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Le haut-lieu.


Criterium

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Ils avaient bravé le désert et les montagnes pour se retrouver dans l' "Autel Au-Dessus".

C'était un lieu sacré. Une sorte de petite plaine bordée par les montagnes, qui ressemblait à un vieux cratère. Les gens parlaient avec un grand respect de l'endroit. On ne se souvenait plus de qui, ni de quand l'on était venu ici pour la première fois et reconnu qu'il y flottait un certain pouvoir; était-ce la vue et d'être entouré de collines qui nous forçaient à regarder le ciel et ses étoiles — était-ce la propriété particulière qu'avait le son de la voix en résonnant contre ces surfaces — ou était-ce quelque phénomène magnétique qui n'était perçu qu'inconsciemment — nul ne le savait vraiment; mais tous, jeunes et vieux, analphabètes et lettrés, sensitifs et carapacés, tous pouvaient y sentir ce quelque chose qui donnait à l'Autel son aura. Certains préféraient l'appeler tout simplement l'almaqan almurtafi', le "Haut-Lieu".

À des moments précis de l'année, l'on s'y retrouvait pour y célébrer la Parole.

Des petits groupes convergeaient, s'installaient en silence, formant un grand cercle dans le cratère comme dans un amphithéâtre. Un très long silence s'ensuivait. Puis, à chaque fois, un signal inconnu devait être perçu — et une personne, une seule, se levait et commençait à parler à voix forte, scandant un long discours que tous écoutaient. Ce n'était jamais la même personne. Chacun avait conscience que les mots prononcés ici revêtaient quelque chose en plus: un poids, une signification, une substance; c'était un peu de tout cela à la fois. Le langage n'y était pas cryptique — ce n'était pas un oracle — mais tel un oracle tous y prêtaient une attention particulière; écoutant chaque mot prononcé. Une fois que le long discours était fait, le ciel avait souvent eu le temps de s'assombrir... Alors, de petits groupes conversaient à voix basse de ce qu'ils venaient d'entendre, débattaient, y recherchant quelque chose. L'on installait des tentes, des sacs de couchage, l'on échangeait jusqu'à tard dans la nuit, puis l'on s'endormait; et très tôt le lendemain, dès les premières lueurs du jour, chacun repartait vers d'où il était venu.

Ce jour-là, l'homme qui s'était levé était un inconnu.

Personne ne se souvenait l'avoir vu auparavant; il leur ressemblait, il avait le même teint, les mêmes cheveux, la même barbe, la même langue — pourtant, il avait un petit accent, qui ne provenait pas juste du ton solennel que l'on adoptait à cette occasion. Il était très grand; son visage était étonnamment allongé. Venait-il d'un pays proche? — Il parlait:

"Vous êtes venu ici pour entendre et pour voir. — Vous avez des oreilles; mais vous n'entendez pas! Vous avez des yeux; mais vous ne voyez pas! — La brise du vent, le tintement de la cloche; les teintes du ciel, les changements de la terre... Les entendez-vous — les voyez-vous? Non. Alors le monde moderne vous a donné des 'outils'. Votre vision nécessite l'assistance de cet outil que l'on appelle 'lunettes'. Votre ouïe se fait aider de cet outil de l' 'oreillette'. — Et pourtant... Le myope voit-il mieux avec les lunettes du presbyte? Le sourd qui n'entend plus de chant des oiseaux et le sourd qui n'entend plus la terre trembler échangeraient-ils leurs oreillettes? Ces outils sont des béquilles, ce n'est pas eux qui vous feront véritablement voir et véritablement entendre..."

"La science des modernes nous dit que nous n'entendons que quelques vibrations — le son des tremblement de terre jusqu'au tintement des cloches les plus fines... — Elle nous dit que nous ne voyons que quelques vibrations — le rouge du réchaud jusqu'à la pourpre améthyste... — Quelques vibrations parmi un infini inconnu, dont la majorité ne sont ni vues ni entendues... Deux gouttes d'eau dans l'océan que nous ne voyons pas et dont nous n'entendons même pas les marées."

"Imaginez la puissance de l'homme qui véritablement verrait, entendrait cet océan! À lui n'échoit aucune soif. Et pourtant... Parfois... Ne le sentez-vous pas, ne le percevez-vous pas — inexplicablement — un déjà-vu — une ombre — un pressentiment — une prémonition — n'avez-vous pas l'impression qu'une rare vibration inconnue, échouée on ne sait comment, parcourt l'univers et vous touche? N'avez-vous jamais ressenti cela? Vous ne la voyiez pas... vous ne l'entendiez pas... et pourtant vous perceviez quelque chose... Alors: ne possédez-vous donc pas en vous-même un secret? — Un sens secret... — Qui vibre aux subtiles vibrations. Une bouche muette, que l'on a tue. À quoi bon les outils, si le véritable sens reste caché! Le véritable outil est celui qui permet d'exhumer le trésor. Un troisième œil et une oreille intérieure, et le second cœur... Les facettes de ce sens occulte. — À travers celui-ci... Vous voulez véritablement voir. Vous voulez véritablement entendre."

Long silence d'un soleil qui se couche — l'ambre sur l'horizon.

Les hommes réfléchissaient. Leurs expressions sont toujours difficiles à suivre, car ils étaient maîtres d'eux-mêmes; cependant on aurait pu y percevoir tout d'abord une incrédulité et une appréhension. Était-ce un imposteur? Les phrases scandées une par une avaient pourtant éveillé quelque chose qu'ils ne percevaient pas encore tout à fait. Et à la mention du sens secret, chacun en avait petit à petit acquis la certitude. Chacun sentait que le trésor était proche.

4 Commentaires


Commentaires recommandés

Ah bah, là, même si ton personnage est plus "reposant", le mécanisme "d'accroche" quasi immédiat dans presque tout ce que je lis de toi ne fonctionne pas ici. Ton "gourou" ne m'inspire pas. Mais pour le coup, ça tient sûrement, non à ton écriture, mais plus à ma simple réelle réaction face aux prêcheurs de tous bords. Voilà, c'est dit : Je l'aime pô, çui-là!

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Ah, je comprends tout à fait: je vais t'avouer que le texte initial que j'avais griffonné sur un petit carnet (qui a un discours encore plus long et moins de positionnement dans un lieu) s'appelait "L'imposteur-yogi"... J'improvisais son texte en repensant à toutes ces personnes qui manient la figure de style avec des silences étudiés, avec des sauts d'une phrase à l'autre, qui peuplent un silence d'une certaine profondeur, que celle-là soit dans leurs mots ou non; les procédés des hypnotiseurs et des gourous. Or pour ceux-là, c'est souvent rédhibitoire si l'on a ce mécanisme d'alerte en soi qui les détecte. — Et donc en fait cela a fonctionné! :)

D'autres personnes ont une tendance différente et vont par exemple sur-analyser les paroles des gourous pour y puiser, si ce n'est une profondeur, tout du moins des germes d'idées, même en s'apercevant qu'il s'agit d'un prêcheur, et parfois sans s'apercevoir qu'en fait la réelle profondeur, la réelle idée, venait d'eux-mêmes et pas du gourou. Par curiosité je voulais voir si j'allais avoir des lecteurs des deux types...

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Ah super alors!

Si tu remarques, je joue plus la psychologie du (des) personnage(s) que celle de l'auteur quand il est bon. Et pour moi, c'est signe de vrai talent. Je m'installe dans tes décors et j'observe tes acteurs. Je les juge silencieusement aussi tant qu'à faire. Ça me plait bien de m'inviter parmi eux tant que les monstres ne me remarquent pas!

Modifié par Elfière
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Invité
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