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Criterium

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Billets posté(e)s par Criterium

  1. Criterium
    Combien de temps cela faisait-il que je n'étais pas revenu en France? - Suffisamment longtemps, en tout cas, pour que la réponse ne me vînt pas immédiatement à l'esprit: je devais réfléchir, recompter les années qui venaient de s'écouler, me remémorer les événements principaux qui avaient déterminé chacune. Il y avait ces expéditions menées au Bhoutan; au Népal; il y avait tous ces voyages, certes professionnels, mais qui nécessitaient mon attention sur tous les plans et avaient donc été les principaux facteurs dictant ma vie. Le temps s'était écoulé d'une manière très particulière... — Tout en me posant cette question, je me dirigeais d'un pas lent, mais sûr. Je reconnaissais les petites rues menant jusqu'à la vieille ville; cette statue dont je me souvenais de la posture mais avait oublié le nom de qui elle représente; ce pont qu'il fallait franchir pour arriver enfin au point de rendez-vous. L'après-midi était chaude, beaucoup de passants se promenaient çà et là dans des tenues colorées; l'atmosphère ainsi m'éloignait de la nostalgie. Les enseignes des échoppes et des bars avaient changé depuis la dernière fois où je m'aventurai dans cette rue - une artère festive et ancienne, étroite, au sol pavé. Mes pas ralentissaient et mon regard passait d'un écriteau à l'autre, à la recherche de l'endroit désigné. — Et, bientôt, une voix dans mon dos:
    — "B.! Je suis là."
    Je me retournai. Les lettres à demi-effacées du nom du bar m'avaient échappé, un instant plus tôt. Mais maintenant, je les reconnaissais clairement, et je voyais bien que les quelques tables en terrasse n'avaient pas exactement le même aspect que celles de la grande brasserie d'à côté. Je n'avais jamais vu cet endroit auparavant; sans doute, il ne devait pas exister à l'époque où je parcourais cette rue presque quotidiennement. — Et, me saluant de la main, attablé, je vis François. Cela faisait des années... Il n'avait pas changé, pas même vieilli. Tous ses traits étaient les mêmes; le même demi-sourire, la même façon de tenir sa bière, de jouer avec le doigt sur le rebord du verre. Seule sa voix m'avait surpris - simplement parce que je ne l'avais pas entendue depuis longtemps. Il faut souvent se réhabituer aux voix.
    Nous commençâmes par les nouvelles que chacun échange d'habitude - la vie, le travail, les rencontres; ce que nous avions fait l'un et l'autre durant ces années. Je lui touchais quelques mots de mes recherches et des voyages qui en avaient découlé; lui me raconta sa reconversion dans un métier qu'il jugeait plus compatible avec ses valeurs. Il avait jusqu'alors travaillé avec des grandes sociétés, et malgré un très bon niveau de vie, sentait qu'il payait une sorte de taxe psychique en retour; il s'était aperçu qu'il ne voulait absolument plus nourrir le parasite qui se délectait de ses contradictions. Alors, un jour, il arrêta tout. Il avait choisi un moment opportun, et tout se fit en moins d'une semaine: l'annonce, l'incrédulité des collègues, la soirée de départ avec les quelques qui lui étaient plus proches, et qui lui murmuraient d'un air grave, en fin de soirée, qu'à leur avis il prenait une mauvaise décision... Les doutes; le regain d'énergie.
    Cela me fascinait: cet instant où quelqu'un prend sa vie en main et transcrit en actes le système de valeurs auquel il adhère. Il suffirait de quelques milliers de personnes comme cela pour avoir un effet sur le reste du monde. Le problème de nos sociétés n'a jamais été le manque de pouvoir des individus; mais toujours un manque de volonté. Oh, il ne s'agissait pas simplement d'une volonté telle que beaucoup se la représentent — des mots et des désirs — mais d'un réel acte de sacrifice. Or combien veulent vraiment faire face à la mort, à la maladie, à la pauvreté et à la vieillesse?
    Nous parlions et plaisamment la conversation se déplaçait de plus en plus sur ces sujets plutôt que sur nos routines passées. J'allais pouvoir lui poser une question qui m'obsédait — la question qui me revenait sans cesse: comment faire face à la mort? — Un moment de silence arriva. Nous demandâmes au garçon de nouvelles pintes. Puis, je lui formulai la question, simplement, sans détours. Plus loin, nous entendions les rires d'un groupe d'étudiantes; le contraste me parut un symbole. Un rappel de la proximité de la vie. Dans cette ruelle bruyante, mouvementée, à notre table s'invitait un certain silence. Il me semblait que la température avait baissé de quelques degrés; peut-être était-ce le vent qui se levait. Peut-être aussi que tout cela n'était qu'une impression, due à la tournure de notre entrevue.
    Au Népal, j'ai rencontré dans un petit village des hauteurs un homme exceptionnel. Il écorchait l'anglais et parlait à peine le népalais (sa langue maternelle était un dialecte sino-tibétain); nous devions communiquer dans une sorte de pot-pourri de langues que nous ne maîtrisions ni l'un ni l'autre. Pourtant, nous avions réussi à bien nous comprendre; à force de patience, de périphrases, de gestes et d'images... Il m'avait expliqué la Grande Roue de la vie; ses chatoiements qui tissaient de vastes illusions — dont l'illusion suprême, celle d'être en vie. La quête vers l'annihilation du bouddhisme me paraissait à la fois impressionnante et terrifiante. Certainement, dans cette vision du monde, cette partie de soi qui cherchait à éviter la direction de l'abysse était liée à l'ego – un fardeau cristallisé qui se refuse à accepter son inexistence; pourtant... si chacun n'était rien, pourquoi chacun était-il quelqu'un? Pourquoi chaque personne développait-elle une seule conscience? Après avoir plongé dans des zones où l'on n' "était plus", lors de profondes méditations, pourquoi revenait-on au même point? Ne devait-il pas y avoir, parfois, quelques erreurs, des permutations? - Pourquoi revenait-on dans la même personne, si toutes n'étaient que les facettes de la même structure? Si l'individualité n'était qu'une illusion? – Il y avait trop de choses que je ne comprenais pas pour tendre à cette annihilation. Il est vrai que mes méditations ne m'avaient jamais amené aussi loin... Mais là encore, peut-être était-ce justement pour cela que je comprenais pas la quête? Il aurait fallu un niveau plus élevé, sans doute. Il fallait en fin de compte forcément se remettre à une certaine vision du monde, et y perdre pied.
    François me parla de l'image qu'avait utilisé un jour son ami Jawad, et qui l'avait tant frappé. La vie comme un vaste mur sur lequel évoluent des multitudes de limaces. Chacun s'y meut comme il peut; certains touchent à peine au mur et s'aident des autres pour bouger. Gare pourtant à celle qui essaie de se détacher un peu trop! C'est la déconnexion — et c'est la chute. La conclusion restait simple: il n'est jamais possible de trop de séparer de son environnement — mais l'image de ces hordes de limaces s'était gravée dans son esprit, et il les avait littéralement vues, plusieurs fois, en rêve.
    Certains disent qu'il faut avoir côtoyé la mort pour amorcer une réponse à ces questions... Ça ne me convainquait pas; certains rescapés de guerre n'avaient rien développé, ni troubles post-traumatiques ni féroce envie de vivre. Et je me rendais compte qu'il y avait eu des épisodes où la mort n'était pas passé loin de moi. Il y avait eu ce terrible accident sur l'autoroute; il y avait eu cette chute de plusieurs étages, enfant; il y avait eu cette voiture qui avait failli me faucher il y a quelques années; une rencontre inopportune en Russie avec un groupe de néo-nazis... À chaque fois, c'était comme si l'éventualité que tout ça ait pu se terminer tout autrement n'était advenue qu'après. C'était toujours une pensée rétrospective; je n'avais pas eu le temps de me figurer faire face à la mort. — De son côté, François me confia une impression similaire. Il avait été atteint d'une maladie grave du foie, de laquelle les médecins ne pensaient pas qu'il se relèverait. Il me raconta qu'il avait lu dans un livre sur les expériences de mort imminente que le phénomène se produit parfois dans d'autres circonstances graves et extrêmes, par exemple cet homme qui se tenait dans son garage, sous sa voiture pour la réparer; celle-ci lui est tombée dessus et lui a coincé le corps pendant de longues heures atroces; et, tout d'un coup, toute douleur a cessé et il est sorti de son corps. Il se voyait, juste en-dessous, les yeux encore ouverts, comme s'il s'agissait d'une autre personne. Il avait exploré les environs; il s'était senti petit à petit tiré vers le ciel, presque malgré lui... et alors qu'il s'élevait au-dessus de la ville et qu'elle lui paraissait de plus en plus ressembler à une petite maquette de papier, il se sentit soudain happé, presque violemment, à nouveau vers le sol... pour finir en chute libre, vers une ambulance roulant à toute vitesse... et y atterrir à nouveau dans son corps qui y était transporté. Le retour au monde physique lui donnait une impression suffocante de lourdeur et d'inertie. — Après cette expérience, il avait été transformé, était devenu quelqu'un de très humble qui aidait beaucoup les autres à se sentir mieux - à vivre. Il voulait profiter des instants supplémentaires qu' "on" lui avait octroyé, comme un court délai avant la fin. — François comme moi, nous ne savions pas tout à fait comment interpréter les innombrables récits très similaires à celui-là.
    Pourtant, ça avait été une question essentielle dans l'histoire de l'humanité. Les anciens égyptiens y avaient sacrifié des centenaires de labeur, afin de décorer les tombes de leurs souverains de textes qui les feraient vivre. Les lettres-hiéroglyphes étaient elles-mêmes magiques; tant qu'elles restaient lisibles, elles conservaient leur pouvoir. Certains symboles puissants et dangereux devaient être eux-mêmes maîtrisés, et ainsi certaines consonnes représentées par des serpents (le f, le dj) étaient fréquemment clouées aux murs pour s'assurer que ceux-ci ne s'animent pas. — Même les tombes mineures mettaient en jeu la même vision du monde; certains avaient pris soin que leur épitaphe soit gravée avec des périphrases et des jeux de mots, ou encore avec des hiéroglyphes cryptographiques, afin que leur lecteur demeure quelques instants de plus à ré-insuffler de la vie dans ces lettres.
    Maintenant, certains disent que pour se préparer à la mort, chacun se doit d'apporter sa pierre à l'humanité et de la transmettre aux générations futures: cela signifie planter un arbre et faire un enfant. — Néanmoins n'était-ce là pas un moyen de transférer également la responsabilité de toutes nos insuffisances et de toutes nos incohérences à la génération suivante? L'on partirait certes sans le regret éventuel d'avoir créé quelque chose qui nous survit - comme l'artiste son œuvre - mais ne fallait-il pas d'abord s'interroger sur pourquoi ce regret existait-il? — J'avais vraiment la sensation qu'il ne s'agissait pas d'une question qu'il fallait se contenter d'ignorer le plus longtemps possible (certains évitent même désespérément de se retrouver seuls pour ne jamais avoir à y méditer), mais d'un problème qu'il fallait attaquer de front, maintenant, et dans cette vie. En disant cela, François rit avec moi: nous étions arrivés à ce point de la conversation où l'on conclut avec une évidence, qu'il fallait se poser la question de sa mort durant sa vie... — Derrière ces allures de truisme se cache cependant quelque chose d'à la fois naïf et d'important.
    Je me remémorai d'une lecture très ancienne — il y a presque vingt ans — à propos d'un tueur en série qui avait, dans ses confessions, rationalisé sa propre peur de la mort. Il racontait avoir petit à petit développé l'idée qu'il s'agissait tout compte fait d'un type de transaction: âme contre âme. Étonnamment, comme dans un marché, il y avait une taxe de laquelle s'acquitter — et il avait ainsi calculé que l'on achetait sa survie pour une nouvelle existence à partir d'un prix fixe: dix âmes. Il s'en était chargé, et avait commis dix meurtres rituels — et alors s'arrêta totalement de tuer. Il racontait dans ses confessions avoir eu une vision mystique une fois la dîme payée - une sorte de rêve. La Lune était rouge et immense; il la regardait et avait peu à peu l'impression qu'elle s'approchait. Celle-ci venait droit vers lui, vers sa chambre. Et alors qu'elle était de plus en plus proche — elle se métamorphosa — entra dans la pièce: et il s'agissait d'un immense diable, rouge, hideux, malévolent. L'homme n'avait jamais été aussi terrifié depuis ses cauchemars enfantins; il sentait qu'il aurait pu devenir fou (les enquêteurs pointaient le fait qu'il était, en tant que tueur en série, déjà manifestement fou). Le Shaytane lui avait signifié que le contrat était rempli et qu'il s'était acquitté de la taxe. Au matin, l'homme s'était transformé: d'une part, il n'avait plus jamais tué. Il arborait un sourire apathique. Et d'autre part, physiquement, quelques pointes de ses cheveux s'étaient significativement blanchies. Quelques mois après, il se rendit à la police.
    Dans quelle mesure toutes ces personnes — rescapé, ancêtre, parent, tueur — avaient-elles fait face à la mort? — Même la réponse à cette question nous échappait; tout ce que l'on pouvait dire, c'est qu'ils avaient frayé avec elle.
    Toutes les cellules de notre corps dérivent d'une seule, nous sommes le fruit de ce zygote. Celui-ci est né lors de la rencontre entre les gamètes parentales, l'on peut donc dire qu'il est né — mais cette cellule-là n'a-t-elle pas toujours été vivante, déjà bien avant cet instant? L'oocyte était bel et bien en vie et il y avait eu continuité. Nous étions nos parents. Celui-ci provenait d'une lignée de cellules dérivant initialement d'une seule, lui aussi. L'on peut remonter la chaîne et s'apercevoir alors: nous sommes la même vie que celle de nos aïeux. L'on remonte des milliers et des millions d'années jusqu'aux époques où nous ne peuplions que les océans... Et, des milliards d'années plus tôt... jusqu'à l'Ancêtre ultime. — Nous n'étions que les dernières bulles d'une vie qui avait bouillonné sans cesse jusqu'ici. En ce sens-là, la mort n'existait pas; seules les parties du Tout étaient recyclées; se métamorphosaient incessamment. – Et pourtant, nous avons un point de vue ponctuel, celui d'un organisme individuel. L'énigme reste. Est-ce un point d'illusion, à dissoudre? Est-ce un point d'appui, sur lequel se hisser?
    — La température avait encore baissé de quelques degrés; la rue s'assombrissait, des heures s'étaient écoulées. Autour de nous, des groupes se rassemblaient çà et là pour commencer à fêter la soirée; c'était un jeudi soir – la nuit dont beaucoup d'étudiants aimaient profiter. Nous nous sentîmes d'humeur plus silencieuse, contemplative. Les réponses à ces questions ne nous viendraient pas aussi simplement que cela — autour de quelques pintes. Alors, François reprit la parole:
    — "Qu'est-ce que tu fais ce soir, B.?"
    — "Je ne sais pas."
    Je lui demandai s'il avait prévu quelque chose, ou s'il proposait quelque chose. Il me dit alors qu'il avait récemment rencontré une personne très intéressante, avec laquelle je pourrais bien m'entendre, et qui se posait certainement des questions apparentées. Peut-être pourrions-nous voir s'il était possible de se rencontrer, tous les trois, éventuellement avec un ou deux amis communs, et d'aller dîner ensemble ce soir? – Je venais de revenir, cette proposition me plaisait donc beaucoup; j'avais envie de rencontrer des gens. J'acceptai.
  2. Criterium
    Çà et là, les lueurs vacillantes des bougies tremblent sur les murs et les meubles; la pièce est plongée dans la pénombre. Les flammes colorent la lumière dans des tons rougeoyants, qui éclairent peu ce qui se trouve à proximité. Les rideaux sont fermés; au-dehors, la nuit. Le lieu est empreint d'une atmosphère étrange, irréelle. Sur le sol au milieu de la chambre, une cordelette nouée à intervalles réguliers est disposée en cercle. Trois petits bols métalliques y sont placés: le premier contient un peu de sel. Le second porte une petite branche épineuse de commiphora. Le troisième une huile, un mélange d'huiles essentielles et de résine dont l'odeur boisée m'enivre. Le long de la cordelette sont attachés des petits bâtons de bois, formant des lettres oghamiques; et, au milieu du cercle, je suis assise en tailleur, un bâtonnet d'encens dans la main droite, une clochette dans la main gauche. Immobile, il s'agit tout d'abord de tomber dans son propre corps — n'en plus ressentir le moindre tremblement, sombrer dans une méditation menant jusqu'au point où corps et esprit sont presque à même de se séparer — avant d'annoncer l'ouverture du point de temps par un son de cloche. L'immobilité et la concentration font perdre toute notion d'espace et de temps; je ne sais pas si cinq ou cinquante minutes se sont écoulées, lorsque presque subconsciemment, je sens l'état propice me parvenir, et ma main active la clochette — un seul tintement, puis je la repose: me voilà circonscrite au cercle. Désormais, tout ce qui apparaît au-dehors est devenu incertain, et pourrait tout autant être réel qu'illusion: car le cercle connecte les plans, jusqu'à ce que cette porte soit close.
    Dans l'air les volutes fines qui émanent du bâtonnet d'encens forment une longue ligne grisâtre; en suivant les mouvements de ma main, la fumée trace alors petit à petit les sigilli dans l'air, qui s'évanouissent un par un. Je les répète plusieurs fois, l'esprit tendu sur ce seul point. Ma vision périphérique s'est effacée et les tracés semblent se faire autant dans la pièce sombre que dans ma tête. —
    Un ululement résonne, très proche de mes oreilles. En cillant dans l'obscurité, je m'aperçois alors que se tient dans la chambre un petit hibou, me fixant de son regard cryptique. Pourtant toutes les fenêtres sont fermées. Nos yeux se fixent et il me semble attendre quelque chose de moi, l'air mutin. Je le salue; je le reconnais désormais, spiritus familiaris. Nous avons tous les deux les yeux pers; et c'est comme par leur intermédiaire que nous communiquons alors. Mes lèvres articulent les mots sans un son; l'animal en perçoit chaque chuchotement muet.
    — "Ave, voyageur nocturne, strix mysteriorum, porteur de lumière."
    — "Ave, mage nyctalope, argonaute circéenne, appeleuse dans la nuit."
    Ses mots se soufflaient directement à mon oreille interne, sans qu'un son ne perçât dans la pièce. C'était comme un vent, un bruit de rhombe qui ululait intérieurement, et dont je comprenais chaque mot sans qu'il passe pourtant par une langue.
    — "Je t'ai appelé pour que tu me révèles les secrets que mon cœur convoite, ô ténébreux."
    — "Ainsi soit-il. Demande et je répondrai, belle hiéromante."
    — "Montre-moi mon précédent vaisseau."
    Je trempai le bout de mon index dans l'huile odorante. Puis, lentement, je le portai à mon front, où j'inscrivis un symbole; et je le posai alors sur ma carotide gauche, avant de reposer les mains sur mes genoux. Dans le dernier volute, je perçus une lueur intense; elle s'approcha — et peu après, je vis ce point de lumière comme un petit cercle qui, loin, très loin, lunette vers des temps passés, me montrait une image. Le cercle s'agrandissait au fur et à mesure de la transe, comme si j'avais approché mes yeux du verre d'une longue-vue. — La lumière était aveuglante; le soleil brillait, illuminant une oasis dans le désert. Le repaire était couvert de basses-herbes, et quelques palmiers dûm les surplombaient, haut dans le ciel. Trois hommes s'étaient abrités sous l'ombre de l'un de ceux-là, éloignés du reste de leur caravane; assis à même le sol, ils discutaient sérieusement. Parfois l'un se penchait et traçait quelques lignes sur le sable afin d'illustrer quelque information à ses compagnons. Ils n'étaient pas habillés comme des bédouins, mais avec une robe sombre à la coupe ressemblant quelque peu à celle d'une jebba; et autour de la tête, un keffieh bleu nuit. — Les trois hommes débattaient de stratégie, et des mouvements tactiques qu'ils préparaient dans quelque intrigue. Le plus vieux d'entre eux proposait d'attendre quelques jours afin de recevoir des nouvelles du Sud de l'un de leurs agents; ses informations pourraient suggérer un angle d'attaque. Un autre, au tempérament sanguin, pensait qu'attendre pourrait faire s'échapper le moment le plus opportun, et qu'il ne s'agissait pas seulement d'une question de position, mais également de rapidité. Le troisième homme — et alors je compris que je parlais par sa bouche, ou qu'il parlait par ma bouche — établissait une manœuvre afin de déterminer une troisième voie, celle qui s'appuierait sur le point idéal, là où la victoire ne se conquiert pas seulement par opportunité et par espionnage, mais également par la grâce d'Allah. Il connaissait les anciennes ghazwa et en avait étudié les différentes techniques; et en l'occurrence, il s'agissait d'être comme l'eau: très fluide. Après une longue discussion et des délibérations résumant les principaux points de leur échange, ils se levèrent et sentirent tous que la nuit qui advenait allait être décisive. Lorsque l'intensité du soleil commença à décroître, de même la longue-vue de l'esprit s'éloigna quelque peu, le cercle redevenait, peu à peu, un simple point dans la volute de fumée. La pièce plongée dans les ténèbres m'entourait à nouveau; par-delà l'encens et le cercle, les yeux du hibou me fixaient.
    — "Montre-moi mon futur vaisseau."
    Je touchai l'huile puis, cette fois, la carotide droite. Là encore, un point lointain se fixa devant mon regard et s'élargit jusqu'à m'envelopper de son spectacle. Je vis une route dans une forêt de pins; les deux bandes jaunes au milieu m'indiquaient que l'on se trouvait là de l'autre côté de l'Atlantique. Je discernai à l'horizon une grande montagne; et, petit à petit, je remarquais que la forêt abritait de nombreuses maisons, ainsi que de petits chalets. On en distinguait d'autres à l'un des versants. La porte d'une maison s'ouvrit; et je vis un homme fin et grand sortir, s'arrêter sur le seuil, se retourner et embrasser une jeune femme blonde. Ils se séparèrent en se saluant de la main, et l'homme se dirigea vers une voiture noire. Je devinais vaguement — ou j'essayai de deviner — sur ses traits une ressemblance avec les miens; c'était cependant difficile à imaginer autrement qu'intuitivement, car pris un par un, nos caractères n'étaient pas les mêmes, au-delà du fait qu'il était du sexe opposé. Cette vision resta quelque peu vague; toutefois, très clairement, je notai qu'il possédait au niveau du poignet gauche quatre lignes profondément gravées dans la peau. Ce dernier détail fut celui sur lequel le tableau se termina.
    — "Montre-moi celui que je dois rencontrer pour ascendre."
    Mon annulaire toucha la surface de l'huile aromatique et je le portai un instant sur l'arc de Cupidon, entre les lèvres et le nez. L'odeur enivrante, si proche, me prenait jusqu'au cerveau; j'avais l'impression que deux mains s'étaient posées autour de mon crâne, et me tenaient en leur étreinte, ou en leur caresse, d'une façon à la fois ferme et tendre — j'imaginais que c'était ainsi que devaient se poser sur les cheveux les mains d'un amant. À nouveau je vis au loin le point de lumière me transporter dans une nouvelle scène. Je voyais une ville; une grande rivière qu'enjambait un pont ancien; des successions de maisons hautes et étroites, chacune avec un caractère différent et souvent dans des tons ocres et rouges, et elles avaient cet air d'être les véritables habitantes de l'endroit. Je sentais qu'elles cachaient quelque chose — sans doute d'obscurs passages secrets, et des histoires oubliées. Les intrigues de plusieurs siècles avaient résonné dans ces ruelles... Soudain je la reconnus: c'était Amsterdam. Alors seulement je commençai à percevoir les nombreux passants, et mon attention se fixa sur un petit homme habillé d'un costume noir, taillé sur mesure dans un tissu coûteux. Il avait la cinquantaine; ses cheveux et sa barbe étaient majoritairement gris, quoiqu'il y restait des nuances d'un brun de jais. Ses yeux étaient clairs; il portait un chapeau noir. Malgré son apparence académique, je ressentais intuitivement qu'il possédait une certaine brutalité. De même que la ville, il abritait un secret — et c'était certainement dans ce secret que je vais devoir puiser, et conquérir. Suivant sa démarche dans la vision, je formulai intérieurement une question :
    — "Qui est-il?"
    — "Écoute attentivement, très chère: Cet homme est un professeur, un meurtrier et un psychopompe. Il possède la clef que tu désires. Il te sera demandé un prix: celui-ci sera payable en sang, ou en dignité. Ou les deux. Tout est dit."
    Les mots avaient vibré dans mon esprit, mais aussi dans la scène; l'on voyait de nombreux passants regarder vers le ciel qui leur semblait vrombir, comme le bruit indistinct d'un orage qui s'approche. Beaucoup pressèrent le pas. Le professeur, lui aussi, allongea ses enjambées pour traverser le pont vers une ruelle que je ne connaissais pas mais dont je mémorisai l'emplacement. Et c'est ainsi que s'éloigna la scène, jusqu'à s'évaporer dans une petite vibration sur la volute de fumée, l'encens qui frémissait.
    — "Le son de cloche arrive, magicienne. Trois fois tu as demandé la vision, trois fois tu as reçu la vue."
    — "Je te remercie, nocturne visiteur. Tu es désormais libre. Vale."
    — "Vale."
    De la main gauche, je me saisis à nouveau de la clochette; à nouveau, un seul tintement résonne dans la nuit. Le bruit, réel, contraste avec les sons éthérés par lesquels nous avions communiqué jusque là — il me semblait que tout redevenait clair, comme si je venais finalement de m'éveiller. Toute l'irréalité de la scène avait disparu; il ne restait plus que la chambre et ces objets disposés çà et là, non seulement ceux du cercle, mais également tous ceux se trouvant dans la pièce — habits, cahiers, dessins. Certaines bougies frémissaient et allaient bientôt s'éteindre. Le cercle révoqué, je dénouais la cordelette, et ouvrai à nouveau l'espace. Je me levais doucement; les longs instants dans cette position me faisaient, une fois debout, sentir particulièrement les muscles des cuisses et les genoux, un peu endoloris. Je me massai un instant juste au-dessus des genoux. — Sur la table de chevet du lit, le téléphone m'indiqua qu'il était 4 heures du matin.
  3. Criterium
    Partie 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6 - 7
    Le chasseur de papillons nous serra la main — je remarque que de même que sa voix de basse m'avait surpris, sa poigne particulièrement ferme, presque brutale, m'avait étonné, car elle ne me semblait pas correspondre à celle d'un homme ayant passé sa vie dans un laboratoire. C'était aussi le contraste entre l'énergie rugueuse qu'il dégageait, et l'aspect fatigué de sa femme, qui me parut étrange. Nous redescendions ensemble le flanc de la montagne, en direction du lac; l'homme continuait à jeter de vifs coups d'œil dans une direction ou une autre, à l'affût de nouveaux insectes virevoltants.
    Notre discussion fut assez brève - il ne semblait qu'à moitié disponible, sans doute n'était-ce pas le meilleur moment pour lui poser des questions ouvertes. Peut-être à cause du fait que ce moment fût inopportun, je ressentis quelque chose d'un peu étrange avec cet homme; comme s'il voulait nous éviter. Dans mon métier, l'on ne fonctionne en principe qu'avec des preuves et des faits tangibles; il serait cependant faux de prétendre que l'intuition n'avait pas joué un rôle-clé lors de précédentes aventures. Et là, cette intuition me le disait clairement: le vieux chercheur cachait quelque chose.
    Nous nous éloignions en silence, revenant en direction du village. Finalement arrivés aux premières maisons, je ne pus m'empêcher de confier mes doutes à Jean; — "J'ai eu la même impression", me répondit celui-ci. Ainsi, à défaut de pouvoir discuter directement avec l'homme, je demandai à mon compagnon s'il pouvait me donner quelques autres informations sur lui. Par exemple, quand avait-il pris sa retraite? Jean n'était pas complètement sûr, mais calcula que cela devait remonter à à peu près 5 ans. Son poste avait été dans une grande ville, au-delà de N**, d'où le fait qu'il ne faisait à l'époque pas le voyage tous les jours, mais seulement en fin de semaine. Je lui demandai s'il savait où s'était trouvé — où se trouvait peut-être encore? — son appartement pendant la semaine: cependant, Jean ne le savait pas. Ces temps-ci, le chercheur s'absentait de temps en temps pour se rendre à des réunions de passionnés d'entomologie, certes; mais pour autant nous ne savions pas s'il avait conservé son ancien appartement ou prenait une chambre d'hôtel. Nous nous assîmes un instant sur un banc faisant face au lac.
    Je sortis un petit carnet de note, afin de remettre mes idées au clair:
    — On avait retrouvé des autels en forêt, contenant une photo de la maîtresse du maire, M. Griboux, et un gilet ayant appartenu à sa fille, Églantine, tuée par un psychopathe enfermé à N** - il y a quinze ans.
    — Une pâte végétale pouvait correspondre à ce que la "Marie", l'herbaliste, avait décrit comme une substance chamanique.
    — Églantine avait appris de vieux remèdes de la vieille femme, et les autres personnes du village ne voyaient pas d'un bon œil cette proximité qu'elles avaient.
    — Huit hommes et quatre femmes étaient entrés en contact avec les divers objets de l'autel. Ce soir nous pourrions tester et éliminer tous ceux qui avaient participé aux recherches. Comme nous étions tous des hommes, l'identité de ces femmes me paraissait d'autant plus mystérieuse et importante à déterminer.
    Comment faire sens de tout cela?
    À première vue, ça m'avait de plus en plus l'air d'une affaire de chantage. Clairement, quelqu'un voulait faire pression sur M. Griboux afin d'obtenir quelque chose — quoi? — et cette personne pourrait bien être un drogué. Il faudrait que je demande s'il y eut des affaires de stupéfiants par le passé. En même temps, je commençais à soupçonner que certaines choses n'étaient pas ce qu'elles devaient paraître; je voulais de plus en plus rencontrer cette fameuse maîtresse, qui était clairement l'autre point focal de l'affaire. Elle vivait en dehors du village, dans la ville de N**, où le maire était souvent amené à rencontrer ses homologues. Par ailleurs, les soupçons que François, le chercheur et entomologiste, m'avait évoqués me faisaient me demander s'il ne fallait pas trouver un moyen de tester les traces ADN de lui et de sa femme. Et il y avait la possibilité que celui-ci ait eu, ou ait encore, un deuxième logement en ville. Je commençais à me demander si ces deux-là se connaissaient...
    Je pense que je vais aller faire un tour à N** demain.
  4. Criterium
    C'était une belle journée d'été. La route sur laquelle nous conduisions devenait de plus en plus sinueuse; au fur et à mesure que nous prenions de la hauteur, nous devions négocier des virages serrés entre collines et falaises. La plupart du temps, nous ne voyions que des arbres; parfois, une maison ou un chalet. Nous ne passions plus depuis un moment à travers ces villages montagnards, dont la grand-rue ne traverse pas plus d'une douzaine d'habitations... La route n'était cependant pas déserte; régulièrement nous croisions d'autres automobiles, et lorsque nous nous étions approchés d'une cascade assez connue dans la région, nous vîmes une longue file de voitures garées sur le bas-côté, et des groupes de jeunes gens en maillot de bain se faufiler jusqu'aux chutes d'eau: nous n'étions pas les seuls à vouloir profiter du beau temps cette fin de semaine. Nous allions toutefois plus loin... plus haut surtout.
    Nous arrivâmes alors à l'entrée de l'aire de campement. Il suffisait de s'arrêter un instant au niveau du bâtiment du garde-forestier afin de lui donner un nom, et le numéro d'immatriculation de notre voiture; après cette formalité, nous étions libre de continuer sur des petits sentiers en terre menant, à peu près tous les cent mètres, à diverses clairières utilisées comme espaces de camping. Partout autour de nous, la forêt recouvrait les collines. Quelques sentiers étroits offraient diverses possibilités de randonnées, certaines menant certainement à des points de vue remarquables. Il faudrait aller voir ça! — Pour l'instant, nous nous chamaillions dans la voiture quant à quelle clairière choisir pour passer la nuit. Chacun avait une opinion un peu différente. David et Benjamin préféraient la grande clairière à droite, un peu plus éloignée de l'entrée et quelque peu à l'écart, mais vaste: nous y aurions certainement beaucoup d'espace pour nos tentes. Eric aurait opté pour la clairière d'en face, qui menait plus aisément à l'un des sentiers, et serait plus facile à retrouver en pleine nuit; Pascal ne semblait convaincu par aucune des deux options et proposait d'aller plus loin pour explorer d'autres choix. Moi et Élise voulions surtout choisir rapidement, parce qu'il serait plaisant d'avoir du temps pour partir explorer les environs et admirer les montagnes, puis de revenir allumer un grand feu avant qu'il ne fasse trop noir. Nous nous mîmes finalement d'accord sur le fait qu'il fallait au moins descendre de voiture, aller voir une ou deux clairières de l'intérieur, puis se décider une fois pour toutes.
    — Nous n'avions pas vraiment écouté les bruits environnants, nous parlions fort et pensions être seuls. Une fois dehors, nous nous aperçûmes qu'il y avait déjà des campeurs un peu plus loin. Ils devaient s'apprêter à partir, car nous ne vîmes pas leur feu par la suite; mais nous préférions être plutôt de notre côté, juste entre nous. La grande clairière nous parut alors à tous le meilleur site. Nous installâmes les tentes; nous rîmes de bon cœur en voyant qu'Eric semblait avoir du mal à positionner les sardines sur le sol... ses premiers essais, laborieux, laissaient son abri se raplatir sur lui-même. Finalement Pascal l'aida et les deux s'échangèrent quelques petites piques, comme pour se prouver leur masculinité l'un à l'autre, une sorte de rite de mâle.
    Ce choix rapide nous laissait l'opportunité de profiter de la fin de l'après-midi pour explorer quelques sentiers; il n'y avait pas assez de temps pour une randonnée à proprement parler, mais nous pouvions espérer trouver le chemin vers une position surplombant les alentours. — En file deux par deux, nous nous aventurions dans les bois. L'odeur de la terre était superbe; nous aperçûmes aussi des champignons aux couleurs vives poussant autour de vieilles souches humides. Au niveau d'un croisement, un vieux panneau indicateur en bois nous informa que le chemin de gauche amenait à une vue "scénique". Belle promesse! Nous décidâmes d'admirer cela avant de rentrer allumer le feu. — Il y avait une montée assez abrupte, quelques roches à négocier autant avec un pas mesuré qu'en s'aidant des mains aux arbres; mais tous ces efforts avaient été largement récompensés: sur une petite corniche de pierre, l'horizon était dégagé et laissait voir à des kilomètres. Nous étions arrivés à une hauteur conséquente. L'on voyait les grandes collines, couvertes de forêts; les passes menant à la plaine; et, tout au loin, l'un des villages que nous avions dû dépasser en arrivant jusqu'ici. C'était magnifique.
    — L'air s'était considérablement rafraîchi lorsque le crépuscule arriva. Nous venions d'allumer un feu, admirant la technique de Benjamin et Pascal pour construire une petite pile de bois sec suffisamment aérée pour que le feu prenne aisément. Nous n'avions pas vraiment eu le temps de se donner pour défi d'essayer de le démarrer avec une technique artisanale; de fait celles-ci ne sont pas si faciles qu'elles y paraissent. Un briquet et du papier suffisaient pour se faciliter la vie — nous aurions ainsi plus de temps pour profiter de notre soirée, et nous lancer dans de longues conversations à propos de tout et de n'importe quoi. Nous déplaçâmes des troncs déposés en bordure de clairière, les disposâmes autour du feu comme autant de bancs improvisés, pour former un cercle. Le craquement des flammes et l'odeur du bois chaud étaient charmants. Nous avions des marshmallows sur des piques, que nous chauffions au feu. Chacun prit une bière, nous trinquâmes: À l'amitié! À l'aventure.
    La pénombre ne laissait que deviner nos silhouettes tout autour du foyer. Les breuvages se succédèrent. Le temps passa. Ce fut alors que l'un d'entre nous remarqua la disparition de David. Au début, nous nous dîmes qu'il devait juste s'être éclipsé pour un instant naturel et allait revenir bientôt. Mais si ç'avait été le cas, les minutes s'allongeaient beaucoup trop. Finalement, nous commençâmes à vraiment nous inquiéter. Les garçons recupérèrent les lampes-torches dans les tentes; nous devions débuter des recherches.
    — "David? David!", criions-nous l'un après l'autre dans des directions différentes.
    Nous voyions dans la nuit, au-travers des épaisses broussailles, la lumière des lampes-torches évoluer dans les bois. Benjamin et Eric progressaient çà et là, s'arrêtant souvent pour balayer la zone du faisceau lumineux. Une heure devait être passé de cette manière, peut-être un peu plus ou un peu moins... Notre angoisse montait. Soudainement, j'entendis Pascal pousser un cri à demi-étouffé, juste à côté de moi. Nous nous retournâmes alors tous et vîmes, à côté du feu, une silhouette humaine se tenir immobile. C'était David. Il était revenu. Apathique.
    Je criai en direction des autres: "Hey! David est là! Revenez!". — Quelques instants plus tard, nous étions tous à nouveau réunis autour du feu, cette fois beaucoup plus détendus, rassurés après notre frayeur d'avoir perdu l'un des nôtres. Cet épisode nous avait fatigué, nous parlions plus doucement et ne nous sentions plus autant enivrés qu'auparavant.
    David ne disait rien, il avait l'air bourré. Sans doute aurait-il besoin d'une nuit de sommeil. — Pourtant, lorsque nos regards s'étaient croisés, j'avais eu une impression désagréable; un bref instant, je me disais que ce n'était pas l'alcool (ou alors était-ce mon taux à moi, dans le sang? - j'avais bu plus que de coutume) mais quelque chose d'autre qui lui donnait cet air étrange; taciturne et un peu à côté de la plaque, mais avec quelque chose de... mauvais.

    * * Cela fait une semaine que nous sommes rentrés de notre escapade en montagne. Chacun avait eu des choses à faire ces jours-ci, et nous ne nous étions pas vraiment vus, à part moi et Élise; nous avions partagé un café une après-midi et passé une autre soirée ensemble à discuter de nos projets d'avenir.
    C'était donc tout naturellement que notre groupe se proposa de passer une soirée tous ensemble, le samedi soir. Cela se passerait chez Pascal, il avait un grand jardin à l'arrière de la maison qu'il partageait avec colocataires. Le temps était idéal pour griller un barbecue et partager une quantité irraisonnable de bières. — Je venais de récupérer Benjamin en voiture, nous arrivâmes parmi les premiers. Deux des colocataires aidaient Pascal à tout préparer. Il y avait dans l'air cette odeur de l'allume-feu, que certains adorent mais que je détestais. Je laissais Ben dehors et préférai aller à l'intérieur aider notre hôte à couper des fruits et des légumes et disposer de la nourriture sur de longues brochettes que nous grillerions.
    Lorsque nous sortîmes, le ciel s'était considérablement assombri; un colocataire avait installé des enceintes et la
    signalait que la fête commençait! Le son des basses battait le rythme, les bouteilles d'alcool avaient été sorties, et surtout un grand récipient rempli de glaçons et de bières. La plupart des invités étaient arrivés. — Je descendis le perron en dansant en direction de mes amies, Élise et Rama. Celles-ci me suivirent et bientôt nous étions toutes trois en train de danser, et d'oublier le lendemain. La fête commença à battre son plein... C'était agréable. —Une fois la nuit tombée, nous fûmes quelques-uns à constater que David n'était toujours pas venu. Sans doute avait-il eu un empêchement...? Et, alors que nous venions de nous interroger à ce propos, celui-ci arriva. Il nous salua, nous rejoignit. Il avait l'air un peu tendu par rapport à nous, mais c'était certainement parce que nous n'étions plus sobres. Quelques groupes de discussions s'étaient formés, se mélangeaient de temps en temps, alternaient entre pauses et entre moments où chacun se remettait à danser et à s'abandonner au rythme. Nous étions tous enjoués; nous parlions fort en trinquant. Nous connaissions bien la majorité des invités, il n'y avait donc pas de souci à se faire quant au fait de s'enivrer et même de flirter innocemment entre nous. Cette liberté est une sensation délicieuse. - Belle fête!
    Plus tard, Élise m'attira dans un coin.
    — "Kate, tu as remarqué quelque chose?"
    — "À propos de?"
    — "David."
    — "Il a l'air un peu bizarre."
    — "Je viens de parler avec lui. Il est carrément creepy."
    Peu après cet épisode, je me retrouvais en compagnie de David. Ma curiosité avait eu le dessus et petit à petit je m'étais rapprochée de lui; je voulais me faire ma propre opinion de ce qu'il se passait. Ses yeux luisaient d'un air que j'avais cru triste — les autres s'étaient inconsciemment éloignés de lui, tous ayant eu des perceptions similaires... À ses côtés, toutefois, j'y vis plutôt une dérangeante... méchanceté. Je ne savais pas comment l'interpréter. Nous nous étions connus depuis le début du collège; je l'avais vu dans une grande colère il y a quelques années, lorsque sa première copine l'avait trompé. Il y avait de ça dans ses yeux. Je serais là pour le réconforter s'il se passait quelque chose de grave dans sa vie, comme j'avais été là pour lui la dernière fois. Mais pourtant il y avait plus. Cette autre impression ne me suscitait pas de la tendresse, mais plutôt une crainte indéfinissable. – Nous discutâmes.
    — "Est-ce si on a la tête coupée au milieu du visage, notre conscience reste dans la partie d'en haut ou va-t-elle dans la partie inférieure?", me demanda-t-il au milieu d'une conversation portant en fait sur nos amis.
    — "C'est une question bizarre...", répondis-je quelque peu estomaquée.
    — "Je me demande si notre conscience habite vraiment en nous ou si elle en sort parfois. Pendant la mort, pendant l'inconscience... Toi par exemple est-ce que tu sens ta conscience partir lorsque Pascal te baise?"
    — "..."
    J'étais abasourdie. Quoi? Pendant une minute je n'étais plus capable ni de bouger, ni de penser; ma peau me semblait être devenue glaciale et je me rendis compte que mon cœur battait la chamade. Est-ce que c'était une blague particulièrement malhabile (je ne sortais même pas avec Pascal) comme il avait concocté en quelques occasions? Est-ce que c'était un malentendu suivant un commérage à mon encontre? Est-ce qu'il s'était imaginé tout un film, qui l'avait rendu coléreux car il se pouvait qu'il eût des vues sur moi? - Encore: Quoi? — Je ne savais pas s'il fallait rire ou lui donner la plus grande claque de sa vie.
    Mon corps me trahit: parfois il réagit tout seul, indépendamment du fil de nos pensées. J'avais ri nerveusement, et à la fois je l'avais frappé au torse en le traitant de connard. Comme si nous venions d'échanger deux blagues rugueuses. - De fait, le reste de la conversation se déroula beaucoup plus normalement. Mais maintenant, une moitié de mon cerveau était constamment en train de me re-dérouler l'événement qui venait de se produire, comme une vidéo se répétant sans cesse. Que s'était-il vraiment passé? J'avais besoin d'une bière pour me libérer de ce mauvais goût dans la bouche. — Rapidement, je m'échappai et attrapai quelque chose à boire. En lançant un regard à la ronde, je vis Élise, qui rigolait, demi-ivre, avec deux amis. Je les rejoignis. – "Kate! Viens trinquer!", me cria-t-elle en me voyant arriver. Nos bières clinquèrent, nous bûmes comme deux étudiantes déliquescentes. Nous parlions fort, disions tous des bêtises. C'était à nouveau plaisant.
    Je chuchotai un instant à Élise: "Je vois ce que tu voulais dire sur David. Il est trop bizarre. C'est vraiment pas normal.", puis lui contai l'incident et mon hébétude. - Elle devint blême. J'y décelais à la fois de la rage et de la peur. Il se tramait quelque chose, sa réaction me le confirmait. Nous décidâmes de rester ensemble pour le reste de la soirée, et évitions désormais David. En fait, il restait lui-même plutôt à l'écart, nous observant tous.
    Sommes-nous revenus des bois avec... quelque chose?
  5. Criterium
    Il se réveille lentement, sans sentir son corps. Seules les paupières s'étaient animées. Devant lui, l'entrée du petit chalet, tout en bois; les étagères à un côté, la porte en face, une ouverture vers la pièce attenante à l'autre côté, à sa droite. En haut de la porte, un petit rectangle de verre triple-vitré laisse apercevoir le jour naissant — encore sombre — en pleine tempête de neige. Quelques flocons s'accrochent à la vitre. Est-il donc encore vivant? Il tente de mouvoir ses membres: c'est difficile, il sent l'inertie fantastique qui enveloppe encore son corps. Le froid; les courbatures. Une partie de ses vêtements s'est gelée durant sa marche désespérée de la veille. Lorsqu'il se relève, il entend cette glace craquer; et là où il se tenait, les planches du sol sont encore humides à cause de la neige fondue qu'il a amenée sur lui. — Le froid à l'intérieur reste supportable; l'isolation thermique du chalet est très bonne - il lui doit certainement la vie. Il ressent cependant un nouveau vide — tout au fond de son être, une sorte de griffe qui lui enserrait les entrailles: la faim.
    Alors il fait quelques pas pour réveiller petit à petit tous ses muscles endoloris; et seulement maintenant débute l'exploration du refuge. L'entrée n'est qu'une petite pièce, pensée presque comme un sas. À côté, il entre dans une pièce oblongue; il y a des banquettes de bois affixées à deux murs, formant un L; sur celles-ci, des couvertures à carrés rouge, blanc, orange. En face, quelques coffres. Sur le mur le plus proche, une autre fenêtre triple-vitrée laisse voir au-dehors l'étendue blanche et désolée du désert de neige — jusqu'à l'horizon, que l'on ne peut maintenant que deviner: la tempête glaciale redouble... Il grelotte devant le spectacle. La table affixée devant la fenêtre devait être utilisée comme un bureau, ou un poste d'observation. Au milieu de la pièce, à côté des banquettes, une table basse. — L'homme avance jusqu'à une nouvelle ouverture, menant à une autre pièce, faisant office de bureau et de chambre. Celle-ci est plus petite, étroite; le mur du fond est pourvu de quelques poignées: il s'agit d'un lit mural, que l'on peut mettre en position simplement en le tirant fermement vers soi. Ouvert, il occupe presque toute la pièce; fermé, l'on obtient un bel espace. Dans le mur d'en face, une alcôve dans laquelle des étagères ont été installées; celles-ci contiennent draps et literie. Il y a également un bureau en bois, et c'est seulement sur celui-ci que l'on décèle enfin des objets moins impersonnels: une rangée de livres; des romans d'exploration. À côté, dépliée, une carte topographique de la région au 1/25 000. Sur celle-ci, un calque est disposé, sur lequel ont été tracées - par une main clairement expérimentée - les lignes de relief: crêtes et thalwegs, ainsi que quelques points correspondant à des sommets montagneux. Un dernier objet a été laissé là sur le bureau: une longue chaînette en argent, supportant une gemme — un œil-de-tigre taillé en pointe: un pendule... Tous les tiroirs du bureau sont fermés à clef.
    La dernière pièce s'ouvre dans un coin de la chambre: une salle de bains très étroite. Le sol est surélevé, toute la pièce du plancher au plafond a été doublée par du plastique, pour retenir l'eau. Il n'y a qu'une douche, un lavabo et une étagère; sur celle-ci, de petites corbeilles pour l'organisation. — Il fouille celles-ci, peut-être peut-on en deviner quelque chose à propos de l'occupant du chalet. Peigne. Gel douche. Shampooing. Conditionneur. Coupe-ongle. Ibuprofène. Aspirine. Lexomil. Mélatonine. Une quantité impressionnante de somnifères. Coton-tiges. Brosses à dent. Dentifrice. Vernis à ongles. Brume corporelle. Rasoir (féminin). — L'occupante, donc.
    Sa faim redouble... il revient dans les autres pièces et se met à fouiller partout, dans les coins, et au sol, à la recherche de n'importe quoi... Après quelques longues minutes, il aperçoit quelque chose sous le bureau. Qu'est-ce que cette pochette oubliée sous le meuble? Il glisse la main et l'attrape laborieusement. C'est un petit paquet de viande séchée communément appréciée par certains randonneurs. Il l'ouvre aussitôt, malgré la date de péremption expirée depuis quelques mois. Les morceaux ont un goût poussiéreux, qui lui semble pourtant fantastique — une telle faim rendrait même le caoutchouc délicieux. Il dévore ainsi tout le paquet en un instant.
    — C'est seulement alors qu'il sent ses pensées s'éclaircir quelque peu, son cerveau se réveiller. Avait-il rêvé?
    Il ne se souvenait que d'une abysse noire et froide.
  6. Criterium
    Partie 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6
    Nos coups de fourchettes résonnaient dans la salle oblongue, et se mêlaient à ceux des tables voisines. De l'extérieur, il n'en avait rien paru, mais dans ce petit restaurant se donnaient manifestement rendez-vous un bon nombre des villageois. Ce lieu était lui aussi pittoresque. Ici, pas de carte; sur un tableau noir était écrit, à la craie en lettres d'écolier, les deux plats du jour, les deux entrées et l'unique dessert. Derrière le zinc, un autre tableau, celui-ci inchangé depuis longtemps - sans doute jamais effacé - recensait la carte des vins et spiritueux. L'on entendait les bruits de verres que le propriétaire était en train de laver, derrière le comptoir.
    Une femme brune, d'allure agréable, trentenaire, nous avait servi. Elle avait des mouvements dynamiques, cette vie contrastait avec le repos que l'on voyait autrement au village... Je remarquais bien, d'ailleurs, les regards des anciens s'éclairer lorsqu'elle s'approchait, comme si cette vie s'était en quelque sorte communiquée à eux et avait ravivée leur flamme. Je me dis que c'était sans doute tout à fait le cas, étant donné que les interactions sociales sont nécessaires à la vie, physiquement. Certainement, ce dynamisme leur redonnait de l'énergie. Et, d'une certaine façon, comme ces émotions sont transmissibles, nous nous sentions bien, nous aussi. — J'avais opté pour une salade de poulet grillé, au parmesan et aux noix. Nous dégustions un verre de vin rouge de la région, robe sombre, capiteux et long en bouche. C'était délicieux.
    Plusieurs fois j'avais senti les regards des autres se poser sur moi; je n'avais pas la sensation qu'ils étaient hostiles, mais surtout curieux de ma visite. Que faisais-je attablé avec le gendarme Jean? À une table, je vis l'artisan ferronnier que j'avais rencontré la veille, et nous nous saluâmes. Certainement ses comparses allaient lui poser un torrent de questions dès que nous finirions notre repas. —
    Une fois rassasiés et dehors, nous nous mîmes d'accord sur le reste de la journée. Jean était resté un instant à l'intérieur pour passer le mot à l'artisan-ferronnier quant au fait de se redonner rendez-vous ce soir à la mairie. Nous avions maintenant toute l'après-midi pour rencontrer quelques autres anciens. Quelques-uns étaient encore dans le restaurant, mais nous préférions leur parler un par un; c'est également plus aisé, de cette manière, de guider quelqu'un dans sa conversation avec quelques allusions, et il se confie plus volontiers. — Nous nous dirigeâmes vers une maison proche, au bout de la rue où nous étions. De la façade ne se dégageait pas la même impression d'un autre temps, comme ç'avait été le cas pour les bâtisses de la ruelle où habitait le maître d'école; là, les volets avaient été récemment repeints, la porte vernie... Le gendarme me dit qu'habitait là un ancien du village assez original. Il avait été chercheur — chimie, physique ou biologie, Jean n'était pas certain — et avait travaillé en ville, revenant les fins de semaine. Maintenant retraité, il restait au village et s'était découvert une nouvelle passion pour les papillons. On le voyait souvent çà et là, avec un appareil photo et un carnet de notes, à l'affût de nouvelles observations. — Nous avions tapoté à la porte mais aucune réponse ne se fit entendre. Nous attendîmes encore un moment; finalement, alors que nous nous apprêtions à partir, la porte s'ouvrit lentement et nous vîmes une femme sur le seuil. Elle nous regardait avec des yeux fatigués; de larges cernes y étaient creusées. Elle devait avoir 45 ans à peu près, l'on lui aurait donné moins si elle n'avait pas eu ce visage épuisé. Je ne savais pas s'il s'agissait là de son aspect normal ou si nous venions de la réveiller d'une sieste — j'hésitais: devais-je m'excuser? En reconnaissant Jean, elle esquissa un sourire. Même celui-ci était fin, n'avait mobilisé que peu de muscles; l'on sentait sa fatigue posée comme un masque sur son visage. Elle nous demanda si nous cherchions François. — Celui-ci était sorti avec ses appareils, sans doute avait-il profité du beau temps pour courir champs et collines à la recherche de nouveaux spécimens à observer. Nous la remerciâmes.
    — Nous nous étions alors dirigés à l'orée du village, peut-être pourrions-nous l'apercevoir. La forteresse montagneuse tout autour du village fonctionnait presque comme un amphithéâtre, il était possible d'observer dans toutes les directions à une belle distance, à part là où les bois et la forêt recouvraient les pentes. Et, effectivement, nous aperçûmes plus loin, à l'adret, la silhouette d'un homme en tee-shirt jaune - il était en train de prendre des photos, s'immobilisant, faisant deux pas de côtés, puis se penchant à nouveau sur son appareil. Nous nous approchâmes un peu, sans venir à sa rencontre - de peur qu'il fût occupé par un papillon que nous ne voulions pas faire fuir - mais suffisamment proche pour qu'il pût se rendre compte de notre présence. Un instant plus tard, il se releva et nous aperçut. Il nous salua et nous rejoignit.
    Il arrive.
    — "Bonjour messieurs!", fait-il d'une voix étonnamment grave, et un peu rauque.
  7. Criterium
    Partie 1 - 2 - 3 - 4 - 5
    La porte de la maison était en bois massif, un bloc vieillissant qui avait dû être fixé là depuis des décennies. Nous étions dans une courte ruelle, approximativement parallèle à la rue de l'auberge, juste à côté; c'était là qu'habitait l'ancien maître d'école du village. Le sol était pavé irrégulièrement, de roches qui s'étaient arrondies avec le temps, au fil des pas. Pourtant, on aurait dit que personne ne devait jamais passer par ici.
    Nous tapotâmes à la porte; un bruit se distingua derrière la paroi et lentement s'approcha. Jusqu'ici la ruelle avait été tout à fait silencieuse, et j'avais l'impression qu'aucune de ces portes étriquées ne menait réellement quelque part tant le quartier paraissait pittoresque - les pas qui se rapprochaient indiquaient pourtant qu'il ne s'agissait pas de trompe-l'œil et de faux passages. La serrure cliqueta, et les gonds grincèrent légèrement. Dans l'encadrement se tenait un homme âgé, voûté, aux larges épaules. Sa stature restait impressionnante, malgré les années, d'autant plus qu'elle contrastait avec le fait que la porte fût relativement étroite. Le plus surprenant était surtout de voir ses mains massives; des mains de boucher. Il nous salua cordialement, serra la main de Jean, qui me présenta brièvement. Avec sourire, il me tendit alors la main: Michel, le maître d'école. Ce fut plaisant de voir qu'il n'avait pas hésité, et que cette fois je n'avais pas été dévisagé comme un étranger duquel l'on n'est jamais trop sûr... — L'homme était sociable. Il nous invita amicalement à l'intérieur.
    Nous entrâmes dans un petit salon encombré de vieux souvenirs. Sur une commode en bois, quelques bibelots, et quelques photos dans divers cadres. La pièce n'était pas très bien éclairée, les fenêtres étant petites et hautes. Les meubles étaient serrés entre eux: canapé, table, armoire à commode, fauteuils... — Je m'intéressai aux photos de la commode. J'y vis un portrait à l'ancienne de notre hôte, en buste, dans ses habits militaires; une photo de mariage, où l'on le voyait encore jeune, à côté d'une belle femme brune, se tenant devant le trumeau d'une église, tous deux entourés d'une douzaine de personnes en habits de dimanche; et une photo de famille, où l'on voyait trois petites filles qui devaient maintenant elles-mêmes être mères.
    Michel me vit observer les photographies et commença à m'expliquer chacune d'elles, avec cette joie de raconter les épisodes de sa vie que manifestent souvent les personnes âgées. C'est à la fois la solitude, et l'envie de lutter contre l'oubli, une sensation d'avoir quelque chose à transmettre, ou encore une envie de créer le lien; toutes ces raisons se confondent souvent avec l'âge — et entraînent ce sourire lent et sincère, typique, - ces envies de longues narrations autobiographiques. Il me dit que ses filles étaient grandes maintenant, qu'elles étaient toutes parties en ville — à dire vrai : à différents coins du pays; il ne les voyait plus très souvent, elles et leurs enfants. Il ajouta avec un grand sourire qu'il avait maintenant neuf petits-enfants. Son regret fut que sa femme ne soit plus là pour partager ce bonheur simple. Cela fait plus de dix ans, déjà...
    J'entendais comme des voix étouffées pendant tout ce temps; elles semblaient provenir de la pièce attenante. Au début j'avais pensé qu'il s'agissait de deux voisins discutant, mais le ton était monotone et continu, comme celui d'une radio laissée allumée. Remarquant que nous entendions, il nous invite à le suivre à côté, se proposant de lui-même de satisfaire notre curiosité.
    C'était une petite pièce, une sorte d'étude; là, sur un ancien bureau à caisson, en bois, surmonté de nombreuses étagères remplies de documents, un ordinateur était allumé, connecté par plusieurs câbles à quelques autres appareils. L'un des câbles menait jusqu'à un meuble disposé à côté du bureau — un scriban — comme pour le prolonger, et lui aussi enfoui sous de vieux dossiers, une rangée de disques vinyles... Je suivis du regard le câble; l'ordinateur était connecté à un appareil à cassettes audio. Celui-ci était allumé, et je pouvais voir la bande magnétique tourner à l'intérieur. Le signal audio allait directement à l'entrée-ligne de l'ordinateur, qui était en train d'enregistrer le son dans des fichiers audio; à côté des deux machines, une pile d'autres cassettes attendait leur tour. Je lis sur certaines "Chrome, 60minutes"; cela faisait longtemps que je n'avais plus vu de ces objets. Il y avait là des heures et des heures de conversations enregistrées.
    C'était difficile de suivre la conversation; on avait l'impression de deux personnes parlant de choses et d'autres, faisant référence à des endroits et des gens que je ne connaissais pas. Les voix parlaient lentement, ne se souciaient pas du temps. Il semblait qu'il s'agissait d'un échange sur l'histoire ancienne de la région et des quelques villages dans les montagnes.
    Le maître d'école nous expliqua qu'il avait enregistré beaucoup de vieilles conversations, des gens qui sont morts depuis; qu'il voulait les conserver, mais qu'il n'avait pas su pendant longtemps sur quel support les transférer, et gardait en attendant toutes ces cassettes audio. Récemment, son petit-fils était passé en visite au village, et lui avait installé un programme adéquat sur l'ordinateur, ainsi qu'il s'était occupé de toute la connectique. Depuis, Michel transférait petit à petit toutes ses archives sur des fichiers informatiques.
    Nous revînmes dans le salon. Je lui demandai combien de temps il avait été maître d'école. Il nous dit qu'il avait commencé jeune, à peine arrivé au village après ses études — il n'avait pas vingt ans... À l'époque, le programme était assez différent, il nous dit avec un sourire qu'il avait dû passer un oral de couture! L'on passait le brevet élémentaire, puis l'on étudiait pendant trois ans, à l'école normale primaire, les matières que devait maîtriser un instituteur: orthographe, histoire, arithmétique, mais aussi morale et pédagogie... Il nous montra dans un petit tableau le diplôme jaunissant: "Brevet de Capacité pour l'Enseignement Primaire", complété dans une cursive élégante, typique des anciens temps. — Malgré son jeune âge en arrivant ici, l'on était mûr à l'époque, fit-il. Il s'était donc rapidement fait sa place et attaché à cette région aux paysages si imposants. C'était également ici, à un bal, qu'il avait rencontré sa femme; ça avait été un mariage heureux, des années de vie simple à partager. — Ah çà, il se sentait bien seul depuis qu'elle était partie. La plupart de ses amis étaient eux aussi morts depuis.
    Connaissait-il Églantine, la fille du maire? — Il nous répondit que oui, c'était il y a vingt ans; il s'en souvenait très bien puisqu'elle faisait partie de ces derniers enfants auxquels il avait enseigné. C'était une enfant joueuse, agréable, une perle; un peu plus timide que les autres pour parler, mais toujours dynamique lorsqu'il s'agissait de gambader dans les champs ou de jouer à la marelle. Se penchant lentement vers une étagère d'un recoin de la pièce, il en prit de grands livres. C'étaient des albums photos avec de larges couvertures en cuir, un peu poussiéreuses. Il chercha, à l'intérieur, parmi les nombreuses photos de classe qui commençaient en noir et blanc... Et finalement il trouva, et nous en montra une en particulier. Une douzaine d'élèves étaient disposés en deux rangées, et Michel souriait au côté de la photo. Parmi la rangée de derrière, vers la droite, une petite fille se tenait debout et esquissait un demi-sourire. Elle avait de longs cheveux blonds, un gilet bleu sur une robe couleur crème. Je me surpris à penser que ses traits ne me rappelaient pas ceux de son père, M. Griboux; à vrai-dire, elle me faisait même plutôt penser à ce à quoi avait dû ressembler, petite fille... sa maîtresse. C'étaient sans doute les cheveux blonds. — Nous remerciâmes le maître d'école, et, remarquant sur l'horloge murale qu'il était temps pour nous d'y aller, prîmes congé de lui peu de temps après.
    Lorsque nous sortîmes de chez Michel, l'intense lumière du soleil me parut un grand réconfort... J'étais sorti de la petite maison avec cette émotion que l'on ressent après avoir regardé trop de photos anciennes: la nostalgie. Je sentais que Jean l'avait éprouvée aussi. — Au soleil... Je voulais vivre! Nos pas nous amenèrent hors de la ruelle, et alors seulement nous nous mîmes à parler à voix haute — — allons manger un repas chaud!
  8. Criterium
    Partie 1 - 2 - 3
    Au matin, j'étais sorti pour que la lumière du jour puisse me réveiller quelque peu. La nuit avait été courte et je me sentais encore quelque peu engourdi, à la fois du fait du trajet, et de notre aventure dans les bois. La matinée ensoleillée me faisait peu à peu reprendre mes esprits. J'avais marché dans une direction choisie au hasard, qui m'avait amené, après quelques rues étroites en zigzag, directement sur un grand espace vert, sous un ciel dégagé. Un long sentier parcourait la plaine et rejoignait puis longeait un vaste champ de blé, puis s'arrêtait. Au-delà, un imposant mur de collines se dessinait et formait la partie à l'adret de la couronne entourant le village comme une forteresse. Je n'avais croisé personne, et je n'entendais que les grillons. Il en fut de même sur le chemin du retour.
    Il me fallut quelques longues secondes pour ré-adapter mes yeux à la faible luminosité de l'intérieur de l'auberge. J'entendais des voix et des bruits de plats; l'instant d'après, je vis qu'il s'agissait de Mathilde, la femme de l'aubergiste. Elle me demanda si je voulais prendre mon petit-déjeuner maintenant. J'acquiesçai. — Il y avait dans la salle deux petites tables dans un coin, recouvertes chacune d'une nappe à carreaux, rouge, où les hôtes pouvaient recevoir cet encas. C'est alors que je vis, assis à l'une d'elles, le gendarme Jean. Nous nous saluâmes cordialement.
    — "À vot' service!", avait-il fait.
    Sa tâche était de m'assister autant que possible, et il m'avait dit que cela ne lui était pas désagréable, autant par fidélité au maire que parce que nous sentions déjà que nous nous entendrions bien; il me confia que, de toute façon, il ne se passait habituellement pas grand chose dans la région, et donc je n'avais pas de souci à me faire quant à son travail. De plus, il connaissait tout le monde au village, et cela garantirait de m'ouvrir beaucoup de portes. Il était venu s'installer ici il y a une dizaine d'années, sa famille du côté maternel était également de la région. – J'étais certainement content de le compter comme allié. Je m'assis.
    — "J'ai commencé à analyser des échantillons", fis-je.
    — "L'ADN et tout ça?".
    — "Oui. Pour résumer, j'ai deux résultats. Le premier, c'est que j'ai une liste d'ADNs humains se trouvant sur les objets. C'est l'équivalent d'une liste d'empreintes digitales dont on connaît pas la provenance, une liste anonyme."
    — "C'est comme... l'empreinte d'une personne?"
    — "Oui, en fait c'est même plus précis. Le risque d'erreur d'identification est beaucoup plus faible."
    — "Donc on a l'empreinte du maître-chanteur?", hésita-t-il.
    — "C'est très possible."
    Je repris: — "En fait, tout dépend de qui a touché quoi. Par exemple, même avec nos gants, je pense que l'on va trouver nos traces dans les échantillons, à cause de la précision de la technique. Ça peut être le cas d'autres personnes qui auraient eu ces objets dans les mains récemment. Donc logiquement l'empreinte du maître-chanteur — ou des maîtres-chanteurs, on est sûrs de rien — devrait s'y trouver. Bon. En tout j'en ai douze. Douze empreintes."
    — "Il faudrait comparer avec les nôtres pour en enlever", suggéra-t-il; j'étais content qu'il ait immédiatement compris cela.
    — "Oui. On en parlera tout à l'heure avec M. Griboux, j'espère que tout le monde sera d'accord. Il suffit de cracher dans un tube pour avoir les résultats, et évidemment je détruis tout après l'enquête."
    — "Ma foi! Aucun problème pour ma part."
    — "Ensuite: la deuxième chose. C'est la pâte végétale qu'on a prélevée. Là j'ai pris les ADNs de plantes."
    — "Les plantes ça a de l'ADN aussi?", il écarquillait les yeux, comme beaucoup font en entendant cela. Depuis les controverses sur les OGMs une grande partie de la population semble penser que les végétaux n'ont pas d'ADN et que les scientifiques s'amusent à en mettre dedans.
    — "Oui. En fait toute chose vivante — un homme, une vache, un chat, une plante et même les bactéries que l'on ne voit pas à l'œil nu, tout être vivant a de l'ADN. Et comme il est assez différent selon sa provenance, on peut retrouver à partir de celui-ci l'espèce; même si l'échantillon ne ressemble à rien. C'est pour cela que même les archéologues commencent à utiliser ce genre de technique."
    — "C'est donc ce que vous avez fait."
    — "Oui. Mais c'est bizarre. En gros c'est principalement de la sauge, mélangée avec de la rhubarbe, du basilic et du jasmin."
    — "Y'a du basilic oui!", fit alors en carillonnant la voix de Mathilde, qui s'était approchée avec une omelette. Celle-ci était parfaitement dorée, appétissante, avec des fines herbes. Elle apportait également un verre de jus d'orange fraîchement pressées. Je la remerciai. Dès la première bouchée, je me dis que j'étais sous le bon toit: c'était délicieux.
    Jean reprit la parole: — "Ça me dit rien non plus, bizarre ça." — Et après une pause durant laquelle je dévorais mon plat, il me fit une remarque ingénue: "Si les hommes ont des empreintes, les plantes devraient aussi en avoir, non? Alors peut-être que vous pouvez chercher à les tracer elles aussi, p'tet que le basilic de l'omelette c'est le même."
    — "..."
    J'étais estomaqué; j'avais en un éclair connu plusieurs émotions, une rapide succession qui m'empêchait d'avoir une réaction - je devais avoir l'air hébété. C'était d'abord une envie de rire devant la remarque naïve, puis la réalisation qu'il avait raison, puis une certaine ironie car beaucoup de personnes devaient cultiver leur propre basilic, puis la réalisation qu'il y avait sans doute moins de plants de basilic que d'habitants dans ce petit village, donc que c'était possible et sans doute même souhaitable, et finalement l'hésitation de ma fourchette devant le dernier morceau du plat appétissant. — Je finis par rire, d'un rire non pas moqueur mais complice, ce qu'il ne comprit qu'en me voyant finalement glisser un morceau dans un mouchoir et le glisser dans une poche. — "Ça vaut le coup", fis-je après. Nous rîmes ensemble.
    Cela me rappela autre chose.
    — "Vous avez entendu que les femmes sont XX et les hommes sont XY?", demandai-je.
    — "Oui... mais pas sûr de ce que ça veut dire en fait."
    — "Ce sont des chromosomes, en gros c'est juste l'une des parties de l'ADN, comme une boîte. Les femmes en ont deux et les hommes en ont une, plus un autre type de petite boîte - le Y. Or parmi le mélange, je peux compter les boîtes."
    — "Donc on sait combien d'hommes et combien de femmes?"
    — "Exactement. Il y a douze personnes. J'ai compté l'équivalent de seize X", lui indiquai-je. Alors il leva la main et fit le signe qu'il réfléchissait. Rapidement il me dit:
    — "Si c'était tous des hommes il y en aurait douze, donc ça fait quatre femmes."
    — "Exactement!", souris-je.
    C'était plaisant de voir qu'il avait de bons réflexes!
    Je lui demandai combien de femmes habitaient au village, il me répondit que c'était à peu près la moitié, surtout des personnes âgées mais aussi quelques jeunes. Rapidement nous érigeâmes un plan d'action pour la journée. Il y avait plusieurs angles d'attaque. On allait d'une part rassembler les hommes d'hier à l'hôtel de ville ce soir, pour leur expliquer pourquoi des prélèvements avanceraient l'enquête. On allait d'autre part aller voir les "anciens", ceux qui étaient restés ici depuis plus de quinze ans, et qui pourraient donner un autre éclairage sur les faits d'antan. Je voulais aussi essayer de rencontrer la maîtresse du maire — j'avais eu la sensation qu'il ne voulait pas la mêler à tout cela, mais mon intuition me disait que son entourage serait à tirer au clair. Dans des affaires de chantage — si c'en était une — la maîtresse et son entourage sont toujours suspects. Et puis j'avais lu trop de romans de Dashiell Hammett. - Finalement, je voulais aussi trouver un moyen de parler aux quelques jeunes du village, puisque ces autels ressemblaient à ceux que pourraient ériger des adolescents s'improvisant des cérémonies, en quête de sensations fortes. En somme, cela ferait un programme chargé!
    Le gendarme Jean me proposa d'aller voir "la Marie". C'était une vieille femme habitant une maison au bord du village, isolée des autres. Elle avait habité ici depuis des décades, peut-être même un demi-siècle. Elle s'occupait justement de plantes, et, légèrement excentrique, se présentait comme herbaliste. Je me dis que ce serait un très bon début; nous nous mîmes alors immédiatement en route.
  9. Criterium
    Partie 1

    * **
    À l'horizon, derrière les collines, je peux voir un grand nuage noir qui se rapproche rapidement; sans doute les derniers instants du ciel jusqu'ici relativement bleu. Ça ne servira à rien de presser le pas; il me reste encore des vieilles allées à poursuivre, étroites et perdues dans les hauteurs; des portails grinçants dont la plupart des habitants ne soupçonnent même pas l'existence ni que l'on puisse s'y aventurer; des escaliers aux marches hautes et serrées, partiellement couverts par des buissons oubliés et luxuriants. Tout le trajet est en montée et traverse ces chemins mi-traboules mi-campagne. Je me faufile à pas de loup.
    — Le ciel gronde. C'est l'orage. Bientôt quelques gouttes, puis ce sont des trombes d'eau qui s'abattent du ciel – la température descend – et c'est comme si un grand volet de nuages avait soudain obscurci la scène. Une voûte grise cache désormais mon périple.
    C'est tout en haut, au bout de ce chemin pour initiés, que l'on arrive alors à une sorte de clairière. Au milieu se tient une vieille maison, partiellement en bois. Au-delà, la forêt. Entre moi et la bâtisse, un potager. Il y a quelques rangées de légumes, des petits massifs de fleurs, une variété de pots où poussent des épices, plantes médicinales et autres simples; j'y reconnais par exemple du thym, de la sauge, de la menthe; de la mélisse, du mille-pertuis... Çà et là des pierres sont disposées avec choix et agrémentent le jardin fleuri. — J'imagine toutes ces plantes boire goulûment l'ondée, les racines s'abreuver... L'averse continue, mes vêtements sont trempés.
    La porte vitrée s'ouvre et mon ami Erwain, le druide, me salue. Encore quelques pas et, enfin, j'arrive à l'abri sur le porche couvert. La musique des carillons à vent nous entoure. — Il y a là quelques chaises et une petite table en rotin; c'est souvent là que nous passons du temps ensemble à discuter, des heures durant.
    — "Tá fáilte romhat, Flavia. Le thé est presque prêt."
    Il faut se mettre sur la pointe des pieds pour lui faire la bise; je le remercie et lui demande si je peux mettre mes habits à sécher. — Quelques instants plus tard, nous sommes tous les deux confortablement assis, de retour sur le porche; le thé est servi dans des petites coupes en bois, artisanales et ornées d'ogham. Le tee-shirt qu'il m'a prêté est immense, j'ai l'impression d'être enveloppée dans une couverture... Il est agréable de garder le silence, les mains sur la coupe chaude, à regarder les volutes de fumée se dissiper dans les airs; la pluie s'était calmée, et nous entendions son bruissement doux. L'odeur de la terre mouillée nous parvenait: le petrichor. — Nous parlons de quelques amis; nous évoquons également l'étrange assemblée d'il y a quelques semaines. Il continuait de voir Aliénor et Gwenaëlle – pour des raisons bien différentes, même s'ils se rencontraient souvent ensemble – et avait décidé de planter quelques graines chez X., dont j'appris alors le nom (Yohann). Libre à celui-ci de les laisser germer ou périr! Il me demande des nouvelles de B.; alors je lui raconte la journée d'hier et la sensation aigre-douce qui me collait à la peau depuis ce matin. Je voulais que celui-ci me fraye un chemin jusqu'à la mandragore, par l'intermédiaire des gens dont il m'avait parlé; il y avait donc trois maillons entre moi et la plante: — B., Xavier, et A. le "drogué". (Je baptisais les personnes que je rencontrais avec un surnom ou un attribut, mentalement). Un maillon supplémentaire avait été franchi: Xavier le "vernisseur". Celui-ci est sympathique, mais il était de plus en plus clair pour moi pourquoi je ne lui avais pas parlé d'occulte; nos quêtes étaient complètement différentes. Lui poursuivait en ligne droite une vie normale: métier, copine, femme, voiture, maison, enfants. Ainsi, y compris dans cette vie, il était un maillon: un lien entre la génération précédente et la génération suivante. L'on transmet le flambeau dans cette course à relais, l'on transmet, et l'on oublie pourquoi l'on transmet: pour quoi — et, pour qui. — Il aurait fallu remonter à rebours la lignée, génération après génération, retrouver parmi l'ascendance le véritable ancêtre ayant acquis la flamme. Alors seulement la réponse serait remémorée. Peut-être, plus tard - peut-être son fils, peut-être sa lointaine descendance... - alors, seulement, quelqu'un se présenterait, dernier de la chaîne, et la flamme se réveillerait dans son sang. Celui-là saurait pourquoi il existe. Celui-là serait actif, un forgeron, et non plus un intermédiaire. — Et moi, j'étais une telle fin de chaîne. Cela, je le savais dans chaque cellule de mon être. Ce qui vient après le maillon: l'aboutissement - ce que tient véritablement la chaîne. Ma destinée, c'était la flamme noire.
    — Mais il était également un maillon entre moi et l'un de mes outils nécessaires. Sinon, j'aurais pu lui expliquer ou lui imposer cette incompatibilité d'une façon ou d'une autre; mais, présentement, il faudrait se faufiler au moins jusqu'à l'étape suivante. Je n'avais pas envie de chercher un détour tant que ça n'était pas nécessaire, ou préférable. Lorsque l'obstacle est dur, sois doux; lorsque l'obstacle est doux, sois dur — la fluidité de l'eau peut autant être un lac immobile qu'un torrent rugissant.
    Erwain m'écoute calmement, à la fois attentif et semblant réfléchir à un conseil possible. Évidemment, tout aurait été plus simple si lui avait eu de la mandragore, ou savait où en trouver dans la région; mais tout aussi évidemment, ç'avait été la première personne à laquelle j'avais formulé ma demande. Par ailleurs, les informations qui circulent sur cette solanée sont très incomplètes. Il faut absolument partir de la plante elle-même, depuis le sol, et utiliser de vieilles techniques artisanales pour en déterminer le dosage. Donc, beaucoup d'autres moyens de l'acquérir seraient inefficaces; aujourd'hui encore, une partie de moi pensait que même A. n'avait pas obtenu la plante dans de bonnes conditions et donc constituerait une fausse piste... — Nous évoquons cette possibilité; dans ce cas il faudrait voyager dans le Sud, peut-être contacter des néo-païens italiens et partir effectuer une sorte de pèlerinage. Erwain ne voyageait pas, il était lié à la terre par des obligations occultes. Il correspondait avec d'autres mages, cependant, et me dit qu'il pourra s'enquérir auprès d'eux si mes recherches n'aboutissent pas. Je lui souris; cela me soulage. — Il me raconte alors un vieux conte celte.
    — — —
    Je me réveille, avec une vigueur neuve. L'après-midi est chaude et ensoleillée; la lumière vive fait ressortir les couleurs du jardin, et la brise porte les fragrances de certains de ses plants et de ses fleurs. Je suis allongée dans le hamac du porche, un chapeau de paille sur la tête, et je vois au loin Erwain s'occupant avec calme de ses semis. Sur le rebord de la fenêtre, juste à côté de moi, a été placé un cristal de célestine. Pendant quelques instants, je reste là, à observer les opérations de jardinage; c'est serein. Les nombreuses parties du conte se mélangent dans ma mémoire et je me souviens surtout d'impressions et d'atmosphères, sans savoir quelle scène a précédé quelle autre; il y avait Ailill, une jeune femme qui avait trouvé l'entrée mystérieuse, derrière une source, d'un monde souterrain, le sidh — dans un palais de cristal elle avait trouvé un Mot sacré; toutes les pièces du palais étaient vides. Dans une cave, un émissaire de Dana l'avait prévenue du risque de mémoriser cette parole vivante: le prix du pouvoir, c'est le temps! De même que les écrits morts sont autant de semences traversant le temps, graines portées par le vent pour couvrir d'immenses distances et porter leurs fruits sur de lointaines plantes, le coût de connaître véritablement une parole vivante se mesurait en temps – temps prélevé d'une toute autre manière. Elle avait fait le choix; elle avait appris le secret; elle était retournée au village... Et alors que son voyage n'avait duré que quelques heures, celui-là avait vu des décades passer: les anciens se rappelaient que leurs grand-parents avaient entendu parler, il y a longtemps, d'une légende d'une jeune fille ayant disparu, capturée par les Tuatha dé Danann. Elle s'appelait Ailill. Pleine de chagrin en réalisant que personne ne la reconnaissait, et que toute sa famille, tous ses amis, tout son village, étaient morts, elle s'enfuit dans la forêt pour habiter dans une maison formée par des arbres entrelacés. Et d'autres générations passèrent, et se murmuraient que dans la forêt habitait une jeune fille qui ne vieillissait plus, qui connaissait l'art des simples et des plantes médicinales; elle était la seule, depuis que les herbes magiques avaient été dispersées par Diancecht, à posséder l'art et la connaissance d'Airmed, sa fille. Un vieux druide du village, qui avait, semble-t-il, vécu ici depuis des générations, prophétisa qu'une armée de guerriers allait arriver et déverser un flot de sang; et que grâce à la magie d'Ailill, grâce à sa parole vivante, cette armée allait être anéantie et transformée en animaux... Il y avait un héros, Criomhthann, qui contribuerait grandement à cette victoire, protégé par cette magie et connecté par un pacte secret à la terre, à Dana...; les scènes se confondent dans mon esprit, et je ne me souviens plus dans quelle mesure j'ai entendu, imaginé, rêvé, ou... vécu cette histoire.
    Pleine d'énergie et d'enthousiasme, je me lève et je rejoins Erwain pour l'aider avec ses semis; je n'hésitais pas à mettre les mains dans la terre, je sentais une connexion entre ce sol et mon sang. — Lorsque ce fut fini, nous collectâmes quelques branches qu'il allait préparer dans la nuit pour des rituels; et, me glissant dans mes habits enfin secs, je m'apprêtais à repartir. Il me confia une petite bourse en cuir et me demanda de la transmettre à Gwenaëlle.

    ** *
    La fenêtre était grande ouverte pour laisser entrer le vent. Depuis les hauteurs, on avait une vision d'ensemble des rues tout autour, et de la succession de passants qui à cette heure fourmillaient vers chaque direction. Différents mondes s'y croisaient, hommes en costume revenant du travail, groupes d'étudiants errant ou rentrant chez eux, familles, riches et pauvres... Généralement, ils ne se voyaient pas les uns les autres. En face, à une fenêtre, un homme au crâne rasé, bodybuildé, fumait en regardant lui aussi le flot humain. Je le voyais souvent là, passer des heures dans la même position; souvent je m'étais demandée ce à quoi il pensait. À une autre fenêtre un étudiant regardait la télévision. Quant à moi, j'alternais mon attention entre le dehors et un vieux livre d'Oswald Wirth. — Mon rendez-vous approchait. Je reposai le livre et jetai un dernier coup d'œil vers l'extérieur; l'homme me dévisageait. Il faisait cela souvent. J'avais l'impression qu'il regardait un fantôme... L'heure d'y aller était arrivée.
    Dehors. J'arrive dans la vieille ville. Il y a, dans le recoin d'une ruelle, une échoppe pittoresque. La terrasse est petite, abritée par des buissons; l'intérieur est encore plus étroit. On peut y déguster des crêpes, y acheter des bricoles, y siroter quelques breuvages. Comme peu de personnes connaissent l'endroit, et que l'on ne pourrait guère y asseoir plus de huit personnes, l'atmosphère contraste avec le reste du quartier, car elle y est véritablement villageoise. Chaque habitué s'y connaît, et tous ont eu de longues discussions avec la propriétaire, Murielle. — C'est une femme dans la quarantaine, petite et énergique; elle a de longs cheveux bruns, ondulés. Elle a arpenté tout le pays, a fait beaucoup de théâtre et tenu plusieurs petits commerces avant de venir s'installer ici il y a quelques années. De sa vie de bohème, elle a gardé un fort caractère, se formant rapidement une opinion très positive ou très négative des personnes qu'elle rencontre. Avec les premières elle se montre très tendre; avec les secondes, intransigeante. Elle apprécie les personnes à part, ceux que la vie a tôt forcé à tracer leur propre route, les égarés et les jeunes en quête d'eux-mêmes; son favori est un adolescent métalleux, sans cesse en conflit avec sa famille: que de fois n'a-t-on pas vu celui-ci, renvoyé de chez lui, devoir passer la nuit dans l'échoppe... Souvent, il se saoulait, et elle le laissait tomber ivre sur ses genoux, et alors lui caressait les cheveux avec la tendresse d'une mère. Parfois ils pleuraient tous les deux, comme d'un commun accord. — Entre nous deux, la relation était assez différente. Nous nous apprécions beaucoup, mais il y avait une certaine réserve, une sorte de retenue; de part et d'autre, c'était comme si nous sentions que nos quêtes nous menaient vers des directions différentes. Peut-être était-ce aussi parce que nous n'avions pas le même âge ni ne recherchions la même chose chez autrui... Quelques pas encore et j'entre dans le petit espace en terrasse. La moitié des chaises sont occupées, il y a là le fils adoptif, et quelques-uns de ses amis musiciens; ils dévorent des crêpes et n'en étaient pas à leur première bière... Les jeunes me saluent timidement, Murielle m'adresse un grand sourire et vient me faire la bise et demander quelques nouvelles; puis elle m'apporte une de ses spécialités, un grog sans alcool et aux épices. Le verre est chaud, il sent la cannelle; à l'intérieur, c'est une décoction à base de citron, de miel, de girofle, de gingembre... Elle pose une petite assiette de biscuits secs sur la table. Je lui dis que j'attends une amie: c'est ici que j'avais rendez-vous avec Gwenaëlle. — De fait, celle-ci arrive alors: on entend quelques pas, puis elle glisse timidement la tête entre les plantes, comme se demandant s'il s'y trouverait réellement quelque chose derrière; réalisant que oui, elle se met à sourire aux anges, toute heureuse de découvrir cet havre si insolite. Elle est toujours aussi belle et coquette; je devine à la table d'à côté la curiosité des jeunes envers la belle nouvelle... Murielle arrive aussitôt, aimant se faire présenter nos amis, tenant à connaître tout le monde – comme dans une grande famille. Je fais les présentations, elle apporte un second grog, puis je laisse à Gwenaëlle le plaisir de nous parler de sa passion - les arts créatifs: vêtements, bijoux - puis, quelques instants plus tard, la curiosité de Murielle est satisfaite - celle-ci nous laisse alors toutes les deux. — Je trouve ma compagne enthousiaste, ingénue. Elle parle avec des expressions de visage marquées, me montre quelques-unes de ses dernières créations; cette fraîcheur est plaisante. Elle me parle également des nouvelles directions qu'elle explore; ainsi, une amie marocaine lui a appris des techniques de mehndi au henné, ce qui lui a donné l'idée d'utiliser cette application pour des motifs élaborés, incorporant des entrelacs celtiques. Elle me montre quelques photos et quelques dessins. Elle voudrait s'essayer à des mehndit plus larges, sur le corps, et me demande si cela m'intéresserait de lui servir de modèle — elle rit: "Je demande ça à toutes mes amies!". Nous parlons beaucoup. À un moment, mon téléphone vibre.
    Texto: — "Je fais une petite fête ce soir chez moi, ça me ferait super plaisir si tu viens" — Xavier.
    J'avais prévu de recevoir ce message. Et, en fait, il était arrivé à un moment opportun: en un instant, je sens qu'une idée germe dans mon esprit. Je demande à Gwenaëlle si elle est intéressée pour m'accompagner. Je crois qu'elle apprécie de pouvoir discuter de ses passions à quelqu'un qui en comprend aussi les symboles; je suis "dans son camp", partageant déjà des idées fondamentales — l'existence et la réalité de la magie par exemple — et donc elle n'a pas besoin de me convaincre ou de débattre, ce qui lui permet de se concentrer sur des sujets de conversation qui lui plaisent. Ainsi: elle accepte. — Un court échange de messages plus tard, je devine à une allusion que cette fête aura un autre invité: une certaine herbe... Sa substance habituelle, celle qui reste, son péché mignon. Je crois que même s'il s'avérait que A. n'est pas présent à la soirée, il n'en sera pas si loin; c'était sans doute le fournisseur. Le prochain maillon. Je demande à Gwenaëlle ce qu'elle pense de ces paradis artificiels, car je veux être honnête avec elle et m'assurer que cela ne la gênerait pas. Elle rit et me dit qu'elle a déjà accueilli cet invité plusieurs fois, et qu'elle aurait grand plaisir à le revoir dans un cadre festif...
    — Je dépose la bourse en cuir sur la table. "C'est pour toi, c'est de la part d'Erwain". - Quel sourire se dessine sur ses lèvres! Quel plaisir, après avoir entendu cela, alternant son regard entre moi et l'objet, comme un enfant découvrant un cadeau-surprise! - Elle ouvre le petit sac; je le découvre en même temps qu'elle. À l'intérieur, des cabochons de bois de couleurs variées, un peu de corde fine — tressée à partir de tiges, sans doute d'ortie — et quelques gemmes; il y a aussi un petit pot de verre contenant des fleurs séchées de trèfle rouge, excellentes pour faire du thé... Ces deux-là devaient être aux anges de pouvoir se faire des petits cadeaux de produits naturels.
    Je lui propose avec un grand sourire de lui servir de messagère si d'aventures elle souhaitait me confier un objet à amener dans les hauteurs... Et, hasard?, elle me dit qu'elle a justement quelque chose, et qu'elle me le donnera ce soir. Nous nous donnons alors rendez-vous à un point de rencontre du vieux quartier, une place que tout le monde utilise de cette manière, point de départ de nombreuses nuits... Murielle nous salue, nous partons. Nous rentrons chez nous, nous préparer pour tout à l'heure.

    La sonnerie est comme lointaine, étouffée, mais immédiatement la porte s'ouvre et nous apercevons Xavier sur le seuil. Un trait de lumière éclaire la rue; la nuit vient de tomber. Je suis là, avec Gwenaëlle. Il sourit et nous invite à entrer. Lorsque nous nous faisons la bise, je sens qu'il vient d'hésiter un instant entre ma joue et ma lèvre. Je ressens à nouveau son côté gauche, sa timidité. — Il y avait déjà là quatre invités, en pleine discussion; c'était une petite soirée. Nous entrons. Le salon de la maison est spacieux, des canapés sont placés sur trois murs; il y a une cuisine ouverte, à l'américaine, avec un bar couvert de bouteilles d'alcool, certaines finies lors de précédentes occasions, d'autres encore survivantes, des liqueurs; certaines attendant leur heure. Le plancher est en bois; sur une table basse, il venait de déposer de l'houmous et des pitas, et quelques autres amuse-bouches. On entendait de la musique en arrière-plan, assez enjouée. Dans l'ensemble, cet endroit était bien aménagé, et bien placé dans la ville: il devait payer une fortune pour le loyer. — Les présentations se font, comme nous ne connaissions aucun des invités. Parmi eux, il y avait Céline et Christian: immédiatement je me les baptisais comme le "couple hippie". Elle avait des dreadlocks blonds, et portait un débardeur blanc et un baggy khaki. Lui était plutôt chétif, et flottait dans un large vêtement avec le logo d'un groupe de musique que je ne connaissais pas; ses traits paraissaient plus vieux qu'il ne devait vraiment l'être. Tous les deux se collaient l'un l'autre, leur visage et leur personnalité indolente montraient la caractéristique nonchalante typique des utilisateurs immodérés de certains stupéfiants. Il y avait aussi Guillaume. Lui ressemblait plutôt à un fils de bonne famille; il alternait moments extravertis, à faire des blagues, et moments plus silencieux, retenus. Je pense qu'il pouvait être bipolaire, tout du moins cyclothymique... À côté de lui était assise Madelaine, une étudiante infirmière, très enveloppée. Je devine qu'elle connaissait bien Guillaume, et voulait sans doute mieux le connaître; au début, elle nous jaugeait bizarrement du regard, comme pour se demander si moi ou Gwenaëlle pourrait devenir une adversaire. Mais comme nous n'étions pas venues pour jouer à ce jeu, elle redevint neutre, observatrice - sur ses gardes toutefois.
    Ces fêtes finissent toujours par devenir vaporeuses dans ma mémoire; des scènes se diluent et se confondent avec d'autres soirées, d'autres endroits, d'autres personnes; comme les conversations sont souvent similaires, les mots se recombinent et forment des souvenirs chimériques. Certains parlent surtout de leurs précédents faits d'armes, ajoutant donc les nœuds un par un à cette grande corde qu'ils transportent sans rien tenir. D'autres parlent de leur vie et de leurs connaissances, de souvenirs amusants; de musique, de passions — c'était aussi ce que moi et Gwenaëlle faisions. Elle rayonnait. Xavier s'approchait de moi et nous parlions de livres que nous aimerions lire. Nous buvions, nous grignotions quelques encas, puis nous buvions à nouveau. Et, à un moment, un coup de sonnette. Je me souviens que même à l'intérieur, la sonnerie semblait étouffée, comme si elle résonnait dans une autre pièce; peut-être aussi était-ce l'alcool... toujours est-il que je savais ce qu'elle signifiait. Xavier avait discrètement mis son portefeuille dans sa poche. Il s'était levé et était allé ouvrir au messager de bonne fortune. Dans l'encadrement du seuil, je vois un jeune homme brun, mal rasé, dont la peau semblait beaucoup plus vieille que l'âge qu'il devait avoir. Lui aussi portait le stigmate de sa vie d'expériences... Son visage est tout en longueur, ce qui ne va pas tout à fait avec le fait qu'il porte un fedora. C'était A. — Avant de le faire rentrer, ils discutent un instant, et d'un mouvement habile l'on devine qu'ils effectuent une transaction. Puis, tous les deux arrivent et s'asseyent avec nous. A. a un air absent, les yeux pas tout à fait sobres. Des sensations contradictoires se bataillent dans mon esprit; d'un côté, cette personne m'inspire naturellement un certain dégoût - il a beau être moins nonchalant que le couple hippie, il me paraît physiquement comme transportant avec lui une empreinte de dégénérescence, une flétrissure invisible. De l'autre côté, j'avais besoin de lui parler. Je décide d'attendre une occasion plus tardive dans la nuit pour ce faire. En attendant, j'avais modifié son épithète — un mot différent m'était apparu: "vermine". Comme cette aversion ne s'expliquait ni vraiment par son apparence seule, ni par son caractère, le meilleur moyen de l'expliquer serait d'imaginer que chacun se déplace avec un ballot invisible, un engramme. Celui-ci transporte des expériences et des blessures, des qualités subtiles; mais aussi des croyances, des pactes, et peut-être une bannière — et c'était comme si nos fanions étaient ennemis. J'avais envie de l'hypnotiser pour le détruire. Xavier s'était tourné vers moi à ce moment-là - je réalisai qu'il avait vu sur mon visage durant ces quelques secondes quelque chose qu'il ne connaissait pas; il avait entre-aperçu un peu de cette flamme secrète et s'était brûlé. Il eut l'air effrayé, une fraction de seconde. Nous revenons à la conversation et aux sourires, la musique se fait plus lente...; le narguilé est préparé et nous commençons les uns après les autres à inspirer le toxique. — — — Il est très tard dans la nuit; je ne me souviens plus quand Guillaume et Madelaine sont partis. A. a disparu lui aussi. Dans un fauteuil dans un coin, Céline et Christian dorment l'un contre l'autre. Le canapé-lit avait été ouvert, je suis allongée là, la tête sur les genoux de Xavier, il me caresse de temps en temps les cheveux, Gwenaëlle se tient contre moi, et nous alternons longs moments de silence, encore apathiques dans des visions nébuleuses, et courtes discussions dans lesquelles les mots de chaque phrase n'ont pas toujours beaucoup de sens. Micro-sommeils médicamenteux et pensées confuses, ouatées, se suivent. J'ai un vague souvenir que quelque chose d'important s'était passé plus tôt. Et, étendant le bras, je trouve un petit bout de papier froissé que je me souviens avoir déposé là à un moment. Une écriture malhabile: A., son numéro de téléphone. Il y a une goutte de sang sur le papier. Est-ce que j'ai fait quelque chose? Je murmure une question à mes compagnons. On me chuchote que j'ai mordu A. jusqu'au sang, comme un vampire. Que c'était drôle et inattendu. Que je l'avais regardé droit dans les yeux, et qu'il avait été comme hypnotisé, soumis. Qu'il s'était laissé faire, comme si toute volonté avait été aspirée de son être, marionnette sans âme. Et que c'étaient les autres qui avaient empêché que cela aille trop loin. Qu'après, tout avait été ok. Les chuchotements se font de plus en plus faibles, de plus en plus lents; doucereusement, bercés par nos propres soupirs, nous nous endormons.
  10. Criterium
    Partie 1
    L'après-midi touchait à sa fin et un vent frais s'était levé. Nous entendîmes des voix se rapprocher et un instant plus tard la pièce était pleine. Le maire me présenta aux hommes qui venaient de revenir des bois attenants; quelques poignées de mains, cordiales. Il y avait là un gendarme, qui vivait dans ce village depuis de nombreuses années et que chacun appelait simplement par son prénom, Jean; il y avait également ceux que j'imaginais être ses assistants — les "hommes" du village — mais dont je ne connaissais pas la profession, mis à part que l'un était un artisan ferronnier.
    D'après les quelques documents que j'avais pu consulter, on avait retrouvé un matin, il y a quelques semaines, une sorte d'autel improvisé en pleine forêt. C'était une sorte de monticule de pierres ponces, ainsi qu'un cercle de petites pierres, bordé de bougies de couleurs, largement fondues; des objets divers avaient été disposés avec la structure - sans que la combinaison eût un sens clair: une rose fanée, une cuillère à thé, un clou plaqué or, un débardeur de femme, gris, et une sorte de pâte verdâtre — sans doute une décoction à base de plantes et longuement mâchée... - Tout le monde avait ignoré l'étrange découverte. Comme il y avait peu de jeunes au village et dans les lieux-dits proches, chaque parent espérait juste que ses enfants n'étaient pas en train d'entrer dans une phase de pratique de la magie, pour tuer le temps et l'ennui. La religion avait levé sa chape de plomb depuis longtemps dans la région; néanmoins, la majorité des habitants étaient restés croyants, et même sans l'imposer aux autres, ici-bas survivait encore une certaine peur superstitieuse, liée à des légendes campagnardes.
    Aujourd'hui, un nouvel autel avait été découvert au milieu des bois. Cependant, celui-ci comptait, parmi les objets hétéroclites parsemés tout autour, quelques pièces que le maire ne souhaitaient pas voir ébruitées. Il avait donc fait appel à mes services. C'était par l'intermédiaire d'un cousin qu'il avait eu vent de ma discrétion dans le cadre de telles investigations préliminaires.
    Nous marchions le long du sentier en direction des bois — M. Griboux, le gendarme Jean, et moi — et nos pas crissaient sur le gravier. Les montagnes encerclant l'horizon cachaient le soleil, et le ciel s'assombrissait graduellement vers une teinte bleu-marine. Nous pouvions déjà y voir un parsemis brillant, les étoiles. Un vent froid s'était levé. Bientôt nous ne le ressentions plus, une fois abrités au-delà des premiers arbres; seuls les bruits de la forêt nous environnaient alors - furtifs craquements de branches, insectes invisibles...
    Nous allumâmes les lampes-torches; le sentier n'était plus qu'une étroite bande traversant les bois en zigzag, une épaisse couche d'humus le recouvrant, étouffant nos pas. Des racines noueuses réclamaient à nouveau cet espace, le reprenaient aux hommes. Une fois arrivés à un signe que reconnurent mes compagnons — peut-être était-ce le vieil épicéa, immense, ou peut-être était-ce l'agencement de quelques roches tout autour — nous sortîmes du sentier et nous nous frayâmes un chemin au-travers des fougères. À une certaine distance, nous pouvions voir une forme blanche; elle était d'autant plus visible que la nuit commençait à tomber, et la lumière puissante de nos lampes-torches était reflétée. Un instant, j'eus la désagréable sensation de me diriger vers une scène de crime. Il ne s'agissait que d'un amas de pierres; en m'approchant je pus y voir un édifice très similaire à celui de la première photographie, une sorte de petit monticule, et un cercle. L'endroit était jonché d'objets:
    — Une étiquette jaunie, sur laquelle était écrite à l'encre bleue dans une calligraphie appliquée, écolière: "Graines".
    — Un petit carnet en cuir, vide. Quelques pages avaient été arrachées.
    — Un court morceau de corde. Fine, très résistante; on dirait une corde à simple, pour l'escalade.
    — Une grande quantité de morceaux de verre. Il faudrait les ramasser et tenter de les réassembler pour déterminer de quel objet il avait pu s'agir.
    — Beaucoup de pétales de fleurs; violets et blancs.
    — Un couteau suisse, complètement rouillé, inutilisable.
    — Quelques bougies blanches, presque entièrement fondues.
    — Un peu de cette pâte verte végétale, semblable à celle du premier autel...
    Jean avait amené des gants de latex. En silence, nous ramassions les objets et les placions dans des sachets plastique à zip.
    M. Griboux sortit de sa poche deux autres objets, ramassés sur les lieux, mais qu'il n'avait pas voulu laisser, afin de ne pas encourir le risque qu'ils puissent avoir été découverts d'ici-là: le premier était une photographie, encore tachée de terre et d'humus. Sur celle-ci, une belle jeune fille blonde. Il expliqua à mots couverts, un peu gêné, qu'il s'agissait de sa maîtresse. Le second objet était un gilet de femme, noir, portant une étiquette dans le col: "Églantine". C'était un vêtement qui avait appartenu à sa fille, tuée sans raison par un psychopathe, il y a quinze ans de cela. Les faits s'étaient produits là-haut, dans les montagnes.
  11. Criterium
    Partie 1
    Partie 2
    Une lumière faible se glisse depuis l'extérieur à travers les barreaux, et dessine quelques jeux d'ombres sur les murs de la cellule. C'est une lumière artificielle, assez vague, qui provient des éclairages entourant le poste; le ciel de la nuit, lui, est sans lune. De temps en temps, une rafale de vent alterne bruits secs et chuintements. Avec les graffitis obscènes qui couvrent les murs, l'odeur d'humidité et de moisissures complète l'atmosphère du lieu. - Sur une banquette, un homme seul est assis dans l'obscurité, les yeux fixes; son dos est droit et inerte, comme s'il était en train de méditer profondément.
    — "Il n'a pas prononcé un mot depuis des heures", entend-on depuis une pièce proche.
    Quelques hommes de garde étaient assis autour d'une table et jouaient au tarot. Les circonstances les avaient retenus ici; la nuit avait été longue et leur quart allait bientôt toucher à sa fin. Les premiers rayons de soleil commencèrent à apparaître, comme un petit carré projeté depuis chaque fenêtre. Soudain les agents entendent des tintements depuis la cellule, et... une voix.
    — "Qu'est-ce que je fais ici?".
    L'individu s'était levé, et paraissait être une personne différente tant ses traits avaient changé: il se tenait moins droit, les muscles de son visage n'étaient plus tendus mais expressifs, et sur celui-ci se dessinait même une certaine frayeur. Il clignait des yeux, et répéta plusieurs fois sa question devant les policiers de garde, hébétés.
    Alors que les précédents interrogatoires avaient été effrayants — l'homme avait été immobile et silencieux — celui-ci fut complètement différent. L'homme s'exprimait sans réserve, et semblait n'avoir aucun souvenir de la nuit passée; sa mémoire ne remontait qu'au début de la soirée, lorsqu'il s'endormit. - Était-ce un cas de somnambulisme? Il avait eu l'air horrifié lorsque l'on lui relata les circonstances de la nuit dernière. En revanche, il connaissait son nom — qui correspondait à celui de son passeport — et la date d'aujourd'hui.
    — "Savez-vous ce que signifient les lettres AZJAZ?"
    — "Non".
    — "Alors comment expliquez-vous ceci?", fit le policier en se relevant et saisissant le col du trench, que l'homme portait encore. Stupéfaction — là où il y a quelques heures les lettres apparaissaient, il n'y avait maintenant plus que la marque du vêtement. Durant un moment, l'état de confusion fut partagé. Le policier eut alors un doute:
    — "Avez-vous enlevé l'étiquette qui se trouvait là?", montrant l'arrière-col.
    — "Il n'y en a jamais eu...?".
    On le fouilla à nouveau: rien. La seule possibilité aurait été qu'il l'ait arrachée et avalée. Par précaution, la durée de garde à vue fut prolongée d'un jour, afin d'avoir le temps de tenter de mettre l'affaire au clair en effectuant une fouille au domicile du suspect.
    20 octobre 2017.
    L'inspecteur allait et venait dans son bureau. Ancien homme d'action, il ne s'était jamais fait à cette petite pièce, et réfléchissait mieux en faisant ainsi les cent pas; parfois il joggait tout autour du bâtiment pour aérer ses idées. Il s'occupait de la curieuse affaire. Rien n'avait été trouvé au domicile de l'homme. Cette soirée-là, il revoyait les différents scénarios possibles:
    Ou bien l'homme est le tueur, ou bien il ne l'est pas. L'étiquette de l'arrière-col ne pouvait pas être une coïncidence. Ainsi même s'il ne l'était pas, il devait y être associé d'une manière ou d'une autre. L'homme disait ne rien savoir; ou bien il mentait — ce qui collerait avec l'hypothèse qu'il soit le tueur ou son complice — ou bien il était sincère, mais dans ce cas, comment expliquer l'association? Était-il manipulé? Y avait-il eu des cas dans lesquels un individu en crise de somnambulisme pouvait adopter un comportement criminel inconscient?
    Petit à petit il se convainquit qu'il n'y avait que deux possibilités, toutes les deux improbables — quoique l'affaire entière l'était... — mais les plus plausibles: ou bien l'homme était un serial-killer génial qui le manipulait depuis le début, ou bien l'homme possédait deux personnalités, dont l'une ne se manifestait que dans certaines circonstances bien précises — dans cet état de transe — et tuait. Cela expliquerait pourquoi ce mois aucun crime ne semblait avoir été commis; pour autant, aucune piste intéressante n'était offerte quant aux codes secrets. Il n'y avait pas assez pour tenir l'homme; toutefois, il prit soin d'y attacher une surveillance rapprochée – dépassant légèrement ce qu'il était tout à fait légal de mettre en pratique. Circonstances exceptionnelles.
    18 novembre 2017. Ce soir, la neige tombait sur la ville de T**, sans tenir au sol pour l'instant. L'asphalte des rues reflétait la lumière des lampadaires, les sons étaient quelque peu étouffés par les flocons épais.
    Si quelques voitures passaient par là de temps en temps, plus personne néanmoins ne se trouvait dehors. Chacun avait juste envie de rentrer chez soi et se rester au chaud. Le trafic se faisait de plus en plus rare. Silence. À un moment, on entendit comme un tapotement. Petit à petit, le bruit devint plus distinct; c'étaient les claquements des talons d'une silhouette qui se pressait dans la nuit; sans doute une jeune fille rentrant tard chez elle. Elle gardait un pas régulier, enserrant son duffel-coat contre elle, quelques flocons restaient suspendus un instant sur ses cheveux noirs. Les claquements secs s'éloignèrent avec elle. Elle n'avait pas vu, cachés dans une voiture à l'arrêt, deux hommes qui attendaient et observaient les environs: des agents préposés à la surveillance de la demeure de l'étrange suspect, sise de l'autre côté de la rue. Ceux-ci commençaient à avoir froid, sirotaient du café à même un thermos.
    L'un avait des jumelles, et de temps en temps vérifiait avec elles s'il pouvait apercevoir un détail supplémentaire; mais à chaque fois, il ne voyait que la même chose, un homme penché sur un écran d'ordinateur, tapotant sur son clavier. Il se demandait ce qu'il faisait; ç'aurait aussi bien pu être un rapport professionnel qu'une fenêtre de tchat. Alors, pour briser la monotonie, de temps en temps il se tournait et regardait à d'autres fenêtres, des familles nombreuses finissant leur repas et semblant avoir des discussions animées. Qu'est-ce qu'il aimerait avoir un peu de soupe chaude! — Partout des moments de vie se déroulaient.
    Cela dura plusieurs heures; les lumières s'étaient progressivement éteintes partout. L'homme, lui aussi, s'était levé et s'étirait. Il éteignit l'ordinateur, bâilla. Il resta quelques instants debout, parcourant du regard les livres de sa bibliothèque; puis finalement se passa quelque chose d'un peu plus étrange. Les agents connaissaient les habitudes de l'homme, et savaient qu'à ce moment-là, il allait soit se coucher directement, soit restait quelque temps à lire sur le sofa. C'était là la première fois qu'ils le virent s'asseoir en tailleur sur le sofa, le dos droit et l'air concentré, la lumière de l'halogène plus atténuée, pour méditer. Était-ce parce qu'il avait lu quelque chose à ce sujet et souhaitait débuter cet exercice? Ou une habitude un peu excentrique à laquelle il s'adonnait rarement?
    Comme la silhouette était parfaitement immobile, la surveillance était encore plus ennuyeuse qu'avant. Ainsi, passé l'effet de surprise, les agents, quoiqu'aux aguets, ne gardaient pas le regard rivé sur l'objectif. À un moment, ils s'aperçurent que la lumière s'était éteinte. Étouffant un juron, à cause de son bref moment d'inattention, l'homme aux jumelles activa le mode infra-rouge et scruta les fenêtres en vision nocturne. L'on voyait la silhouette de l'homme, qui s'était levé, arpenter lentement la pièce noire. Les mouvements avaient l'air inhabituels; cette fois les agents ne le quittaient plus des yeux. Quelque chose allait se passer. La neige tomba plus épaisse, et sur les trottoirs commença à former une petite couche blanche. L'homme sortit.
    — L'on décida de le suivre à pied; prendre la voiture n'aurait pas été suffisamment discret comme il n'y avait plus de trafic à cette heure avancée de la nuit. Il faudrait cependant, avec la neige, toujours faire attention à ne pas le perdre durant la filature.
    L'homme s'avançait d'un pas régulier vers l'ouest. Il portait le même trench que la dernière fois, et un chapeau sur lequel la neige formait des petites taches blanches. De rue en rue, le trio arpentait les rues et les avenues; selon les angles morts, se rapprochant ou s'éloignant. Petit à petit, ils arrivèrent à la place en hauteur où l'homme s'était trouvé, somnambule, le mois précédent. Alors qu'ils s'en approchaient, une sensation étrange s'empara des policiers; l'impression que quelque chose leur avait échappé, un vague sixième sens d'une pièce manquante de puzzle.
    Un crissement de pneu rompit le silence; un véhicule, plein phares, passa en trombe à côté des deux hommes en filature. Ceux-ci eurent besoin d'un instant pour reprendre leurs esprits et réaliser ce qui venait de se passer: leur cible n'était plus là. Se ruant vers la place afin de vérifier toutes les directions, ils espéraient que l'homme n'avait pas disparu. Mais, à gauche, à droite, ils ne le virent plus - et ils durent alors se rendre à l'évidence: le poisson leur avait glissé d'entre les mains. Dépités, ils se rejoignirent sous l'abri des arbres, en face de la statue. Ils étaient à la fois énervés de la tournure des événements, et sentaient qu'ils auraient dû s'y prendre autrement. Ce fut au bout d'une ou deux minutes que l'un d'entre eux s'en aperçut: sur le sol, quelques chiffres avaient été tracés à la craie rouge, suivis de deux points d'exclamation.
    Les crimes cessèrent.
    2018.
    Un an plus tard, un journal d'investigation passa un petit article, largement resté inaperçu; celui-ci était nommé: "Meurtres à T**: secret d'État?". Les auteurs insistaient sur la possibilité d'une piste n'ayant pas été privilégiée par les enquêteurs: de possibles liens entre les victimes. L'homme d'affaires avait voyagé parfois, il y a longtemps de cela, dans des pays non-démocratiques dont les relations avec la France étaient troubles, mélange d'amitié et de défiance; le fidèle à la mosquée avait une fiche S; on ne comprenait cependant pas le cas de la jeune fille, mais les auteurs proposaient qu'elle avait pu assister à quelque chose qu'elle n'était pas censée voir. — L'article mentionnait la présence de codes cryptographiques sur chaque scène de meurtre, pouvant signifier un lien avec les services secrets; et la disparition mystérieuse du principal suspect, potentiellement exfiltré. Sans jamais proposer de scénario clair, la fin de l'article aurait pu ravir les conspirationnistes, citant à la fois l'affaire Dupont de Ligonnès et le projet MKUltra de la CIA. En filigrane, il était sous-entendu qu'un agent dormant du contre-terrorisme avait exécuté des cibles précises qui étaient sans doute, elles aussi, des opératifs. — Personne ne prêta attention à cette théorie du complot. La ville de T** avait envie de vivre.
  12. Criterium
    Une forteresse de la Nature! — C'étaient les mots qui s'imprimèrent dans mon esprit dès que j'aperçus le village. Il avait fallu conduire des heures, bordé d'un côté et de l'autre par des forêts de conifères; la route traversant les collines, le paysage alternait continuellement entre vue sur l'horizon et vue sur les arbres du bas-côté - comme une danse de perspective. Le chemin me rappelait mon paysage natal de Pennsylvanie.
    J'étais arrivé au sommet de la dernière colline: d'ici, le regard portait loin. L'on voyait en contre-bas un village bordant un petit lac. Les maisons aux toits rouges étaient agencées de manière irrégulière, comme il arrive souvent à ces endroits riches en histoire. Vers le centre, une épine s'élevait beaucoup plus haut dans le ciel; l'église. — Tout autour de l'endroit, collines et montagnes se dressaient, et c'était cette couronne qui donnait l'impression d'une forteresse. Les habitants devaient avoir une distinction plus subtile entre "dedans" et "dehors"; car même "dehors", l'on était dans cette cour, et il fallait s'aventurer par-delà les montagnes pour véritablement sortir.
    Maintenant ma voiture dévalait la dernière pente et je voyais grandir les maisons au fur et à mesure de ma descente. Un instant, j'eus la sensation d'atterrir plutôt que de conduire - sans doute un effet de la fatigue du trajet ainsi que de cette perspective particulière. Rapidement j'arrivai dans le village, et me garai à proximité de la grand-place. Il faisait beau ce milieu d'après-midi, mais pourtant je n'avais pu apercevoir que peu d'habitants, à chaque fois des silhouettes élusives qui semblaient faites de la même roche que les murs des maisons. Sans doute étaient-ils tous sortis; il y avait quelques champs aux alentours, et bien que je n'y aie pu voir quiconque, peut-être y travaillaient-ils encore à cette heure. — En attendant je me promenais d'un pas lent le long des rues. Elles étaient tout en zigzag, étrangement disposées; je trouvais cela fascinant. Quelles péripéties avaient dicté ces combinaisons?
    La brise était maintenant de plus en plus fraîche, et, las de mes flâneries, je revins sur la grand-place, passai l'église et entrai dans la petite maison qui tenait lieu d'hôtel de ville. Le plancher en bois, récemment verni, immaculé, contrastait avec l'atmosphère ancienne du dehors. Il n'y avait personne. J'examinai alors les quelques meubles de la pièce, agencée comme une salle d'attente, avec table basse, une quantité de chaises en bois, quelques vieux magazines géographiques.
    — "Monsieur...?"
    Je me retournai, étonné: dans un coin de la pièce, un homme court et trapu se tenait, que je n'avais pas vu. Il devait venir d'une salle attenante, derrière lui la porte ouverte montrait un bureau sobre. L'esprit encore un peu ébahi, je marquais une pause, tentant de remettre un peu d'ordre dans mes pensées. Il me fixait, et ne semblait pas gêné de ce silence. Sans doute était-il habitué aux discrétions des vieux villageois; les pauses faisaient partie intégrante des conversations. Je répondis enfin:
    — "Je suis là pour l'affaire dont nous avions parlé au téléphone. Vous devez être M. Griboux."
    Un sourire franc se dessina sur son visage. Il me tendit la main, et serra la mienne d'une poigne vive, honnête. — "Nous sommes très contents que vous soyez là. Excusez; les hommes sont sortis, mais ils devraient revenir d'un instant à l'autre. Nous allons les attendre ici, car il y a quelques documents que j'aimerais vous montrer, et qui concernent les faits présents. Puis nous pourrons aller dans les bois... Dites; vous devez être fatigué de la route; voulez-vous boire quelque chose?". - J'acceptai un grand verre d'eau.
  13. Criterium
    Midi. — Je presse le pas. Les avenues sont peuplées, le temps agréable d'un printemps qui revient; le brouhaha indistinct venant de la place, vers laquelle je me dirige, n'étouffe pas les pépiements des oiseaux. Ses façades sont si distinctes du reste de la ville que l'on a l'impression d'être ailleurs une fois parvenu ici - c'est presque comme le centre d'un village.
    Aux terrasses discutent quelques flâneurs; un minuscule marché propose une variété de fruits et légumes le long de quelques étals; l'on perçoit sans entendre d'autres silhouettes à l'intérieur des deux brasseries de la place. Je me dirige vers la première — "La Médiévale".
    La lumière est moins intense à l'intérieur, mais ce sont surtout les odeurs épicées qui, dès le seuil pénétré, contribuent le plus à changer la scène. C'est une variété de thés, de cannelle, de camomille, qui colorent les fragrances de l'endroit et adhèrent aux boiseries. Je m'arrête et ralentis ma respiration pour me remémorer ce que je suis venu faire ici. La serveuse me sourit. Au fond de la salle, je reconnais parmi un petit groupe de personnes la forme imposante de mon ami Erwain, le druide. Il est grand et massif; sa barbe brune descend jusqu'à la poitrine, et ses cheveux presque autant. Il porte une chemise lacée — tout en lui fait penser à un druide des temps modernes; et je savais qu'il ne s'agissait pas seulement d'une apparence, car dans différentes poches étaient arrangées selon un ordre occulte quelques pierres et cabochons: ambre, malachite, pierre de lune et œil de tigre.
    Alors que je l'observais ainsi un bref instant, en aimant le voir interagir avec les autres, car il restait tellement entier et fidèle à lui-même, il remarqua ma présence et fit une pause, m'invitant à les rejoindre. Il m'appelait par un nom secret, qu'il m'avait donné précédemment: "Flavia".
    Quel étrange groupe de personnes autour de cette table! Après quelques salutations et quelques bises, leur conversation avait repris, fluide. Ils parlaient de magie. Je gardais à la fois le silence et un visage expressif. Mes mains étaient pressées autour d'une tasse de thé; la sensation était agréable, chaude. En quelques minutes j'avais pu apprendre un peu de chaque personne du groupe:
    — Eléna. C'était une étudiante, portant des couleurs chaudes, qui, malgré une timidité décelable, posait beaucoup de questions et semblait animée à la fois par une extraordinaire naïveté et par une énergie étonnante. Elle était le principal élément alimentateur de la conversation.
    — Saikat, "Sai". Sa veste semblait chère et ses manières étaient calculées; il prenait des notes de temps en temps, et parlait peu, abordant avec choix les sujets d'une façon particulière: il commençait une phrase, y citait quelques mots évocateurs puis ne la terminait pas - mais arrivait ainsi à changer la direction d'une conversation. Je n'arrivais pas à savoir s'il voulait arriver ainsi à un sujet en particulier, ou s'il s'agissait d'une sorte de test, remarquant qui comprenait le sens de certains mots qu'il usait et qu'il fallait connaître (alkahest, kabbale...).
    — Aliénor. C'était une guérisseuse, clairement expérimentée, et pourtant jeune. Sa stature était grande et fine, ses mots étaient doux et posés. Souvent silencieuse, mais toujours écoutée; elle dégageait un respect naturel et à la fois quelque chose de très tendre. Instantanément je l'aimais beaucoup. Le terme "une âme ancienne" me venait spontanément à l'esprit.
    — X. Il n'avait que murmuré son prénom, je ne l'ai pas compris. Lui aussi était dur à lire — plutôt parce qu'il semblait double: parfois ses mots ne faisaient pas sens et il paraissait autiste et égaré, parfois au contraire il devenait brillant et exposait alors à la fois érudition et poésie. Autant cette seconde facette, toute pourpre, me fascinait, autant la première facette était comme morte, et inspirait alors pitié plutôt qu'admiration - comme un étang mort.
    — Gwenaëlle. Elle était belle et coquette, il apparaissait facilement que chaque aspect de son apparence avait été le fait d'un choix. Manifestement c'était un esprit créatif; elle nous montrait des bijoux ésotériques qu'elle avait elle-même confectionnés, un jeu de Tarot; - et à un certain moment, toute une ligne de vêtements d'inspiration médiévale et néo-païenne dont elle avait des centaines de photos sur son téléphone. C'était avec Elena la personne qui alimentait le plus le flux de la conversation; leurs voix étaient agréables, le thé était délicieux, je savourais donc l'instant tout en gardant mon silence communicatif.
    De temps en temps Erwain me parlait du regard et je me rappelais alors d'autres instants, d'autres envies; d'autres moments de la journée posés sous d'autres signes. J'avais l'impression que la conversation se déroulait en même temps à trois niveaux:
    Il y avait d'abord le niveau superficiel qui correspondait aux mots échangés par tous et aux émotions qu'ils appelaient. Eléna et Gwenaëlle en tissaient la trame maîtresse, et chacun y participait. Nous parlions de magie et d'ésotérisme.
    Il y avait ensuite le niveau profond, celui auquel, par des mots choisis et des références pas toujours explicites, un vocabulaire construit, certains échangeaient ainsi des points de repères sur leur recherche - ainsi que les voyageurs d'antan, en de nombreux lieux et époques, communiquaient par signes secrets. Ici aussi, nous avions des mages en quête - et ainsi, par leurs propres signes et leurs propres codes, échangeaient Saikat, Aliénor et Erwain, avec de brèves et étranges interventions d'X.
    Il y avait finalement le niveau secret, celui dans lequel moi et Erwain parfois flottions, au-delà de la conversation; comme s'imaginant âmes momentanément sorties de nos corps — comme des vaisseaux empruntés —, nous nous reconnaissions en-dehors, et analysions ce qui se disait et ce qui se laissait sous-entendre tout en étant nous-mêmes des participants à cette étrange assemblée. Tout cela se passait dans un regard.
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