La porte de la maison était en bois massif, un bloc vieillissant qui avait dû être fixé là depuis des décennies. Nous étions dans une courte ruelle, approximativement parallèle à la rue de l'auberge, juste à côté; c'était là qu'habitait l'ancien maître d'école du village. Le sol était pavé irrégulièrement, de roches qui s'étaient arrondies avec le temps, au fil des pas. Pourtant, on aurait dit que personne ne devait jamais passer par ici.
Nous tapotâmes à la porte; un bruit se distingua derrière la paroi et lentement s'approcha. Jusqu'ici la ruelle avait été tout à fait silencieuse, et j'avais l'impression qu'aucune de ces portes étriquées ne menait réellement quelque part tant le quartier paraissait pittoresque - les pas qui se rapprochaient indiquaient pourtant qu'il ne s'agissait pas de trompe-l'œil et de faux passages. La serrure cliqueta, et les gonds grincèrent légèrement. Dans l'encadrement se tenait un homme âgé, voûté, aux larges épaules. Sa stature restait impressionnante, malgré les années, d'autant plus qu'elle contrastait avec le fait que la porte fût relativement étroite. Le plus surprenant était surtout de voir ses mains massives; des mains de boucher. Il nous salua cordialement, serra la main de Jean, qui me présenta brièvement. Avec sourire, il me tendit alors la main: Michel, le maître d'école. Ce fut plaisant de voir qu'il n'avait pas hésité, et que cette fois je n'avais pas été dévisagé comme un étranger duquel l'on n'est jamais trop sûr... — L'homme était sociable. Il nous invita amicalement à l'intérieur.
Nous entrâmes dans un petit salon encombré de vieux souvenirs. Sur une commode en bois, quelques bibelots, et quelques photos dans divers cadres. La pièce n'était pas très bien éclairée, les fenêtres étant petites et hautes. Les meubles étaient serrés entre eux: canapé, table, armoire à commode, fauteuils... — Je m'intéressai aux photos de la commode. J'y vis un portrait à l'ancienne de notre hôte, en buste, dans ses habits militaires; une photo de mariage, où l'on le voyait encore jeune, à côté d'une belle femme brune, se tenant devant le trumeau d'une église, tous deux entourés d'une douzaine de personnes en habits de dimanche; et une photo de famille, où l'on voyait trois petites filles qui devaient maintenant elles-mêmes être mères.
Michel me vit observer les photographies et commença à m'expliquer chacune d'elles, avec cette joie de raconter les épisodes de sa vie que manifestent souvent les personnes âgées. C'est à la fois la solitude, et l'envie de lutter contre l'oubli, une sensation d'avoir quelque chose à transmettre, ou encore une envie de créer le lien; toutes ces raisons se confondent souvent avec l'âge — et entraînent ce sourire lent et sincère, typique, - ces envies de longues narrations autobiographiques. Il me dit que ses filles étaient grandes maintenant, qu'elles étaient toutes parties en ville — à dire vrai : à différents coins du pays; il ne les voyait plus très souvent, elles et leurs enfants. Il ajouta avec un grand sourire qu'il avait maintenant neuf petits-enfants. Son regret fut que sa femme ne soit plus là pour partager ce bonheur simple. Cela fait plus de dix ans, déjà...
J'entendais comme des voix étouffées pendant tout ce temps; elles semblaient provenir de la pièce attenante. Au début j'avais pensé qu'il s'agissait de deux voisins discutant, mais le ton était monotone et continu, comme celui d'une radio laissée allumée. Remarquant que nous entendions, il nous invite à le suivre à côté, se proposant de lui-même de satisfaire notre curiosité.
C'était une petite pièce, une sorte d'étude; là, sur un ancien bureau à caisson, en bois, surmonté de nombreuses étagères remplies de documents, un ordinateur était allumé, connecté par plusieurs câbles à quelques autres appareils. L'un des câbles menait jusqu'à un meuble disposé à côté du bureau — un scriban — comme pour le prolonger, et lui aussi enfoui sous de vieux dossiers, une rangée de disques vinyles... Je suivis du regard le câble; l'ordinateur était connecté à un appareil à cassettes audio. Celui-ci était allumé, et je pouvais voir la bande magnétique tourner à l'intérieur. Le signal audio allait directement à l'entrée-ligne de l'ordinateur, qui était en train d'enregistrer le son dans des fichiers audio; à côté des deux machines, une pile d'autres cassettes attendait leur tour. Je lis sur certaines "Chrome, 60minutes"; cela faisait longtemps que je n'avais plus vu de ces objets. Il y avait là des heures et des heures de conversations enregistrées.
C'était difficile de suivre la conversation; on avait l'impression de deux personnes parlant de choses et d'autres, faisant référence à des endroits et des gens que je ne connaissais pas. Les voix parlaient lentement, ne se souciaient pas du temps. Il semblait qu'il s'agissait d'un échange sur l'histoire ancienne de la région et des quelques villages dans les montagnes.
Le maître d'école nous expliqua qu'il avait enregistré beaucoup de vieilles conversations, des gens qui sont morts depuis; qu'il voulait les conserver, mais qu'il n'avait pas su pendant longtemps sur quel support les transférer, et gardait en attendant toutes ces cassettes audio. Récemment, son petit-fils était passé en visite au village, et lui avait installé un programme adéquat sur l'ordinateur, ainsi qu'il s'était occupé de toute la connectique. Depuis, Michel transférait petit à petit toutes ses archives sur des fichiers informatiques.
Nous revînmes dans le salon. Je lui demandai combien de temps il avait été maître d'école. Il nous dit qu'il avait commencé jeune, à peine arrivé au village après ses études — il n'avait pas vingt ans... À l'époque, le programme était assez différent, il nous dit avec un sourire qu'il avait dû passer un oral de couture! L'on passait le brevet élémentaire, puis l'on étudiait pendant trois ans, à l'école normale primaire, les matières que devait maîtriser un instituteur: orthographe, histoire, arithmétique, mais aussi morale et pédagogie... Il nous montra dans un petit tableau le diplôme jaunissant: "Brevet de Capacité pour l'Enseignement Primaire", complété dans une cursive élégante, typique des anciens temps. — Malgré son jeune âge en arrivant ici, l'on était mûr à l'époque, fit-il. Il s'était donc rapidement fait sa place et attaché à cette région aux paysages si imposants. C'était également ici, à un bal, qu'il avait rencontré sa femme; ça avait été un mariage heureux, des années de vie simple à partager. — Ah çà, il se sentait bien seul depuis qu'elle était partie. La plupart de ses amis étaient eux aussi morts depuis.
Connaissait-il Églantine, la fille du maire? — Il nous répondit que oui, c'était il y a vingt ans; il s'en souvenait très bien puisqu'elle faisait partie de ces derniers enfants auxquels il avait enseigné. C'était une enfant joueuse, agréable, une perle; un peu plus timide que les autres pour parler, mais toujours dynamique lorsqu'il s'agissait de gambader dans les champs ou de jouer à la marelle. Se penchant lentement vers une étagère d'un recoin de la pièce, il en prit de grands livres. C'étaient des albums photos avec de larges couvertures en cuir, un peu poussiéreuses. Il chercha, à l'intérieur, parmi les nombreuses photos de classe qui commençaient en noir et blanc... Et finalement il trouva, et nous en montra une en particulier. Une douzaine d'élèves étaient disposés en deux rangées, et Michel souriait au côté de la photo. Parmi la rangée de derrière, vers la droite, une petite fille se tenait debout et esquissait un demi-sourire. Elle avait de longs cheveux blonds, un gilet bleu sur une robe couleur crème. Je me surpris à penser que ses traits ne me rappelaient pas ceux de son père, M. Griboux; à vrai-dire, elle me faisait même plutôt penser à ce à quoi avait dû ressembler, petite fille... sa maîtresse. C'étaient sans doute les cheveux blonds. — Nous remerciâmes le maître d'école, et, remarquant sur l'horloge murale qu'il était temps pour nous d'y aller, prîmes congé de lui peu de temps après.
Lorsque nous sortîmes de chez Michel, l'intense lumière du soleil me parut un grand réconfort... J'étais sorti de la petite maison avec cette émotion que l'on ressent après avoir regardé trop de photos anciennes: la nostalgie. Je sentais que Jean l'avait éprouvée aussi. — Au soleil... Je voulais vivre! Nos pas nous amenèrent hors de la ruelle, et alors seulement nous nous mîmes à parler à voix haute — — allons manger un repas chaud!
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