieu d'y penser, à nouveau le fumet délicat d'un repas chaud me parvint aux narines, et m'embrumait le cerveau. D'où cela venait-il? Au bout de la rue, un fast-food avec l'enseigne du "M" doré. Dans une ruelle à l'arrière, étroite et sale, je vois les grandes poubelles qui viennent des cuisines. Il n'y a personne et il commence à faire sombre. Je pense que je peux y aller sans me faire repérer. Faire les poubelles à 17 ans... À vrai-dire je n'y réfléchis pas tant — je veux juste pouvoir manger quelque chose histoire de tenir un jour de plus. La poubelle est énorme. Je repousse le lourd couvercle et jette un coup d'œil. L'odeur est mauvaise, mais pas vraiment pire que le reste des recoins de la ruelle — ce n'est sans doute que le fond qui, à force de ne pouvoir être entièrement vidé, mijote et fait éclore de longs mélanges. Par contre, en surface, les grands sacs plastiques blancs sont bien fermés et pas vraiment tachés. J'en remarque un qui contient des emballages de sandwichs. Avec les ongles, je perce un trou dans le plastique et y plonge la main. C'est assez incroyable, je trouve assez facilement ce qui ressemble à deux burgers entiers et en bon état. Et une poignée de frites molles. — "La pêche est bonne?" Je manque tomber dans la grande poubelle tant je sursaute. — Je me retourne, déjà prête à fuir si c'est un employé qui allait me faire la leçon sur les règles débiles de l'enseigne pour maximiser le gâchis... Mais non, c'est quelqu'un d'autre. Un punk maigre et qui a l'air aussi mal en point que moi. Il a le regard à moitié dans le vide. Il est perché mais semble bienveillant. Il remarque les petits cartons dans mes mains. En guise de réponse, je lui en tends un. Mais lui, d'un geste habile trahissant l'habitude, se hisse sur le rebord de la grande poubelle et fouille le sac que j'avais percé pour en soutirer de nouveaux secrets. Rapidement, lui aussi héritait de deux burgers entiers, et d'un autre à peine entamé. Puis il m'invite à nous déplacer un peu plus loin, là où la ruelle devient encore plus étroite et rejoint un espace caché entre un muret et une sorte de terrain vague. — "Fais juste gaffe qu'on ne voie pas, sinon ils vont faire comme les autres Macs, et asperger leurs burgers d'eau de javel avant de les jeter", me prévient-il. — "Ils font ça?!" — "Tout plutôt que de donner aux pauvres." Nous nous accroupissons contre le muret et dînons ainsi, en silence. La rencontre est étrangement sympathique. Que c'est agréable malgré tout de partager un repas à deux... Même ainsi, sur le sol sale et dans la pénombre. Entre deux bouchées, je l'observe. Il est grand, les cheveux rasés d'un côté et encore assez courts de l'autre. Je pense qu'il est brun, mais c'est difficile à dire, comme le côté avec des cheveux est teinté en rose et en bleu. À l'une des oreilles, un bijou scintille. Ses joues sont assez creuses, mais ce n'est pas vraiment une maigreur; juste un visage très particulier. Ses habits — veste en cuir, jeans — sont abîmés, mais il n'est pas sale et ne sent pas mauvais. C'est un homme qui a un toit — impossible qu'il soit SDF. Nous sympathisons. Je me confie un peu à lui, tout en restant sur mes gardes. Je lui laisse comprendre que je cherche un endroit pour la nuit, mais sans lui révéler que je n'ai pas d'autres options. En fait, rapidement de lui-même, il m'invite à rejoindre son groupe dans un squat sur la Presqu'Île. Je ne décèle pas d'intention cachée dans sa proposition. Je crois qu'il se sent seul. Il a dû ressentir la même chose que moi, à partager par hasard son repas avec une inconnue. L'homme reste un animal social... Alors j'hésite, réalisant qu'après tout je risquais presque autant en me dirigeant vers les hôtels de la gare qu'en suivant le punk inconnu. Je décidai de poser la question qui me ferait pencher pour une option ou l'autre: — "Il y a une douche?" Il rit. C'est amusant: je ris aussi. Le courant passe, en tout cas. — "Bien sûr. Il y a même une baignoire. On a l'eau et l'électricité. Rien n'a été coupé. C'est un appartement secondaire, le propriétaire n'est encore jamais venu. " Je décide de le suivre. * Minuit. — Je suis allongée dans la baignoire. L'eau est si chaude qu'à chaque mouvement, elle vient brûler le pli de l'articulation qui a bougé. C'est tellement relaxant — c'était seulement à ce moment-là, sans plus bouger, que je m'étais aperçue d'à quel point mes muscles étaient endoloris. Toute la marche de la journée, les deux services, l'aller-retour vers la faculté... J'avais tout vécu dans l'instant. Et là encore, je sentais que mon cerveau se voilait déjà un peu, et que je ne pourrais pas vraiment penser au futur si je l'avais voulu. Si j'arrive déjà à manger, à dormir, et à gagner quelques euros pendant plusieurs jours de suite, alors c'était déjà parfait pour un nouveau départ dans celle ville inconnue. L'appartement squatté était simple mais m'avait semblé luxueux. Ils y vivaient à quatre. Il y avait l'homme que j'avais rencontré, qui s'appelait Cris. Il y avait aussi un couple, Jo et Véga, et pour eux aussi l'adjectif "punk" convenait. Je ne les avais qu'entre-aperçus par l'entrebâillement de leur chambre. Elle avait les cheveux teints en rose fluo et des piercings sur tout le visage. Le dernier colocataire, lui, avait un style un peu différent. Thomas. Il avait le crâne rasé, portait un treillis militaire et le tee-short noir de ce qui devait être un groupe de musique extrême. Il m'avait également paru étonnamment musclé; ce type-là, d'une manière ou d'une autre, ne devait pas être porté sur la bière mais plutôt sur des exercices incessants pour se tailler le corps — ou alors il avait un gène d'athlète que pourraient lui envier les bodybuilers. Taciturne et très impressionnant. Je restais dans l'eau jusqu'à ce que soudain elle me parût froide. Impossible de savoir combien de temps le moment plaisant avait réellement duré; je n'avais pas de montre non plus. Là, sur le sol de la salle de bains, le sac qui ne me quittait plus contenait toutes mes possessions. Quelques habits, quelques produits de toilette, quelques papiers, des objets divers... Vraiment peu de choses, juste le nécessaire. Je ne voulais pas penser non plus aux événements qui m'avaient conduit jusqu'ici. Ça n'en valait plus la peine. Si je commençais à m'apitoyer sur mon sort, j'allais me mettre à pleurer, je n'allais plus pouvoir rien faire, et je n'aurais plus accès à toute cette énergie qui m'avait fait survivre aujourd'hui. Je regardais le bout de mes doigts — ils s'étaient ridés dans l'eau. Il paraît que ceux des morts ne fripent plus, pensai-je. Pas de séchoir à cheveux dans la salle de bains. Par curiosité, je fouillai chaque tiroir. Produits ménagers, quelques serviettes, un gros sac de nourriture pour chien — pourtant je n'avais pas vu d'animal? — et puis aussi une trousse de toilette qui devait appartenir à Véga, puisque j'y trouvais son maquillage. Dans une étagère amovible, je découvris quelques boîtes de médicaments. Du tylénol, de l'ibuprofène, quelques bandages... du mercurochrome et de la ouate... et — tiens — des plaquettes de Prozac. Il n'en restait pas beaucoup. J'empruntai un bandage et quelques pilules d'ibuprofène, juste assez pour que ça ne se remarque pas. Au cas où. — Tenue de nuit — brossage de dents — la longue journée est finie... Je rejoins le salon. C'était là, dans un recoin de la pièce, que Cris m'avait installé un sac de couchage. Il y avait une sorte de drap en-dessous, mais à part celui-ci ce serait à même le sol. Il y avait un coussin. En remettant mes affaires dans l'ordre, j'adaptais mon petit sac de voyage pour que celui-ci me serve d'oreiller. Comme ça, impossible de me le voler durant le sommeil. Précaution sûrement inutile, mais on prend vite certaines habitudes. Le coussin, lui, je le prendrai dans les bras; et ainsi, j'aurai l'impression de ne pas être si seule. ...si seule. Les yeux qui se ferment... — aussitôt, le Sommeil. (à suivre)
  2. Criterium

    Pierre Soulages - Peintre.

    J'adore Soulages! — C'est vraiment le nom qui me vient systématiquement à l'esprit si je dois donner un exemple d'art moderne qui est vraiment plaisant — parce qu'il est difficile pour beaucoup d'imaginer qu'une toile peinte en noir soit de l'art, alors que c'est ici indéniablement le cas. Les jeux de teintes, de matière, de brillance — le contre-noir peut être profond ou pas, mat ou pas, lisse, rugueux, etc.: et à chaque fois cela produit une impression différente. Ce qui est dommage, c'est que c'est impossible à communiquer simplement par photos. J'encourage vraiment ceux qui se promèneront par ici à voir une exposition de Soulages, car c'est dans la "vraie vie" et en trois dimensions qu'il faut en faire l'expérience — et que l'on a alors la possibilité et la chance de réellement voir son art. Je l'ai fait plusieurs fois et jamais regretté.
  3. Criterium

    La bouteille.

    Des broussailles, qu'il faut écarter en faisant attention: certaines branches ont des épines. D'un côté, la forêt; de l'autre, la plage. Personne ne vient par ici; les endroits touristiques sont bien plus loin, au Sud. Ici, le sable est parsemé de gravas, de pierres plus ou moins grosses, mais dont les arêtes peuvent être tranchantes; personne ne s'y aventurera pieds nus. Les marées ont dessiné des grandes lignes colorées le long de la plage — des strates: tout d'abord, le mélange de terre et de sable où poussent les buissons épineux — puis le sable rocailleux et blanchâtre — une ligne de roches, au ton rose pâle — une rangée d'algues noires — puis le sable qui devient de plus en plus foncé et vaseux jusqu'à rejoindre la mer. L'océan. Le vent souffle souvent en fortes bourrasques venues de l'Atlantique; avec elles vient l'odeur salée des algues et de la vase, la fraîcheur de l'air, mais souvent aussi l'odeur particulière des cadavres de limules qui sèchent çà et là sur le sable. Celle-là était plus désagréable au début, mais l'on s'y habituait vite. À certaines saisons, la fragrance des algues prenait le dessus. L'odeur de l'océan est forte et iodée. Comme chaque jour, l'homme vient ici prendre des mesures. Il faut venir plusieurs fois quotidiennement pour vérifier à la fois marée basse et marée haute; pourtant il ne cherchait pas à établir une nouvelle courbe de marée, mais plutôt à avoir suffisamment de points de données pour suivre, mois après mois, l'avancée de la montée des eaux. Depuis cinq ans qu'il vivait ici, il l'avait bien vu de ses propres yeux: au-delà des saisons du calendrier lunaire, le niveau de l'océan à marée haute n'avait cessé de se rapprocher du rivage. Ce témoignage si concret de ce qui devait être un changement climatique l'avait tout d'abord fasciné, puis rapidement fort inquiété. À la vitesse où cela allait, il ne faudrait qu'une dizaine d'années pour commencer à causer de graves problèmes pour certaines habitations côtières. Les maisons les plus riches se trouvaient plutôt sur les collines, là où l'on avait une meilleure vue sur l'Atlantique; et tant que ceux-là ne seraient pas menacés, rien ne serait fait. La petite bourgade allait à la catastrophe. Et lui s'était retrouvé, sans le prévoir, aux premières loges pour le long spectacle. — Il prit la mesure et se re-dirigea lentement vers sa maison. — "Tu suis toujours les marées?" C'était Jean qui avait parlé. L'homme avait eu la surprise en rentrant chez lui d'y retrouver le couple d'ami qu'ils connaissaient depuis qu'ils s'étaient installés ici. Ils étaient venus tôt. Jean et Svéa — alors qu'eux s'appelaient Samuel et Jade. J. et S., S. et J.: la coïncidence les avait beaucoup amusé, depuis le début. Régulièrement, ils organisaient un apéritif en soirée, comme aujourd'hui, et passaient un bon moment ensemble à discuter de choses et d'autres et à se rappeler de vieux souvenirs. Comme à chaque fois, Svéa et Jade parleraient de scrapbook et d'arts plastiques, alors que Jean, lui, serait intarissable sur son loisir qui l'amenait lui aussi le long de chaque plage: la détection de métaux. — "Regarde ce que j'ai trouvé aujourd'hui", fit-il. Jean lui tendit une pièce en argent. Rien que l'année et la valeur témoignaient qu'il s'agissait d'une découverte rare: un demi-dollar de 1936. — "Regarde ici, sous le bateau à voile avec la devise". Samuel y décoda l'inscription: Long Island Tercentenary. — "C'était une pièce qui n'a pas circulé. C'est pour cela qu'elle est en argent plutôt que comme aujourd'hui, en alliage de cuivre et de nickel. Tu imagines, retrouver ça? Qui se balade avec ça dans la poche?... 1936, c'est l'année du tricentenaire de Long Island: en 1636 un groupe de puritains anglais est venu s'y installer, en côte, depuis le Connecticut." À force de collectionner des vieilles pièces, Jean commençait à devenir un expert en numismatique. Il faut dire que le long des plages, l'on trouvait plus souvent des pièces de monnaie que des bijoux oubliés. Le détecteur était très efficace pour le cuivre; alors sa collection de vieux pennies prenait de plus en plus de place. Un jour, il avait eu une chance inouïe: il avait trouvé une pièce très rare. Un "Wheat" penny de 1920. Sur une face, le petit "S" indiquait l'endroit de sa fabrication (en l'occurrence, San Francisco). Il s'avérait qu'au vu de sa qualité, cette simple pièce d'un penny valait désormais à peu près cinquante mille fois son prix, presque un millier de dollars... Ce jour-là, il avait exulté en montrant sa découverte à Svéa, puis à son couple d'amis; il avait aussi hésité entre la conserver, ou se résoudre à la vendre — ce qu'il avait finalement fait. Il préférait le procédé de découverte, plutôt que l'accumulation. Ç'avait juste été une victoire qui le motivait à continuer le hobby. — "Est-ce que tu vas la vendre elle aussi?" — "Je ne sais pas encore. Sans doute. C'est déjà suffisamment difficile de retrouver le propriétaire d'une bague de fiançailles, alors pour une pièce rare en argent..." * Samuel se réveilla dans la nuit. L'horloge électronique indiquait 3 heures du matin passées. La pénombre était silencieuse; seul un trait de lumière à côté de la fenêtre laissait deviner la lune. Impossible de se rendormir; alors il se leva, vérifia le calendrier des marées et ses dernières prises de note. L'heure se révélait idéale — la basse mer était prévue pour dans une trentaine de minutes. Il aurait assez de temps pour enfiler quelque chose, longer la forêt, passer la ligne des broussailles épineuses puis aller prendre une nouvelle mesure. En pleine nuit, il ne le faisait pas souvent, mais ce serait un point de plus dans son ensemble de données, ainsi qu'une balade rafraîchissante qui lui permettrait peut-être alors de retrouver le sommeil en rentrant. Au-dehors, tout semblait grisâtre; la lune était presque pleine et illuminait tout de sa lumière étrange. On pouvait se déplacer sans problème, sans lampe-torche ni autre source lumineuse — mais les faibles tons donnaient à tout le paysage l'apparence de se mouvoir dans un film en noir et blanc. Par contraste, les buissons à la lisière de la forêt abritaient des recoins totalement obscurs. L'homme approcha du rivage. Il faisait très frais; d'intermittentes brises apportaient avec elles l'odeur — décuplée dans l'obscurité — du sel, et de quelque poisson mort et froid. Difficile de négocier les arbustes épineux — il manqua tomber, dû sautiller entre deux branches. Une sensation de chaleur le long de son tibia trahissait une probable éraflure. Tel serait le coût de préférer se déplacer à la lueur de la lune... La plage à basse mer semblait immense. La grande étendue de sable et de vase, là où l'océan s'était retiré, s'étalait en une vaste surface, qui réfléchissait la lumière et devenait indistincte — ainsi il était presque impossible, de loin, de déterminer où la plage s'arrêtait, et où commençaient les vagues. Dans le silence de la nuit, il entendait au loin les faibles clapotis de l'océan au calme. Alors il s'approchait, encore et encore, explorateur nocturne des surfaces qui ne se révélaient qu'aux marées basses, se demandant si au prochain pas une soudaine froideur s'emparant de son pied trahirait qu'il vient de marcher dans l'eau... Il trébucha sur un objet. Il ne tomba pas mais pesta vertement. De temps en temps, un bout de bois vermoulu ou une bouteille de bière échouait sur le rivage; parfois encore c'était l'exosquelette d'une limule trop grande. Il regarda de quoi il s'agissait. La lumière de la lune se reflétait sur la forme dans le sable, presque scintillante, et entourée d'algues. C'était une bouteille. Mais elle était plus grande et n'avait pas l'aspect habituel de ce que buvaient les fêtards de la région. À l'aide d'un mouchoir pour ne pas se salir la main, il en saisit le goulot, et scruta dans le gris de la lueur de la lune de quoi il s'agissait. Sans doute une simple bouteille de vin jetée par un habitant particulièrement malappris. Le bouchon y était encore, et semblait curieusement redoublé par un emballage au papier de paraffine — comme si quelqu'un avait voulu prendre soin qu'il fût hermétique. En l'agitant, il s'aperçut qu'elle contenait quelque chose — un petit objet tintait contre le verre. Le séjour dans les océans semblait avoir entièrement fumé le verre, il était impossible de voir ce qui se trouvait à l'intérieur — d'autant plus à la pénombre: la nuit rendait tout le monde mal-voyant. Samuel rentra par le garage. Là, il pouvait allumer une ampoule sans que cela ne réveille ni dérange les autres. Clic: après avoir tant habitué ses yeux à la lune, les couleurs trop franches, trop brusques devenaient un instant douloureuses. Première découverte: ses chaussures étaient pleines de vase et il pouvait voir sur le sol les marques des traces de ses pas. Sa femme rouspéterait demain s'il ne se levait pas tôt pour s'en occuper un minimum. Deuxième découverte: la jambe droite de son pantalon était déchirée. En-dessous, l'éraflure n'était pas si profonde, mais assez longue, et la trace noire d'un peu de sang séché parcourait presque tout le tibia. Les buissons avaient été plus périlleux que prévu. Mais tout cela n'était pas bien grave — son attention se captivait pour l'objet qu'il avait découvert. C'est une bouteille qui sent mauvais; l'odeur de la mer est trop forte, et quelques algues brunes y collent encore, humides et mourantes. La teinte que le verre a pris est opaque, irrégulièrement ambrée et rougeâtre, brune par endroits... Le bouchon a bel et bien été particulièrement renforcé afin que l'eau ne puisse pas rentrer. Il faut tour-à-tour jouer d'un couteau et d'un tire-bouchon pour petit à petit en ôter des morceaux — jusqu'à enfin percer le mystère. À l'intérieur, un cylindre métallique contient un bout de papier, graissé, autre précaution pour éviter qu'il ne s'imbibe d'eau. C'est un message... * "Cher Ami Inconnu," "Je T'écris par-delà la chaîne du temps, confiant de savoir que le destin portera ce message au bon destinataire et au bon rivage. C'est pourquoi je sais déjà que ce lien nous unit, au-delà de nos cercles immanents, et fait de nous des Amis. Es-Tu d'un côté ou de l'autre de l'Atlantique, lis-Tu mes mots seulement un an après que je te les confie, ou après que plusieurs générations ne se furent écoulées; je ne le sais pas, aussi permets-moi donc de T'appeler ainsi: mon Ami. — Je m'appelle Samuel Johnsveats, nous sommes en l'an de grâce 1936. Aujourd'hui, j'ai abandonné tout mon or et mon argent — je les ai jetés à la mer eux aussi; j'ai amorcé le Chemin, et j'ai donc payé toutes mes dettes monétaires et mentales, puis je me suis débarrassé du reste. Telle est la taxe et la dîme." "J'ai percé le Secret. Après des années à me flétrir le corps à Alexandrie, et l'esprit à Fontainebleau... — j'ai finalement compris que ces gourous ne nous transmettaient qu'une infime pincée de sel, pensant épargner nos corps à plaie ouverte... pensant que l'on ne pût pas en souffrir plus... leur pincée plus ou moins large, adaptée à leur propre plaie... Ce sel si simple, que Paracelse déjà connaissait. Ce qui est nourriture pour l'un, est un poison pour l'autre — ce sel qui conserve, relève, affine, et qui toutefois tue l'homme qui boit l'eau de mer... Le sel crée. Le sel prend, aussi. Mais à l'homme dont les papilles fades s'éveillent, il devient nécessaire, il devient aussi important que de boire ou manger — et pourtant il nous tue, en nous transmettant le message. Il lacère puis dessèche nos chairs. — Mais c'est le cristal de la vérité." "Le Secret... C'est que nous sommes, dans l'Autre Monde, chacun un grain de sel. — C'est ainsi que l'on reconnaît, indistinctement, dans les amours et dans les rêves, la cristallisation de l'Autre à laquelle l'on souhaite se joindre... Faire partie de la même trame géométrique... Croître comme croît si lentement un cristal de gemme dans une grotte. Alors même inconsciemment, il faut s'aligner afin que les arêtes correspondent... puis se presser jusqu'à ce les trames se conjuguent. C'est là la véritable signification du mariage mystique et de la Pierre des alchimistes. Le vitriol... La visite intérieure pour trouver la Pierre, le Sel de l'autre Plan..." "Le Secret... Je n'ai ni gourou, ni bien-aimée, mais j'ai découvert le Grand Raccourci... La solubilisation... C'est l'eau qui est le grand alkahest. Le sel s'y noie dans l'océan, les cristaux disparaissent — jusqu'à ce que vienne le temps imparti: l'eau sèche — le sel re-cristallise... — et Nous serons tous unis dans cette nouvelle trame. — — Alors Mon Ami Inconnu: je me noie et je t'encourage à m'y rejoindre. Adieu." * Impossible pour Samuel de se rendormir cette nuit-là. — Le message de l'Autre Samuel lui semblait à la fois le produit de la folie et la missive désespérée d'un véritable ami. Il hésitait également entre parler de la bouteille à sa femme et à Jean, ou la cacher et se taire à jamais. Ou alors, la remettre à l'eau qui monterait, monterait, et attendre qu'elle parvienne à un troisième Samuel.
  4. Criterium

    T** va tuer.

    Enlever la puce de son téléphone ne suffit pas. De nos jours, tout le monde sait que chaque smartphone sort de l'usine rempli de mouchards. Un transpondeur GPS fait partie du design. Il y en a un installé au niveau du software, qui se charge lorsque le système d'exploitation est lancé; il y en a un autre en hardware, qui guette en plusieurs modes les récepteurs pour leur envoyer la position. C'est celui-là qui fait que par ailleurs, également, enlever la batterie de son téléphone ne suffit pas. — Ouvrir le boîtier pour en ôter le mouchard? Impossible: le circuit est gravé sur les microprocesseurs essentiels. Alors que faire pour se soustraire au système? Et bien, cela dépend de ce que vous comptez faire... Quand il y a trop d'information — tout est sauvegardé — tout est laissé à l'algorithme. Les trajets ne seront scrutés que dans deux cas: (1) vous êtes impliqué dans une affaire de surveillance, jusqu'au second degré (c'est-à-dire: l'ami de votre ami est suivi par le contre-espionnage) ou (2) vos mouvements ont été suspects, par exemple être resté un peu trop longtemps là où il y a eu un meurtre, ou des trajets erratiques et trop différents chaque jour. Par exemple, aller d'un point A à un point B en utilisant systématiquement, et quotidiennement, un détour qui passe par des endroits différents et comprenant des lieux de "brouillage de filature" (grand hôtel dont les portes connectent rapidement sur trois ou quatre rues différentes), fera en sorte que le petit point vert de votre téléphone devienne un petit point rouge. Si vous êtes né à l'étranger et occupez un poste à responsabilité, félicitations: cela suffira pour commencer votre dossier quelque part à la SI. — Inutile d'écrire à la CNIL pour protester, elle n'a pas été créée pour ça. Voilà pourquoi Monsieur T** faisait les cent pas dans son bureau, ce matin. Sur le parquet vernis, les bruits de ses pas rythmaient ses pensées et suppositions. Au moins, les locaux de l'étage du dessous étaient vides; le confinement avait eu pour conséquence ces grands chamboulements, dans ces immeubles qui se spécialisaient dans l'hébergement des sociétés n'ayant pas besoin de beaucoup de surface. La moitié des compagnies avaient plié bagage, et la moitié de celles-ci avaient pris la peine d'enlever leur logo de la porte d'entrée ou du hall qui, devant l'ascenseur, indiquait à chaque étage quelle personne morale y trouver. — Ce serait donc cela de gagné: il n'avait pas besoin de s'inquiéter de la présence de microphones directionnels collés aux murs des appartements attenants, ou au plafond d'en-dessous. Ç'aurait été du reste impossible à détecter; il était convaincu qu'à la construction du bâtiment, quelqu'un avait pris bien soin de couler des diodes dans le béton. Alors comment procéder? De temps en temps, Monsieur T** s'arrêtait, et jetait un coup d'œil sur le smartphone posé sur le bureau; un regard teinté de méfiance envers l'ami bien pratique et bien encombrant, qui voulait le trahir. S'il avait été en groupe, ils auraient pu passer la frontière sous prétexte d'une conférence, et ramener un gros paquet de vieux téléphones avec des cartes prépayées, que tous n'utiliserait qu'une fois chacun. Mais il n'avait pas besoin de communiquer, juste de s'absenter le temps qu'il faut; et plus de personnes étaient au courant, plus l'opération serait difficile à mener. Il fallait procéder méticuleusement... Alors il se répétait mentalement — inimaginable que de laisser une trace écrite! — les objectifs. Il fallait sortir du pays sans apparaître sur un registre. Au moins il pourrait compter sur le manque de coordination entre les pays européens pour ensuite passer les autres frontières. Mais il hésitait encore entre deux itinéraires. Analysons. Qui avait caché des armes partout en France et en Italie depuis les années 1950? — Il le savait très bien: l'Amérique. Au début, l'existence des stay-behind était un secret au plus haut niveau, et le découvrir avait résulté en des disparitions mystérieuses encore dans les années 1990; tout cela était désormais un secret de polichinelle. Mais ces caches étaient trop vieilles. Cependant il était déjà facile de deviner, en faisant un minimum de géopolitique, où se situaient aujourd'hui les caches bien plus modernes — les armes pour le XXIe siècle: l'âge du conflit... le conflit qui viendrait, celui qui arriverait partout, bientôt — le conflit que la plupart pouvaient ressentir à l'avance, et deviner l'ombre rouge qui s'approche. — Premier lieu: le Maroc. Cela faisait au moins une décade qu'il était clair quel bord les États-Unis jouaient au Sahara occidental. Cela faisait déjà longtemps que certains bateaux transportant les armes américaines pour le Moyen-Orient faisaient escale à Tanger. C'est bien pour cela que les trafiquants qui y sont arrêtés sont tous russes... Les caches devaient être parsemées sur la côte. Sans doute au Cap Spartel, et au Jabal Musa; mais il n'avait pas les coordonnées satellites, et pas d'informateur précis. Ce serait difficile sur le terrain. — Deuxième lieu: l'Ukraine. Là, c'était plus facile de savoir où étaient les livraisons, puisqu'elles avaient déjà beaucoup servi... Kiev et Odessa. Entrer en contact avec l'armée irrégulière ne serait pas le plus difficile; mais le faire de manière à ne pas éveiller les soupçons lorsqu'il s'agira de subtiliser un système de visée à distance sera plus acrobatique. Seconde étape: établir sa base arrière. S'il optait pour le Maroc, ce serait Barcelone. S'il optait pour l'Ukraine, ce serait vraisemblablement Frankfurt. L'avantage de ces deux villes était qu'elles organisaient toutes deux tant de conférences et séminaires internationaux, qu'il pourrait facilement les utiliser elles-mêmes comme "étapes intermédiaires" — comme des caches. On dépose la marchandise dans un endroit secret, enterrées dans une cave ou dans le faux-plafond d'un appartement, et on peut la récupérer en temps voulu au prochain voyage, qui celui-là pourrait se faire sous un prétexte officiel. Le lien ainsi entre le moyen d'acheminement de l'arme et sa récupération est "coupé" dans le temps. Pour passer la frontière, l'idéal restait le covoiturage. Il faudrait le faire sous couverture, mais avec des personnes avec lesquelles il pourrait se familiariser suffisamment pour pouvoir dissimuler quelques bagages supplémentaires, et sans que cela ne génère une fouille... Finalement, c'était bien cela l'étape qui paradoxalement lui faisait lui poser beaucoup de questions. Il avait encore en tête le souvenir de ces voitures remplies à craquer de valises, de sacs et de personnes — qui roulaient des heures et effrayaient à chaque virage un peu sec, tout le long de la côte pour aller jusqu'au bled... — Mais cela resterait plus facile que d'arranger l'équivalent à la frontière germano-polonaise. Monsieur T** ne cessait de comparer les deux scénarios, tentant d'imaginer les parallèles et les différences que cela engendrerait. À force de peser et de repeser les options, il avait l'impression que cette préparation méticuleuse pour ne pas être tracé allait finir par le paralyser lui-même. Sacrifier un minimum de sécurité pour faciliter cette étape? — C'était la question qui lui revenait, et qu'il n'était pas encore résolu à adresser. Pourquoi encourir ces risques lui-même? — Il le savait bien: impliquer plus de personnes créait autant de points faibles. Mais il devait considérer toute la sécurité qui était acquise en faisant en sorte qu'un autre joue le rôle de la mule. Pour brouiller les pistes, il faudrait peut-être que celui-là aie une raison annexe de le faire. Et impérieuse. Ainsi, s'il était pris, seul le motif principal allait transparaître; et pas forcément les voies parallèles. Il devait presque jouer à un personnage d'Inception — planter une idée subtile, plutôt que de commanditer une livraison trop évidente. Mais comment s'occuper de cela lorsque l'on n'a pas accès aux rêves de l'éventuel complice? — Lui qui ne fumait pas, il avait l'impression que c'était pourtant son cerveau qui finissait paquet après paquet. Alors il marchait, il allait, il venait... Le bruit des pas reprenait; auquel se mêlait, de temps en temps, celui de voitures accélérant et de sirènes au-dehors. Et... — Eurêka! — Monsieur T** arrêta soudainement de faire les cent pas. Il avait trouvé l'idée. — Il allait organiser son propre go-fast franco-maroco-espagnol.
  5. Criterium

    Tadao Andō - Architecte

    Très intéressant, merci!
  6. Criterium

    Parasocial paranormal.

    Merci Elfière! Ab initio: ça dépend des textes. Ici j'écris un peu de tout; parfois le texte est complet, parfois c'est juste une scène ou une idée, et parfois la différence est ténue comme j'aime bien ne pas en dire trop et laisser la part belle à l'imagination et faire des ellipses. — Il y a eu des textes plus longs ("Le village", "Mandragore") et certains textes sont en fait associés entre eux même si ça n'est pas toujours évident ("Assemblée" qui est avant "Mandragore", ou encore "Les nuits d'été", "Le miroir" et "Les trois reflets" qui vont ensemble...). Il y en a certains que j'oublie et laisserai dans l'état; d'autres que je réécris de plusieurs manières, ou adapte. Parfois un peu plus tard, parfois après des années... Je fais la même chose sur des carnets et sur des documents Word. Ici je ne poste pas de texte plus long parce que je ne sais pas si vous voulez lire un roman entier... — À vrai-dire ceux-là je ne sais pas encore ce que je vais faire avec. Mon style d'écriture et de sujet est assez particulier donc ce n'est pas vraiment ce qui s'édite. — Alors je dilue ces atmosphères en de petites scènes.
  7. Criterium

    Les poèmes à se pendre

    Moi aussi j'ai beaucoup aimé, @Elfière
  8. Criterium

    Parasocial paranormal.

    Je m'appelle Jean-Louis, je suis SDF. Enfin, je l'étais; pendant le confinement — l'année où le monde est devenu fou — des amis m'ont confié une de leurs chambres. Je ré-apprends à vivre; il est incroyable de s'apercevoir en temps réel de l'effet d'une douche quotidienne et de pouvoir manger chaud, chaque soir sous un toit. La rue ne me manquera pas. Elle, par contre... je n'arriverai peut-être jamais à l'enlever de moi. Elle y colle encore, comme une vieille brûlure, une cicatrice, une ombre de tatouage. Alors en attendant de trouver un autre travail, je survis avec celui qui fait partie du deal: logement et nourriture en échange du fait de tenir la caméra pour les colocataires, et parfois de les aider pour les projets un peu spéciaux ou dingues. Ah çà, ils en ont toujours. Ils sont tous les trois streamers — ils vivent connectés à Internet du matin jusqu'au soir... Pour eux, le confinement ressembla plutôt à un grand rassemblement virtuel. F.X. : (il ne répondait plus qu'à ses initiales...) - le grand blond qui joue obsessionnellement à tout ce qui demande du talent. Pas de hasard — il veut sur-développer chacune de ses facultés. Cultiver le skill. On l'entend tard dans la nuit hurler sur des adolescents jouant à Minecraft, lancer des piques pour narguer l'adversaire d'échecs qui a laissé permettre une fourchette ou une enfilade, puis on ne l'entend plus lorsqu'il répète avec compulsion le même niveau du même jeu une centaine de fois pour y gagner un point d'expérience. Mourad: trapu, les longs cheveux bruns en queue-de-cheval, lui se spécialise dans le domaine de la "réaction". On lui envoie de tout et n'importe quoi, et il le regardera — en public, à cœur ouvert, il est si habitué aux découvertes qu'il n'a même plus besoin de forcer pour s'exprimer à grands cris, ou éclater de rire de manière très contagieuse. C'était lui que je connaissais le mieux, nous nous étions rencontrés lorsque tout allait encore mal. À mon avis, c'est aussi lui qui permet que personne ici ne devienne fou ou asocial. Stéphanie — mais qui préfère qu'on l'appelle Luciole — pour qui l'aventure tenait un peu des deux. Jeux d'adresse, réactions, karaoké maison...; parfois elle se contentait juste de parler pendant des heures avec la communauté qui s'était formée autour d'elle. Au moins, celle-ci semble plus intéressante que toxique. Là, c'est facile de savoir si la caméra tourne ou pas: son visage n'est plus du tout le même avec ou sans maquillage. S'il y a un smoky eye ou un motif géométrique multicolore, parfois fluo: la caméra est on. S'il n'y a rien: off. Je n'ai jamais vraiment "vu" sa chambre: un bref coup d'œil avait suffit pour voir qu'à côté de la chaise ergonomique et du casque aux oreilles de chat, tout ce qui n'était pas dans l'angle direct de la caméra était un désordre monstrueux. Habits pêle-mêle sur le sol, emballages des paquets que des inconnus lui envoyaient, vieux sacs, trousses, chaussures, bouteilles vides... — je n'aurais jamais cru que la pire pièce de la maison serait celle de la fille. Encore heureux que je ne sois pas là pour faire le ménage. À vrai-dire, la chambre de F.X. n'était pas tellement mieux. Non — j'étais bien content d'aider surtout Mourad. Il sortait encore souvent, parfois pour trouver du contenu original, parfois pour ses autres jobs. Faut dire qu'il en cumulait trois! À côté du streaming, il réalisait des clips de musique, en free-lance; je lui donnais souvent un coup de main. Et encore à côté de cela, il avait produit quelques documentaires, dont un qui était même passé à la télévision à une heure de grande écoute. Quelque chose sur les go-fast belges, je crois. — C'était une passion qui lui restait de ses études. Il avait commencé une thèse en média, quelque chose sur l'influence qu'avait la représentation des documentaires à propos de la police anti-drogue sur les trafics eux-mêmes: le cercle vicieux d'une réalité qui se fictionnalise de plus en plus. Il ne l'avait jamais finie — mais parfois on l'appelait quand même "Docteur Mourad"... Il riait avec nous. — On s'était rencontrés sur le tournage d'un clip de rap. Un de ses amis-artistes; un esthète de la langue française, dont la figure de style favorite était l'épiphore — lorsqu'il finissait chaque rime avec "pute". Maintenant encore, je lui faisais découvrir de nouvelles ruelles dans la ville. Il faut dire que j'avais eu le temps de me familiariser avec les lieux. Là-dehors, pour survivre, on a deux choix: soit il faut se "payer" sa place (gare à celui qui en change ou qui oublie le "loyer") - soit il faut faire le nomade et toujours bouger. Je ne voulais pas finir dépressif et drogué au même endroit: j'avais opté pour la deuxième. Avec le mobilier urbain et le poids du corps, l'homme qui n'a plus rien à perdre devient fort et furieux. Au moins je n'étais pas tombé dans la délinquance. Bon, j'ai peut-être fait peur à quelques jeunes étudiants bourgeois, j'ai peut-être taxé un téléphone ou deux, quelques billets, mais ne m'en voulez pas — ils le voulaient, c'était écrit sur leur tête. Aujourd'hui, nouvelle aventure: nous allons explorer une porte en ferraille sous un pont, juste au bord de la ville. Je crois que le visionnage d'un documentaire sur les tunnels secrets du métro de New York a gravé dans son esprit l'envie d'en découvrir de nouveaux, ici, en Bouches-du-Rhône. À tous les coups, il veut y tourner un clip de rap façon Catacombes. — F.X. et Luciole ont des sessions, donc nous n'y allons qu'à deux. — "Miskine, arrête de récupérer tous les mégots." — "J'ai encore mes réflexes" - et je pensai: "et ma répartie facile". Il faut traverser toute la ville pour retrouver l'endroit. Certaines lignes de bus ne circulent même plus. Mais ça ne nous gêne pas; c'est bon pour la santé. Quasiment une heure plus tard, nous voilà enfin au bord de l'autoroute; il faut passer derrière un grillage, revenir un peu en arrière, on retrouve le pont, passe dessous: voilà, c'est là. La porte est comme la dernière fois, de la tôle hâtivement peinte, gris-acier. Seuls certains côtés ont des traces de rouille — on ne doit pas souvent y passer. La vieille station EDF est plus loin dans l'axe; et des ruines dans l'autre; c'était de là qu'il avait déduit qu'il devait s'y trouver des passages, surtout lorsque je lui avais parlé de l'écho. Si un bruit fort résonne dans l'espace entre la porte et les gonds, comme un cri — c'était comme ça que je l'avais découvert — celui-ci revenait plusieurs fois, après une longue pause, et de plus en plus déformé, métallique. Premier obstacle: une chaîne de métal encercle la serrure. Ce doit être pour pallier le verrou: la barre pendait, il ne marche plus. — Regard à gauche, regard à droite... Personne: tout le monde est resté chez soi. Mourad a emporté une sorte de cisaille industrielle. Clic, clac: en deux coups la chaîne rouillée tombe au sol avec un bruit métallique sourd. Deuxième obstacle: les gonds sont coincés. Ça doit faire longtemps que quelqu'un est passé par cet accès. Il faut forcer un peu, donner un grand coup d'épaule, et avec un grincement énervant, la porte cède enfin. — "Perfect", fait-il. Derrière le seuil: un grand tunnel dont on ne voit pas le bout. À l'un des murs, de nombreux tuyaux sont affixés, ils doivent parcourir le souterrain jusqu'à l'usine. Certains doivent être des câbles; ceux-là se connectent à deux grandes armoires en métal, abritant sans doute des transformateurs ou quelque chose du même genre. À intervalles réguliers, de petites lueurs jaunâtres indiquent la présence d'ampoules tout le long du tunnel. — "On explore pour voir comment c'est plus loin." Malgré les ampoules, impossible de voir où l'on met les pieds; je me demande bien à quoi elles servent — juste à prétendre qu'il n'y fasse pas nuit noire. Nous allumons les lampes-torches et nous avançons. Heureusement, puisqu'un peu plus loin, plusieurs grands trous circulaires dans le sol n'ont pas été bouchés. Ceux-là sont pourvus d'échelles rudimentaires en métal pour aller dans les égouts. Ça doit rejoindre le Rhône quelque part. Un peu plus loin encore, le tunnel devient une grande pièce peu illuminée. Une table, quelques chaises, l'endroit a l'air d'un bureau abandonné et poussiéreux. À bien y regarder de plus près, pas si poussiéreux que ça; certaines chaises sont même assez propres. Il flotte dans l'air une odeur de renfermé et de bière séchée. — "Ok on continue mais fais gaffe", me souffle Mourad maintenant préférant parler à voix basse. La pièce devait être une sorte d'ancien poste de contrôle, sans doute remplacée par quelque autre structure en surface et donc abandonnée maintenant. Mais c'est sûr: il doit y avoir d'autres accès — comme la porte en ferraille n'a clairement pas été utilisée depuis longtemps — et quelqu'un vient là de temps en temps. À l'autre bout de la pièce, deux nouveaux corridors; ce devait être une sorte de dédale. "Ça va faire un super endroit pour filmer... et puis tu sais à quoi je pense aussi? - Une vidéo d'urbex, ça va bien marcher ça aussi." — Nous explorons le premier tournant; plus de tuyaux, plus de câbles, et toujours ces ampoules blafardes. Je pose la main sur un tuyau... c'est chaud. Donc il y a des lignes d'eau qui passent par là? L'organisation est bizarre — j'ai un mauvais pressentiment. Et c'est juste après que mon collègue me réponde "Mais non y'a rien" que comme pour lui donner aussitôt tort, nous entendons alors un cri. Des hurlements... festifs? La résonance donne un ton métallique aux voix. Je réalise horrifié que toutes ces fois où j'avais cru entendre un écho, ç'avait peut-être été non-naturel... — Terrifiant. Mourad s'aperçoit que la lumière de ma lampe-torche tremble d'un côté à un autre... maintenant c'est en chuchotant qu'il me dit "Arrête de trembler, c'est pas un jinn, c'est un drogué tout au fond." - Je me dis que ce n'est pas franchement rassurant. Juste les nerfs. Et pourtant, nous continuons à suivre le tunnel... quelques tournants, puis l'on débouche sur une autre pièce, assez grande, remplie d'armoires métalliques dont certaines sont entourées de grillages. On doit se trouver sous l'usine, je pense. L'un des câbles rejoint un petit boîtier juste à côté de l'entrée, avec un interrupteur. Pour avoir une meilleure vue d'ensemble — la pièce est trop grande pour en voir le fond ou les recoins — on décide de l'activer... *clic* Mourad laisse échapper un juron. Un flot de lumière artificielle, blanchâtre, inonde la pièce entière. Il y a là une grande installation électrique, on distingue la forme de plusieurs générateurs au fond à gauche. Silencieux donc à l'arrêt. De l'autre côté de la pièce, plusieurs grandes tables en ferraille, avec des tabourets, dont l'un placé devant une sorte de meuble amovible rempli de boutons et d'interrupteurs. Le sol est couvert de mégots et de capsules de bière. Dans le fond, un grand objet qui dénote, relié par un câble électrique au meuble sur roulettes: une énorme enceinte — comme celles placées en concert — avec de petites lettres blanches et pointues: "Peavey". — Mais surtout: quatre personnes à moitié endormies, avachies sur le sol, seulement certaines sur des sacs de couchage de fortune. À côté de l'un, une grande flaque du dernier dîner. Et ils ont tous un autre point commun, à part d'avoir certainement fait une grosse fête la veille — ils ont tous le crâne rasé, parfaitement lisse, des blousons en cuir noir, des jeans très bleus, et des chaussures militaires dont les lacets sont très blancs. La lumière trop forte est en train de tous les faire grogner... ils gigotent. Mais déjà l'un était plus éveillé que les autres. Ça a dû être lui que l'on avait entendu... Il nous repère immédiatement. Ses yeux sont bizarres, semblent toujours fixer un point situé au-delà, derrière nous... Et alors — il montre les crocs comme un chien; et aussitôt se met à hurler. Même pas un mot; c'est une sorte de long monosyllabe qui se distord pendant que l'homme lui-même se tord dans tous les sens pour se remettre debout. Et il a un tournevis rouillé en main. — Nous nous sommes retrouvé dans une très mauvaise position... — "On taille!" hurle à son tour Mourad. Ça fait un moment que je ne tremble plus: la vision m'avait complètement réveillé comme une claque au visage. Nous prenons les jambes à notre cou, et détalons le plus vite possible. Il faut faire attention à ne pas tomber dans l'accès aux égouts... Puis, très vite: la lumière du dehors. Sauvés. Derrière nous, des cris de bêtes; mais nous n'entendons pas les bottes, soit qu'ils aient été encore trop médicamentés pour nous poursuivre, soit que l'on les ait semés. En tout cas: croix sur le clip — ce sera pour plus tard, et ailleurs. — — Le lendemain soir, j'entends Stéphanie crier sur Mourad dans la cuisine. — "C'est quoi cette histoire de tunnel avec l'autre!" — Je colle l'oreille à la porte de ma chambre pour suivre la dispute, ayant eu l'instinct que cela se rapportait à moi. Au début, juste des noms d'oiseaux — pour une fille, elle a le vocabulaire particulièrement fleuri... pensai-je. Et soudain une phrase qui faisait distinctement référence à quelque chose qu'elle n'aurait pas dû savoir: — "Et maintenant j'ai des skins toxiques sur mon tchat qui postent des photos privées et qui me disent que c'est Jean-Louis qui les a invités! Tu m'expliques, HEIN?"
  9. Criterium

    Chaos et champagne.

    Merci Ça me fait plaisir que ça te plaise, à toi l'alcool fort à l'oreille musicale. J'écris surtout en français, en tout cas pour ce qui est de la fiction... en anglais plutôt pour le travail. En fait les règles de typographie qui me viennent dépendent de là où je débute le texte: si c'est sous Word, tout sera à la française, avec les espaces, les guillemets, etc., alors que si j'écris le texte sur Ffr directement (généralement le cas pour le blog) c'est l'habitude de l'anglaise qui revient. Du coup je préfère en jouer plutôt que d'écouter les typographes-fondamentalistes (car il y en a!)... Tu l'as certainement déjà remarqué, mais le tiret cadratin et moi — ça c'est une grande histoire d'amour.
  10. Criterium

    Chaos et champagne.

    — "Si j'étais une puissance ennemie... et bien je ne ferai rien du tout: vous vous occupez déjà de tout vous-mêmes." Curieuse remarque que l'homme venait de faire à l'ambassadeur! Celui-ci avait hésité un instant, fronçant le sourcil, avant de décider de choisir un rire franc. Il faut dire qu'il était plus habitué aux flatteries que ne manquaient jamais de lui faire les hâbleurs lors de ces soirées, et aux conseils rarement demandés mais toujours offerts. Il était beaucoup moins fréquent qu'on lui cite Sun Tzu ou qu'on lui fasse un trait d'esprit qui tenait à la fois de l'humour et de la menace. L'ambassadeur préféra ne pas trop y penser et chercha quelqu'un du regard — n'importe qui afin de changer de cercle. Ah: Monsieur Rossignol, cela fera très bien l'affaire. Avec un grand sourire, il s'éloigne, lève sa flûte et va rejoindre d'autres convives — nous laissant seuls avec le curieux homme qui avait prononcé les mots. Nous nous tenons très droits un instant en silence — observant qui parlera le premier. — "Je trouve que vous avez tout à fait raison; c'est bien à cela que l'on reconnaît une démocratie occidentale, par nature vivante donc chaotique, car libre." C'était Monsieur Vermes qui avait finalement tenu à répondre. Il avait pris le ton noble de l'entrepreneur fier de son pays; une posture qu'il adoptait facilement — compréhensible étant donné les privilèges et les aides, conséquentes, qui lui avaient été apportées par ledit pays pour étendre son empire. Mais l'autre homme gardait un demi-sourire narquois, soit qu'il le sut déjà, soit que ça ne fasse pas de différence. — "Vivante et libre?" - il rit: "Des morts-vivants que l'on dresse les uns contre les autres... c'est chaotique mais pas vraiment le libre-arbitre." — "Mais diviser pour mieux régner est exactement ce que font les régimes autoritaires. Ici au moins on peut critiquer le gouvernement." — "Vous croyez?" - le sourire ne quittait pas son visage, bien qu'on puisse y déceler un peu de mépris. "C'est au contraire chez vous on l'on peut le moins le critiquer. Le véritable, s'entend. Puisqu'il est caché, vous ne savez pas réellement qui c'est; certains en dressent le portrait en négatif en réalisant petit à petit qui ne peut pas être critiqué. Quels articles disparaissent, de qui ne peut-on pas rire, quelles sont les limites jamais dites, ou encore quel est le lien caché entre le chef des armées, le chef des 'services' et le banquier d'affaires... En fait, vous pourriez déjà être à la solde d'un gouvernement étranger que vous ne vous en apercevriez pas." Monsieur Vermes décida de répondre au rire par le sien. Ces dîners donnaient parfois l'occasion de pratiquer cet art de la joute: les visages fixés en une expression bienveillante, les phrases à double-entendre, polies, mais les yeux qui veulent dominer; il commençait à prendre l'habitude de cette transaction sociale si particulière que l'on trouvait dans les milieux autour de l'ambassadeur. Il ne connaissait pas l'autre homme; tout au plus pouvait-il détecter une note qui dénote — la trace légère d'un accent étranger, sans que l'on puisse en déceler la provenance. Dans ce jeu de demi-silences et de piques, nous autres étions les spectateurs — le cercle qui évaluait pour le moment sans rien dire les deux adversaires. — "Vous adhérez donc à une théorie du complot?", lança Vermes comme par botte secrète. L'autre s'inclina volontiers: il n'était pas venu pour jouter. — "Si vous voulez! Je vous laisserai découvrir par vous-même le lien de parenté entre l'ambassadeur et le second du contre-espionnage, alors. N'en parlez pas trop, je ne voudrais pas que vous acquerriez des problèmes. Mais laissons-là les sujets mortifères." — Il se tourna... vers moi: "En parlant de parentés... Mademoiselle, saviez-vous que je connaissais bien votre oncle?" Comme si le cercle avait été mené à la baguette d'orchestre, la tension était retombée dès que l'étranger changea de sujet. Vermes n'avait pas eu le temps d'apprécier sa victoire; déjà nous parlions tous d'autres choses. J'avais été surprise que l'homme eût ce lien avec moi. Je ne le reconnaissais pas, mais je me demandai si je l'avais peut-être déjà vu, il y a longtemps... peut-être encore petite fille... dans le grand appartement en bric-à-brac de mon oncle qui accueillait toujours des visiteurs étranges. Mais déjà quelqu'un parlait de voyages en Orient... nous nous prîmes tous à la discussion; l'homme et le docteur Reulx nous régalèrent de leurs anecdotes sur l'Inde, qu'ils avaient tous deux visitée mais à deux endroits presque opposés: l'homme avait été au Cachemire, le docteur à Chennai et à Calcutta. * * Il est déjà tard lorsque le taxi nous dépose à l'hôtel. Les lumières du hall restent toujours allumées pour les voyageurs tardifs; le lieu a l'air très solitaire, lorsque cette grande salle est vide et qu'un seul homme se tient au coin du comptoir, très droit, en uniforme, et tentant de ne pas s'endormir debout. Rien avec voir avec l'arrivée matinale, la foule immense, le brouhaha et le chaos. Il est certainement minuit passé. Nous: moi et André, qui a insisté pour m'accompagner, tout comme il insiste pour ne se quitter qu'après un dernier verre au bar de l'hôtel. J'espère qu'il n'a pas d'autres vues en tête — l'attirance n'est pas réciproque. Cependant, je veux vraiment entendre la fin de son histoire. Ce n'est pas tous les jours que l'on rencontre un académique, spécialiste du soufisme. — Alors j'accepte. L'escalier, le premier étage; suivre un long couloir et enfin: le bar de l'hôtel, ouvert 24 heures sur 24. Prêt à accueillir n'importe quel visiteur nocturne, ceux qui arrivent trop tôt ou trop tard, et les insomniaques. Néons, musique jazz en sourdine, de nombreux petits espaces pour avoir une conversation discrète... André insiste à nouveau pour prendre deux flûtes de champagne. Il y a une dizaine de personnes, la plupart solitaires et silencieuses: c'est le lieu de l'attente par excellence. Au moins, personne ne prête attention à nous; personne n'ira s'imaginer des scénarios dans lesquels André serait le sugar daddy voulant m'offrir un dernier verre. Étrange! — Le lieu a une tête connue... C'est Monsieur Vermes! Je ne pensais pas qu'il logeât au même hôtel. En revanche, il est méconnaissable: — Il a mauvaise mine. Le col est mal plié; les cheveux décoiffés, un peu de sueur au cou. Juste par ces quelques détails on dirait qu'il a pris plus de dix ans d'âge. En nous voyant, il gesticule comme s'il avait quelque chose d'important à nous dire. Il va nous gâcher le moment, et à tous les coups au lieu de parler d'Ibn Arabi et d'Al-Niffari nous allons nous retrouver à devoir l'écouter palabrer sur l'argent. — "Mademoiselle ***... Vous connaissiez l'homme de tout à l'heure? De votre oncle? C'est bien ça?" — "Non, je ne l'avais jamais vu auparavant." — "Oh... mais alors comment... je veux dire... Non, non. Écoutez: Faites attention. C'est un homme dangereux." — "Voyons, n'allez pas être trop chauvin maintenant", interjecte André. — Mais la réponse est donnée immédiatement avec un ton très inquiet: — "L'ambassadeur est un agent-double qui agit contre notre pays", lâche-t-il carrément. Il a l'air si sérieux et si mal en point que nous nous regardons avec ce qui commence à ressembler à de la pitié. Nous éclatons de rire. — "Vous adhérez donc à une théorie du complot?": l'occasion était trop belle pour que je ne lui redise pas les mêmes mots d'un ton enjoué. Il s'étouffe presque et parle trop fort — c'est gênant...: — "C'est le demi-frère du vice-directeur de la Sécurité Intérieure. Je viens de passer une heure sur Internet à retrouver des articles étrangers — jamais d'ici! — et à vérifier les archives. La même famille que le président, que le chef des armées... Tous sous de faux-patronymes. Notre pays..." — il déglutit avec peine — "...n'existe plus... Nous sommes une colonie. Nous avons été colonisés depuis 75 ans." Décidément, il est métamorphosé, méconnaissable. Nous lui recommandons d'aller se coucher pour y voir un peu plus clair — il a manifestement trop bu, et il fait une crise d'angoisse du fait de ne pas avoir véritablement triomphé dans sa joute verbale quelques heures plus tôt. Peut-être en reparlerons-nous un autre jour! Bonne nuit. — Et enfin, finalement, nous pouvons profiter d'un moment de silence et porter les flûtes à nos lèvres. Après de nouveaux rires, mon nouvel ami commença à me parler d'Idris Shah, que je connaissais mal. C'était passionnant. En l'écoutant, captivée, je ne faisais même plus attention lorsqu'il me dévorait du regard. — — Ce fut la dernière fois que quiconque vît Monsieur Vermes. Dès cette nuit-là, il avait... disparu.
  11. Criterium

    Les poèmes à se pendre

    Un ami un jour m'a dit: "Nous y passerons tous, oui, Mais l'un sera le dernier." Court-circuitant mes pensées. Le temps fila à vau l'eau: Le premier toujours trop tôt Partirait sans dire adieu; Puis très vite ils étaient deux; Murent répits et trépas Pour qu'enfin ils furent trois. Longues années s'écoulèrent — Ce fut donc moi la dernière...
  12. Criterium

    Les poèmes à se pendre

    Le topic à poèmes se doit de remonter Triste printemps, ça fait déjà dix ans Que tu me vis, te greffas à ma Nuit. Des souvenirs — et beaucoup d'encombrants, Des petits meubles, dans nos appartements Rêvés ou pas, certains non, certains oui. Tu m'as griffée, et tu m'as griffonnée; Les vieilles lettres, celles que tu m'écrivis, Sont bien cachées, quelque part au grenier; Et un beau jour — il faudra les brûler... Rêvées ou pas; le brasier de nos cris. Un autographe, seul, qui me rappelle Une illusion, derrière les mots qui nient: La profondeur, le désir eu pour celle Qui y crut presque, dansa la ribambelle Alors que toi — tu prenais ton envie. Mais maintenant, un poème à se pendre, Toi le pendu, qui a perdu la vie; Moi qui survis, était-ce pour surprendre, Était-ce ça que tu voulais m'apprendre? Ça la leçon? Ça et puis l'infini?
  13. Criterium

    Le shaman.

    18 heures. L'homme appuya nerveusement sur le bouton de l'interphone. Dans quelle histoire s'était-il bien retrouvé? Il se demandait s'il avait l'air ridicule. Droit devant la porte cochère, sur une rue attenante à l'allée principale de la ville, observant la marche des passants; de temps en temps une voiture absorbait tous les sons puis s'éloignait bien vite. Ce n'était pas vraiment les quelques minutes devant la porte qui le faisaient douter de lui-même; il n'était plus aussi timide depuis longtemps. Non, c'était ce qu'il était venu y chercher. Cet appel sur l'interphone, c'était sa façon de communiquer à l'ami qu'il avait finalement accepté sa proposition bizarre. Et, au lieu d'une réponse, au bout de quelques minutes la porte s'ouvrit et c'était son ami fraîchement douché qui se tenait sur le seuil. Prêt à partir. Ils se connaissaient bien. D'homme à homme, ils se serrèrent la main tout en faisant une bise — une seule. — "Bonsoir. Tu es venu." — "Oui." — "Bien... Bon, allons-y." Ils avaient le visage un peu plus grave que d'habitude. En début de journée ou de soirée, ni l'un ni l'autre n'était habitué à trop parler; ils avaient cela en commun, un certain laconisme et une absence de gêne durant les demi-silences; cela venait probablement des heures passées ensemble à travailler les arts martiaux. Pendant les passes d'armes pour aiguiser le sens du toucher durant le chi sao, les mots sont superflus. Mais cette fois, ils n'allaient pas se prêter à l'exercice: ils avaient rendez-vous à l'autre bout de la ville. Car durant de longues autres nuits, ils avaient au contraire beaucoup parlé; ils s'étaient confiés les expériences formatrices, les doutes, la recherche de la voie; et puis, ils avaient aussi vécu en parallèle de curieuses aventures avec des filles, et ils en avaient évidemment beaucoup parlé. Celles-ci furent de passage, leur amitié resta. — Et donc il avait été naturel que le premier révèle finalement un secret véritable, un secret de plus en plus lourd à porter, si difficile et si simple à la fois: son mal-être. Il allait de plus en plus mal. C'était une affliction psychique, un mécanisme dont il n'était plus sûr s'il avait été mis en branle par une demoiselle l'éconduisant sèchement, ou par une autre déconvenue, ou encore une graine plantée dans l'enfance et qui germait à présent ses fruits noirs. Ne faisons pas le voyage le ventre vide... — ils étaient d'accord. Ainsi, la première étape fut de se rendre dans l'une de ses petites enseignes qui bordent la vieille ville. Ce serait sur le chemin, et ils savaient qu'ils devaient manger quelque chose pour éviter d'être trop sensibles à ce qu'ils pourraient être amenés à boire plus tard. Ils arrivèrent dans le dédale des rues étroites qui formait la trame du quartier. Ils s'étaient éloignés des endroits trop fréquentés par les touristes, et dirigés vers les ruelles à mauvaise réputation, celles où flottent dans l'air l'odeur de la friture et de la bière. Là, on y trouvait une expérience plus authentique... Le ciel s'assombrissait à vue d'œil et une foule d'étudiants en jersey s'étaient rassemblés devant un pub à l'intersection de plusieurs ruelles. C'était peut-être un soir de match; les voix trahissaient déjà la soif et la compétition. C'est l'endroit où la passion est rapide, et pour un regard trop appuyé l'on se bat — et puis, parfois, on se réconcilie. — C'était aussi là que se trouvait le meilleur tandoori de la ville. Ils entrèrent et entendirent aussitôt la puissante voix d'Adel, le tenant des lieux: "Salut les gars!" — On les reconnaissait; ils avaient eu l'habitude de passer par ici. D'autant plus qu'ils avaient sympathisé avec Adel un soir de faible affluence. Ils avaient appris que lui aussi s'intéressait aux arts martiaux, qu'il pratiquait la boxe thaï, et avaient tous beaucoup parlé à la fois de ce qu'ils y trouvaient et de techniques précises. Une invitation restait ouverte pour aller s'entraîner avec lui en salle... Le temps avait manqué pour le moment. Il faut dire que tous travaillaient, et qu'Adel tenait son lieu de restauration ouvert le plus longtemps possible durant le soir et la nuit — dans les environs, il y avait toujours un retardataire affamé, pas toujours sobre, mais toujours prêt à manger comme un ogre. — Le lieu était assez petit, et curieusement étalé sur la longueur: pour entrer il fallait se frayer un chemin le long du comptoir, et l'on devait le faire en file indienne car deux personnes n'y tenaient pas côte-à-côte; plus loin, quelques tables avaient été disposées de part et d'autre, ainsi que sur une étroite mezzanine. Il n'y avait pas de chaises, mais des bancs en bois, très usés, qui avaient dû être achetées pour rien à une brocante. Ce soir-là, une douzaine de personnes étaient assises çà et là, et il ne restait qu'un petit espace à l'étage, à un bout de table. Clientèle exclusivement masculine; c'était peut-être l'effet de la ruelle qui faisait cela... — car à bien y penser, ils n'avaient pas souvenir d'avoir jamais vu une femme ici. — "Tu le connais depuis longtemps, ton ami perché?" — "Pas tant que ça. Mais je t'assure — il a un truc...", et après un silence: "Il refuse de se faire payer, ça montre bien qu'il y a quelque chose de différent". On sentait bien que le premier homme hésitait. Ce n'était pas la première fois que le mal-être revenait; à chaque fois, celui-ci creusait un peu plus loin, plongeait ses griffes un peu plus profondément, et teintait chaque expérience. Mais comment le décrire? — Il aurait pu se lancer dans une litanie de complaintes, mais il savait depuis longtemps que ces longues expositions devenaient plus rédhibitoires qu'utiles: même s'il était écouté, ce n'était pas cela qui allait ré-organiser ses pensées, et même s'il était compris, ça ne serait pas plus qu'une description rabâchée, un peu comme s'il détaillait l'état de son canapé favori... En plus de cela, il n'était pas habitué à mettre des mots suffisamment précis sur un état qui, lui, demeurait plus vaporeux — et pour couronner le tout, il y avait de toute façon trop de monde autour d'eux pour faire dans le sentimental. En silence plutôt, il repassa en revue les pensées récurrentes. Des souvenirs aigres-doux d'anciennes relations, bien entendu; par contre, on pouvait se souvenir avec nostalgie d'un sourire, mais dès que l'on se remémorait d'autres choses plus précises en relisant les mots exacts de l'autre dans un mail, l'impression s'enfuyait et laissait la place à une sorte d'incompatibilité et de gâchis. Parfois même de dégoût. Mais ça n'était pas cela... Il avait tenté de retrouver d'autres choses du passé qui auraient pu amorcer cette maladie. Des souvenirs des essais créatifs, dont il restait quelques écrits et quelques fichiers audio — des petits riens mais qui, eux, avaient adopté le chemin inverse: c'était seulement maintenant qu'il comprenait à quel point il avait été important de créer quelque chose. — Aussitôt les questions: quoi et pour quoi — celles-là demeureraient, mais au moins il savait maintenant qu'il pouvait temporairement les taire en y répondant n'importe quoi et pour lui-même. Mais était-ce une distraction qui là encore décalerait l'époque où il faudrait y répondre, et payer la taxe? À côté de cela, qui produisait ces petits riens extérieurs, il y a avait encore tout ce travail sur les arts martiaux. Il savait très bien — il le savait dans la chair — que la plus grande partie du travail était intérieure. Mais — des années à ciseler son corps, des années à contrôler son souffle et l'axe de la chaîne; la construction devenait certes de plus en plus forte, mais jusqu'où? L'âge s'inviterait forcément dans l'équation. Ni lui ni son ami n'avaient brisé leur corps par une pratique déraisonnée, ce qui reculerait sans doute l'échéance — mais tôt ou tard, l'âge deviendrait un problème. Même en conservant toute la technique — n'avaient-ils pas regardé ensemble les images impressionnantes d'un Jigoro Kano ou d'un Taiji Kase maîtrisant totalement leur corps même en fin de vie? — que restait-il au-delà? — Alors... la finalité. Préparaient-ils juste leurs corps à mourir? Le voile noir s'était ré-invité, et ils finirent leur sandwich en silence. — C'était l'heure. Il fallait sortir de la vieille ville, récupérer une ligne de bus qui desservait les périphéries; passer une dizaine d'arrêts, se retrouver dans un endroit qui devait être autrefois un village isolé mais qui maintenant était devenu un quartier de la ville, mi-campagne, caché entre deux collines. Comme la connexion avec la ville n'était pas si facile, le prix des maisons devait s'en faire ressentir, et l'on y trouvait alors des habitations assez plaisantes et spacieuses pour presque rien. Du coup, une partie du quartier était devenue le domaine de la retraite, où des habitants âgés sortaient à peine de ce qui était devenu leur dernier logement. Une autre partie des maisons abritait des étudiants sans-le-sou qui se partageaient la colocation à quatre ou cinq, parfois plus. Il commençait à se demander: Allaient-ils à la rencontre d'un vieil homme ou d'un étudiant? — Difficile de le prévoir à l'avance — l'ami ne lui avait pas précisé — même enfin en s'approchant de l'une des bâtisses que rien ne semblait distinguer des autres. Sauf peut-être ce carillon à vent placé devant la porte; mais là encore, il ne les renseignait pas vraiment. Quelques coups à la porte. Un code? — L'ami avait fait: 5 + 3 + 1 coups. Il y avait forcément une signification. Il n'eut pas le temps de lui poser la question: la porte s'ouvrit après une rapide pause. Enfin, il pouvait voir l'homme vers lequel son ami l'avait amené; le guérisseur, le shaman. — Celui-ci ne donnait pas du tout l'air de venir des plaines d'Amérique. Il était grand, plutôt longiligne, la peau tannée avec un teint olive; mais surtout, avec des cheveux très noirs, droits, et longs, et une barbe peu taillée qui, bien qu'assez courte, lui allongeait encore un peu plus le visage. Celle-ci mélangeait les tons noirs et blancs, ce qui pour autant n'aidait pas beaucoup pour lui donner un âge — ç'aurait pu être tout aussi 30 que 50 ans. Il portait une chemise médiévale, ouverte sur le col qui laissait voir un pendentif. Celui-là dessinait des entrelacs autour d'une petite gemme qui ressemblait plus à un bois verni qu'à un œil-de-tigre, mais avait les mêmes teintes... En fait, on aurait plutôt imaginé un druide qu'un shaman. — "Bonsoir, mes amis", les accueillit-il. Avec un geste, il les avait invité à le rejoindre de l'autre côté de la maison. Là, il y avait des coussins disposés sur un perron couvert, en demi-cercle autour d'une table basse. Tout avait été manifestement préparé pour eux. Les présentations faites, il les invita à prendre place, et à patienter pendant qu'il prépare le breuvage. Et, en rentrant à l'intérieur, il avait éteint la lumière du perron. L'ambiance se métamorphosa aussitôt. Çà et là sur le perron, des ampoules peu lumineuses avaient été disposées, et abritées par des sortes de petits abat-jour rouges; et au milieu de la table-basse, une bougie agitait irrégulièrement sa flamme. L'effet était étrange, l'éclairage avait tout de suite affecté le lieu, en le teintant de toutes ces lueurs tamisées — des îlots de lumière, teintes d'ambre et rouge-orangées... Le soleil venait juste de se coucher, mais déjà le perron avait pris l'air de devenir un lieu à part, au-delà du monde; comme s'il avait été une heure perdue du milieu de la nuit, l'heure propice aux confidences et aux pensées — l'heure où chaque mot prononcé revêtait comme magiquement une double-signification. De longs moments passèrent sans que le shaman ne revienne. Ils recommencèrent à parler un peu — à voix basse, comme si l'atmosphère le nécessitait — et il eut alors enfin l'occasion de demander à son ami ce qu'avait signifié sa façon de frapper à la porte. — "C'est ce qu'on a convenu... Il m'a dit que c'est une manière de dire que l'on vient pour une session, plutôt que pour une visite." — "Un peu particulier comme procédé..." — "Ça doit être psychologique." L'attente commençait à durer. Il semblait que le quartier entier dormait déjà; on n'entendait aucun bruit aux alentours. À peine, de temps en temps, venait une légère brise faire bruisser les feuilles des arbres. — "Est-ce qu'il fait toujours attendre aussi longtemps? Il va planter ses graines?" — "Je ne sais pas... Il doit préparer quelque chose." Un moment après, enfin, le shaman réapparut. Cette fois, il tenait dans les mains un petit plateau, qu'il déposa sur la table basse. Dans celui-ci: une théière, deux tasses et deux coupelles, comme pour servir le thé, et trois bols contenant chacun ce qui avait l'apparence de plantes ou d'herbes aromatiques. Un léger volute de fumée s'échappait du bec de la théière, et une odeur plaisante flottait dans l'air; une fragrance d'agrumes et de jasmin. — "Je n'utilise que des plantes que j'ai semées moi-même, et dont j'ai suivi toute la croissance", indiqua le shaman qui avait vu les hommes scruter les bols. Il se mit alors à parler. Il continua: "Cher Hugo — c'est bien votre nom, n'est-ce pas? — bienvenue chez moi. Ton ami m'a dit que tu as un problème, qui semble d'ordre spirituel. Je ne suis pas médecin. Un médecin examine les symptômes, infère et déduit selon la grille que l'on lui a donné durant sa formation, coche une case et prescrit le remède. Et je ne suis pas un fou new age qui te dira que cela n'aide pas ou que la médecine ne sert à rien. Pour ce qui relève des choses physiques, tout du moins. Mais voilà — ce modèle a tellement bien marché, il a éradiqué tant de maladies, il nous permet de vivre plus longtemps et en meilleure santé, il a sauvé des millions de vies... — qu'il a été appliqué à tout et pour tout. Mais ce sont là les maux du corps." "Qu'en est-il pour les maux de l'esprit? — Et bien, le même modèle est appliqué, l'on observe, déduit, et donne le médicament. Sauf que là, toutes ces étapes laissent à désirer. Impossible d'observer ce qui n'est pas matière. Impossible de déduire en conséquence — d'autant plus que les modèles (psychologie, psychiatrie, etc) influent sur la mesure... Et sur ces bases si faibles, il faudrait prescrire une drogue qui va avoir un effet immense? Anti-dépresseurs, somnifères, neuroleptiques, psycho-simulants... Autant laver le muscle à l'eau de javel. À une autre époque, une personne se croyant possédée aurait été amenée chez le curé — celui-ci prescrivait un exorcisme, on tenait un rituel, parfois public, et le malade se sentait souvent beaucoup mieux. L'histoire regorge de guérisons miraculeuses pour ce qui relève de l'esprit. Mais qu'a-t-on fait ensuite...? Ces personnes, on a commencé à tout simplement les entasser dans des asiles pour fous. Et de nos jours, on préfère leur laver le cerveau avec une lobotomie médicamenteuse, aspirer leurs économies, puis les laisser à la rue, comme le traitement finit souvent par l'addiction et l'échec. — Est-ce vraiment comme cela que l'on soigne l'âme d'un homme?..." "Cher Hugo — Ce n'est pas ce que moi, je crois. — Ni toutes les médecines traditionnelles. Nous voulons comprendre les symptômes mais surtout la cause qui les a fait naître. Pour cela il faut la voir. Le médecin n'est pas indépendant de son patient... Nous allons effectuer un grand voyage, à deux." — Il montre les plantes réunies dans les bols... — "Nous allons boire un élixir. Moi — et Toi. Pendant ce temps, ton ami veillera sur nous. Ne sois pas effrayé — cela ressemblera à un rêve lucide mais qui te semblera particulièrement réel..." Et le shaman finissait sur ces mots étranges: — "Surtout: c'est un rêve que je peux rejoindre — et c'est là mon secret et mon sacerdoce. Nous nous y retrouverons... je te donnerai éventuellement de nouvelles instructions, je pourrai voir face-à-face ce mal qui t'afflige." Il regroupa les plantes dans un seul bol et commença à effeuiller les tiges. Puis, approchant un minuscule récipient que les autres n'avaient pas encore vu, il en versa le contenu sur les feuilles; cela ressemblait à du sucre. Il prit un petit mortier, et commença à piler avec des coups secs. Les grains rendaient la tâche très efficace; le silence n'était rompu que par le son de l'outil. Puis, il versa également le contenu d'une fiole. "Je reviens, le mélange doit prendre deux minutes." — les deux amis furent à nouveau seuls. — "En fait, ton guérisseur est un psychonaute?" — "Il dit que tous les shamans sont psychonautes... Par contre, il t'a dit qu'il n'était pas médecin par habitude, c'est ce qu'il dit de nos jours pour ne pas faire peur; mais, en fait, il était bel et bien médecin." — "Vraiment? Quelle spécialité?" — "Ça je ne sais plus... Quelque chose de compliqué, il faisait surtout de la recherche scientifique." Ils en venaient à se demander comment le don du shaman aurait bien pu se révéler. Avait-ce été lors d'un voyage en Alaska, où il aurait rencontré les tribus conservant leurs anciens secrets? Avait-ce été plutôt dans de dangereuses jungles du Brésil? Ou alors était-il vraiment plutôt un druide de Bretagne, qui avait finalement appris le véritable usage du gui qu'il coupait avec une serpette en or? - S'ils avaient reconnu les plantes, cela aurait pu donner des pistes; mais dans l'obscurité et sans connaissances botaniques, ça n'était pas chose facile. Peut-être une sauge et une menthe. Cette fois ils n'eurent pas le temps de se poser tant de questions ni d'explorer toutes ces possibilités, car l'homme revint rapidement. — Il versa un peu de thé chaud par-dessus la décoction, agita le mélange avec une baguette de métal... puis rassembla le mélange dans une boule à thé, et celle-là vint rejoindre la théière pour une seconde infusion. Les hommes le regardaient opérer en silence, suivant chaque geste d'un long rituel. — Et puis alors le breuvage fut prêt. Il le versa dans les deux tasses: l'une pour le patient... l'autre pour le shaman... Ils se regardèrent dans les yeux en buvant le thé. Celui-ci était assez fort et amer... Il y avait toujours cette base de thé aux agrumes qui colorait le tout, mais par-dessus s'étaient ajoutées des saveurs plus difficiles à définir. Il y avait par exemple le goût de la chlorophylle, cette odeur de plante très commune; mais aussi les notes amères du thym et de la sauge...; et puis, une très légère touche sucrée à l'après-goût. Ça n'était pas le meilleur thé qu'il bût — très loin de là — mais au moins le mélange n'était pas si désagréable, et il était possible d'en finir la tasse sans effort. Ainsi de suite, le shaman en versa une deuxième, puis une troisième: il fallait tout boire. Alors seulement, pouvaient-ils reposer les tasses sur les petites coupelles, ajuster les coussins plus près des piliers du perron afin d'avoir un support dans le dos, relâcher la tête et les muscles, et se laisser aller en silence. De très longs instants, rien ne changeait — la scène ponctuée des lueurs ambrées, le silence, la fatigue qui venait empêcher de trop réfléchir... ...et alors il entendit un son. . . . _ – — ' " * * * " ' — – _ . . . Très brièvement, le silence avait été percé par ce son faible mais aigu: le tintement d'une cloche?... Il avait tourné la tête pour vérifier la provenance du son — et c'était seulement à ce moment-là qu'il sentit que quelque chose n'était plus tout à fait normal. Il lui avait semblé qu'il avait à la fois tourné la tête et à la fois se tenait encore immobile; du coup, il voyait flou, et dès qu'il bougeait le regard les yeux ne suivaient pas à la même vitesse, mais image par image, comme dans une animation. C'était déconcertant et un peu nauséeux. La décoction devait commencer à faire effet. Dans l'obscurité du jardin, il voyait deux points lumineux briller... deux gemmes, couleur émeraude. Était-ce? ...Alors il suivit la panthère... il passa derrière un buisson sombre... Et il se retrouva alors dans un paysage complètement différent. Soleil au zénith — un grand désert ocre — au loin, des montagnes. Il faisait chaud, il avait soif. Malgré le passage si brusque de l'obscurité au soleil aveuglant, ses yeux ne lui faisaient pas mal. Au fur et à mesure qu'il s'approchait du terrain montagneux, il s'apercevait que ce désert était tout sauf plat et uni: çà et là, un arbre, une roche, un amas de pierres... il y avait des aspérités, ainsi que des chemins entre les roches où l'on pouvait se faufiler et se perdre — comme un système de caves, mais à ciel ouvert. De même, le désert n'était pas un lieu de mort, mais de vie: il entendait, plus qu'il ne voyait, les cris de nombreux oiseaux, les frémissements de lézards et de gerbilles lorsqu'il approchait des grandes pierres; le sol même, parfois teinté de vert comme si de frêles mousses et algues y poussaient, semblait respirer. — Le désert était en vie, mais il fallait le voir de ses yeux... Il lui semblait presque voir les mouvements réguliers des inspirs et des expirs de cette terre si ocre. — Une pensée lui revint à l'esprit, et il lui semblait qu'il en avait décelé encore une nouvelle signification secrète: quand on est dur avec toi, sois doux; quand on est doux avec toi, sois dur: un précepte martial bien connu mais qui s'appliquait également tant au désert... Il pouvait deviner d'autres présences qui se cachaient. Il devait se trouver tapis dans des interstices d'autres grands animaux. Peut-être que la panthère, si noire, et aux yeux si verts, s'y était elle aussi réfugiée dans l'ombre, peu habituée aux chauds déserts... Était-ce là que se cachaient des hyènes, des mangoustes, des singes? Aucun son ne trahissait leur présence, mais il sentait bien que déjà l'on avait repéré, déjà des centaines d'yeux s'étaient posés sur lui pour l'observer, et avaient guetté chacun de ses gestes. — Lui continuait à explorer les pierres, il lui semblait qu'il gravissait maintenant la montagne en empruntant un labyrinthe. Il marchait sans trop savoir où cela allait le mener — du moment qu'il prenne un peu de hauteur. Il lui semblait s'être retrouvé dans un paysage du film Circle of Iron — dans lequel là aussi, un guerrier suivait sa quête, sans savoir jusqu'où. — De loin, les montagnes avaient l'apparence d'une surface unie, où l'on pouvait tout voir peu importe où l'on s'y trouvait; de près, c'était complètement différent... le terrain ne semblait plus ouvert, mais abrité; on passait d'un dédale d'espaces ouverts à des réseaux de caves, de tournants, de montées... C'était seulement parfois que la vue s'ouvrait à nouveau, et qu'en regardant derrière soi, l'on avait une vue magnifique sur l'immense désert ocre — à perte de vue — un océan de sable dont on ne discernait plus aucun détail. De loin, le désert semblait à nouveau plat et uni; une illusion d'optique. Il entra dans une sorte de cercle. — Par des interstices entre les roches, la lumière du soleil venait jusqu'ici, et y formait sur un sol trop régulier des formes géométriques... Et au milieu il aperçut enfin l'animal qu'il avait suivi jusque là. Mais ce n'était pas une panthère. C'était un petit chat noir et aux yeux très verts, qui le dévisageait du regard...
  14. Criterium

    Les têtes tombent.

    Bonsoir Loopy, en effet! Comment vas-tu? Nos nouvelles rides ne nous empêcheront pas de savourer les plaisirs de la nostalgie qui s'invitent de temps en temps... Le plaisir est partagé — en plus je viens de m'apercevoir que j'ai loupé plein de textes sur ton blog! Cela promet de la lecture. Écris-tu d'ailleurs toujours?
  15. Criterium

    Transambulare.

    Certaines villes regorgent de ces passages. Entre les rues pavées qu'arpentent les piétons, certaines portes d'immeubles révèlent en fait des ruelles secrètes et des chemins de traverse. Vous pouvez passer devant durant des années sans que vous ne vous doutiez qu'ils existent; même lorsque les portes n'ont pas le petit boîtier électronique, celui qui fait croire à une habitation, et qu'elles s'ouvriraient d'un simple tour de poignée par un curieux... — Même lorsque le curieux s'y aventure et que vous apercevez un bref instant ce que la porte abritait, vous n'y devinez le plus souvent qu'une sorte de hall, devant amener aux appartements; rien de bien particulier. Ce n'est qu'à moitié faux, car certains appartements ont parfois une porte à l'arrière donnant sur le passage, et c'est généralement seulement une fois que l'on emménage dans l'un d'entre eux que se révèle l'existence des secrets. Quoique: c'est seulement si la porte n'a pas été rebouchée et cachée derrière un vieux meuble... D'autres de ces allées sont plus faciles d'accès, mais trop étroites et sombres pour que l'on y tente l'aventure. Parfois elles ont un nom et le facteur rarement s'y aventure; parfois elles sont anonymes, oubliées. — Ces chemins secrets, l'on les retrouve partout en Europe, dans les vieilles villes. À Lyon, les traboules; à Genève, les passages; à Prague, les průchody. En Amérique, l'exception serait New York, mais ils n'y ont pas le même aspect. J'avais le plan en main et il n'était d'aucune utilité. Où est-ce que B. m'avait-il dit? — Je me remémorai les indications. Tout d'abord retrouver le connu mais discret "Passage des Rossignols". Retrouver la ruelle vers laquelle il débouche, mais ne pas l'emprunter; ouvrir plutôt la dernière porte du hall — qui semblait juste mener à de miteuses chambres mansardées pour étudiants sans-le-sou — y découvrir un nouveau passage, plus étroit, longeant la rue Claude Leroy. Se retrouver dans une cour intérieure, on ne sait vraiment où; gravir l'escalier pour amorcer la montée vers le quartier sur la butte; y découvrir au fur et à mesure qu'il serpente, des vues inédites sur le reste de la ville... et puis se retrouver là, en haut, dans une autre cour intérieure, plus grande, ensoleillée. Il fait beau. Il n'y a personne. Incroyable que cet endroit soit inconnu. — J'y installerai bien une chaise pour lire l'après-midi en admirant le contre-bas; on pourrait même y bronzer en pleine ville sans être importunée. La cour n'a que quelques fenêtres; impossible de savoir si ce sont celles d'appartements oubliés ou de cabinets d'avocat. Il faudrait retrouver les pièces depuis les rues extérieures, il faudrait résoudre le labyrinthe. Mais c'était sans doute ce que B. voulait me montrer. Au fond de la cour, un ensemble suspect de ferraille semble être un escalier de fortune, menant à quelques balcons. Une piste, certainement. Texto — "Bonjour B. je suis là. Où es-tu?" La réponse arrive rapidement: "J'arrive". — Et ce fut bien des hauteurs des balcons qu'apparut la silhouette de l'ami. Salutations... il descend. Bises. C'était la deuxième fois que je le voyais depuis mon retour en France. Cela faisait tellement de bien de revoir un visage que je reconnaissais... dans toutes les villes où j'étais revenue, il me semblait que les pierres étaient bien les mêmes, mais pas les gens. Comme si tout le monde avait changé; tous les magasins avaient échangé leur place avec d'autres, et les airs des promeneurs étaient différents — au-delà des modes fluctuantes... ils avaient l'air rusé de jouer cette farce avec chaque revenant... sans même en être conscient. — Les rares échoppes qui avaient gardé le même nom avaient changé tout le reste: clientèle, intérieur, bibelots et breuvages... — "Bonjour..." - et je ne me peux m'empêcher d'ajouter: "Si tu savais comme ça me fait plaisir de te revoir... de revoir un visage connu..." — "Tu trouves que ça a beaucoup changé?" - fait-il presque étonné. — "Mais oui, tout, tout a changé..." Il me regarde d'un air tendre. Peut-être ne voit-il pas les choses comme je les vois maintenant, ayant vécu depuis des années dans la même ville, ayant doucement incorporé chaque changement — plutôt que d'être placé tout d'un coup en face de tout. Mais il me comprend, il m'écoute. Oui — c'est bien cette empathie, elle aussi, qui me manquait. Sa main sur mon bras comme pour me rassurer. Je le regarde un instant en silence. Quel âge avait-il, maintenant? Je compte à partir d'un souvenir commun... il doit avoir 35 ans, je crois. Il n'a pas changé; il y a un petit pli sur la lèvre; ses expressions sont les mêmes, et ce n'est que par une impression subtile de sa peau que l'on devine qu'il a pris un peu d'âge. Certains voudraient être aussi chanceux: il en fait toujours cinq de moins. S'il se rasait de plus près, ce serait encore plus. — En revanche, c'est la voix qui me surprend toujours. Pourtant celle-ci n'a pas dû changer; mais on les oublie si facilement... le souvenir d'une voix dénote tant contre la voix elle-même, ré-entendue au présent... Peut-être se dit-il les mêmes choses en me voyant. — "Allons-y", m'encourage-t-il. Nous gravissons la vétuste ferraille. Bien contente d'avoir de n'avoir presque pas de talons et que ceux-ci soient compensés... Nous arrivons au balcon le plus élevé; il y a là une sorte d'alcôve, un couloir. Il faut baisser la tête pour en franchir le seuil; on arrive à une petite porte, poussiéreuse; l'ami la pousse avec quelque effort — les gonds n'ont pas été huilés depuis bien longtemps. Et l'on débouche sur un grenier mansardé, minuscule. Nos pas font grincer le sol boisé. La pièce est toute ensoleillée; de grandes fenêtres laissent entrer la lumière qui a petit à petit atténué les couleurs des lattes du plancher. Un escalier dans un coin de la pièce — celui-ci bien sombre — et qui manifestement est une addition plus récente reliant différents anciens bâtiments entre eux — nous amène, quelques marches plus bas (un demi-étage?), vers un lieu qu'alors je reconnais. Ces jonctions à demi-étages rendent toujours les appartements bizarres, méconnaissables. Mais là c'est plus facile: nous sommes arrivés dans le sien: dans son appartement. — "Tu as une porte dérobée vers les traboules?!" — "Et oui! Je m'en suis aperçu en rangeant le grenier. J'ai retrouvé les clefs de la porte. Super, non?" Ah, il me connaissait bien, l'amatrice des secrets! En quelques pas, j'étais passée de l'air nostalgique au sourire enjoué. Comme un enfant qui découvre un puzzle. J'étais contente qu'il m'offre cette petite découverte. Il l'avait fait avant que cela ne devienne impossible, car je pensais qu'il s'apprêtait à emménager avec sa copine de longue date. Ailleurs, pas dans la vieille ville. Trajet, confort, avantages... mais nous savions bien qu'une partie de lui-même se souviendrait avec nostalgie de ces endroits improbables, bourrés de passages secrets, et où l'on devine parfois gravée sur une pierre la signature d'un maçon du XVIe... Alors nous profitons de ces instants passés ici. Cela me rappelle ceux que l'on partageait autrefois. À nouveau, un appartement trop petit, ses étagères encombrées d'objets hétéroclites, deux grands bols de thé, et une conversation ponctuée de silences tranquilles; sans pression pour parler ni double-jeu. Nous aurions plus de temps cette fois-ci pour nous donner des nouvelles; la dernière fois, au bar, trop peu de temps, trop d'oreilles profanes, trop de distractions sonores. Ici, il a mis de la musique à faible volume, une longue envolée jouée sur l'oud, en sourdine. Je ne sais pas si c'est iraqien ou yéménite... L'on entend à peine ce qui est un autre clin d'œil, comme pour me dire sans un mot qu'il se souvient de ce que j'aime. Alors je lui renvoie la pareille, avec un mot ou deux de notre vocabulaire partagé — celui que ne manquent pas de tisser à deux les belles relations. Il me demande comment c'était, "là-bas"; comment je vais; comment s'est écoulé tout ce temps. Alors, pour la première fois, je peux tout raconter. Les années passées au loin... le dépaysement et les gens tour-à-tour accueillants ou méfiants... les démêlés avec l'administration d'autres pays... l'apprentissage de tant de choses... la fraîcheur que de devoir communiquer avec un langage simplifié par la force d'un vocabulaire encore incomplet... le temps qui passe, la maîtrise des nouveaux environnements, la sensation très nette qu'il est temps de voyager à nouveau... puis le retour... cette sensation d'être une étrangère non seulement dans les autres pays, mais maintenant ici aussi, plus qu'autrefois déjà: mon "accent". Il hoche la tête avec le sourire qu'il faut pour à la fois confirmer et ne pas froisser. Ça fonctionne: je ris. Alors lui en fait de même. Avec cet accent apprivoisé, je peux me faire passer pour qui je veux, maintenant encore plus qu'avant... Je lui raconte les fois où ça m'a permis de me faufiler dans des milieux improbables. Il écoute, fasciné, l'histoire de cet homme avec qui j'avais été en couple et qui était persuadé que j'étais un agent, chargée d'épier certaines de ses relations. Qu'il m'avait dit parfois, se retrouvant seul dans une pièce chez lui, parfois ailleurs, soudain déclarer à voix haute: "Je sais que vous m'écoutez!" — si c'était faux, rien de grave, et si c'était vrai, au moins avait-il la satisfaction d'avoir fait sursauter quelqu'un quelque part. Il me le racontait avec un clin d'œil comme si ce quelqu'un était moi. Alors moi je lui susurrais plutôt à l'oreille des pensées plus secrètes... Puis la fin, justement marquée par une méfiance qui le dévorait. Il m'avait utilisée pour analyser certaines de ses relations; cela l'avait finalement effrayé; il voulait "pouvoir me lire" — décontenancé de plus en plus souvent par un regard sibyllin, désarçonné en réalisant que de toute manière j'analysais tout. — Le moment qui avait scellé notre fin, ç'avait été un simple jeu avec des amis, un jeu de cartes et d'enquêtes où le poker-face était de mise. Il y avait découvert que je pouvais mentir sans effort, et sans que rien ne le trahisse, ni cil ni pli ni autre indice. Il avait été très effrayé par cela, terrifié; bien plus que par ses épisodes de jalousie où il pensait que je voyais d'autres hommes. Alors la spirale vers le bas, les fins de relation jamais plaisantes et dont il faut abréger les souffrances. Des larmes; la distance, l'oubli... et puis l'étape où l'on peut se recroiser à un apéritif et échanger quelques mots, sans les petites attentions transmises par le toucher, et sans que le cœur n'en souffre plus que par une légère nostalgie, parfois. — B. m'écoute en silence. — "Tu voulais avoir un enfant avec lui?" Question étonnante qui s'était invitée sans doute en entendant certains mots çà et là. Un moment de silence. B. non plus n'est pas le type de personne du genre expressif. Pourtant, à des petits détails, nous avions au fil des années appris à décoder un demi-sourire sur nos visages respectifs; et là encore j'y devinais un. Question... à la fois ingénue et à la fois comme si la réponse avait déjà été faite, et qu'il laissait planer comme par un clin d'œil maïeutique. Alors je dois reposer le bol sur la table-basse, vite... et: j'éclate de rire. C'est le premier fou rire depuis longtemps. Je suis pliée en deux, je ris à gorge déployée. Il rit de même. À chaque fois que l'un semble se calmer, le simple fait de se regarder les yeux dans les yeux nous replonge dans les grandes secousses. C'est impossible à dompter, alors l'on rit, l'on rit. Ça n'a plus de rapport avec le déclic qui a tout déclenché; le rire est devenue une chose vivante, un chaton imaginaire qui sautille entre nos deux corps. Les abdominaux me font mal, mon ventre n'a décidément pas l'enfant du passé, mais la joie du présent. Un long silence... au loin, aux lentes mélodies de l'oud se sont ajoutées quelques percussions en sourdine. La lumière provenant de ses fenêtres a changé d'angle; elle a changé de teinte, aussi. Dehors, un pan du ciel doit être orange, et l'autre déjà bleu nuit: il est tard, et le crépuscule s'est invité à l'improviste. Nous avons passé toute l'après-midi à parler, dans ce mélange de silences complices et de longs dialogues — et c'était comme si ç'avait duré quelques minutes... Interlude — un moment tous les deux en cuisine, chacun à préparer un plat, en parlant et en riant. Il n'y a plus de nostalgie en faisant les poètes en cuisine. J'arrange le houmous et la fattoush, pendant que lui cuit le kibbeh. Les épices sont fragrantes. La pièce sent bon. Que c'est doux d'avoir retrouvé un ami...
  16. Criterium

    Malle à portraits

    La malle se remplit petit à petit de bien jolis portraits! — Comme le disait Versys, il y voit parfois une effluve nostalgique... mais surtout beaucoup de tendresse. En tout cas j'ai souvent cette impression en lisant ta plume, un sourire aux lèvres. Merci de partager avec nous tes poèmes.
  17. Criterium

    Souvenir d'elle

    C'est joli — et avec ce ton qui légèrement évoque cette sorte de nostalgie qui parfois est plus douce que triste...
  18. Criterium

    Légion.

    Il avait étudié le bouddhisme. Ça avait été des années passées dans le secret: — L'internat. Tard, dans la nuit — au dortoir. L'extinction des feux était passée il y a un bon moment. Il fallait être discret. Alors il se cachait sous la couette avec une lampe-torche qui marchait à peine, ayant récupéré le livre interdit d'un petit espace secret qu'il avait découvert dans la cloison, et en lisait discrètement quelques lignes. Comme il avait encore des difficultés de lecture malgré son âge, il devait épeler intérieurement chaque mot pour être sûr qu'il pût s'imprégner de son sens; ainsi, chaque ligne demandait une absorption lente et concentrée. Il avait décodé ainsi les quatre vérités et les huit voies; il avait appris l'existence d'une taxe interne que l'on payait par (et contre) nos actions. Durant des mois il avait suivi comme l'on suit un feuilleton la vie du Gautama. Soir après soir il progressait de quelques pages, devait parfois relire les lignes de la veille, y trouvant régulièrement une nouvelle direction et un nouveau sens. Le livre caché était véritablement devenu un compagnon. — Le jour, il riait avec les autres, passait de cours en cours, devait obéir à la discipline tout en guettant les occasions secrètes pour faire une bêtise pas bien grave. Tout au long de sa scolarité le souvenir de ces nuits lui était resté, et le livre encore proche. Trop proche pour devenir une référence à citer çà ou là; il n'exposerait pas l'ami, crûment, comme cela, aussi ouvertement; c'était juste parfois certains mots et certaines phrases à double-sens, qui faisaient deviner à son interlocuteur qu'il avait intégré certaines influences — et ce en lui-même, plutôt que juste par des mots volés. — Dans le même temps la même question le hantait: la direction de la prise de conscience, la conséquence de la voie. Il avait commencé à méditer, de temps en temps, commençant par des sessions de vingt minutes. Souvent le soir; — il prit un appartement, le lycée était fini, se retrouva indépendant, avec quelques colocataires. Depuis qu'il avait sa propre chambre, l'habitude était devenue quotidienne. — Les pensées s'enchaînaient comme les petites perles d'un long collier, que l'on laissait filer mais qui sans cesse continuait, tour à tour lent et rapide, subtil ou trop présent, et toujours cyclique: et en ayant eu cette image cela lui fit penser au misbaha ou à un rosaire. La question qui le taraudait: si tout est illusion, est-ce une dissolution que j'opère? L'image de la goutte d'eau qui tombe dans l'océan était belle; elle décrivait bien quelque chose. Une assimilation, une intégration, l'ajout du un à l'infini qui donne encore l'infini... mais donc ce un était tout aussi bien zéro. Était-ce une dissolution vers le Zéro? — Il se le demandait. Car l'image ne fonctionnait que dans une seule direction: la goutte d'eau revenait de l'océan et perlait à nouveau, elle, seule, unique; l'on revenait des plus profondes méditations la même personne. — Était-ce juste le fait que les méditations ne soient justement pas assez profondes? Pouvait-on s'y abîmer si loin, au tréfonds de l'abysse, jusqu'au point de non-retour? Devenir extérieurement un objet... et intérieurement: disparaître. Il n'avait rien lu ou entendu qui pût présager que cela soit arrivé auparavant; même les maîtres revenaient à eux-mêmes. Maintenant ayant accès à une bibliothèque universitaire, il avait discrètement entretenu quelques lectures des mystiques ayant atteint le stade suprême. Il avait lu Hildegarde von Binden, il avait lu Swedenborg; il comprenait que ceux-là avaient fait l'expérience de l'unio mystica, mais pour autant il ne saisissait presque rien de leurs écrits. Ils utilisaient leur propre vocabulaire; leurs propres images. Il aurait fallu autre chose que des mots, et c'était de toute manière des expériences externes, qui ne lui parlaient pas. Non — la raison pour laquelle il y pensait, c'était que ceux-là aussi avaient clairement plongé peut-être au plus loin qu'il était possible — et qu'ils étaient revenus — et qu'ils étaient encore eux. — Donc: pas d'océan. Au contraire, ils étaient tous revenus plus forts. L'on parlait des "bienfaits de la méditation". Et ceux-là existaient clairement, il pouvait lui-même en sentir les prémisses; il fallait au moins un peu de pratique et une certaine sensibilité, et l'on les ressentait déjà subtilement. Tous n'en retirent pas la même chose; mais si l'on regardait à nouveau vers les maîtres, ceux-là aussi étaient bien revenus avec quelque chose — et au minimum une plume incroyablement enivrée. Ça n'était pas le chemin vers le Zéro. — D'ailleurs les mystiques le disaient eux-mêmes, ou le laissaient deviner, ils cheminaient vers l'Un. Par hasard il avait entendu le terme d'Ein Soph — אין סוף Certains disaient que c'était le vide, mais il savait bien ce que signifiait le terme hébreu. Il n'avait pas appris cette langue mais ça n'avait pas été difficile: il avait immédiatement vérifié le terme en s'initiant à un peu de grammaire. Ein, c'était la négation de l'avoir, du terme yesh. On disait Yesh li mashehu pour dire "j'ai quelque chose", littéralement "il est à moi quelque chose", et ainsi "ein li" n'était que "il n'est pas à moi (quelque chose)". Et de même: ayant & n'ayant pas. "Soph" c'était la fin et la limite. Donc ce n'était pas le Zéro: c'était l'illimité, l'éternel, l'infini — l'Un infini. — Les disputes rabbiniques pour savoir s'ils appelaient cela le zéro, le double-zéro voire le triple-zéro ne le touchaient pas; c'étaient des artifices de langage et pas une réalité qu'il sentait dans la chair. Et il ne voulait pas apprendre comme un écolier, comme certains ésotéristes qu'il avait commencé à rencontrer dans des bars étranges. — Ceux-là apprenaient et répétaient, c'était parfois intéressant mais ce n'était pas la même chose ni la même quête. * Il était à nouveau dans ce bar — "Chez Viviane". L'enseigne aux allures de salon de thé. — Le soir, l'endroit devenait un refuge paisible, la musique lounge n'était pas trop forte, on pouvait y aller seul ou entre amis et avoir une conversation sans devoir crier et se casser la voix. Quelle étrangeté! C'était dans ce bar moderne que se donnaient rendez-vous beaucoup de personnages perchés. Si l'on venait souvent, l'on apprenait à en reconnaître quelques-uns. Par exemple, il y avait Didier, le grand trentenaire longiligne qui parlait souvent de kabbale. Il y avait B., qui venait rarement, parlait rarement, mais avait eu cette envolée étrange sur l'alchimie, un soir. Il y avait Véronique, l'apprentie-voyante. Et quelques autres qui avaient plus d'un tour dans leur sac. Pourquoi venaient-ils tous ici? — Rapidement il s'était convaincu que c'était à la fois un effet boule de neige, comme ils s'attiraient les uns les autres, et bien plus simplement la fréquentation constante de l'établissement par les jolies filles de la fac de lettres. — Didier n'était jamais autant inspiré que lorsqu'il avait un public féminin; alors seulement, révélait-il ses secrets. Mais lui parlait peu, écoutait beaucoup, draguait parfois; prêt à entendre une perche — n'attendant rien en particulier. Il ne savait pas si d'autres s'étaient posés la question du Zéro et de l'Un. Parfois il lui semblait que l'on en parlait presque, mais avec d'autres termes, et il est souvent bien difficile de calibrer deux vocabulaires en une seule discussion... Ces soirées étaient simplement une autre forme de méditation, active; tout en prenant part aux conversations avec amis et inconnus, il observait, il remarquait le bal que l'on danse — les voiles qui s'agitent. Au détour de quelques phrases, un souvenir affleurait. — C'était ce qui venait de se passer — Il avait... revu toute sa vie comme dans un film; revécu les vieilles heures et re-suivi le fil... mais ça n'avait été que la vie spirituelle... pourquoi? Qu'est-ce qui avait mu ces mémoires? — Il lui semblait que... qu'il se réveillait, là, au milieu d'un groupe de personnes. Il reprenait ses esprits, le cerveau encore un peu embrumé. Avec un effort, il reconnaissait des amis: Delphine, Chloé, Patrick... le groupe familier. Par contre — en face de lui — quelqu'un qu'il ne reconnaissait pas du tout, qu'il n'avait jamais vu auparavant, et ils étaient (avaient été?) en train de parler. L'homme est très grand. Il est un peu plus âgé, mais pas tant; certainement moins de trente ans. Il se tient très, très droit, et immobile. Ses traits sont fixes. Son trait de mâchoire est dur, carré; la bouche fermée, avec un pli sur les lèvres comme s'il la maintenait ainsi, fixe et en tension — les sourcils légèrement froncés, pas d'un air fâché toutefois — mais d'un air sérieux. Il voit bien tout cela de l'homme — et dans le même temps, il ne voit qu'une chose: ses yeux... Des yeux grand ouverts — bleu acier, presque gris — des yeux fascinants. Terriblement fixes. Il n'y a pas de clignement. Il n'y discerne aucun mouvement... même sur les arcades, il n'y a pas de palpitations trahissant la présence de la vie et du sang. — Des yeux en abysse. Venait-il d'être hypnotisé? Ça devait être cela... * L'appartement. Il est tard. Il est en train de regarder un film avec ses colocataires. C'est l'un de ces vieux films italiens où l'on suit l'intrigue plutôt comme une succession de tableaux d'art qu'en prêtant attention à ce qui se dit. Il y a la musique étrange de l'époque, mêlant synthétiseurs et instruments de rock — suivant chaotiquement les images et les meurtres. — À côté de lui sur le sofa rouge, Patrick est absorbé par le film. Entre eux, au milieu, la tête reposant sur son épaule et les jambes passées par-dessus celles de Patrick, il y a Angélique. Elle fait toujours ça; il lui faut un contact, même absorbée elle aussi dans les images qui défilent. Ça n'est pas gênant; ils se connaissent tous depuis assez longtemps pour savoir que c'est par simple amitié, par confort. Lui ne suit pas vraiment l'intrigue. Le souvenir de l'inconnu aux yeux bleus lui est revenu. Les yeux... ils avaient communiqué, c'était certain; mais que s'étaient-ils bien dit? — Il n'arrivait pas à s'en souvenir, tout comme il n'arrivait pas même à se souvenir que cet homme se soit approché et assis à leur table; ni quand ni comment. — Mais ils avaient communiqué, et ils n'avaient pas eu besoin d'ajuster leur vocabulaire, puisqu'ils n'avaient peut-être pas utilisé de mots. Ou alors ceux-là maintenant oubliés ne comptaient plus, si seules revenaient les images; et les images, les tableaux de sa vie adolescente, il les avait bien revus, hypnose ou pas. Ça devait être le message de l'inconnu. Il avait pensé brièvement au fait qu'il y ait "deux" yeux — mais "une" vision. Et tout bêtement, comme cela, il en était venu à se poser la question de la dualité dans son système. Lors de ces rares moments où il conversait réellement à cœur ouvert avec un autre, homme ou femme, et que de chaque côté la curiosité et la bonne volonté permettaient d'aller au-delà des différences de vocabulaire qui existent entre deux personnes — où l'on faisait l'effort de se mettre dans la "position" de l'autre, d'essayer de voir l'image plutôt que le doigt qui la pointait d'un vocable — où l'on faisait fi des mots si différents selon les classes sociales et les langues — alors l'on se sentait réellement en présence de l'Autre. Par respect, par patience, parfois tout simplement par séduction, l'attention était entière et cet Autre se tenait là. C'était un échange. On troquait des images, des pensées, parfois même ces mots lorsqu'ils se révélaient utiles ou riches... C'était un accès inattendu et tellement enrichissant envers un individu avec sa propre histoire, sa propre formation, sa propre évolution en un Un qui était Autre. Il y avait Moi — et Toi. — Donc il y avait Deux. Et c'était cette réalisation, au-delà des yeux si étranges, qui l'empêchait de suivre le film. Il réalisa soudain qu'il avait quelque chose à demander à Angélique: — "Est-ce que tu as toujours ton livre sur Jung, tu sais, celui dont tu m'avais parlé?" — "Tu veux établir les archétypes du giallo?" rit-elle. — "Ça serait drôle! Non, ça m'a juste fait penser à quelque chose, j'aimerais bien y jeter un œil". — "Maintenant?" Elle lui expliqua sur quelle étagère trouver l'ouvrage, et le soir-même il s'y plongea. Maintenant qu'il lisait un peu mieux, ce n'était pas le même effort que les longues heures passées au dortoir, comme autrefois; de plus, il cherchait un passage en particulier — quelque chose dont il avait entendu parler — et qui se rapportait aux dualités. Alors il passait des chapitres entiers en diagonale, revenait, vérifiait les premiers mots d'une page ou d'une autre. Ah, là encore, c'étaient les mots d'un autre, des mots compliqués, qui construisaient un système comme certains de ces poètes-spirites "chez Viviane"... Oui, des dualités... la voie du milieu en quelque sorte... comme un curseur que l'on déplaçait entre deux antonymes, entre deux extrêmes... à ajuster à la souris comme un réglage sur l'ordinateur. Si c'était cela surmonter une dualité, pourquoi pas — mais ça n'était pas ça qui avait affleuré sa mémoire. Là plus loin on parle d'Ombre... Mais oui! - Soudain cela lui revint, instantanément, à l'esprit. Il en avait entendu parler, par Didier — c'était un soir où celui-ci avait lancé une grande tirade, ayant trouvé bon public... Il avait voulu draguer l'étudiante en psychologie, et il avait choisi cette méthode, le grand discours sans la regarder pour tenter de l'impressionner, avant qu'ils ne puissent faire plus ample connaissance plus tard. Et pour le coup il y avait eu des phrases assez intéressantes, de temps en temps... Didier avait parlé de Jung, et il avait révélé que celui-ci s'était adonné à un exercice très particulier et qui eut une grande influence sur son œuvre: à la suite de rêves terrifiants, il avait décidé de plonger, comme un explorateur, dans son inconscient. En guise de bathyscaphe, de nombreuses techniques empruntées à l'occultisme, dont le dialogue intérieur. — Il avait peut-être appris celle-ci durant sa thèse, puisque celle-ci portait sur sa propre nièce — une jeune fille spirite. Il se cache toujours une femme... Il trouva le passage. Une des techniques de Jung avait été de commencer des conversations détaillées, complètes, profondes, avec lui-même — enfin, avec son inconscient, l'Ombre qui communiquait durant des sessions d'écriture automatique, et par d'autres moyens de court-circuiter l'esprit logique et le "moi" habituel. En somme, il avait forcé un dialogue avec l'Autre et ce tout en étant tout seul. En quelque sorte... il avait évolué vers le Deux... et il nous disait bien que la voie de l'individuation nécessitait cette confrontation, sous une forme ou une autre... Le soir-même, il débuta alors son propre journal — son propre duel... * L'Ombre changeait sans cesse de forme. Dans ses méditations, il repensait à l'image du collier, aux voiles des illusions — les petites perles n'étaient plus des simples idées ou pensées diverses, mais elles s'étaient élargies, avaient pris en volume, jusqu'à occuper la pièce entière, et devenaient des scènes — des visions... C'était là qu'au lieu d'entendre la voix (silencieuse) de son narrateur intérieur — l'unique spectateur du propre film de sa vie — il avait commencé une discussion avec une nouvelle voix (retentissante) qu'il rencontra en lui. — Les exercices d'écriture automatique, de peinture, tout cela lui avait apporté un peu de familiarité avec sa face cachée, mais à la manière d'un e-mail — pas d'une rencontre directe. Or maintenant qu'il s'était concentré sur les exercices visuels — les mandalas colorés qui tournaient — le tracé de sigilles — il avait soudain entendu à l'occasion d'une profonde transe, aussi nettement que s'il l'avait entendu en stade d'éveil, le tintement d'une petite cloche... — Et alors l'Ombre lui avait parlé. La voix était duelle, elle aussi. C'était à la fois la voix grave d'un homme, et une voix rauque de femme, qui retentissaient en même temps et avec les mêmes intonations, comme si les voix n'en faisaient qu'une. Il se demanda si c'était ainsi que d'autres l'avaient entendue... si c'était là la réelle signification du terme "mariage mystique" qu'il avait aperçu çà et là dans des ouvrages pourtant déconnectés les uns des autres. Voulant poursuivre les conversations qui ne duraient pas assez longtemps pour sonder les profondeurs autant qu'il l'eût souhaité, il chercha un guide parmi les plantes. * "Chez Viviane"... Il était à nouveau dans le même endroit. Il était devenu un habitué; c'était finalement dans ce bar qu'il avait lié d'intéressantes amitiés, noué de curieuses relations, et même rencontré ses premières amours. — Depuis quelque temps, un coven de sorcières se réunissait le samedi après-midi, toujours à la même table dans un coin tranquille de l'établissement. Elles demandaient du thé et des petits gâteaux, elles s'installaient en laissant soin que celle qui semblait leur compagne la plus expérimentée ait la place du milieu, et discutaient de longues heures. Souvent elles tiraient les cartes. Il arrivait souvent que quelques-unes restent quelques heures de plus, après ce curieux sabbat, et petit à petit elles avaient fait connaissance avec beaucoup de personnes que lui-même connaissait. C'est ainsi qu'ils en étaient venus à fréquenter les mêmes cercles. Parmi ces amis communs, l'un était un psychonaute amateur, A. — A. avait décidé d'expérimenter tout ce sur quoi il pourrait mettre la main. Dans son cas, ce n'était pas vraiment par quête spirituelle, bien que certaines explorations de l'âme lui aient effectivement laissé une impression profondément mystique. D'autres visions étaient moins clémentes... Good trip, bad trip, cela dépendait de la substance; et des précautions qu'il prenait. Les explorations étaient difficiles à partager avec autrui comme le vocabulaire de l'esprit pouvait être encore plus différent que celui qui bâtissait la pensée. Néanmoins, il avait été intéressant d'entendre certaines expériences de A. car par moments, elles lui rappelaient les courts entretiens qu'il avait certains soirs avec l'Ombre... — Et il était passionnant d'en apprendre plus sur les techniques qu'avait appris A. pour extraire certains métabolites secondaires... de la chimie, solvants polaires, apolaires... de la jardinerie, avec les types de sol... de la pratique, avec les astuces en cuisine pour adoucir un alcaloïde. — A. lui-même avait commencé à apprendre la botanique avec l'aide d'un ami chercheur, spécialiste de l'arabette, généticien de formation, mais qui cultivait également de bien curieuses sauges... A. avait parlé de l'ipomée. La plus active était l'ipomée violacée... mais il ne fallait pas se procurer les graines en section jardinage, puisque celles-là étaient bourrées de fongicides. L'une des sorcières partageant certaines de ses quêtes avait réservé un coin de son "autel vert" pour faire pousser les belles fleurs pourpres au soleil. Elle en prenait soin, c'était biologique, et apparemment les graines étaient de première qualité — et chose rare, de qualité régulière! alors qu'il est bien difficile le taux de principes actifs de beaucoup de plantes. En capitaine vétéran, A. prenait régulièrement des milliers de graines... N'étant pas fou, il prenait bien soin de dissuader qui aurait voulu en faire autant. — Mais il voulait plus. Il avait entendu d'une très rare variété de la plante, dont la fleur était très sombre; bleu nuit, presque noire... Cependant, personne n'en avait. Sauf la personne qui lui en avait touché mot: une étudiante étrangère qui venait de temps en temps rendre visite aux sorcières. Il fallait espérer qu'elle vienne aujourd'hui; et qu'elle reste un peu plus longtemps. Il avait décidé de tenir compagnie à A. en échange de l'obtention de quelques-unes des graines s'il arrivait à s'en procurer. — — — Tard dans la nuit. Ils partageaient un dernier verre. Elle était venue. Ils avaient sympathisé. Certains restaient. Elle était avec eux. Il se demandait d'où venait son accent; elle parlait parfaitement français, mais parfois certaines voyelles se confondaient, et la mélodie de sa voix ne chantait pas de la même manière. Mais c'était surtout ses yeux qui l'avaient impressionné; ces yeux clairs — si clairs malgré les cheveux foncés — qui lui avaient instantanément rappelé ceux de l'hypnotiste. * Il avait appris à préparer le thé amer avec les graines de la plante noire. Après de multiples expérimentations, il avait perfectionné la méthode pour atténuer les émétiques tout en conservant les autres messagers. Il avait également fallu optimiser la dose — mais maintenant, non seulement il arrivait à se plonger dans ses petites bulles et à converser avec son Ombre, ce Deux qui se cachait en lui-même, mais il avait commencé à la voir... à le voir: son double. La première apparition l'avait terrifié: il s'était vu lui-même, entièrement semblable — comme s'il avait scruté un miroir pendant des heures, jusqu'à ce que le cerveau ne réalise plus que c'était un miroir et interprétait le reflet véritablement comme la présence d'un autre. De même, il s'était demandé si le doppelgänger serait gaucher ou droitier... mais il n'avait jamais pu le déterminer. — Car quelque chose d'autre s'était trop tôt invité dans ces tableaux nocturnes: il voyait le double, certes... mais il commença à douter de ce qu'était réellement l'Autre, lorsqu'arrivèrent dans ces méditations "les Autres"... Il y avait un nain hirsute qui lui tenait des propos insensés... et qui avait les traits de Didier... Il y avait un tigre à tête de chat qui lui posait des questions étranges... Une fois il y avait revu l'homme aux yeux d'acier... Il y en avait légion. Il les comptait un par un. Trois, Quatre, Cinq... Il tendait vers... plus?... Il n'était plus sûr de comment voir le prochain signe. Était-ce un 8... — Était-ce un ∞... * * * * * * * * * * *
  19. Criterium

    Le champignon.

    Oui c'est vrai que c'est assez difficile de décrire cela aisément... Si tu imagines un bout de tissu, avec ses mailles; on peut le bouger, le plier, etc, dans nos trois dimensions habituelles. Je voulais faire une description authentique de ce que l'on percevrait si l'on avait un tel bout de tissu, mais que l'on bouge, plie, etc. dans quatre dimensions. Mais du coup, c'est assez difficile à percevoir et à se l'imaginer, même lorsque ce n'est pas en texte mais que l'on en voit une simulation en vidéo... (Il faudrait que je vois s'il y en a une plus claire quelque part sur youtube).
  20. Criterium

    Le monstre.

    C'est vrai, les pauvres ne devraient pas sortir s'ils se réveillent dans une atmosphère bizarre ou trop tard Merci de toutes tes lectures et tes commentaires, cela me fait très plaisir J'écris parfois des textes plus longs mais je n'en ai pas vraiment mis sur le blog... à part "Mandragore", mais qui pour autant n'a pas véritablement de fin — mais j'y pense parfois (le refondre dans un nouveau moule).
  21. Criterium

    Le haut-lieu.

    Ah, je comprends tout à fait: je vais t'avouer que le texte initial que j'avais griffonné sur un petit carnet (qui a un discours encore plus long et moins de positionnement dans un lieu) s'appelait "L'imposteur-yogi"... J'improvisais son texte en repensant à toutes ces personnes qui manient la figure de style avec des silences étudiés, avec des sauts d'une phrase à l'autre, qui peuplent un silence d'une certaine profondeur, que celle-là soit dans leurs mots ou non; les procédés des hypnotiseurs et des gourous. Or pour ceux-là, c'est souvent rédhibitoire si l'on a ce mécanisme d'alerte en soi qui les détecte. — Et donc en fait cela a fonctionné! D'autres personnes ont une tendance différente et vont par exemple sur-analyser les paroles des gourous pour y puiser, si ce n'est une profondeur, tout du moins des germes d'idées, même en s'apercevant qu'il s'agit d'un prêcheur, et parfois sans s'apercevoir qu'en fait la réelle profondeur, la réelle idée, venait d'eux-mêmes et pas du gourou. Par curiosité je voulais voir si j'allais avoir des lecteurs des deux types...
  22. Criterium

    Le haut-lieu.

    Ils avaient bravé le désert et les montagnes pour se retrouver dans l' "Autel Au-Dessus". C'était un lieu sacré. Une sorte de petite plaine bordée par les montagnes, qui ressemblait à un vieux cratère. Les gens parlaient avec un grand respect de l'endroit. On ne se souvenait plus de qui, ni de quand l'on était venu ici pour la première fois et reconnu qu'il y flottait un certain pouvoir; était-ce la vue et d'être entouré de collines qui nous forçaient à regarder le ciel et ses étoiles — était-ce la propriété particulière qu'avait le son de la voix en résonnant contre ces surfaces — ou était-ce quelque phénomène magnétique qui n'était perçu qu'inconsciemment — nul ne le savait vraiment; mais tous, jeunes et vieux, analphabètes et lettrés, sensitifs et carapacés, tous pouvaient y sentir ce quelque chose qui donnait à l'Autel son aura. Certains préféraient l'appeler tout simplement l'almaqan almurtafi', le "Haut-Lieu". À des moments précis de l'année, l'on s'y retrouvait pour y célébrer la Parole. Des petits groupes convergeaient, s'installaient en silence, formant un grand cercle dans le cratère comme dans un amphithéâtre. Un très long silence s'ensuivait. Puis, à chaque fois, un signal inconnu devait être perçu — et une personne, une seule, se levait et commençait à parler à voix forte, scandant un long discours que tous écoutaient. Ce n'était jamais la même personne. Chacun avait conscience que les mots prononcés ici revêtaient quelque chose en plus: un poids, une signification, une substance; c'était un peu de tout cela à la fois. Le langage n'y était pas cryptique — ce n'était pas un oracle — mais tel un oracle tous y prêtaient une attention particulière; écoutant chaque mot prononcé. Une fois que le long discours était fait, le ciel avait souvent eu le temps de s'assombrir... Alors, de petits groupes conversaient à voix basse de ce qu'ils venaient d'entendre, débattaient, y recherchant quelque chose. L'on installait des tentes, des sacs de couchage, l'on échangeait jusqu'à tard dans la nuit, puis l'on s'endormait; et très tôt le lendemain, dès les premières lueurs du jour, chacun repartait vers d'où il était venu. Ce jour-là, l'homme qui s'était levé était un inconnu. Personne ne se souvenait l'avoir vu auparavant; il leur ressemblait, il avait le même teint, les mêmes cheveux, la même barbe, la même langue — pourtant, il avait un petit accent, qui ne provenait pas juste du ton solennel que l'on adoptait à cette occasion. Il était très grand; son visage était étonnamment allongé. Venait-il d'un pays proche? — Il parlait: "Vous êtes venu ici pour entendre et pour voir. — Vous avez des oreilles; mais vous n'entendez pas! Vous avez des yeux; mais vous ne voyez pas! — La brise du vent, le tintement de la cloche; les teintes du ciel, les changements de la terre... Les entendez-vous — les voyez-vous? Non. Alors le monde moderne vous a donné des 'outils'. Votre vision nécessite l'assistance de cet outil que l'on appelle 'lunettes'. Votre ouïe se fait aider de cet outil de l' 'oreillette'. — Et pourtant... Le myope voit-il mieux avec les lunettes du presbyte? Le sourd qui n'entend plus de chant des oiseaux et le sourd qui n'entend plus la terre trembler échangeraient-ils leurs oreillettes? Ces outils sont des béquilles, ce n'est pas eux qui vous feront véritablement voir et véritablement entendre..." "La science des modernes nous dit que nous n'entendons que quelques vibrations — le son des tremblement de terre jusqu'au tintement des cloches les plus fines... — Elle nous dit que nous ne voyons que quelques vibrations — le rouge du réchaud jusqu'à la pourpre améthyste... — Quelques vibrations parmi un infini inconnu, dont la majorité ne sont ni vues ni entendues... Deux gouttes d'eau dans l'océan que nous ne voyons pas et dont nous n'entendons même pas les marées." "Imaginez la puissance de l'homme qui véritablement verrait, entendrait cet océan! À lui n'échoit aucune soif. Et pourtant... Parfois... Ne le sentez-vous pas, ne le percevez-vous pas — inexplicablement — un déjà-vu — une ombre — un pressentiment — une prémonition — n'avez-vous pas l'impression qu'une rare vibration inconnue, échouée on ne sait comment, parcourt l'univers et vous touche? N'avez-vous jamais ressenti cela? Vous ne la voyiez pas... vous ne l'entendiez pas... et pourtant vous perceviez quelque chose... Alors: ne possédez-vous donc pas en vous-même un secret? — Un sens secret... — Qui vibre aux subtiles vibrations. Une bouche muette, que l'on a tue. À quoi bon les outils, si le véritable sens reste caché! Le véritable outil est celui qui permet d'exhumer le trésor. Un troisième œil et une oreille intérieure, et le second cœur... Les facettes de ce sens occulte. — À travers celui-ci... Vous voulez véritablement voir. Vous voulez véritablement entendre." Long silence d'un soleil qui se couche — l'ambre sur l'horizon. Les hommes réfléchissaient. Leurs expressions sont toujours difficiles à suivre, car ils étaient maîtres d'eux-mêmes; cependant on aurait pu y percevoir tout d'abord une incrédulité et une appréhension. Était-ce un imposteur? Les phrases scandées une par une avaient pourtant éveillé quelque chose qu'ils ne percevaient pas encore tout à fait. Et à la mention du sens secret, chacun en avait petit à petit acquis la certitude. Chacun sentait que le trésor était proche.
  23. Criterium

    Le monstre.

    Il est tard. La rame de métro arrive dans un crissement sauvage. Sifflement souterrain et infernal — les freins hurlent et immobilisent la machine. Alors c'est le moment où dans le brouhaha les voyageurs nocturnes montent et descendent, troquent leur place du quai à la rame. Au lieu de l'écho des longues galeries dans lesquelles tout résonne, c'est maintenant l'espace étroit de l'intérieur du métro, lequel aussitôt repart à grand bruit et à toute vitesse. Les gens gardent le silence; chacun regarde à ses pieds, ou plus souvent — son téléphone. Même dans les recoins obscurs l'on discerne les petits écrans bleus. Par habitude, par attente; chacun veut juste arriver à destination. Il y a des moments où l'on sent immédiatement, instinctivement, que l'on vient de pénétrer dans un endroit où quelque chose ne va pas. C'est comme une électricité dans l'air; comme une odeur inconsciente qui nous met à l'alerte. Peut-être que l'on sent réellement l'adrénaline; ou peut-être que l'on la devine au tracé de certains visages. Alors on cherche tout de suite du regard d'où l'impression peut bien provenir; et bien souvent — comme maintenant — on remarque tout de suite quelqu'un d'étrange : un homme aux cheveux en désordre, dont les mains font de petits mouvements nerveux. Il a l'air sale; il a l'air énervé; pourtant pour le moment rien de spécifique ne le singularise — c'est encore juste un instinct. Je suis sur mes gardes. Alors l'on se demande si ce n'est pas comme un monstre qui attend que l'on fasse un mouvement de recul, ou que l'on se retourne, pour soudain surgir. Il doit y avoir un déclic, c'est certain; l'événement déclencheur doit être écrit quelque part dans le script — mais si je suis une actrice de film d'horreur, on a oublié de me le faire savoir... Je me demande si les autres personnes ressentent la même impression et se cachent dans leur écrans — surtout faire comme si de rien n'était! — ou si réellement il sont si absorbés dedans qu'ils se sont engourdis. Impossible d'en faire de même; toute l'attention se focalise sur le lieu où ça va se produire, tout en commençant à s'éloigner. Et... — Le cri. Un hurlement. Inarticulé. Il vient de l'homme aux cheveux sales. Ses mains tremblent encore plus — ce n'est pas par peur, mais plutôt à force de contracter ses muscles par à-coups. — Personne n'a bougé — Tout le monde a forcément entendu. Aucune réaction. L'homme se lève et grogne, il hurle à nouveau; ses frissons ne sont pas normaux et évoquent immédiatement la pathologie. L'inconnu est-il fou? - D'une voix rauque, il croasse, éructe; ses yeux s'allument et semblent scruter autour de lui, tout en fixant les gens non pas comme s'il les regardait en face, mais plutôt dévisageait un point un peu plus éloigné situé juste derrière eux. Il passe nerveusement de l'un à l'autre, cherchant quelque chose... cherchant quelqu'un... à l'affût, aux aguets. — Je ne peux pas le quitter des yeux, c'est trop dangereux; même en tentant de dissimuler le regard... et donc arrive soudain l'inéluctable: l'homme me remarque. L'espace d'un instant, les yeux dans les yeux... — Je vois son regard de fou furieux. L'étincelle y est éteinte; mais ce n'est pas le regard vide comme ceux fatigués des autres voyageurs fatigués et effacés: — les yeux sont trop largement ouverts, et les pupilles ne sont pas de la bonne taille; le blanc de l'œil est rougi, anormal. C'est comme si l'homme lui-même ne me voyait pas, mais qu'à travers son œil de poisson mort m'avait remarquée quelque chose monstrueuse. — Aussitôt il grommelle. Puis le grognement devient un cri, rauque et cassé. Une syllabe sans fin et qui me glace le sang: car je le sais bien, ce qu'il hurle ne peut être que mon nom. Personne n'a bougé. Personne n'a dit mot. Il me semble qu'il n'y a en fait personne dans ce métro; ces gens immobiles sont des reflets et des ombres... Je suis donc bien seule. Seule — moi et le monstre. — Alors je recule tout en gardant la forme à l'œil, par des pas vers l'arrière, en tentant de garder l'équilibre avec la rame qui file à toute vitesse dans le noir. À chaque pas vers l'arrière, l'être hideux s'avance d'autant, boitant et tremblant, agité de spasmes maladifs. Il sue. L'odeur des gouttes qui perlent sur son front est mauvaise; elle rappelle à la fois celle du soufre et du sang. Et le cri, le cri, qui se module et reprend, perce les oreilles de son horrible craquement. Sa mâchoire s'ouvre et se ferme nerveusement. Je vois des dents jaunes, presque ambrées. Mon cœur bat trop fort et semble vouloir me briser la poitrine, lorsque je réalise le détail le plus horrible: les dents — les dents ocres et affreuses — sont toutes taillées en pointe. Il approche, il approche! Il faut se retourner et courir. S'enfuir le plus rapidement possible tout au fond de la rame. Espérer que les jambes ne flanchent pas, secouées par le trajet du métro et tremblantes de peur. Aller tout au bout, le plus loin possible; sans penser aux bruits désarticulés de la masse hurlante qui me suit de plus en plus rapidement — dont les cris paraissent encore plus insensés maintenant qu'il est dans mon dos et que je ne le vois plus. — Courir, courir. Un coup de frein brutal manque me faire tomber; j'ai attrapé quelque chose à temps. Les portes s'ouvrent. Je me rue au-travers, peu importe la station... Sur le quai, de nouvelles ombres; certains montent, d'autres descendent, tous les voyageurs ont cet air absent de ne pas être tout à fait en vie. Personne ne le remarque-t-il donc?... Pourtant la chose vocifère, aboie et s'égosille avec des monosyllabes qui ne font aucun sens; le fou furieux est lui aussi sorti de la rame, et malgré le fait qu'il se déplace d'une façon bizarre — claudiquant, clopinant en diagonale avec des pas inégaux — il est beaucoup plus rapide que je ne le pensais. Ses bras s'agitent de soubresauts très vifs, très tendus; leur disposition est étrange, comme s'il avait deux coudes successifs. L'odeur est de plus en plus forte. Impossible de rester là; il faut fuir plus vite et plus loin. J'espère que la station est suffisamment grande. Alors je cours dans les couloirs sombres. Ils sont sales, et il y a de moins en moins de monde à cette heure tardive. Les tunnels s'entrecroisent; c'est une immense station, là où ils deviennent labyrinthiques et connectent de nombreuses lignes par d'innombrables galeries plus ou moins accessibles. On a dû adapter d'anciennes catacombes; sans aucune raison apparente il faut parfois gravir quelques marches, parfois en descendre un nombre toujours impair; tourner dans une direction pour aussitôt devoir tourner vers l'autre. Le cri s'est peut-être éloigné, mais dans ce dédale il résonne tant contre tous les murs, se réverbère jusqu'à envelopper tout le couloir et toutes les directions de sa note distordue, que l'être me semble toujours trop proche. — À droite, plus vite; mes jambes me font mal. — Sauvée. C'est un quai, une autre rame. Il y a du monde. Un métro arrive. La foule s'anime. L'horrible crissement des freins fait taire toutes les conversations, étouffe même l'écho qui s'est enfin éloigné. Les gens échangent leur place; ils montent, ils descendent, ombres agitées, anonymes qui se pressent. Je ne sais pas s'ils me voient vraiment, essoufflée, monter dans la rame, prendre de grandes respirations tout en sentant les jambes tremblotantes, encore brûlantes de l'effort. Les portes se referment, la rame part d'un coup brusque d'accélérateur. Sauvée. Mais il y a des moments où l'on sent immédiatement, instinctivement, que l'on vient de pénétrer dans un endroit où quelque chose ne va pas. L'air ici aussi est électrique; une odeur que je reconnais flotte dans l'espace clos. Une odeur que je ne voulais plus sentir. Là, rabougri dans un coin, une forme humaine enveloppée dans une sorte de manteau lacéré commençait à bouger, à se remettre sur pattes. Les efforts faisaient suer ce que je pensais être un clochard — mais qui d'un coup, soudain, vif et nerveux, relève la tête et me fixe du regard. C'est le même fou — il hurle! Sa bouche grande ouverte laisse à nouveau voir ses dents hideuses et pointues. Ses pupilles sont haineuses. Mais personne ne le voit-il donc? Pourquoi est-ce que personne ne réagit? Est-ce la peur, et le stade final où, à force de se terrer, plus personne ne peut ni voir ni entendre les autres? - Il essaie de se relever, mais chute encore et encore, et donc se traîne sur le sol... Ses jambes ne marchent-elles plus? Est-ce un autre monstre? — Lorsque son manteau s'accroche quelque part et tombe alors, révélant son corps affreux... il me semble que je deviens folle... Il n'a pas de jambes... mais est-ce là ce qui lui sert de membres inférieurs? Au-dessous du ventre, ce n'est plus une forme humaine: c'est comme une viande recouverte de vers... et ce sont ces appendices qui le traînent — ces innombrables petits tentacules... Je cours, je fuis... Mais maintenant je le sais bien: son hurlement ininterrompu, son monosyllabe incompréhensible qui perce les oreilles... C'est forcément mon nom.
  24. Criterium

    Le champignon.

    Une grande salle aux murs d'hôpital, blanc crème, sans décorations. L'espace est subdivisé en plusieurs espaces de travail par des paillasses recouvertes d'un capharnaüm de matériels scientifiques. Il y a des pipettes, des tubes, des éprouvettes, des appareils, des récipients; des boîtes — énormément de boîtes. Certaines sont en carton, griffonnées de la main d'un technicien: "PCR v5 sept.-oct." ou encore "Échantillons Steph 2019". D'autres, plus colorées, sont des kits provenant de diverses entreprises de biotechnologie: Zymo, Eppendorf, Bio-Rad... Des grandes boîtes vertes, rouges et bleues. Sous les paillasses, de nombreux petits frigidaires, certains à 4°C et d'autres à -20°C. C'est au fond de la pièce que l'on trouve l'énorme armoire frigorifique qui conserve d'autres échantillons à -80°C... Celle-là fait du bruit: le condensateur; son bourdonnement se mêle à ceux des lumières constamment laissées allumées. — Fait-il jour, fait-il nuit? On ne sait pas, la lumière est la même, le son est le même; tout au plus pouvait-on le déduire quand au bruit de fond se mêlait celui de conversations brèves et techniques, lorsque se tenaient plusieurs chercheurs dans la pièce. — Mais en ce moment, aucune voix ne s'y faisait entendre. L'homme était seul. Il s'affairait sur sa paillasse, préparait une lame de verre à accueillir l'échantillon qui le tracassait tant. Il avait soigneusement lavé la lame, de toutes les manières qu'il pouvait: éthanol, tissu, brève exposition à une flamme... la surface devait être impeccable. — Enfin, il est prêt. Il se place au microscope, ajuste le bouton rotatif qui contrôle la focale des lentilles précises et précieuses. Voilà; l'échantillon apparaît nettement, et il peut l'observer à nouveau — encore une fois face à l'énigme. Il voit le mycélium. De longs filaments; on distingue nettement les séparations entre les cellules allongées. Pourtant certains filaments semblent déconnectés, s'élargissent ou diminuent de taille le long de la maille. D'un geste plein de précautions, il meut l'échantillon avec de minuscules pinces, les yeux rivés sur l'objectif du microscope pour voir l'effet que le mouvement entraîne. D'habitude, l'on voit distinctement les filaments bouger dans la direction que l'on a choisie; simplement comme un objet, comme si l'on poussait un tissu avec une baguette — mais là, justement, l'effet n'est pas le même. Certains filaments rapetissent, d'autres s'agrandissent, des petits cercles apparaissent et disparaissent; l'ensemble se meut plus ou moins dans la direction voulue, mais il y a ce pétillement inexplicable, cette disparition soudaine de files entières de cellules qu'il gardait pourtant à l'œil... alors que d'autres paraissent soudain se matérialiser de nulle part. - C'est incroyable, irréel; pourtant dans le laboratoire rien ne change - le même bruit blanc, la même lumière blafarde... ce sont seulement les mains de l'homme qui tremblent. Il tente de comprendre. Peut-être... si un objet en trois dimensions passait par un plan habité par des êtres bidimensionnels, ceux-là n'en apercevraient que des intersections; les doigts d'une main seraient des cercles apparaissant, changeant de taille, des objets distincts et pourtant liés entre eux par quelque relation secrète, puisque le mouvement de chacun, et de l'ensemble, affecte tous les autres. Par analogie, un objet en quatre dimensions passant sur notre plan apparaîtrait comme de multiples sphères, apparaissant, changeant de taille, toutes liées inexplicablement ensemble. Ainsi, un tube sur ce plan pouvait apparaître comme une sphère plus ou moins allongée, ou encore comme un cône, selon le quatrième angle... — Et d'une manière ou d'une autre, c'était exactement ainsi que lui apparaissait le mycélium du champignon qu'il étudiait depuis quelque temps. Mais il y avait un problème. C'est que c'était impossible. — Était-ce impossible? Alors il observait, cillait des yeux comme pour donner un temps de répit à son cerveau qui ne pouvait pas à la fois accepter que ce fût impossible, et que pourtant il le voyait très distinctement. Chaque mouvement qu'il opérait sur l'étrange mycélium avait le même effet, de le mouvoir dans la direction voulue; mais tout comme celui-ci allait un peu sur les côtés en même temps, celui-ci allait également un peu sur les côtés... d'une dimension qui n'était pas possible; ce qui donnait ces effets magnifiques et incompréhensibles sur cette maille biologique. Pourtant l'échantillon n'avait rien d'extra-terrestre; il s'agissait juste d'une autre moisissure, récupérée d'on ne sait où, quelque part au Yémen. La forme des hyphes était semblable à celle habituellement vue chez les hétérocaryons basidiomycètes, avec de minuscules anses connectant les cellules attenantes au niveau de chaque septum. Rien ne différentiait le champignon de ce que l'on aurait vu en mettant un petit morceau écrasé de mycélium de bolet au microscope. Et pourtant... celui-ci poussait en longueur, en largeur, en profondeur, et en... perfondeur? L'espace d'un instant, il cru devenir fou en pensant au fait que depuis cet autre plan, des présences l'observaient, guettaient chacun de ses gestes...
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