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Le monstre.


Criterium

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Il est tard. La rame de métro arrive dans un crissement sauvage. Sifflement souterrain et infernal — les freins hurlent et immobilisent la machine. Alors c'est le moment où dans le brouhaha les voyageurs nocturnes montent et descendent, troquent leur place du quai à la rame. Au lieu de l'écho des longues galeries dans lesquelles tout résonne, c'est maintenant l'espace étroit de l'intérieur du métro, lequel aussitôt repart à grand bruit et à toute vitesse. Les gens gardent le silence; chacun regarde à ses pieds, ou plus souvent — son téléphone. Même dans les recoins obscurs l'on discerne les petits écrans bleus. Par habitude, par attente; chacun veut juste arriver à destination.

Il y a des moments où l'on sent immédiatement, instinctivement, que l'on vient de pénétrer dans un endroit où quelque chose ne va pas. C'est comme une électricité dans l'air; comme une odeur inconsciente qui nous met à l'alerte. Peut-être que l'on sent réellement l'adrénaline; ou peut-être que l'on la devine au tracé de certains visages. Alors on cherche tout de suite du regard d'où l'impression peut bien provenir; et bien souvent — comme maintenant — on remarque tout de suite quelqu'un d'étrange : un homme aux cheveux en désordre, dont les mains font de petits mouvements nerveux. Il a l'air sale; il a l'air énervé; pourtant pour le moment rien de spécifique ne le singularise — c'est encore juste un instinct. Je suis sur mes gardes.

Alors l'on se demande si ce n'est pas comme un monstre qui attend que l'on fasse un mouvement de recul, ou que l'on se retourne, pour soudain surgir. Il doit y avoir un déclic, c'est certain; l'événement déclencheur doit être écrit quelque part dans le script — mais si je suis une actrice de film d'horreur, on a oublié de me le faire savoir... Je me demande si les autres personnes ressentent la même impression et se cachent dans leur écrans — surtout faire comme si de rien n'était! — ou si réellement il sont si absorbés dedans qu'ils se sont engourdis. Impossible d'en faire de même; toute l'attention se focalise sur le lieu où ça va se produire, tout en commençant à s'éloigner. Et...

— Le cri.

Un hurlement. Inarticulé. Il vient de l'homme aux cheveux sales. Ses mains tremblent encore plus — ce n'est pas par peur, mais plutôt à force de contracter ses muscles par à-coups. — Personne n'a bougé — Tout le monde a forcément entendu. Aucune réaction. L'homme se lève et grogne, il hurle à nouveau; ses frissons ne sont pas normaux et évoquent immédiatement la pathologie. L'inconnu est-il fou? - D'une voix rauque, il croasse, éructe; ses yeux s'allument et semblent scruter autour de lui, tout en fixant les gens non pas comme s'il les regardait en face, mais plutôt dévisageait un point un peu plus éloigné situé juste derrière eux. Il passe nerveusement de l'un à l'autre, cherchant quelque chose... cherchant quelqu'un... à l'affût, aux aguets. — Je ne peux pas le quitter des yeux, c'est trop dangereux; même en tentant de dissimuler le regard... et donc arrive soudain l'inéluctable: l'homme me remarque. L'espace d'un instant, les yeux dans les yeux... — Je vois son regard de fou furieux. L'étincelle y est éteinte; mais ce n'est pas le regard vide comme ceux fatigués des autres voyageurs fatigués et effacés: — les yeux sont trop largement ouverts, et les pupilles ne sont pas de la bonne taille; le blanc de l'œil est rougi, anormal. C'est comme si l'homme lui-même ne me voyait pas, mais qu'à travers son œil de poisson mort m'avait remarquée quelque chose monstrueuse. — Aussitôt il grommelle. Puis le grognement devient un cri, rauque et cassé. Une syllabe sans fin et qui me glace le sang: car je le sais bien, ce qu'il hurle ne peut être que mon nom.

Personne n'a bougé. Personne n'a dit mot. Il me semble qu'il n'y a en fait personne dans ce métro; ces gens immobiles sont des reflets et des ombres... Je suis donc bien seule. Seule — moi et le monstre. — Alors je recule tout en gardant la forme à l'œil, par des pas vers l'arrière, en tentant de garder l'équilibre avec la rame qui file à toute vitesse dans le noir. À chaque pas vers l'arrière, l'être hideux s'avance d'autant, boitant et tremblant, agité de spasmes maladifs. Il sue. L'odeur des gouttes qui perlent sur son front est mauvaise; elle rappelle à la fois celle du soufre et du sang. Et le cri, le cri, qui se module et reprend, perce les oreilles de son horrible craquement. Sa mâchoire s'ouvre et se ferme nerveusement. Je vois des dents jaunes, presque ambrées. Mon cœur bat trop fort et semble vouloir me briser la poitrine, lorsque je réalise le détail le plus horrible: les dents — les dents ocres et affreuses — sont toutes taillées en pointe.

Il approche, il approche!

Il faut se retourner et courir. S'enfuir le plus rapidement possible tout au fond de la rame. Espérer que les jambes ne flanchent pas, secouées par le trajet du métro et tremblantes de peur. Aller tout au bout, le plus loin possible; sans penser aux bruits désarticulés de la masse hurlante qui me suit de plus en plus rapidement — dont les cris paraissent encore plus insensés maintenant qu'il est dans mon dos et que je ne le vois plus. — Courir, courir.

Un coup de frein brutal manque me faire tomber; j'ai attrapé quelque chose à temps. Les portes s'ouvrent. Je me rue au-travers, peu importe la station... Sur le quai, de nouvelles ombres; certains montent, d'autres descendent, tous les voyageurs ont cet air absent de ne pas être tout à fait en vie. Personne ne le remarque-t-il donc?... Pourtant la chose vocifère, aboie et s'égosille avec des monosyllabes qui ne font aucun sens; le fou furieux est lui aussi sorti de la rame, et malgré le fait qu'il se déplace d'une façon bizarre — claudiquant, clopinant en diagonale avec des pas inégaux — il est beaucoup plus rapide que je ne le pensais. Ses bras s'agitent de soubresauts très vifs, très tendus; leur disposition est étrange, comme s'il avait deux coudes successifs. L'odeur est de plus en plus forte. Impossible de rester là; il faut fuir plus vite et plus loin. J'espère que la station est suffisamment grande.

Alors je cours dans les couloirs sombres. Ils sont sales, et il y a de moins en moins de monde à cette heure tardive. Les tunnels s'entrecroisent; c'est une immense station, là où ils deviennent labyrinthiques et connectent de nombreuses lignes par d'innombrables galeries plus ou moins accessibles. On a dû adapter d'anciennes catacombes; sans aucune raison apparente il faut parfois gravir quelques marches, parfois en descendre un nombre toujours impair; tourner dans une direction pour aussitôt devoir tourner vers l'autre. Le cri s'est peut-être éloigné, mais dans ce dédale il résonne tant contre tous les murs, se réverbère jusqu'à envelopper tout le couloir et toutes les directions de sa note distordue, que l'être me semble toujours trop proche.

— À droite, plus vite; mes jambes me font mal. — Sauvée. C'est un quai, une autre rame. Il y a du monde. Un métro arrive. La foule s'anime. L'horrible crissement des freins fait taire toutes les conversations, étouffe même l'écho qui s'est enfin éloigné. Les gens échangent leur place; ils montent, ils descendent, ombres agitées, anonymes qui se pressent. Je ne sais pas s'ils me voient vraiment, essoufflée, monter dans la rame, prendre de grandes respirations tout en sentant les jambes tremblotantes, encore brûlantes de l'effort. Les portes se referment, la rame part d'un coup brusque d'accélérateur. Sauvée.

Mais il y a des moments où l'on sent immédiatement, instinctivement, que l'on vient de pénétrer dans un endroit où quelque chose ne va pas. L'air ici aussi est électrique; une odeur que je reconnais flotte dans l'espace clos. Une odeur que je ne voulais plus sentir. Là, rabougri dans un coin, une forme humaine enveloppée dans une sorte de manteau lacéré commençait à bouger, à se remettre sur pattes. Les efforts faisaient suer ce que je pensais être un clochard — mais qui d'un coup, soudain, vif et nerveux, relève la tête et me fixe du regard. C'est le même fou — il hurle! Sa bouche grande ouverte laisse à nouveau voir ses dents hideuses et pointues. Ses pupilles sont haineuses. Mais personne ne le voit-il donc? Pourquoi est-ce que personne ne réagit? Est-ce la peur, et le stade final où, à force de se terrer, plus personne ne peut ni voir ni entendre les autres? - Il essaie de se relever, mais chute encore et encore, et donc se traîne sur le sol... Ses jambes ne marchent-elles plus? Est-ce un autre monstre? — Lorsque son manteau s'accroche quelque part et tombe alors, révélant son corps affreux... il me semble que je deviens folle... Il n'a pas de jambes... mais est-ce là ce qui lui sert de membres inférieurs? Au-dessous du ventre, ce n'est plus une forme humaine: c'est comme une viande recouverte de vers... et ce sont ces appendices qui le traînent — ces innombrables petits tentacules... Je cours, je fuis... Mais maintenant je le sais bien: son hurlement ininterrompu, son monosyllabe incompréhensible qui perce les oreilles... C'est forcément mon nom.

4 Commentaires


Commentaires recommandés

Citation

Il est tard.

Mais pourquoi vas-tu trainer si tard???

Tu dois bien le savoir que tes personnages ont une fâcheuse tendance à se retrouver dans des situations compliquées...

N'empêche, moi je lis jusqu'à la lie (jusqu'hallali) et j'accompagne tes "suppliciés" sachant déjà que je devrais rester sur ma faim... de fin. Tes héros, ce sont des "Tantale".

Mais bon, je dois être maso, j'embarque à chaque fois. Je n'ai pas encore lu ton billet suivant "le Haut-Lieu" mais je ne doute pas d'avoir encore à craindre pour le sort d'une de tes créations.

Merci.

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C'est vrai, les pauvres ne devraient pas sortir s'ils se réveillent dans une atmosphère bizarre ou trop tard :smile2:

Merci de toutes tes lectures et tes commentaires, cela me fait très plaisir :)

J'écris parfois des textes plus longs mais je n'en ai pas vraiment mis sur le blog... à part "Mandragore", mais qui pour autant n'a pas véritablement de fin — mais j'y pense parfois (le refondre dans un nouveau moule).

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(Cela me rappelle  un peu un vieux film Midnight meat train).

J'ai tout lu , portant c'est long mais le descriptif est captivant , le détail qui permet une visualisation comme un film qui se déroule à l'instant.

J'en userais pour une métaphore propre à chacun ; chacun de nous (enfin je crois ) ayant un ou quelques monstres se cachant quelque part dans sa vie.

Un beau scénario où on tient -un peu le premier rôle- face à la peur.

c'est un peu comme ces cauchemars tellement réels qu'ils restent présents durant des jours, avec cette appréhension qu'ils peuvent être vrais avec cet inexplicable sentiment d'avoir franchi une dimension méconnue.

J'ai senti l'odeur fétide  et ressentie l'impression de ne pas être là où il faut. Un aparté avec sa -ou ses- peur (s) au milieu d'une foule, comme crier sans qu'aucun son ne sorte. La détresse solitaire.

Le face à face (métaphorique ou pas ) avec ce qui nous fait peur , mais auquel on doit pourtant faire face.

Merci.

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Invité
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