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Criterium

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Tout ce qui a été posté par Criterium

  1. Criterium

    Les poèmes à se pendre

    Je l'ai rencontré un samedi soir : Le poète aux œuvres et heures noires, Celui-là dont c'est la rue le dortoir. Il titubait, scandant sa mélopée, Clamant ses éthyliques épopées, D'anciens exploits, et le ferme écopé. Alors dans un formidable parfum, Il me raconta ses soifs et ses faims ; De belles histoires puis enfin : — Révéla le trésor : — — — — Quelques journées encore — — — — Pour rejoindre la Mort.
  2. Criterium

    La tour.

    Il y a des points sur la Terre où quelque chose d'étrange se passe. Combien au juste — impossible de le savoir. Selon la science, le phénomène n'existait pas, et ne faisait de toute façon aucun sens. Des points de pouvoir ? Impossible. Quelque chose d'inobservé, et donc sur lequel il était impossible de faire des expériences, n'existait simplement pas pour elle — comme d'autres phénomènes, réels ou non : par exemple le ball lightning jusqu'à très récemment. Les points seraient répartis çà et là comme au hasard sur la surface du globe, chacun avec sa latitude, sa longitude, et... sa hauteur/profondeur. Car ils pourraient très bien être à cent mètres de haut, ou au contraire enfermés dans une pierre à cent mètres sous terre. S'il y en existait même un à hauteur d'homme — nul ne pouvait le savoir. Tout au plus pouvait-on supposer que certains lieux sacrés avaient été construits dans des endroits précis pour une raison, et que d'aucuns alignaient avec des méridiens ou autres lignes peu convaincantes ; peut-être avaient-ils donc été érigés à côté, ou autour, de l'un de ces points de pouvoir — et que leur alignement n'était que la conséquence d'un phénomène physique sous-jacent. Qu'étaient-ils vraiment, ces points ? — On avait entendu tant de suppositions... des trous noirs infiniment petits ; des points acoustiques où la théorie des cordes résonnerait différemment ; des espaces où différents plans de réalité se connectaient — comme le trou d'une feuille de papier passait du recto au verso — ou encore de véritables portes vers l'inconnu. Étaient-ils dangereux – étaient-ils utilisables : nul ne le savait. L'homme resta debout, se posant à nouveau toutes ces questions. Il s'adossa contre le côté de son véhicule, se demandant où et comment il avait entendu parler de tout cela pour la première fois ; mais ça lui échappait. Une légère brise soufflait sur la vallée et les champs. La journée d'été ne serait pas trop chaude ; et le ciel restait dégagé. Ç'aurait été le temps idéal pour une balade en nature. Mais ce n'était pas ce qu'il était venu y faire. Il s'était garé sur le côté de la route de campagne, qui traversait tout ce paysage. Il était seul. Aucune autre personne, aucune autre voiture en vue ; il n'entendait que le pépiement des oiseaux, qui passaient l'après-midi à communiquer d'arbre en arbre les dernières nouvelles de la paisible scène. Au milieu de tout cela, seules deux constructions étaient de la main de l'homme. La première, c'était simplement ces grands pylônes qui ponctuaient le paysage, alignés le long de la route, supportant des câbles électriques. La seconde, par contre, c'était la raison de sa venue. Là, au milieu d'un champ, à côté de quelques bottes de foin, une construction métallique avait été érigée. Les barreaux formaient des carrés et des croix, à la manière des étages d'une grue. Et, comme la tour d'une grue encore, ils s'élevaient haut dans le ciel — peut-être une trentaine de mètres — sans que rien n'orne le sommet. Une structure incompréhensible : qui voulait s'élever au milieu d'un champ, à cet endroit-là, précisément ? Un artiste demi-fou installant une nouvelle œuvre d'art moderne ? Ou des athlètes qui voulaient s'entraîner à l'escalade ici et comme ça ? Ça ne faisait aucun sens. Il y avait une raison cachée à la présence de cette chose. Des vérifications rapides l'avaient montré : la structure avait été érigée à la lumière de la lune, de nuit — sans autorisation de la mairie ou de la commune. Le vieux paysan auquel appartenait la terre ne manifesta pas le moindre intérêt à parler à un représentant de la mairie ou aux gendarmes. Il vivait à moitié déjà dans un autre monde ; l'on aurait pu mettre des douzaines de ces structures dans ces champs, puis les enlever, sans qu'il ne batte un œil. En attendant que quelqu'un prenne sur lui d'aller désassembler ce montage, l'œuvre en ferraille resterait plantée là, sifflant vaguement dans le vent lorsque celui-ci était suffisamment fort et la faisait chanter. Lui seul avait entrevu une autre possibilité. Une alternative. — De vieux souvenirs d'enfance ; les lectures de livres écrits par des fous et des poètes. Dans leurs reliures se cachaient des mots étranges, inconnus, qui lui avaient inspiré tant de rêveries : les Bermudes, les fractemps, les evestra, l'alkahest et l'alzahir... C'était il y a longtemps, et leurs significations s'étaient toutes mêlées, obscurcies. Tout ne restait que sous la forme d'une vague impression de déjà-vu lorsqu'il se confrontait, très rarement, à l'étrange. De cet entremêlement subconscient avait réémergé l'existence supposée de ces points. À nouveau devant le structure, il ne pouvait s'empêcher de penser que la tour s'érigeait précisément là puisque c'était à cette position, et à cette hauteur précise, que se trouvait la porte invisible. Sortant de ses méditations, il vérifia à gauche et à droite qu'aucune autre voiture ne venait ; puis traversa la route pour se retrouver dans le champ. La terre était sèche et dure ; certaines plantes et brindilles craquaient sous ses pas. Le sol était quelque peu onduleux, et il devait prendre soin à ne pas aller trop vite pour ne pas perdre l'équilibre ou positionner sa cheville d'une manière inconfortable. Ainsi, il garda les yeux rivés sur le sol, jusqu'à ce qu'il arrive au pied de la structure. Qu'elle avait l'air plus élevée, en la regardant d'ici ! Le bleu franc du ciel était lumineux, et faisait cligner de l'œil. Il posa la main sur le métal — gardant soigneusement l'autre dans sa poche, ayant entendu que cela protégerait d'un arc électrique. Aucune étincelle. La structure n'était pas chargée. Il ne voyait pas d'échelle ; le seul moyen de parvenir jusqu'en haut serait d'escalader, barreau par barreau, les quelques étages. Il secoua sa main, en saisissant à nouveau le métal ; l'ensemble oscillait, mais restait ferme — c'était donc possible. Alors, après une grande respiration, il s'élança. Un bond — puis il gravit l'un des versants. À quelques mètres du sol, la brise devenait plus soutenue, plus fraîche. Les barreaux restaient solides, même s'il était de plus en plus perceptible que son poids sur le côté de la structure la faisait à nouveau osciller, avec un léger grincement qu'il percevait maintenant bien. Il continua son ascension. Tant qu'il ne regardait pas vers le bas, le vertige ne se manifestait pas. Et, finalement, il atteint le sommet de la structure. Là-haut, au milieu de la structure, une sorte de plaque perforée avait été affixée, qui permettait de se tenir debout au milieu. Il se haussa jusqu'à la plaque, fit quelques pas en avant, et put enfin se redresser. Il était debout, sur la plateforme élevée au milieu du champ. La vue était superbe. Par contre, il n'y avait pas de rambarde, la plateforme restait ouverte. Ainsi, debout même sans être proche du bord, un petit vertige s'invitait quand même... d'autant plus que maintenant, les mouvements de l'ensemble au fil du vent se percevaient par des vibrations au niveau des pieds. Il préféra s'accroupir à nouveau, pour promener son regard dans l'air à côté du sommet. Il y cherchait un quelconque indice du point. Il ne savait pas s'il serait exactement sur la plateforme, ou à côté, et s'il était à un mètre, à hauteur d'homme, ou encore un peu au-dessus. Quelques nuages étaient apparus ; tels de petits morceaux de coton, ils donnaient l'illusion d'être tout autant de points blancs, et il devait changer d'angle et de position pour s'assurer que ce furent bien des nuages, et non pas une manifestation de l'indice. Avec déjà une autre question vague : si le point se trouvait juste au-delà de la plateforme, devrait-il s'y élancer, s'y jeter ? Si rien ne se passait, la chute serait bien dure... de cette hauteur, elle serait peut-être même mortelle, un saut de l'ange peu recommandable... Et soudain, il le vit. Le Point. C'était donc vrai... Il était presque invisible... on le devinait plutôt par un reflet, par la vague sensation que sous un angle très précis, un faux arc-en-ciel apparaissait dans un coin du ciel. En se déplaçant sur le côté, on retrouvait la même illusion d'optique en regardant au même endroit... C'était là, au milieu de la plateforme, à peu près à un mètre cinquante au-dessus, que le phénomène se trouvait. Immobile, incompréhensible ; une illusion presque vaporeuse, très difficile à percevoir. Mais maintenant qu'il savait exactement où elle se trouvait, il la retrouvait aisément, comme il le faisait : éloignant son regard un instant, puis l'y re-dirigeant pour se convaincre que ça ne fut pas une fausse impression. Le temps était venu de savoir ce que cela signifiait. Alors il se redressa. Il n'avait plus de vertige. Ou, plutôt : son vertige avait pris une autre forme — maintenant, il ne concernait plus la hauteur de la tour et le sol tout en bas, mais l'infini et l'indéfini de ce qui pourrait se trouver par-delà le point. Il s'y dirigea. Il était juste devant lui, maintenant. Fallait-il y apposer le doigt, la main, la tête ? Après de longs instants, il retint son souffle à nouveau et approcha sa main... ...stelfeR... ...une chatouille. La lumière changea aussitôt. Il revint à ses esprits, reconnut être toujours dans les hauteurs du champ. Par contre, il faisait maintenant nuit. S'était-il endormi sans même s'en rendre compte ? Le ciel était noir. Il s'aperçut qu'il n'y voyait aucune étoile... pas même la brillante, celle du petit chariot d'habitude si reconnaissable... Le ciel était noir et profond, encore plus immense que jamais. La brise demeurait. Les oiseaux ne chantaient plus ; sur la vallée flottait désormais un silence de mort. Il avait voyagé ; il en avait la certitude — il avait franchi un portail. Par contre, il ne savait pas si c'était dans le temps (quelques heures de plus ?) ou dans l'espace, ou par quelque autre dimension. L'horizon et le paysage était le même — la luminosité en moins et le silence en plus. Et puis il regarda à ses pieds. Et trembla. La tour était toujours là, certes. Mais elle n'était plus construite en barreaux métalliques. Elle s'était considérablement éclaircie. Car elle s'érigeait jusqu'ici, assemblée bizarrement par de grands os blanchâtres. Il était au sommet d'une tour d'ossements. Quelque chose d'incroyablement menaçant flottait dans l'air. Il frissonna. Il se demanda s'il devait descendre, ou à nouveau guetter à nouveau dans le ciel noir le point, avec l'espérance qu'en l'effleurant encore il rentrerait vers le premier seuil...
  3. Criterium

    L'alchimie

    Les opérations extérieures de l'alchimiste sont un reflet de ses opérations intérieures. Ainsi la transformation du plomb en or sur le plan matériel est perçu comme une manifestation concrète — et vulgaire — de la véritable transformation intérieure de l'alchimiste, qui était lui aussi dégrossi comme du plomb et se transmute ainsi que se purifie (de πῦρ c'est-à-dire par le feu), traverse certains stages (décrits chez ces auteurs : albedo, rubedo, etc.), jusqu'à atteindre l'or. — C'est ainsi aussi pour cette raison que l'on dit que la pierre philosophale donne l'accès à la vie éternelle ; car ces procédés ne sont pas véritablement distincts. Ainsi, sur le plan matériel, l'opérateur maniait les produits chimiques, tentant de comprendre la véritable nature de la matière — se demandant s'il la comprendrait mieux en en dissociant les éléments (en en extrayant les sels, les huiles, les soufres, les mercures), faisant donc de la chimie ; tout en étant convaincu que l'état intérieur de l'opérateur influait sur la réaction en cours (ses pensées, sa concentration, sa pureté, sa chasteté, etc.). Plus il apprenait de cette matière, plus il apprenait des parties la constituant, et qui devaient posséder leur contrepartie spirituelle. Alors, il répéterait les opérations sur d'autres plans, patiemment, encore et encore. Ce serait aussi comme cela qu'ils parviendraient par la même occasion à découvrir des substances et des opérations susceptibles de guérir les corps (et/ou les âmes) d'autrui ; d'où la spagyrie de Paracelse et d'autres différents médicaments et remèdes. Un véritable mélange de chimie, de mystique, et de médecine, donc (et que d'autres — C.G. Jung — ont également vu comme une sorte de psychologie transpersonnelle). C'est pourquoi : visita interiora terræ rectificando invenies occultum lapidem.
  4. Criterium

    Petites piqûres.

    Le son de la claque avait été magistral ; il avait fouetté le silence aussi chaudement que la joue rougie. L'homme sale eut une faible plainte — comme celle d'un enfant n'ayant plus de larmes ni de voix ; par sa réaction si mesurée, il trahissait le fait d'être l'une de ces personnes n'ayant plus de détermination, plus de direction ; ceux-là qui avaient déjà abandonné leurs désirs pour sombrer dans une vague dépression, au fil des ballottements de leur vie. Lorsque les batteries sont à plat, la douleur n'est perçue plus que par réflexe physique. Peut-être étaient-ce aussi des restes d'alcool dans la circulation sanguine. Il était malingre ; la peau tannée par les longues années passées dans la rue, par les étés caniculaires et les hivers rugueux. Son gémissement restait faible un moment, puis s'étouffa. — "Bon, tu vas nous raconter toute l'histoire depuis le début, Dédé." Cette autre voix témoignait d'une énergie toute contraire. Affirmative, habituée à donner des ordres ; énergique et déterminé, l'homme ayant administré la correction ne tolérerait aucun écart. Il obtiendrait ce qu'il souhaitait — il était habitué à le demander, et si ce fût nécessaire, à l'exiger et à le prendre. Ainsi, le SDF assis sur la chaise, inconfortable, se plia immédiatement devant cette volonté impérieuse. De sa voix monotone, il articulait son récit tant bien que mal. J'étais à mon spot habituel, en face de la cathédrale. Contrairement à ce que l'on croit, les gens au sortir de la messe ne sont pas plus enclins à donner quelques pièces ; par contre, les touristes sont plus faciles à convaincre. Cela dépend des nationalités. Bref, c'était là que j'avais mes habitudes ; alors j'y restais de longues heures, même le soir lorsqu'il n'y avait presque plus personne. C'est ainsi que je remarquai récemment de petites manigances. Un groupe de jeunes avait choisi cet endroit pour une expérience. La fille du groupe se tenait devant une porte cochère, comme pour attendre quelqu'un. Ils devaient avoir contacté des hommes pour leur donner rendez-vous là ; ça devait être une sorte d'arnaque sur des sites de rencontres. Pourtant, leur but était complètement différent : lorsque l'une des victimes arrivait sur la place, reconnaissait la jeune femme, la saluait et se dirigeait vers elle — alors quelques membres du groupe se ruaient sur lui, mais ce n'était pas pour le voler ou lui faire les poches. Ils l'immobilisaient, et l'un d'entre eux avec un objet tranchant se chargeait de lui infliger une entaille, au bras ou à l'oreille. Ça n'était même pas pour faire mal ou blesser, mais clairement dans le simple but de faire s'écouler du sang. Le rouge tachait les pavés, l'homme était relâché, et celui-ci généralement s'enfuyait, parfois en criant des insultes. Les autres ne cherchaient pas à le poursuivre, ne répondaient pas aux injures ; la seule chose qu'ils avaient voulue, c'était celle-ci, la seule : faire s'écouler le sang. Alors l'un se penchait et récupérait les précieuses gouttes rouge-sombre dans un petit flacon, et y apportait une mention au marqueur noir. Je les avais entendu : ils appelaient cela un "prélèvement sanguin sauvage". Je n'avais jamais vu ça auparavant. Discrètement, je suivais les épisodes de cette saga — quatre, cinq, six occurrences... pourquoi voulaient-ils collecter tant de sang de personnes différentes ? Était-ce une collection d'un nouveau genre ? Ça ne pouvait pas être de la violence gratuite. Il devait forcément y avoir une raison derrière cela. — C'est la raison pour laquelle... et je le regrette maintenant... c'est pour quoi je me décidai cette fois à les suivre. Ils s'éloignaient de la place, redescendaient vers la ville en empruntant les petites ruelles, prenaient soin de vérifier les angles morts au-devant d'eux. Moi, les années passées à la rue m'avaient rendu invisible ; ça devait être pourquoi ils ne me virent pas. Pourtant, je les filais sûrement de façon grossière. Serpentant dans la rue jusqu'à d'autres collines, ils se rendirent jusqu'à une petite ruelle dans laquelle personne ne passait. Trop étroite même pour les voitures : ça devait être l'un des lieux les moins fréquentés de la ville, et pourtant si proche du centre. C'était sûrement la raison pour laquelle les quelques magasins ici avaient tous fermés ; les vitres peintes en blanc à la va-vite, les façades lentement abîmées par la lumière du soleil, et des pousses végétales entre chaque pavé... même un arbuste dans le caniveau... l'endroit entier était abandonné. — Ils avaient les clés de l'un de ces locaux, entraient dans le magasin désaffecté et se faufilaient jusqu'à l'arrière. Je ne pouvais pas y rentrer à leur suite ; là, ç'aurait été trop évident... alors je décidai de plutôt faire le tour du quartier pour voir si je pourrais trouver une fenêtre de laquelle je continuerais ma traque. Je ne trouvais rien, au début ; puis, essayant des portes au hasard, je m'aperçus que l'une des portes d'immeuble était en fait une vieille traboule menant aux cours intérieures. Certaines étaient séparées par des grilles. Je dus en escalader une pour retrouver la cour qui devait être située juste au bon endroit — et, m'abritant dans un amoncellement de pots en céramique dans lesquels poussaient de grandes plantes, je me retrouvai à l'endroit idéal : caché, en face d'une fenêtre, avec une vue directe sur l'étrange groupe qui s'affairait à l'intérieur autour d'une table. Je pensais qu'ils étudiaient tous ensemble un plan ; puis je m'aperçus que la table était jonchée d'objets hétéroclites. Il y avait là du matériel scientifique. Des boîtiers noirs, la collection de petites fioles, un ordinateur, des câbles, des outils, et tout un tas d'objets que je ne reconnaissais pas — du high-tech, ou d'autres outils aux fonctions trop spécialisées. Ce fut une réalisation soudaine, en observant celui qui devait être le leader du groupe passer de l'ordinateur à la manipulation du prélèvement le plus récent. Ils avaient fait ces emprunts pour aussitôt utiliser le fluide — et que pouvait-il contenir d'autre ? — Ils séquençaient l'ADN de chacune de leurs victimes. Cette pensée me terrifia — ils volaient bien quelque chose... mais pourquoi ? Je n'arrivais pas à trouver de raison à ça. Étaient-ils engagés illégalement par une compagnie d'assurance pour vérifier si telle ou telle personne aurait caché des prédispositions à une maladie ou au cancer ? Le risque n'était-il pas incompréhensible ? Et puis, donc les victimes seraient traquées et choisies ? Ça ne tenait pas. Un laboratoire secret de hackers-biologistes qui devait agrandir leur base de données ? Ça ne tenait pas non plus : ceux-là auraient facilement trouvé des volontaires, parmi les étudiants rêveurs, les artistes et les hippies modernes. Une idée me vint et me terrifia beaucoup plus... ...ça ne pouvait être que cela : ils ne pouvait pas être humains. Ils étudiaient les humains. Aussitôt, j'avais l'impression que les reflets de la lumière, à travers la vitre sale, trahissaient que leur peau était un masque caoutchouteux, une vulgaire réplique... ils ne clignaient jamais des yeux... et puis les plis de leur visage n'étaient pas tout à fait corrects... — "Tu dérailles, Dédé, je te préviens, je vais t'en coller une si tu te mets à raconter n'importe quoi !" La voix impérieuse demandait une suite et exigeait qu'elle soit crédible, ou tout du moins plausible. Le narrateur avait instinctivement levé le bras, dans un geste vain de se protéger d'une nouvelle gifle ; mais celle-là n'était pas venue. D'un ton de plus en plus hésitant, il tenta de continuer son histoire... Je le jure — dès que j'eus cette réalisation, cette conviction que le groupe n'étaient pas des êtres humains comme nous, ce fut comme si soudainement ils avaient détecté ma présence ; ils l'avaient lu en moi. J'étais sûr de n'avoir fait aucun son, aucun mouvement ; ça n'avait été qu'une pensée — et c'était exactement comme si cette pensée avait causé un son, sur un autre plan, en l'occurrence même un vacarme. Je jetai un coup d'œil aux alentours, incrédule, incapable de comprendre si quelque chose s'était passé que je n'aurais, moi, pas perçu... Toujours est-il que... tous se tournèrent... vers moi. Mais... ça n'avait été que leur tête qui avait tourné : leurs corps, eux, étaient encore orientés vers la table couverte des ustensiles scientifiques. Et maintenant... ils me fixaient, tous. — Tous. J'étais horrifié. — J'étais figé sur place. Regards inexpressifs... comme les yeux vides... et pourtant je sentais quelque chose, tout en étant planté là, parmi les plantes, incapable de bouger. Comme si celles-ci avaient développé de petites branches, des vrilles ou des tentacules... et me fouillaient la tête... de l'intérieur. Elles... ou eux... C'était horrible. Comme une chatouille à l'intérieur du crâne — impossible à arrêter — incontrôlable — qui fouillait, fouillait... et me faisait mal. S'ils prenaient le sang d'autres, que me prenaient-ils donc... J'avais l'impression qu'ils avaient planté des pailles dans ma boîte crânienne et sirotaient, sirotaient une sorte de jus qu'étaient mes processus mentaux... comme si l'on grillait ma myéline comme du bacon... C'était horrible, horrible. Vous ne pouvez pas comprendre. — "C'est ça ta version des faits ? Tu vas vraiment vouloir nous faire croire que..." — "Oui, je le jure ! Vous n'étiez pas là, vous ! Ils n'étaient pas normaux !" L'homme fort hésitait à administrer derechef une autre grande claque, ou à d'abord hurler. Un instant, il avait dû avoir envie de faire les deux à la fois. Finalement, il opta pour la seconde, qu'il suivrait certainement de la première : — "C'est ça qui expliquerait donc pourquoi on t'a retrouvé allongé au sol, en face de la cathédrale, après avoir coupé un passant au cutter ? Donc c'est pas toi ? Ce sont des mystérieux aliens ? Tu nous prends vraiment pour des bleus... - Pas de chance pour toi, le type que tu as éraflé travaille pour le Ministère de l'Intérieur... Tu as vraiment mal choisi ton coup, Dédé." La nuit s'annonçait fort longue.
  5. Criterium

    Nocturnale.

    Quelle sensation étrange que de s'endormir dans un lit inconnu. Les draps qui n'ont ni la texture, ni la couleur à laquelle l'on s'est habituée ; le matelas qui semble différent, un peu moins doux, plus ferme ; l'odeur du tissu lavé par d'autres produits. Les angles de la lumière qui éclairent la petite pièce sous un jour trop différent pour que l'on puisse s'imaginer être chez soi ou en terrain connu. Et un silence qui paraît lui aussi différent. Même une fois glissée sous la couverture, la position ajustée jusqu'à trouver quelque compromis — tout paraît bizarre, et le silence est trop profond. L'atmosphère est autre. Il fait nuit noire. J'éteins la lampe, et c'est l'obscurité qui m'enveloppe. Jusqu'à ce que, petit à petit, les yeux s'habituent à la pénombre, et se ré-étonnent de l'agencement inconnu. Les fragrances deviennent plus prononcées, dans le noir ; mais c'est juste le plancher boisé, les draps propres, et la seule odeur plus familière : les cheveux fraîchement lavés. Dans ces moments — une question revient toujours. — Comment me suis-je retrouvée là ? ☆ La veille. — Quelques souvenirs me revenaient ; l'après-midi venait déjà de toucher à sa fin, et je me trouvais dans un minuscule appartement étudiant, à l'autre bout de la ville. Nous nous étions retrouvées toutes les quatre serrées dans la salle de bain, tentant de partager un recoin de l'unique miroir, afin de soigneusement apporter la dernière touche au maquillage. Un petit trait, une petite pointe, un rire, un parfum ; nous nous apprêtions à partir danser dans un endroit inconnu. Nous : — moi, bien entendu ; Maria, l'étudiante slovène ; Ana, la fleuriste brésilienne ; et Capucine, l'étudiante Erasmus belge. Nous avions été invitées à l'une de ces fêtes dont nous ne connaissions ni la raison, ni le comment, ni le pourquoi ; ç'avait été un contact rencontré par hasard par Maria qui s'était révélé être l'un des organisateurs coutumiers de ces soirées. Il nous avait immédiatement invitées, n'hésitant jamais lorsqu'il s'agissait d'ouvrir les portes à quatre jeunes étudiantes de plus. Le son d'un portable qui vibre. Maria se précipita vers le sofa, récupéra avec dextérité le smartphone, puis elle se précipita vers l'au-dehors tout en répondant d'un ton enjoué : — "Allô ? Tu es déjà là ? J'arrive, on est prêtes." En un instant, elle avait disparu ; quelques bruits de pas jusqu'à l'ascenseur, le vague ronronnement d'une mécanique... pendant que de son côté, Ana pestait, n'étant manifestement pas encore prête. — "Parfois j'ai l'impression qu'elle nous emmène quelque part juste pour ne pas se présenter seule en soirée". Je l'écoutais, un peu gênée. À la fois le fait de ne pas aimer parler de quelqu'un qui n'était pas là ou qui venait de partir, car je préférais le faire en face si nécessaire, ou un silence patient ; mais surtout, le fait de réaliser soudainement qu'elle avait en fait parfaitement raison. Je ne connaissais pas bien Maria, mais les quelques occasions précédentes s'étaient terminées à peu près de la même façon : on partait ensemble, on se séparait peu de temps après être arrivées ; puis, elle rencontrait un homme qui lui plaisait, et elle oubliait toutes les autres personnes. Moi, je faisais comme pour mes amies : discrète, j'essayais de lui parler brièvement, lui posant les quelques questions : "Tu vas bien ? Tu restes ? Tu as besoin de quelqu'un pour te débarrasser de lui ? Non — tu nous appelles s'il y a besoin ?"... — Et elle, n'ayant pas compris que l'on faisait cela pour elle, à la fois pour sa sécurité et pour sa liberté : — "Mais non, ça va, au revoir." — Cet "au revoir" qui m'écartait, qui avait prit congé, cela m'avait fait mal déjà à l'époque. Ana, enfin prête, semblait avoir lu dans mes pensées : — "Tu vois, tu es d'accord avec moi, j'ai raison." — "Oui". L'aveu. La porte s'ouvrit à nouveau : Maria et l'un de ses amis. Les tons redevinrent gais ; nous n'étions pas là pour se faire des reproches, mais pour aller danser dans quelque endroit original. Tous les futurs étaient possibles. Découvririons-nous une piste agréable ? Rencontrerions-nous des personnes étonnantes ? Ririons-nous de milles feux ? — Allègrement, nous voulions déjà nous en convaincre, et donc c'était déjà un peu le cas. L'ami : — "Vous êtes prêtes ? Je suis garé en double-file, il faut qu'on file." ☆ La musique nous transportait. Les basses vibraient fortement ; c'étaient à la fois celle du kick, qui nous agitait, nous faisait sautiller — parfois d'un rythme simple, parfois de la cadence plus langoureuse d'un dembow... — et celle des mélodies à basse-fréquence, celles-là qui noient toutes les autres lorsque le volume est trop fort et l'esprit devient chamanique... Selon les fréquences, le son résonnait différemment avec son propre corps ; parfois simple caresse, parfois brise entre la peau et l'habit ; parfois presque saisissante. Le toucher de la note était plus net que le toucher d'un inconnu effleuré. Nous dansions. — Nous entrions en communication sur un autre mode. Chacune un peu différemment ; je voyais au loin Maria danser avec un homme de grande taille, plutôt beau. Elle alternait des grands mouvements qui l'amenaient souvent un peu trop près de lui ; lui, maniait la position de l'équilibriste qui devait rester proche, réceptif, mais sans laisser le corps prendre les commandes pour ne pas l'enlacer trop tôt. Pour un regard extérieur, il s'en tirait plutôt bien. Un peu plus loin, Capucine dansait dans un groupe de ses amies, qui nous avaient rejointes. Elle avait déjà trop bu ; elle sursautait, tressautait, puis s'élançait sur un pas incertain à droite et à gauche. Toutes riaient ; c'étaient encore les instants où il n'y avait que ces sautilles enjouées. À côté de moi, Ana ondulait, cherchant un endroit auquel perdre son regard. Parfois le recoin d'une ombre au plafond, ou le reflet de l'une de ces barres métalliques qui portaient les couleurs sautillantes dans la foule ; parfois le sol pour voir où mènerait le prochain pas de danse ; et parfois un ou une inconnue, mais alors c'était une silhouette au loin, plutôt qu'une présence trop proche. De temps en temps, elle vérifiait quand même que des visages connus étaient là ; moi ; quelques autres connaissances ; et lorsque ses yeux croisaient les miens, elle les refermait en me souriant, peut-être rassurée. À vrai-dire, je faisais presque la même chose, tout en étant entrée dans cette transe. Heureusement, la personne qui s'occupait de la musique n'interrompait pas la magie de ce son, qui était perçu à la fois par l'ouïe et par le toucher. — — Personne ne savait combien de temps s'était écoulé ainsi, à danser et à ondoyer. Il me semblait que je venais de rouvrir les yeux, et que cette fois-ci, la scène était devenue différente ; pourtant, à l'évidence, chaque petite variation avait dû s'inviter petit à petit, étape par étape — mais c'était comme si elle formaient un tout seulement maintenant, finalement visible. Ou alors, la transe qui s'était momentanément estompée ; à cet instant, il me semblait que peu de gens dansaient encore. Un titre mal choisi, et c'était tout le monde qui se réveillait... Puis, du coin de l'œil, je vis Capucine qui tomba au sol. Nous nous approchâmes pour lui venir en aide ; sa peau était devenue blême, elle était malade. Sa meilleure amie l'emmena en vitesse au fond de la salle, là où se trouvait le corridor menant jusqu'aux lavabos et toilettes. Elle avait dû trop boire — à nouveau. Heureusement, elle était entre de bonnes mains. À ce bout de la salle, un peu sur le côté, nous aperçûmes Maria, toute occupée à embrasser sa conquête. Relativement près d'eux, l'ami qui nous avait conduit jusqu'au lieu les regardait lui aussi... l'air nostalgique. L'homme timide avait donc perçu des débuts d'espoirs, mais ceux-là trépassaient sous les baisers de la demoiselle, donnés à un autre. Pourtant, il continuait à les regarder, comme pour se faire le plus de mal possible, ou y étudier quelque chose. J'échangeai un regard avec Ana. — "Tiens ! Tu étais là depuis tout ce temps !" Une voix cassée, mais très familière, qui me parvenait juste d'en-dehors mon champ de vision. Je me tournai vers sa provenance. Il devait y avoir erreur sur la personne, car je ne le reconnus pas. Un homme grand, châtain clair, avec un sourire enjoué et des yeux qui pétillaient. Était-ce... Je passai en revue les quelques personnes pour lesquelles il me semblait me souvenir plus facilement du nom que du visage, plutôt que l'inverse ; mais rien ne me parut évident. Pourtant, sa voix m'avait semblé connue. — "Tu ne me reconnais pas, sans lunettes ?", perçut-il enfin. Je hochai la tête. Il devait s'approcher près de mon oreille, pour que je l'entende. — "Adrien" — y souffla-t-il. Cela prit un instant, mais alors le prénom évoqua, comme s'il avait tiré sur le fil qui amenait maintenant le reste de mes pensées, un souvenir. Effectivement, il avait porté des lunettes ; n'avait-il pas été... un collègue de travaux dirigés ? Quelque chose comme cela : le souvenir n'était pas si clair que cela, mais je me rappelai des interactions plaisantes, des rires. Je réalisai juste que je ne l'avais jamais vraiment tout à fait remarqué auparavant. Il rejoignit notre groupe, et ainsi, lorsque la musique reprit d'une manière qui nous plut à tous, nous partageâmes quelques pas de danse, quelques pas de transe. — Ç'avait été le dernier soubresaut de la piste musicale... Pas si longtemps après, nous comprîmes tous que la soirée se terminait. Toutes les personnes qui se connaissaient prenaient leurs arrangements quant au suite de la soirée. Capucine rentrerait, malade, avec ses autres amies. Maria nous avait ignoré, et venait de disparaître au-dehors avec l'homme capturé. Adrien proposa de nous ramener. — À l'intérieur, les couleurs des néons, la chaleur, les quelques gouttes de sueur qui perlaient encore à la peau. À l'extérieur, l'atmosphère était toute autre : le silence, maintenant accompagné d'un bruissement vague, évoqué par la musique trop forte ; un vent d'été qui paraissait froid ; les sons déformés de quelques personnes ayant trop bu, et en payant le prix dans les rues de la ville. Et le bruit du claquement de nos talons, en s'éloignant. ☆ Finalement, nous étions juste deux, dans un bus vide. Ana nous avait accompagnés sur un bout de trajet, jusqu'à être suffisamment près de sa rue pour nous laisser seuls, après s'être assurée, par quelques mots secrets, que cela me convenait. — Puis nous avions dû nous presser, et incroyablement, réussir à capturer le dernier bus de la nuit. Nous nous installâmes près du fond, à deux places côte-à-côte. Il n'était pas évident de savoir si nous y étions seuls ; sans doute pas, mais l'on ne devinait pas si les formes sombres çà et là à d'autres places étaient des manteaux abandonnés durant le reste de la soirée, ou des voyageurs endormis attendant le terminus. La lumière du bus était blafarde ; elle colorait l'intérieur du véhicule d'un ton froid, un jaune qui paraissait presque verdâtre. De temps en temps, à peine le temps d'un clignement d'œil, l'ampoule hésitait, comme si elle allait s'endormir comme les autres, devenir une veilleuse. Par la fenêtre, nous ne voyions que de rares points de lumière et nos reflets pâlis. Le trajet dura longtemps. Je m'étonnai de ne pas encore percevoir les premières lueurs du jour, à l'horizon ; mais à vrai-dire je n'avais pas vérifié l'heure... peut-être que tout s'était passé plus tôt, et plus rapidement, que j'en avais la sensation. Cela expliquerait pourquoi je n'étais pas fatiguée. Je me sentais en pleine forme. L'esprit un peu hypnotisé par les précédentes transes. — Longtemps. — "Terminus". Nous descendîmes. Je sentis encore sur le côté de mon corps le geste qu'avait eu mon compagnon : l'espace d'un instant, il avait posé, délicatement, la paume de sa main contre mon côté droit — juste à l'espace entre les côtes et la hanche. Le contact chaud m'avait presque fait frémir. Pourtant, je ne le voyais pas de cette manière ; mais ç'avait été un automatisme de mon corps. Au-dehors : une place baignée dans une faible lumière orangée. Les caniveaux en pierres presque toutes délogées, et dans lesquels poussaient de petites touffes de plantes. Un muret ondulé, à la manière de ceux que l'on trouve dans certains jardins britanniques. Un vaste espace sombre, moitié-champ moitié-bois. D'autres bâtiments, comme ceux d'un village. Où étions-nous ? Nous ne reconnaissions pas du tout cet endroit. Soit nous avions pris le mauvais bus, soit nous avions été tout ce temps sur le trajet contraire, dans l'autre sens, jusqu'au terminus qui se trouvait peut-être à un lieu diamétralement opposé de celui où nous pensions nous rendre... Nous rîmes un instant, amusés du comique de la situation. Puis, je portai la main dans mon sac pour récupérer mon téléphone, qui me permettrait de rentrer ce soir, avec tel ou tel service. Le rire coupa court en m'apercevant que son écran noir ne s'allumait plus. Le verdict était clair : il n'y avait plus de batterie. Mon compagnon ayant eu le même mouvement — mais plutôt que vers un sac, il avait cherché dans une poche. Sauf que lui était moins chanceux : il s'aperçut qu'il n'avait plus le sien. Il devait l'avoir perdu. Ou alors, on le lui avait volé. À cette heure-là, et à cet endroit-ci, il n'y a plus personne au-dehors depuis des heures. Nous étions donc finalement seuls, loin, et quelque peu coupés du monde. Nous étudiâmes soigneusement la grande feuille couverte de chiffres indiquant les prochains horaires de la ligne de bus. Une pluie récente avait rendu l'exercice plus difficile que d'habitude, mais nous réussîmes toutefois rapidement à nous rendre compte qu'effectivement, il y aurait un problème. Car non seulement nous avions bien pris le dernier bus pour cette nuit, et donc nous ne pourrions pas rentrer — mais également, et surtout : cette ligne-ci n'avait pas cours le samedi ni le dimanche. Rentrer par ce moyen prendrait donc deux jours d'attente. Nous devions trouver un autre moyen de transport, et comme il n'y avait personne à qui poser une question, nous serions au minimum coincés ici jusqu'au matin. L'homme étouffa un juron. Il conservait une façade calme, mais je sentais qu'immédiatement son sens de l'humour en avait pris un coup, apparemment fatal. Il ne pensait plus au contact effleuré, à la sortie du bus, ou dans certains virages. Maintenant, c'était le "Que faire ?" qui lui occupait l'esprit. ☆ L'attente devenait interminable, et l'homme n'avait plus vraiment de sujets de conversation. De plus, les nuits étaient encore froides. Je voyais que de temps en temps, son corps tremblait quelque peu, et cette fois plus du tout du fait d'être reparti de soirée avec une jeune femme. Non ; il devait avoir froid. Je m'étonnai de ne pas ressentir la même chose — tout du moins pas encore — puisque nous étions tous les deux encore en tenue de soirée ; et mon tissu était certainement plus fin. Je me demandai soudain si c'était une autre raison, m'inquiétant soudain que l'on attrape tous les deux un rhume ; tentant de me souvenir si j'avais un jour entendu parlé d'un risque plus grand dans les brumes pré-matinales, comme celles que je voyais se former à l'orée des champs. — "Je vais aller vérifier s'il y a quelqu'un là-bas", fit-il soudain. Alors que je faisais un pas pour l'accompagner, il indiqua d'un geste qu'il n'y en avait pas besoin, comme s'il allait rapidement courir jusqu'à l'angle de la rue, pour se réchauffer les jambes, jeter un coup d'œil, et revenir. Ce serait plus difficile en sandales. Il s'éloigna prestement, tourna dans une rue parallèle. Et puis plus rien. L'attente devenait interminable, et plus les minutes passaient, plus je me sentais mal à l'aise ; seule et vulnérable, en pleine nuit, à un arrêt de bus en bout de ligne dans une partie de la ville que je ne connaissais pas. Le froid semblait encore plus prononcé, une fois seule. Je n'avais ni ma montre, ni de téléphone en état de marche, et donc je ne pouvais juger que subjectivement du temps qui s'écoulait de plus en plus lentement. — Un long moment après, je commençai à sentir pointer un grand doute en moi : m'avait-il simplement abandonnée ? Je n'y tins plus, et m'éloignai de l'arrêt de bus pour suivre ses pas. Une fois à l'angle, je pus voir au loin des deux côtés de la rue parallèle : personne. Il avait disparu. Voilà que j'étais seule. Ce fut à ce moment-là que je ressentis finalement un frisson — cette fois de froid. Était-il vraiment parti ? M'avait-il plantée là ? Mais pourquoi, s'il était parti à pied, pourquoi ne pas m'emmener ? D'autant plus si je lui plaisais, alors pourquoi m'abandonner ? Un instant, je commençais à me demander s'il n'était pas dans l'une de ces maisons — pourtant sans lumières aux fenêtres — en train d'arranger quelque chose pour nous aider à retourner en ville. L'instant d'après, j'avais peur qu'il lui fût arrivé quelque chose ; et encore un instant après, je me rendais à l'évidence qu'il avait dû m'amener jusqu'ici de manière préméditée, j'avais dû lui faire une remarque que j'avais oubliée mais pas lui, et qu'il voulait me faire payer de cette façon cruelle, peut-être même il y a longtemps à l'université. Il avait dû prévoir cet instant depuis le début de la soirée, dès cet — "Adrien" dit à l'oreille. Et maintenant, il devait bien rire de moi... Peut-être dans l'une de ces maisons, à m'observer dans le noir depuis une haute fenêtre, refrénant la tentation de m'adresser une remarque moqueuse. Et pourtant, il n'avait vraiment pas eu l'air d'être comme ça... J'alternais ainsi scénario avec scénario. Pour autant, j'étais toujours seule, perdue, dans un endroit froid et solitaire. Je ne pouvais pas attendre ici toute la nuit. Il fallait bien que j'aille quelque part, ne serait-ce, au début, qu'en rond autour des maisons silencieuses pour me réchauffer les jambes. — J'attendis un dernier instant, rejoignis l'arrêt de bus une fois, puis revins jusqu'ici. Personne. D'accord. En jetant parfois un coup d'œil aux lucarnes des hauteurs — au cas où j'y devine un visage — je décidai de partir. Je m'éloignai, d'un pas plus assuré que je ne l'étais. ☆ Soudain, des rires. Je me figeai et rejoignis une ombre. Le regard alternant entre les façades et la rue. Toutes les lumières des habitations étaient éteintes ; impossible de savoir si ce quartier était inhabité ou si tout le monde y dormait d'un profond sommeil. Dans la rue, les lampadaires créaient de petits îlots dans la brume. Celle-ci était encore faible, mais elle enveloppait déjà l'horizon avec le ciel ; on avait l'impression de naviguer entre les ombres. Les rires venaient d'un peu plus loin dans la rue. Puis, l'écho des pas me parvint. Je m'abritai dans ma cachette ; l'on n'avait pas pu me voir. Les voix se rapprochèrent. — "Ah mais oui, quelqu'un comme lui, il fera toujours ça..." — "Quel mec bête..." Les deux voix d'hommes semblaient faire écho avec les pensées sombres de tout à l'heure. Mais je me rendis vite compte qu'ils parlaient d'autre chose. Les pas étaient un peu irréguliers, les voix hésitantes ; ils devaient être fatigués ou éméchés. J'aurais peut-être pu leur demander des indications ; mais la situation me paraissait trop dangereuse. J'étais trop vulnérable, dans un endroit trop solitaire. Cela me paralysait. Je retins mon souffle lorsqu'ils passèrent à quelques mètres de moi, sans me discerner parmi les ombres. Je ré-émergeai du seuil de porte comme une infiltrée en territoire ennemi. Puis, petit à petit, mes pas devenaient moins hésitants, et se rapprochaient de la direction qui me semblait la plus habitée. C'était là qu'il pourrait y avoir une aide potentielle, ou peut-être, au moins, le plan d'une autre ligne de bus, active en fin de semaine. Ou même un taxi ; je devais avoir assez pour le trajet du retour. En passant de rue en rue — ralentissant avant chaque angle mort — je passais en revue ces différents possibles, avec l'impression d'être perdue dans une ville-fantôme. Tout restait sombre, sans vie. Je pris une nouvelle rue parallèle. Une lumière ! Là, au coin à l'intersection de deux rues, un établissement était encore ouvert. Il n'y avait personne au-dehors ; ce n'était pas un lieu de fête. La lumière, trop franche, très blanche, permettait de voir à l'intérieur sans être vue. Je m'approchai et jetai un coup d'œil pour décider de si rentrer ou non. Il y avait quelques personnes. Au comptoir, un homme, grand, brun, avec une barbe qu'il devait venir de tailler, car les angles y étaient encore trop nets. C'était le barman. À côté de lui, deux autres hommes plus âgés qui semblaient à moitié endormis : immobiles, avachis sur leurs tabourets, contre le zinc. Dans l'espace étroit où avaient été placées quelques tables, qui ressemblaient à celles d'une école plutôt que d'un bistrot, un groupe de jeunes personnes, manifestement des fêtards désormais sans énergie, avalant un repas nocturne avec appétit. Trois hommes, trois femmes. La présence du groupe et le fait qu'il soit masculin/féminin me rassura ; je décidai d'entrer et de les rejoindre. La porte faisait tinter une petite cloche. Mais même sans le son aigu, l'effet aurait été le même : tout le monde s'était tu, et tout le monde m'observait. Étonnés, fascinés que quelqu'un puisse les rejoindre à cette heure. Qui plus est : une inconnue, en tenue courte et fine, l'air fatiguée, apparue comme de nulle part dans les froideurs de la brume. — "Bonjour..." fis-je par automatisme, devant tant d'yeux. Finalement, je m'installai à côté du groupe. M'apercevant qu'ils servaient encore du café à cette heure, et qu'une nouvelle carafe venait d'être préparée, ce choix me parut la meilleure option ; je resterais alerte, ne pouvant pas imaginer absorber une seule goutte d'alcool fort dans ces circonstances. Comme prévu en prenant ce siège-ci, le groupe m'associa à leurs bribes de conversations. Après ce qu'ils appelaient pudiquement leur "grosse soirée", ils s'apprêtaient à rentrer chez eux en voiture. Ils étaient sympathiques et accueillants. J'hésitai. Je leur dis que je pensais à appeler un taxi pour rentrer. En même temps, il aurait fallu attendre ici, et je trouvai les piliers du zinc de plus en plus louches — je préférerais rester avec le groupe. J'hésitai à nouveau, de moins en moins certaine de la meilleure option. — "Si tu veux, tu peux venir avec nous." ☆ — "Est-ce que vous avez un chargeur de téléphone ?" J'avais espéré un instant que je puisse utiliser l'allume-cigare du véhicule pour au moins pouvoir rallumer l'objet. Malheureusement, personne n'en avait un dans la voiture. À cinq à l'intérieur (l'un des couples avait choisi de partir ailleurs, j'étais restée avec ceux-là), la position n'était pas la plus confortable. Le véhicule serpentait un peu trop rapidement dans la brume des routes de campagne. Nous étions seuls sur la route ; là encore, c'était comme si nous nous étions retrouvés à l'heure des plus profondes solitudes, d'autant plus que nous nous éloignions encore un peu plus de la ville. Ils devaient habiter plus loin, dans l'un de ces petits villages où pour le prix d'un studio en ville, on acquérait toute une métairie et même ses dépendances. Ou alors ce serait un squat dans une vieille usine désaffectée, me demandai-je soudain, réalisant qu'avec la poisse de cette nuit tout pouvait encore arriver. Et — presque comme pour le confirmer — le conducteur cria : — "Il y avait un véhicule de gendarmerie feux éteints !" Je me retournai. De longues secondes passèrent, à se demander si soudain les feux colorés s'illumineraient, ou qu'une sirène se mettrait à hurler juste derrière nous. Mais pour l'instant : rien. Je ne comprenais pas vraiment pourquoi le conducteur, qui n'avait jusque là que conduit un peu trop vite, se mettait à multiplier les virages dangereux. Avait-il quelque chose à se reprocher ? Il devait être nerveux et véritablement vouloir échapper à un danger qui n'existait peut-être pas... jusqu'à... dans un crissement, je vis le véhicule glisser sur la route — trop de gravas qui râpaient contre les pneus — et, heureusement avec une relative douceur au vu du freinage, la dépassa pour se retrouver dans le bas-côté. L'horizontale était devenue diagonale. L'une des femmes s'était serrée contre moi ; son parfum me vint désagréablement aux narines, c'était surtout l'odeur de trop de mojitos — qui j'espérais n'allaient pas revoir le jour, car il ne manquerait plus que ça. Petit à petit, se contorsionnant tels des équilibristes vers le côté gauche de la voiture, nous nous en extirpâmes tous. Aucune égratignure ; plus de peur que de mal. Tout le monde était indemne ; par contre, la lumière blafarde de la lune était suffisante pour s'apercevoir qu'il serait presque impossible de déloger le véhicule de sa position, en tout cas certainement pas en pleine nuit, et le tout sans garantie qu'il roule encore après cette embardée. Il avait l'air en bon état, juste en équilibre précaire. — "Ils vont venir, il faut qu'on taille !" cria le même homme, décidément craintif. Peut-être n'était-ce pas la première fois que les autres entendaient cela : toujours est-il... qu'ils s'enfuirent tous en courant dans la pénombre, et dans des directions différentes. L'un à travers champs, les autres longeant la route. La soudaineté de cette fuite m'estomaqua. — Je me retrouvais plantée là, seule, droite, sans presque rien, et encore plus loin de la ville qu'aux autres étapes de mon périple. L'aventure nocturne continuait. Bon. Je n'allais pas rester là. Je commençai à suivre le chemin de la route d'un pas rapide. Le silence de la campagne était particulièrement prenant ; je n'entendais pas de bruits d'insectes, tout au plus les doux bruissements des feuillages. Un seul son, rythmique, qui ponctuait ce calme de la nuit : le claquement de mes propres pas. Un vent se levait petit à petit, et ballottait les arbres. À nouveau seule. Je commençais à avoir vraiment froid. ☆ Combien de kilomètres avais-je parcouru ? Je ne savais pas. La cadence de la marche, le silence de la campagne nocturne, la route grise dans un décor gris, tout m'avait rapidement amené à un état hypnotique, dans lequel j'aurais pu marcher des heures. Tout autour, les arbres, les arbustes, les champs, tous cachés dans la pénombre lunaire. Mes yeux s'étaient rapidement habitués à celle-ci, aussi mon pas n'hésitait plus. Je longeais la route, espérant que tôt ou tard elle croise quelque habitation où je pourrais demander de l'aide — ne serait-ce que passer un appel. La direction avait été choisie au hasard, je n'étais pas sûre si je m'éloignais de la ville ou m'en approchais ; ou alors, ce serait peut-être la découverte d'un village, peut-être comme ces lieux pittoresques, isolés de tout, encore figés à un autre siècle... Je ne savais déjà plus si j'avais débuté cette marche il y a cinq minutes ou il y a plusieurs heures. Pourtant, je ne me sentais pas fatiguée. Et j'étais toujours étrangement calme. J'avais déjà remarqué, un jour d'enfance où je m'étais perdue dans les bois avec une amie, cette aptitude à ne pas paniquer devant l'imprévu. Elle avait rapidement craqué, crié, pleuré ; je n'avais eu aucune réaction. Et en peu de temps, j'avais retrouvé le sentier, et il n'y avait plus de problème. La peur ne m'avait pas même effleurée. Aujourd'hui encore, dans cette nuit sans fin, je me sentais dans un état similaire ; presque une transe — sans émotions négatives : juste l'action. Mais la marche étant méditative, mille pensées me passaient en esprit. Je revoyais des scènes de nos danses, des soirées précédentes aussi ; je me demandais où s'était retrouvé Adrien — dire que l'on aurait pu tout simplement passer la nuit assis quelque part à discuter, au lieu de ça — et je commençai à jouer avec des pensées superstitieuses : était-ce parce que j'avais avoué que Maria m'irritait ? Ou alors était-ce le contraire, un signe qu'elle portait la poisse, et qu'il faudrait l'éviter, la prochaine fois ? Une lueur orange apparut soudain, très proche. Je venais de passer quelques grands arbres feuillus ; ainsi je n'avais pas vu, dans le noir, que je m'étais approchée d'une sorte de petite maison. Isolée, perdue ici, juste par-delà ce qui paraissait être une prairie. La lumière, ce devait être quelqu'un, éveillé à cette heure imprécise de la nuit. Je me demandai si avec toutes mes péripéties j'allais avoir la malchance suprême, celle de tomber face-à-face avec l'antre glauque d'un tueur en série, peut-être même déjà occupé à des travaux de découpe... et si c'était le cas, j'allais droit dans la gueule du loup... Alors, avant de toquer à la porte, je m'approchai discrètement de la fenêtre éclairée, pour jeter un œil à l'intérieur. Une cuisine. Moderne, propre ; une corbeille avec des fruits encore frais. Le frigidaire était couvert de petits motifs aimantés, dont je ne devinais pas la signification. Sûrement des mots, arrangés comme dans un poème. Au début, je n'y voyais personne ; et alors, je sursautai alors qu'une forme ouvrit la porte et me parut être trop proche. C'était un homme. Il ne m'avait pas vue. Il aurait eu une de ces frayeurs... deviner les contours du visage blême d'une inconnue à la fenêtre de sa maison, isolée en campagne... ç'aurait été comme l'apparition d'une banshee, un sombre présage. Par réflexe, j'avais fait deux pas vers l'arrière, pour rester cachée dans le noir. Mais je réalisai aussitôt une chose imprévue. — Avait-ce réellement été le hasard qui m'avait ballottée çà et là, jusqu'à cet endroit si improbable, si lointain et si imprévu ? — Avait-ce été autre chose ? Une perception, un appel, un sixième sens ou quel que fut le nom que l'on aurait pu lui donner ? Car cet homme, je le reconnaissais. C'était Ewen. — Un très bon ami. Grand, châtain clair, une barbe légèrement taillée ; l'expression du visage exactement comme je me la remémorai, cette sorte de neutralité bienveillante avec à la fois un presque-sourire et un petit soupçon de ruse. Cela devait venir de son habitude d'alterner à l'envi le jeu et le sérieux ; il avait développé ce sens de l'humour particulier, qui aimait nous remettre devant nos tropismes, nos façons de pensées, nos désirs inconscients ; à la manière d'un koan. Si ma nuit se terminait avec quelques-uns de ces contes, en partageant une tisane — alors tout ce périple en aurait valu la peine. Je l'observai un instant se servir un grand verre d'eau... Je réalisai également que c'était la première fois de la journée que je me retrouvais avec quelqu'un en qui j'aurais entièrement confiance. Non — ça ne pouvait pas être un hasard. Nous devions avoir des choses à nous dire. Les pensées légères, je me dirigeai donc prestement vers la porte et toquai avec empressement. Il devait être tout aussi étonné que moi. Il ouvrit, eut une pause, ce silence imprévu — certainement estomaqué par mon apparition nocturne — et puis il esquissa un large sourire, tout en m'invitant d'un geste à entrer chez lui. — "Mais... c'est toi... Flora !"
  6. Criterium

    Le feu.

    Il y a un point au plus profond de son être. — Où est-il ? Est-il même en soi ? — Est-il en moi... C'est la gravité, c'est le serpent, c'est une lueur, c'est une boule de feu. C'est tout cela à la fois. — Une grande chaleur. Une flamme dont je devinais la présence, mais dont je sens à présent les caresses. Quelle est sa couleur ? — À toutes les ores... Les grandes colonnes des glaces montagneuses. Le plateau de neige qui enveloppe la vision de sa blancheur. Celle qui luit. Peut-être les premières phosphorescences — les soudaines brillances — le tintement des pièces d'or. — L'inattendu et le lot. Peut-être le son d'une cloche, perçu plutôt qu'entendu, mais qui a bel et bien retenti — quelque part, au-dehors. Et pourtant bien en moi. L'appel. — L'invitation. — Comme si l'on était à la fois celle ayant poussé le cri muet, et celle l'ayant ouï. L'ayant su. La méditation. Le corps qui à peine obéit ; le cœur qui murmure un oui ; l'en-cours qui nous éblouit. L'ayant bu. Cette force qui petit à petit semble s'agrandir, comme pour imposer sa radiance ; car elle s'est éveillée — tôt. Alors, avec un frisson, laisser sa chaleur tout envelopper ; le point devient sphère, elle devient nerf, elle devient peau. Avec elle, l'on n'a plus jamais froid. Celle douce de soie. Ce mot. གཏུམ་མོ
  7. Criterium

    Contre un contrat.

    Jolie référence — c'est vrai qu'en y pensant : le diable, l'amnésie, les flous... il y a des correspondances !
  8. Criterium

    Contre un contrat.

    Un appel. Pourquoi, à vrai-dire, ai-je répondu ? — "Bonjour Alexandre. Je vous appelle au sujet de votre oncle T**, qui est mourant." Ces temps-ci, qui utilise encore son téléphone pour passer des appels ? Ils sont devenus des petites fenêtres sur le monde, à la fois l'aide-mémoire, l'ardoise, l'encyclopédie portable et la balise qui nous file. Si un numéro inconnu parfois nous appelle, nous devinons déjà qu'il va s'agir du bateleur d'une assurance ayant obtenu notre nom sur une liste achetée à l'étranger. Quelle fut alors ma surprise en entendant ces mots — une voix non-robotique, et la mention d'un oncle que pourtant je ne me connaissais pas. — "Et vous êtes ?" — "Je suis son fils, Jean." — Puis, après une pause : "Votre cousin." — "Êtes-vous sûr de ne pas faire erreur ? Il ne me semble pas avoir d'oncle." Mais il avait répété mon nom, mon adresse, et suffisamment de mon arbre généalogique pour que je dusse me rendre à l'évidence : un pan de la famille m'avait été caché, et aujourd'hui le secret (ou l'omission) avait été brisé, semble-t-il dans des circonstances malheureuses. L'inconnu — Jean — me demandait de me rendre chez eux, car l'un des derniers souhaits de cet oncle inconnu aurait été de rencontrer l'autre partie de la famille. Je réfléchis un instant, mais rapidement acceptai. Je n'étais pas particulièrement sentimental, aussi cette révélation trop soudaine ne m'avait pas autant déstabilisé que l'on aurait pu le croire ; non, c'était plutôt quelque sensation se rapprochant de la curiosité — ou plutôt de l'incrédulité — qui faisait en sorte que je voulais aussitôt apprendre de quoi il en retournait. Il me donna une adresse, et raccrocha. Une voix familière me rappela où j'étais : — "Alexandre... ça va ? Tu vas bien ? Tu as l'air blême. C'était qui ?" Derrière elle, la pause du monde extérieur cessa, et les autres sons reprirent. Le pépiement des oiseaux en cette fin de printemps ; le brouhaha d'un début de foule dans les vieux quartiers de la ville. À cette heure-ci, tout le monde s'affairait aux terrasses : les locaux et les touristes se mêlaient, mais seuls ces derniers s'étaient rendus dans les petits antiquaires qui vendaient des vieilles pièces en toc ; l'art du kitsch et du pittoresque. Les employés étaient sortis des bureaux, et profitaient de la lumière du vendredi pour boire un verre avant de rentrer chez eux. À côté de nous, trois jeunes parlaient de sports extrêmes ; de l'autre côté, deux jeunes femmes se demandaient où se rendre cet été. En face de moi, sirotant un jus d'agrume, une jeune femme brune, au regard inquiet. Le nez retroussé, le visage fin, le menton pointu. Je la connaissais... Pourquoi est-ce que son nom m'échappait, tout d'un coup ? Je regardai entre mes mains. Une grenadine... Oui, c'était bien là une boisson que j'appréciais ; ça, je m'en souvenais... est-ce que je venais d'avoir une sorte de moment d'absence ? L'appel téléphonique avait-il donc été rêvé, lui aussi ? — "Tu m'inquiètes, que se passe-t-il ?" Après une courte pause, je réalisai que j'avais enfin à nouveau le contrôle de mon visage. J'avais dû avoir eu l'air endormi, inexpressif. Je souris à la jeune femme, marmonnai quelques mots pour dire que tout allait bien, que j'avais juste l'impression d'avoir rêvé quelque chose, "comme un court-circuit", plaisantai-je. Elle eut l'air de ne pas savoir s'il fallait rire ou s'en inquiéter encore un peu plus ; n'était-ce pas là un symptôme possible d'un mal neurologique ? — "Mais non, tout va très bien..." — pause — "...Faustine." Comment avais-je pu oublier son prénom, l'espace d'un instant ? Ça n'était pas comme si je connaissais beaucoup de Faustines... Non, une seule. (Elle). L'impression d'oubli momentané me paraissait similaire à celle qui survient parfois pendant la lecture d'un livre : un mot simple, au hasard, qui soudain paraît inconnu. Que l'on étudie sous toutes ses formes, par ses sonorités surtout, sa signification ayant momentanément disparu — avant de revenir d'un coup. Sans doute un simple neurone qui se réveille après les autres, un peu plus paresseux. Je portai la boisson fraîche aux lèvres ; pour donner un peu de grenadine au retardataire, le garder éveillé. Puis j'expliquai ce qui venait de se produire à... Faustine. — "Figure-toi que je viens d'apprendre qu'il y a une partie de la famille que je ne connaissais pas." — "Vraiment ? Mais c'est intéressant !" — "Oui ; il paraît que j'ai un oncle et un cousin. Sans doute d'autres. C'est bizarre ; je n'en avais jamais entendu parler... J'imagine que c'est cela, un secret de famille... Toujours est-il que cet oncle va très mal, et voudrait me rencontrer." Elle m'encouragea à le faire — je voyais qu'elle était curieuse ; peut-être pas tant de la découverte elle-même, mais juste du fait qu'il se soit agi d'un secret ayant été révélé. Cet attrait des choses cachées... Ou alors : elle indiquait par là qu'elle voudrait bien, elle aussi, rencontrer une partie de ma famille, car elle ne l'avait jamais fait. Nous étions simplement amis. Parfois, pourtant, je me demandais si elle venait de m'adresser un clin d'œil signifiant plus ; ou si je m'imaginais encore des choses. Du coup, nous étions coutumiers de cette petite danse qu'ont les amis un peu trop proches mais ne sachant jamais exactement ce qu'ils formaient vraiment ensemble. Peut-être que pour un observateur extérieur, c'était évident, et que je loupais toutes les perches pourtant claires qu'elle me tendait subtilement ; mais en même temps, peut-être que c'était exactement le contraire et que le moindre pas de ma part vers sa direction serait pris comme la faute de goût trahissant l'homme lourd souhaitant la séduction. Cela commençait à me faire mal à la tête — j'usai d'un prétexte pour rapidement prendre congé. Sans me demander cette fois quelle était la signification de l'angle exact de sa bise pour me dire au revoir. ☆ On m'avait donné rendez-vous à côté de la Gare Saint-Paul. Je devais rendre un livre à un ami, et c'était sur le chemin. Cela devait déjà faire quelques années que je n'avais pas revu le mystérieux Jérôme. Je ne savais pas exactement quel métier il exerçait ; il voyageait sans cesse, sans jamais vraiment révéler où, mais au cours de conversations l'on apprenait qu'il s'était rendu un peu partout en Europe — à Prague, à Vienne, à Kiev — et l'on devinait qu'il connaissait trop bien quelques autres continents pour ne pas y avoir passé du temps. Sûrement l'un de ces métiers où il faut rencontrer les gens directement, où que se trouvât leur entreprise. Aussitôt le pont traversé, je repérai sa grande silhouette parmi les autres. Il y a cette sorte de sixième sens qui permet de remarquer qui est la personne que l'on s'apprête à rencontrer, presque sans y penser ; une impression étonnante — même si je savais bien qu'en fait ça devait être la seule silhouette n'utilisant pas la rue comme un simple moyen de se déplacer d'un endroit à l'autre, ni même pour y flâner ; la seule personne immobile, attendant. M'attendant moi. Il me vit. Il n'avait pas changé. Nous nous rejoignîmes en quelques enjambées et nous nous serrâmes la main. Il me proposa de prendre un verre. Je n'avais qu'à moitié envie d'enchaîner grenadine sur grenadine, aussi lui indiquai-je que j'étais ce jour-ci assez pressé, mais que j'acceptai de prendre un simple café pour la route. Une fois assis, je déposai sur la table le livre. Je l'avais lu, mais il y a longtemps ; je m'apercevais au même instant que je n'en avais plus vraiment de souvenir — il y a des lectures qui viennent et plaisent, mais repartent sans laisser de traces... — aussi j'espérai qu'il ne me pose pas de questions dessus, pour savoir si je l'avais aimé... — "Est-ce que tu l'as aimé ?" demanda-t-il. Je bredouillai un "oui" qui masquait à peine cet embarras soudain. — "Quand même, ces histoires de familles où soudain l'on se découvre une autre branche dans l'arbre généalogique... C'est intéressant, non ? Imagine si cela nous arrive !", fit-il. Je sirotai le café sans un bruit avec une forte impression de déjà-vu. Est-ce que l'histoire déjà oubliée se rapportait à ce même thème ? C'était évident si l'ami en parlait ainsi. D'un geste nonchalant je me ré-emparai du livre, et parcourus la quatrième de couverture : — Un récit fantastique dans lequel un jeune soldat, rentrant de la Grande Guerre, découvre qu'un pan de sa famille lui avait été caché à sa naissance... quels secrets voulait-on donc lui dissimuler, quelles peines voulait-on donc lui épargner ? Même en redécouvrant ces mots, le souvenir de la lecture ne revenait pas de lui-même. Pourtant c'était comme si j'avais soudain envie de le relire, plutôt que de le lui restituer. Je feuilletai à nouveau quelques pages, espérant tomber sur un passage qui me rappellerait quelque chose. — "Mais enfin, pourquoi le comte a-t-il donc fait cela ?" — "Fait quoi au juste ?" — "Vous le savez très bien ! Sachez donc que ceux qui jouent au docteur Faust se découvrent toujours tôt ou tard le contrat qu'ils passèrent avec Méphistophélès !" Je reposai l'ouvrage. Toujours sans souvenirs, mais avec l'impression qu'une force supérieure se moquait quelque peu de moi, en multipliant les synchronicités. Toutefois, cela me dessina enfin un sourire aux lèvres, et je pus reprendre la conversation de façon fluide : — "Eh oui ! Imagine ! De nos jours, ce serait évidemment un peu différent... Imagine donc : comme par exemple si un numéro inconnu qui t'appellerait et t'apprendrait l'existence d'un oncle caché. Canard noir de la famille ? Secret trop lourd à porter ? Oncle qui a voyagé, disparu, et que l'on a préféré oublier, au moins de mentionner à ses enfants ?", répondis-je, moi-même devenu quelque peu joueur. Jérôme n'y décela pas l'ironie qu'au juste, j'y avais réservé surtout envers moi-même. Nous partageâmes un instant, puis la note, et peu de temps après je m'éloignai, gravissant petit à petit la grande rue qui serpentait depuis la gare jusqu'aux collines. Un instant plus tard, je me dirigeais vers l'adresse découverte plus tôt aujourd'hui. Il fallait gravir des marches, se faufiler dans des petites rues, pour passer dans les hauteurs, là où derrière les jardins se cachaient des ruelles et des maisons plus secrètes... Je me disais que cela convenait bien que ce pan de la famille habite là. Je poussai une petite grille qui semblait donner sur un jardin potager, m'apercevant finalement qu'il y avait bel et bien là le passage permettant de rejoindre la rue Karénine, dont je n'avais jamais entendu parler auparavant. Là, on longeait une haie verdie, puis un muret du XVIe — on devinait encore le tracé d'anciennes fenêtres, murées, aux différences dans les couleurs de la pierre — pour rejoindre la rue pavée, qui ressemblait à une simple cour intérieure allongée. Par curiosité, je regardai combien de numéros s'y trouvaient ; mais je n'y vis que le 2, 3, le 5 et le 7. Les autres manquaient. — Je m'approchai du 5. Une belle porte vitrée. Une maison aux murs rosâtres, recouverts en grande partie de lierres. Je toquai. — "Alexandre ?" L'homme qui m'avait ouvert m'avait immédiatement reconnu. Il avait une voix similaire à celle du mystérieux appel téléphonique ; j'en déduisis qu'il devait s'agir de Jean. Donc, mon cousin. Pourtant, aucun air de famille ; il était très grand, presque deux mètres à vrai-dire ; le visage fin, allongé, et les cheveux blonds, yeux clairs. Plutôt le type britannique que nordique. Son regard n'était pas très expressif ; je pensai tout d'abord que cela était dû aux circonstances, et à un naturel phlegmatique. D'un simple geste, il m'invita à entrer. Le salon de la maison était minuscule, et encombré d'objets divers. Tout y était comme trop serré ; j'avais l'impression d'être entré dans un monde parallèle. Pourtant, ça n'étaient que quelques détails : une nappe en dentelle verdâtre, une grande armoire remplie de bols aux motifs entrelacés, les fauteuils qui étaient couverts non seulement d'un morceau de tissu, mais également d'un plaid et d'un morceau de dentelle, le dessus de l'armoire qui supportait le poids de nombreux récipients cylindriques, une bibliothèque de petite taille présentant, derrière les vitres, des livres brochés dont le temps avait effacé les titres... Le tout respirait un autre âge. Une odeur de cannelle flottait dans la pièce. Il m'amena dans la pièce attenante. Dans celle-là, les rideaux étaient tirés, et ne laissaient filtrer de la lumière du jour qu'une demie-pénombre, dans laquelle il était difficile de distinguer les traits de la personne qui s'y trouvait. C'était une sorte de bibliothèque ; dans un coin, un bureau massif, en bois sombre, était encombré de papiers et de vieux livres. Aux quatre murs, des étagères portaient une variété très hétéroclite d'ouvrages ; à certains endroits les tomes étaient tous reliés à la manière du XIXe, à d'autres l'on devinait les modernes petits formats, ou encore des vastes piles de feuilles volantes placées dans des dossiers fermés à la ficelle. L'oncle avait dû être une sorte d'académique, ou un érudit aux intérêts fort divers. Là encore, c'était un capharnaüm. Sur certaines étagères, on devinait les jeux de reflets d'une sorte de collection de fioles. — Avec effroi, je m'aperçus que la silhouette sombre, immobile sur un fauteuil, était celle de mon oncle inconnu. Une voix rauque, à peine voisée — elle tenait plus d'une sorte de respiration, qui devait coûter à l'homme de douloureux efforts — me parvint soudain depuis cet angle. — "Ah... Alexandre... Mon neveu... J'ai tant de choses à vous dire..." Je m'emparai d'une chaise, et la plaça à côté de lui, dans la pénombre, pour l'entendre avec plus d'aisance. J'espérai aussi qu'ainsi il s'épargnerait des efforts trop déplaisants pour sa gorge souffrante, et pourrait continuer à faible volume. Il continua, avec sa mélopée étrange, faite d'inspirs et d'expirs : — "La vie me quitte... Mais auparavant il faut que l'on parle, tous les deux... Car il y a... un certain... Contrat... une sorte de testament... dont il faut que l'on s'entretienne..." Un battement de cœur me sembla arriver à contre-temps, comme si à ces mots je venais d'avoir une palpitation. Par une sorte de prescience insoupçonnée, je devinais qu'il s'agît là de quelque chose en rapport avec les quelques phrases que j'avais retrouvées dans le roman rendu à mon ami. Je devinais... effrayé : la marque — ou plutôt une légère odeur de soufre — le clin d'œil du Diable.
  9. Criterium

    Tractations.

    Il fait nuit noire. Les petites routes de campagne n'ont pas le même aspect, la nuit tombée ; il y avait dans ces régions quelque impression sinistre qui recouvrait le paysage. Je ne pouvais pas m'empêcher de me dire, en négociant le virage, que j'étais bien content d'être là en voiture, et pas à pied à longer les champs. Ceux-là étaient rendus sombres et gris par la pénombre. Il n'y avait personne, l'endroit était la solitude-même ; mais l'imagination peuplait chaque ombre de buisson d'un rôdeur. Aucune lumière au loin ne trahissait la présence d'une maison ou d'une cabane — la région était résolument solitaire. À chaque tournant, à chaque route passant de l'asphalte au sentier de gravas, je me demandais si j'approchais vraiment, ou si j'étais passé dans un deuxième monde où tous les chemins se ressemblent et où la route devenait un grand labyrinthe sans issue. Les répétitions d'un Sisyphe du siècle moderne. Une sorte de circuit fermé à travers champs ; un paysage en tons de gris, presque onirique. Du gris clair, du gris foncé, beaucoup de noir ; des presque-couleurs dans la petite zone qu'illuminaient les phares. Et puis soudain, la route coupait à travers la forêt. De part et autre, les grands conifères semblaient tout envelopper de leur ombre menaçante. La forêt était prête à ré-absorber le chemin qui avait osé la traverser, et approchait ses racines et ses feuillages centimètre par centimètre... Ici, il faisait encore plus sombre qu'ailleurs dans le paysage quasiment désert. De longs kilomètres défilaient ainsi, monotones — longeant les pins presque menaçants. Tout au bout, enfin, pour la première fois depuis ce qui semblait désormais avoir duré des heures : un petit point de lumière — artificielle, différente. Une lumière ambrée. — J'étais arrivé. La haute-grille avait été laissée ouverte. On devait forcément en surveiller l'entrée ; pourtant, je ne voyais personne. Je continuais sur l'allée principale du domaine, et arrivai rapidement à un grand espace, en face du manoir, où une dizaine d'autres véhicules étaient garés. De belles automobiles, remarquai-je malgré la pénombre. Les châssis étaient noirs et sobres, mais je vis bien que la voiture à côté de la mienne était une Audi A9. C'était certainement la première fois que j'en voyais une ; le modèle était donc déjà en circulation ? Un homme en costume, grand et imposant, s'approcha silencieusement de moi. Je sursautai devant cette soudaine découverte d'une autre silhouette humaine. Je réalisai rapidement qu'en effet, toute une équipe avait été disposée aux alentours du domaine. L'on en devinait les ombres mouvantes, à peine perceptibles, le long des arbres noirs et murets. Ils rôdaient, faisant leur ronde silencieusement. — "Bonsoir Monsieur. Puis-je vous demander votre nom ?", me demanda-t-il très - trop - poliment. — "Monsieur de Ferlan." — "On vous attend", répondit-il. Il n'avait pas eu besoin de consulter une liste ; un bref instant, je me demandais ce que cela pouvait augurer. ❧ La musique s'était estompée, une fois la porte du bureau refermée. Je ne pouvais pas m'empêcher de me dire que cela montrait bien que la porte était donc plus massive qu'elle ne le paraissait, peut-être renforcée ou avec quelque mécanisme d'insonorisation placé au niveau des gonds. C'était donc une pièce dans laquelle il était particulièrement important que les discussions y fussent confinées... Je me doutais donc qu'il ne s'agirait plus juste de simples mots d'esprit échangés après un tintement de flûtes de champagne. J'étudiai le visage des personnes présentes. Il y avait Monsieur O**, qui m'y avait invité à le suivre. Celui-ci s'était dirigé vers un petit meuble, et en avait sorti un nouveau verre, et une bouteille de ce qui semblait être du cognac. Du regard, il me demandait silencieusement si je souhaitais ce "rafraîchissement". J'avais vu que tous les autres ici en avaient ; alors par politesse j'acquiesçai, d'un simple hochement de tête — ce qui me donnait, de plus, une minute supplémentaire d'observation. Déjà assis dans un fauteuil confortable, l'air toujours renfrogné qu'on lui connaissait — à travers joies et peines, tout du moins s'il ressentait les émotions humaines, ce dont je n'étais pas sûr — il y avait Charles V**. Il avait bien vieilli, depuis notre dernière rencontre ; pourtant ses cheveux avaient toujours tous été de cette teinte gris clair, presque blanche — alors c'était peut-être un effet de la lumière sur les plis de son visage, ou une mine un peu plus sombre que d'habitude. Il attendait, presque immobile, mais l'on sentait que c'était là un homme qui avait des choses à nous dire. Dans un autre coin, deux jeunes hommes se tenant debout et très droit ; tous les deux bruns, bien habillés ; l'un d'entre eux avait l'air un peu plus nerveux. Cheveux un peu plus longs, coupe moins réglementaire. Je ne le connaissais pas. Son collègue, en revanche, c'était Henri F**, qui malgré ses jeunes années occupait déjà une position importante à la SI. — Il devait donc s'agir de son assistant, et l'on allait parler de choses sérieuses. La cinquième personne consultait les ouvrages d'une bibliothèque. Un homme très grand, blond ; il devait avoir à peu près trente-cinq ans. J'étais sûr de l'avoir déjà vu quelque part ; pourtant, aucun souvenir précis — je ne me rappelai pas du tout de ce qui causait cette sensation, qui devenait désormais une sorte de déjà-vu. Qui était-ce ? Je l'observai un peu plus longtemps que les autres. Les cheveux courts ; les yeux que l'on devinait marron (malgré la demi-lumière ambrée du bureau) ; sa pochette de costume qui alternait des tons abricot et turquoise. Il prit un tome et en feuilleta quelques pages. Je remarquai les lettres cyrilliques sur la couverture ; c'était quelque chose comme : А. Андреев - история Крыма. Il reposa le livre et se rapprocha finalement de nous — tandis que Monsieur O** me tendit le verre avec une larme de cognac. — "Vous apprécierez, c'est un Louis XIII." Un instant de silence passa. L'alcool était fort et au goût trop fumé. Puis, comme d'un commun accord entre toutes les personnes présentes, nous coupâmes court aux formalités. Ce fut à nouveau Monsieur O** qui rompit le silence, endossant sans doute le rôle du facilitateur pour cette discussion. — "Charles voudrait vous présenter Monsieur Sokolov." Ah ! Ça me disait quelque chose. Nous nous serrâmes la main. Je sentis l'un de ses doigts presser l'intérieur de mon poignet ; un geste peu commun, et volontaire. D'autres n'auraient rien remarqué, mais j'étais particulièrement sensible à ces petites choses. Pourtant je n'arrivais pas encore à replacer son visage dans un autre contexte. — "Je suis ravi de faire votre connaissance, Monsieur de Ferlan." Étonnant — il n'avait pas du tout un accent russe, ni même slave, comme attendu. Non ; on aurait dit... du portugais brésilien ? Étrange. Mais alors, comme un simple détail déroulait finalement tout un fil d'associations, comme une dernière pièce de puzzle qui se place : je me souvins de notre première rencontre. Ç'avait été à New York, il y a quelques années. Nous n'avions pas vraiment eu l'occasion d'y parler. Pour autant la toile de fond restait quelque peu nébuleuse ; je n'arrivais pas tout à fait à me remémorer quelle fut la discussion qui m'avait fait le remarquer. Mais ç'avait forcément dû avoir un rapport avec l'un de mes intérêts peu communs. Comment s'appelait-il, déjà ? ... — "Alexandr, n'est-ce pas ?" fis-je. Il sourit. "Je vois que vous vous souvenez de moi." — "Et bien, c'est très bien. Voilà qui nous facilitera peut-être la tâche", ponctua Charles, comme pour inviter tout le monde à immédiatement aborder le vrai sujet. — "Nous avons un problème sur lequel vous pourriez sans doute nous porter assistance. Nous avons... un ami..." — j'y entendais : un agent — "...qui s'est retrouvé coincé dans le monde du rêve." ❧ On a souvent entendu parler des recherches secrètes menées par la CIA ou par le KGB durant la guerre froide. Manœuvres parfois inconséquentes sur l'échiquier mondial, et parfois au contraire, aux conséquences qui allaient déterminer l'avenir de certains pays — ceux qui par hasard ou malchance étaient situés trop près d'un front toujours mouvant. Afghanistan, Nicaragua, Yémen, Turquie... — De nos jours, tout le monde sait que certaines de ces officines eurent recours à des techniques plus "originales" pour localiser telle ou telle ressource d'intérêt ; ou alors pour assister dans certains programmes spéciaux — l'interrogatoire, par exemple. Il était donc tout naturel que, dans la droite lignée des nombreux essais amorcés par les "services" dès la Renaissance — puis surtout au XIXe et XXe siècles — consistant à tester un panel de substances psychotropes pour provoquer la suggestion ou la clairvoyance, ceux-ci se tournent alors vers les autres régions mystérieuses de l'âme humaine. Les rêves. C'était encore un domaine liminaire, que personne n'osait prendre au sérieux en public. Pourtant, il constituait le nouveau continent sur lequel s'aventurer. Tout avait commencé avec les expériences menées par un scientifique ukrainien à moitié fou, il y a quelques décades. Ayant possédé lui-même une capacité étonnante à induire le rêve lucide, il avait décidé, non pas de se contenter d'en explorer les infinis, mais plutôt d'essayer d'initier le plus de personnes possibles à ce nouveau domaine, avec l'aide de techniques de son invention — et qui se révélaient particulièrement efficaces pour en ouvrir la porte. Avec une équipe — un groupe d'amis et de passionnés — ils avaient tenté d'en comprendre les fondations, les phénomènes. Et puis tout avait basculé — un jour, ou plutôt : une nuit. Ils s'étaient aperçus qu'ils pouvaient interagir les uns avec les autres dans le monde onirique. C'est-à-dire : qu'il ne s'agissait pas d'illusions créées par un cerveau en sommeil, mais bel et bien d'un second plan d'existence, jusque là insoupçonné. Un deuxième monde. Un nouveau continent. — Et dont l'exploration présentait elle-même quelques risques. C'était à peu près ce que promettait Inception... sans les règles. Évidemment, une section spéciale dans chaque pays avait alors veillé discrètement à ce que rien ne s'ébruite — et quelques individus ayant certaines "aptitudes" étaient initiés, dans des pièces sombres, aux techniques de Rodogovich. C'était un monde étrange dans un autre monde lui-même étrange ; et bien peu de personnes en haut lieu savaient réellement si ces efforts avaient été couronnés de succès étonnants ou une succession d'échecs — comme attendu, selon le présupposé. — "Je vais devoir vous prier, s'il vous plaît ! Simple formalité — je vais vous demander de me présenter le 'petit livre turquoise', pour bien savoir qui ici a le droit d'en connaître." Car ce nouveau terrain — mon terrain de mission spéciale... — devait rester une chasse gardée, un secret. Alexandr Sokolov sourit comme un homme qui s'y était évidemment attendu, comme quelqu'un de bien au fait du phénomène. Il me tendit un petit objet de la taille d'un passeport. Turquoise. Un carnet bien reconnaissable. Je feuilletai jusqu'à trouver, en deuxième page, le symbole convenu — un hibou stylisé. Je passai le doigt dessus ; l'on pouvait y sentir le relief de l'encre, un léger détail provenant de son impression par un intaglio très peu répandu ; un signe qui ne trompait pas qui en était au fait. — Voilà donc un Initié bien inattendu, pensai-je, en lui rendant le carnet. Je savais que O**, Charles V** et Henri F** étaient déjà au courant. Chacun me montra, au moins de visu, le passeport approprié. Le collègue du dernier, cependant, en réponse à un signe de tête, nous quitta sans un mot. L'assistant nerveux n'avait pas encore entrée dans tous les cercles... Il ne restait donc plus que nous cinq. — "Pouvez-vous expliquer la situation un peu plus précisément ?", commençai-je enfin. — "Certainement. Mon ami s'appelle... Andreï, sans doute. (Nous devinions qu'il s'agît d'un pseudonyme). Il a reçu la formation Rodogovich habituelle. Il présentait quelques facultés naturelles, ce qui a grandement facilité son apprentissage, qu'il attribuait à des expériences d'enfance qui s'apparentaient à ce que l'on appelle la terreur nocturne. Ce n'était donc pas un débutant — vous savez bien que ceux-là peuvent se retrouver terrifiés dès leur premier passage, et alors on ne peut plus rien en faire... Bref : Andreï réussit également quelques premières missions, en conditions réelles. La dernière s'inscrivant dans le cadre d'une collaboration... (il tourna le regard vers Charles) ...nous pouvons en discuter sans problèmes, bien que je vous épargne les détails — mais c'est plus pour vous, pour aller droit au but. Andreï devait se rendre au Bhoutan, dans les régions montagneuses du nord-ouest ; à côté de Laya. L'environnement se révélait géographiquement propice pour... entendre quelques informations intéressantes en provenance de Chine." — "Le Bhoutan plutôt que le Vietnam ou la Mongolie ?" interjeta Henri F**. — "Oui... disons que cela se déroulait dans un cadre qui ne nécessitait pas sa présence aux abords d'une autre frontière." — "Je vois", fis-je pour l'encourager à continuer. — "Andreï eut quelques interactions étranges avec les habitants de la région. Les 'Layap'. Il faut dire qu'il ne devait pas passer inaperçu, un russe parlant parfaitement le dzong-kha... Ils l'accueillirent sans problème. Ce peuple pratique encore de nos jours une coutume bien particulière : l'exclusion des personnes impures. En cas d'événement considéré comme une souillure spirituelle — mort, divorce, perte d'un proche ou même d'un cheval — la personne est alors ostracisée durant une certaine période, interdite de participer à la vie commune, et même de parole. Je ne vous dis pas cela pour faire une conférence d'ethnologie. Car ce qu'il s'est passé, c'est qu'après quelques semaines là-bas, Andreï conduisit alors sa toute première 'sortie' dans le monde du rêve, pour explorer l'onirique de la région. Eh bien — le lendemain, quelle ne fut pas sa surprise de découvrir que c'était lui qu'on avait ainsi exclu..." — "L'a-t-on donc surpris !" — "Impossible, il a été entraîné à dissimuler les projections sous l'apparence du sommeil profond." — "Mais alors..." fit Charles, le regard encore plus sombre que d'habitude. Je complétai sa pensée tout haut : — "Alors : on l'a surpris sur le plan du rêve." — "Oui", conclut Alexandr Sokolov — avant que nous ne ponctuâmes tous cet échange avec un long silence. Nous réalisions bien les implications de tout cela. Les techniques spéciales n'étaient donc pas seulement l'apanage de certains individus spécialement entraînés et formés pour cela ; mais il s'avérait — à vrai-dire, comme certains l'avaient soupçonné dès le début — que certaines personnes vivant dans le cadre de sociétés traditionnelles possédaient elles aussi une faculté à explorer le monde onirique. Car il ne s'agissait pas simplement de rêves lucides comme les autres, sans aucun lien avec une réalité physique ; ici, il était question d'une sorte de quatrième dimension, dans laquelle seuls certains étaient aptes à se mouvoir. — "Que s'est-il ensuite passé ?" — "On sait peu de choses. Andreï renouvela l'expérience, avec le même effet, et craignant que les Layap ne travaillent secrètement pour le gouvernement chinois, décida d'ajuster sa position d'observation. Il devait rester dans le district de Gasa, donc décida de passer jusqu'à un autre gewog (village) en altitude, Lunana. Le voyage se fit sans problème, il put trouver des guides pour l'aider à faire la traversée, des immigrés tibétains. Une fois là-bas, la mission fut facile. Je vous passe les détails. Andreï rentra, en pleine forme physique. Par contre, mentalement, l'épisode à Laya l'avait clairement affecté. Il disait qu'il sentait une Présence le suivre jusque dans ses rêves normaux. Une présence qui venait de cet endroit-là." — "L'un des phénomènes oniriques bien connus de personnification de la Peur ? Il me semblait pourtant qu'il y a un protocole approprié pour cela." — "Justement ! Ce n'était pas ça. Il connaissait évidemment tous les 'trucs' que l'on enseigne même aux débutants afin de ne pas transformer un rêve opérationnel en cauchemar. — Non : apparemment il s'agissait de quelque chose d'autre. Or... Andreï fut placé en période de récupération, chez lui, en repos sous observation. Et un soir : il disparut. Envolé. Plus personne. Il s'était endormi — et n'était plus là. Les caméras de surveillance n'ont rien trouvé. Impossible qu'il soit parti physiquement. C'est comme si son corps physique avait été aspiré par-delà cette quatrième dimension. Ainsi : il s'est perdu dans le monde du rêve." — "Je vois." — "Avez-vous jamais entendu parler de faits similaires, Monsieur de Ferlan ? 'On' m'a dit que vous y aviez eu des aventures plus étranges que de coutume." — "Oui, je vois bien de quoi vous voulez parler." Le silence qui suivit cette discussion se fit quelque peu pesant, pendant que chacun se représentait mentalement les faits, et que personne ne voulait être le premier à dire quelque chose. Je compris que l'on attendait une nouvelle réponse de ma part. On me demandait donc d'enquêter. — "Je vais devoir rendre visite au lieu où cela s'est passé, si toutefois c'est possible." ❧ Ça avait pris du temps, mais le voilà enfin, cet étrange bâtiment. Un immeuble aux murs d'abord blancs, suffisamment vieux pour que ceux-ci acquièrent désormais l'apparence d'avoir toujours été gris. À côté des autres dans cette zone industrielle, un peu à l'écart pourtant, il donnait l'air de simplement proposer quelques bureaux pour des sociétés aux moyens encore limités, et à la trajectoire incertaine. Sur un petit panneau, quelques logos modernes en complétaient l'impression : Costonax, Groupe Vocoro, Flimex... aucun des noms ne m'évoquait quelque chose. Ce n'était qu'en se rapprochant de la structure, en étant immédiatement accosté par des gardes dont l'on devinait à quelques gestes et à quelques ombres qu'ils étaient lourdement armés, que l'on pouvait se demander si l'immeuble ne servait pas de couverture à autre chose. Mais dans certains milieux, il s'agissait déjà d'un secret de polichinelle, car nous savions tous que c'était là un bâtiment des russes. Je n'osais pas imaginer toutes les procédures qui avaient dues être menées pour que je pusse me trouver là, au-delà du checkpoint, juste devant la porte de l'immeuble. Sous escorte, cependant. À l'accueil, un homme à la carrure imposante et au visage fermé m'attendait. Il devait faire plus de deux mètres. — "Bonjour Monsieur. Je m'appelle Henri." Son accent russe était si prononcé qu'il était presque incompréhensible ; son véritable prénom n'était certainement pas Henri, me dis-je immédiatement. Suivis de quelques gardes, il m'amena vers une petite pièce au fond d'un couloir du rez-de-chaussée. Les murs étaient crème, aux portes toutes identiques, et ne portant chacune qu'un numéro à trois chiffres. Contrairement aux hôtels, ceux-ci n'étaient pas consécutifs : l'on se serait attendu à 101, 102, 103... mais selon un code qui m'échappait, je prenais en note mentalement une suite inédite : 445, 549, 948... Il devait exister un manuel — peut-être un petit carnet — qui traduisait chaque nombre. Forcément ; comment réussir à s'organiser, sinon ? Mais nos services devaient évidemment déjà en connaître la clé ; je n'étais pas venu ici pour cela. Derrière la porte 440, une pièce minuscule, ne contenant qu'une table et une chaise inconfortable. On aurait dit une pièce d'interrogatoire. Pas de miroir sans-tain cependant ; seuls les murs blanc-crème, nus. — "Simple précaution, Monsieur". Il sortit de sa poche de veston un tissu épais, noir. Je compris que l'on allait me bander les yeux pour que je ne retienne pas la disposition des lieux, le temps que l'on m'emmène jusqu'à la pièce ayant servi de chambre pour Andreï. Avec des gestes simples mais adroits, Henri plaça et noua le tissu. Je ne voyais plus rien. Nous ressortîmes, nous marchâmes jusqu'à ce qui devait être un ascenseur, attendîmes... marchâmes de nouveau, jusqu'à un autre ascenseur... et ensuite de suite au moins quatre autres fois. Je compris que l'on me faisait marcher en rond, afin que je perde tout repère ; seulement alors, nous nous dirigeâmes jusqu'à quelque autre endroit — pour lequel il était désormais impossible de savoir s'il se trouvait à un étage et lequel, ou même sous terre. Lorsque l'on m'ôta le bandeau des yeux, je me trouvai dans une petite pièce très simple, dépourvue de fenêtre. Un lit basique mais confortable, une armoire, un bureau encore encombré de livres (mais que je devinais soigneusement rangé, afin d'éviter que je ne découvre quelque document que je ne devrais pas), un petit miroir, une porte ouverte menant à une minuscule salle de bains. La chambre d'Andreï pour son debriefing au retour du Bhoutan. Elle avait des airs de prison. — "Mes instructions sont de vous laisser ici seul. Tapez à la porte et je reviendrai." Henri sortit. L'instant d'après, le cliquetis des clés m'indiqua qu'effectivement — tout comme dans une prison — la chambre était plutôt une cellule. J'étais enfermé. Je jetai un coup d'œil vers les quelques livres laissés sur la surface du bureau. Ma maîtrise du cyrillique était juste suffisante pour m'apercevoir qu'il s'agissait là de littérature ; il y avait Pouchkine, et, un peu plus étonnamment : Странная жизнь Ивана Осокина par Ouspensky, ce qui me donna une légère sensation de déjà-vu. J'imaginai qu'au retour d'une mission, les seules lectures autorisées devaient être de la fiction ou de la poésie. Je feuilletai rapidement les tomes. Aucune marque, aucune inscription. Non ; l'enquête matérielle avait déjà été faite. Je m'assis en tailleur sur le lit, yeux fermés, et petit à petit me concentrai jusqu'à me rapetisser en moi-même, petit à petit, toujours un peu plus, jusqu'à provoquer consciemment l'état de transe qui porte en lui la clé entre la veille et le sommeil. De longs exercices m'avaient permis — bien que leur maîtrise m'avait pris des années, même plus d'une décade — de savoir effectuer une projection à la suite d'une simple méditation, indépendamment de mon propre cycle de sommeil. — — Lorsque je rouvris les yeux, la luminosité ambiante, étrange, légèrement blanchâtre et comme si elle provenait du sol plutôt que du plafond, m'indiquait que j'étais bien passé dans le monde du rêve. Dans celui-ci, la porte était grande ouverte... Je sortis. ❧ Le lendemain soir, dans le bureau capitonné se retrouvaient Monsieur O**, Charles V** et Henri F**. Leur mine était sombre, et à nouveau de longs silences étaient de mise. Ils préféraient souvent, évitant le regard les uns des autres, agiter l'alcool fort de leur verres en cristal. Au moins le cognac était le même ; leurs certitudes, elles... Ce n'était pas qu'Alexandr Sokolov n'eût pu les y rejoindre ; l'étrange diplomate russe avait disparu lui aussi, du jour au lendemain. Ce type de disparition, dans une ambassade, signifie généralement une procédure d'exfiltration d'urgence. C'était d'ailleurs sous ces termes que l'envisageait toute une section de la SI — tentant alors de démêler les fils ayant pu entraîner ce protocole de la dernière extrémité. Cependant, au vu de ses révélations au sujet d' "Andreï", dans ce bureau-ci l'on était tenté d'émettre une autre hypothèse, aussi rocambolesque pût-elle être... Ce n'était pas forcément une puissance étrangère qui l'avait exfiltré. — Eux savaient que cela pouvait se faire d'une toute autre manière. Non pas l'élimination pure et simple, dans une pièce secrète de l'ambassade (bien que ce soit une possibilité) ; mais plutôt : empruntant les chemins oniriques. Ce qui occasionnait d'autres questions ; y était-il parti de son plein gré, y avait-il été contraint par quelqu'un ou par quelque chose... et si cela... avait-il disparu comme Andreï, poursuivi par une Présence qui avait poursuivi l'agent depuis les hautes montagnes d'un dzongkhag du Bhoutan ? Les "nouveaux continents", découverts par les explorateurs au fil des siècles, n'avaient-ils pas tout présenté une chose en commun ? — C'était celle-ci : le fait qu'ils aient tous été habités. Au minimum, précédemment visités. Et maintenant que Monsieur de Ferlan était lui aussi introuvable...
  10. Criterium

    L'estime

    À nouveau un texte qui fait mal, car il fait mouche... Cette estime que la société remplace par la question de si l'on vous estime utile ; ou tout du moins utilisable. Ce vide béant laissé par un père qui cherchait peut-être lui aussi à le combler, mais qui a fini par en creuser un autre gouffre à l'identique ; ce vide laissé par les rencontres de peau, comme pour s'en rassasier ou s'en enivrer, mais dans lequel les réverbérations se projettent avec un écho infini : "Vous êtes 'bien'." L'abysse qui paraît toujours un peu plus profonde, comme une blessure dans la terre. Un trou. Comment procéder à l'estimation ? Comment ne pas le faire avec des yeux de juge, lorsque les autres — même ceux qui sonnent creux — semblent si pleins ? Et ici : une plaie.
  11. Criterium

    froidure

    L'inspiration t'est venue — et dans sa grande robe glaciale — et les mots s'en ressentent. Un texte beau et triste à la fois, car tu y évoques si aisément une sensation de froid. Peut-être sont-ce ces souvenirs à plus haute température, qui par contraste, font vaciller une lueur de petite flamme qui s'éteint l'instant d'après — l'instant présent — et soudain, oui : l'on a froid. "Une vie qui reste à vivre"...
  12. Criterium

    Les poèmes à se pendre

    Parfois la Lune est noire, Elle me dit : — "Tu es là ? Bonsoir !" Je ne savais plus rien. Que lui dire ? — "C'est moi ; ça va bien ?" Lorsqu'elle me dévisage, Me voit seul, l'inconnu sans âge, Comme étonnée qu'encore Je survis ; au moins dans mon corps. Elle sourit car elle sait. — "Es-tu là ?" — "Je le suis toujours."
  13. Criterium

    Les poèmes à se pendre

    J'aime beaucoup les mélodies de la Lune. Celles de l'aube et celles du soir — tous ces instants où la lumière est si changeante.
  14. Criterium

    Mathématiques faciles.

    Mon premier billet 1 étoile : *fierté* Le pouvoir des nombres et le pouvoir des mots !
  15. Criterium

    A∇

    Merci ! — Ça me fait plaisir que cela t'ait plu, d'autant plus qu'il s'agit de mon premier et seul texte touchant un peu à la science-fiction pour le moment... Bien vu pour les fins transitoires, je m'articule souvent autour d'elles dans les écrits (sans qu'elles ne soient toujours prévues à l'avance, ou forcées) ; une sorte de ponctuation. Je laisse souvent des coquilles dans les textes si je ne relis qu'une fois et un peu trop vite... oui, il manque le "que". Pour la deuxième étrangeté, là c'est voulu, j'aime bien les mots "inspir" et "expir". Et tu as raison pour la syzygie imprévue étant elle-même étonnante — je pensais à des alignements d'astres plus lointains, dont l'on ne connaîtrait pas vraiment les conséquences. Les scientifiques devraient en remarquer une approchante... sauf s'ils sont understaffed, payés au lance-pierre et engagés par une compagnie proche de l'UAC... peut-être !
  16. Criterium

    Mathématiques faciles.

    Mais il s'agit bien d'une étude scientifique, même si ici elle s'approche plus de l'anthropologie que de la théorie (classique) des nombres... Une science peut être un peu moins dure, certes... Tequila : les décimales de Pi... très bonne idée pour capturer tous les codes ! ...et cela me rappelle le film, évidemment. Peut-être que je glisserai une référence à cela si un jour je poste une suite sous un titre encore plus racoleur.
  17. J'ai beaucoup aimé Première surprise, le rythme commence, et la découverte que ce nouvel alcool fort sera sous le signe du d'n'b. Appréciant beaucoup le dnb atmosphérique, je me suis dit : "j'espère qu'il va y avoir une nappe ou quelque chose qui occupe tout l'espace sonore, de gauche à droite" — et un instant plus tard, c'est la guitare qui s'invite justement dans cet espace, avec une mélodie plaisante, avec juste assez de calme et de mystère pour que l'ensemble fonctionne. Les émotions évoquées... je ne sais pas si pour moi ce sera l'espoir et la chute. L'impression d'un voyage à grande vitesse, peut-être pas littéral, mais au moins dans une sorte de train émotionnel et contemplatif. Peut-être même une sorte de réflexion silencieuse, un peu nostalgique, sur des futurs possibles, et un présent en transit. (Techniquement... je proposerais un essai pour voir si le "kick" des deux temps principaux de ce type de rythme peut être encore un peu plus prononcé, comme dans certains de ces rollers britanniques ; je ne sais pas si cela sonnera mieux, mais curiosité d'essayer) Où l'on devine que Tequila possède un plectre.
  18. Criterium

    Mathématiques faciles.

    J'ai beaucoup hésité sur le titre, je me suis dit que l'oxymore serait parfaite ! Oh, et découverte étonnante l'autre jour : sur mobile certains de ces "codes" sont reconnus comme des numéros de téléphone... un peu peur de sur qui l'on tomberait en appelant... — "Allô, je suis la Paix, que voulez-vous ?"
  19. Criterium

    Mathématiques faciles.

    Une entrevue avec mon amie Mélanie, la fan de new age. — Je ne savais jamais vraiment comment me préparer à ces moments passés ensemble. Elle faisait partie de ces personnes très énergiques, survoltées, dont l'esprit sautille sans cesse ; capable d'être scotchée sur son smartphone mais quand même de suivre deux autres conversations à la fois, ou bien souvent le contraire : gardant l'œil sur une possible notification en provenance de l'un des réseaux sociaux pendant qu'elle faisait autre chose. À chaque fois, son surplein d'énergie prenait le contrôle sur le déroulement des conversations. Était-ce une qualité ou un défaut ? Je crois que ça dépendait des situations. Il fallait être "Yin" lorsqu'elle était si "Yang". C'était sûrement pour cela que je redoutais d'être seule avec elle. En groupe, il était plus facile de 'diluer' cette énergie ; l'on pouvait s'y mettre à plusieurs. Pourtant, elle disait des choses très intéressantes, passionnantes même, et il y avait toujours de la vie dans ces moments ; mais il y avait comme une dernière résistance, une peur d'être annihilée si je me retrouvais seule avec elle. Peut-être un soubresaut de l'ego. — En pratique, cela se traduisait par le fait qu'inconsciemment ou non, j'arrivais à chaque fois avec dix minutes de retard — me disant qu'une troisième personne arriverait peut-être dans cet entre-temps, et formerait la médiation qui aiderait à lier nos caractères et nos énergies — elle si extravertie, et moi timide, plus silencieuse. Cette fois-ci, pourtant, nous n'étions que toutes les deux. Rendez-vous dans une sorte de café-restaurant. Elle sirotait une grande boisson sucrée. Au comptoir, cela s'appelait encore un "café", mais dans le grand gobelet on voyait surtout de la crème, et des traces de caramel. À côté d'elle, mon Americano à la noisette faisait presque conservateur. Elle m'accueillit comme toujours : un grand cri enjoué, les bras grands écartés, s'ouvrant toute entière pour se prendre un instant dans les bras, une bise, un compliment sur un accessoire ou le choix d'un habit (aujourd'hui : le top)... Puis, nous nous assîmes à deux tabourets surélevés, côte-à-côte à la table-haute de la devanture de l'établissement. Nous pouvions voir les passants et les promeneurs de la rue, jusqu'à l'intersection avec son petit parc juste au-delà ; parfois nous imaginions les conversations que les uns et les autres avaient, comme par jeu, en se basant sur leurs gestes et leur body language. — C'était un jeu que nous aimions beaucoup toutes les deux ; on pouvait y laisser libre cours à l'imagination, et cela entraînait à chaque fois de grands rires, ce qui modulait aussi beaucoup le contraste habituel entre nos types d'énergies. Une plaisante manière de briser la glace. Et puis, soudain, elle me parla de sa dernière découverte. — "Tu as entendu parler des codes secrets de la vie ?" — "Codes ? ... Tu veux dire : être un homme beau, riche et puissant ?" — "Mais non, pas ça, ça c'est la vie en easy-mode. Moi je te parle d'un truc caché dans le jeu, un cheat-code." Elle rigola, alors j'en faisais de même, sans vraiment savoir ce qu'elle y trouvait de si drôle ni ce qu'elle allait bien me sortir de nouveau. — "Ça s'appelle les codes de Grabovoï. C'était un mathématicien fou, russe. Il a étudié les nombres et il a trouvé des nombres qui donnent des pouvoirs secrets." Ça y est, elle était devenue complètement folle. Rien qu'en entendant les prémices, je savais déjà qu'il devait s'agir là d'un exercice spirituel un peu occulte, un peu perché, du type de ceux qui refont surface de temps en temps sur les réseaux sociaux. L'amour, l'argent, la confiance en soi, la mort : à chacune de ces grandes dames parvenait une incantation secrète. Parfois c'était un exercice de respiration imaginé par Coelho sur le chemin de Compostelle ; parfois une idée d'art-thérapie ; parfois une véritable technique issue du yoga ou du chamanisme et qui s'était retrouvée là, isolée de son contexte, mais gardant de sa puissance. — J'imaginais donc quelque chose de ce type. Elle sortit un petit carnet à spirale. Elle me montra une liste de nombres, écrits avec de grands chiffres dans des encres colorées, d'une graphie d'enfant. J'en lus quelques-uns : 888 412 1289018 — Amour. 1001105010 — Paix. 83585179 — Beauté. 8277247 — Célébrité. 404 — Trouver quelque chose qui n'existe pas. Je n'avais jamais entendu parler de ce type de numérologie jusqu'alors. C'était étrange : parfois des fragments occultes si obscurs prenaient soudainement le devant de la scène, et devenaient alors des tendances, des modes. Parfois même littéralement, comme le petit bracelet rouge de Madonna. Je ne savais pas d'où ces nombres, eux, provenaient, mais s'ils étaient arrivés jusqu'à Mélanie sans que par ailleurs je n'en entende rien, ça devait forcément venir de là. Instagram, TikTok, une page à la mode... Comme les robes-pantalons, comme la gavroche. — "Comment est-ce que tu les... actives, j'imagine ?", demandai-je, curieuse. — "C'est très simple et très puissant. D'abord il faut choisir le code que l'on souhaite. Ensuite, il faut le "manifester"... ça veut dire l'activer, comme tu le dis. Pour ça, d'abord le mémoriser, quitte à l'écrire dans son journal intime. Ensuite, il faut aussi l'écrire sur un bout de papier, que l'on place sous l'oreiller. Puis, l'écrire une troisième fois, sur un autre bout de papier, et celui-là chaque matin : le porter à son cœur, fermer les yeux et réciter une affirmation". Elle griffonna de tête un code sur une nouvelle page du carnet, le déchira, le plaça contre son cœur en fermant les yeux. Il était visible à chaque mouvement qu'elle faisait tout cela sans aucune hésitation, en y croyant dur comme fer, alors que c'était manifestement une nouvelle technique qu'elle venait tout juste d'apprendre. — "J'attire la Santé vers ma vie, j'active le code 9187948181 afin qu'il se manifeste, sans faire de mal à quiconque, pour le bien de tous. Merci, merci, merci." Elle rouvra et les yeux et me sourit. J'étais subjuguée. Je ne savais pas quoi penser du nombre, mais je savais bien qu'une phrase affirmative simple, positive, et clamée sans aucun doute, sans aucune hésitation, était absolument efficace. Ainsi je n'avais pas besoin d'être persuadée que cela marchait ; en même temps, cela m'étonnait, je n'avais pas pensé jusqu'alors mêler de cette manière affirmation positive et numérologie. J'avais l'impression que c'était la version mathématique du Ho'oponopono. Un instant silencieuse, et à nouveau imaginative. Je me demandais si ce serait là, dans ces chiffres venus jusqu'ici par une voie étrange, jusqu'à moi, que je trouverais peut-être une sorte de message secret, un nombre qui me frapperait l'esprit, comme pré-imprimé quelque part en moi ; un code qui n'était qu'à moi, un code dédié, personnel. Elle devait avoir une longue liste de tous ceux-là, ayant recopié apparemment sur des pages et des pages toute une suite de chiffres, le tout dans ce carnet spiralé. La curiosité, mais aussi cette sorte d'expectative, sachant à l'avance que j'allais y trouver quelque chose — ne serait-ce qu'un indice — me fit lui sourire et proposer, presque timidement : — "Tu me les montres ? ..."
  20. Criterium

    A∇

    La station A∇ ne répond plus. Silence radio. — — Seulement : — *cccrrrrrr crrr — crrrrrrr cccrrr crr — crrrrrrrrr crr cccrrrrccrrrrr* C'est un bruit blanc qui grésille. — La station ne répondait plus, et c'était un problème. À cette distance, elle constituait un point de routage essentiel pour toutes les communications en direction de Mars ou de la Terre. Sans ses émetteurs, des messages pouvaient certes être transmis, mais plus lentement, plus faiblement ; et surtout à la merci du mouvement des planètes et des astres — toute syzygie imprévue pouvant brouiller les transmissions pendant des heures entières. Ce qui embêtait le plus les ingénieurs du groupe, c'était surtout que le silence ne fût pas seulement celui de l'équipage — il y avait toujours un équipage minimum de deux hommes à bord — mais surtout celui des machines. La station avait évidemment une sorte de transpondeur, et d'autres types de balises ; un autre module indépendant était lui-même censé pouvoir toujours répondre à un "ping" sur ondes radio, et ce selon divers protocoles DTN. Or, tous ces équipements étaient eux-mêmes silencieux. Aucune communication. Une observation visuelle, en revanche, n'avait fourni aucune information : les lumières de la station fonctionnaient parfaitement. Aucun dégât détecté dans la structure extérieure. Aucun nuage d'astéroïdes à proximité ; pas de bandes sur les scanners de fréquence — qui auraient indiqué un brouillage radio causé par quelque imprévu cosmique. Pas de vent solaire, pas de pulsation étrange. Le vaisseau flottait doucement sur la même orbite, trajectoire inchangée. Juste le vide, et le silence. Un signal lumineux, bref, vif et rouge. — Réunion générale en "salle de crise". Il fallait traverser le bâtiment pour s'y rendre. Il y avait plusieurs manières de le faire, étant donné le point de contrôle était construit d'une manière modulaire, comme une grille, que l'on pouvait étendre ou réduire selon les besoins. La technique avait été perfectionnée en Antarctique, puis testée sur la Lune, sur Mars ; il suffisait de déposer plus de "modules", comme de gros containers, pour ajouter de la surface. C'était le pré-fabriqué du XXIe siècle, la "brique" spatiale. Ce point-ci, un avant-poste, avait déjà été quelque peu étendu, et devait avoir nécessité plus d'une vingtaine de ces pièces détachées... Sa forme générale était devenue celle d'un octogone, avec quelques diagonales pour lier certaines arêtes ou segments entre eux : ainsi, il y avait plusieurs manières de se rendre en tout autre lieu. La "salle de crise" — un simple bureau avec quelques écrans et quelques contrôles, vraiment — se trouvait non loin du mess, mais un peu plus éloignée de la salle de contrôle. C'était voulu : un défaut de cette dernière, voire une destruction, et l'on aurait pu transformer, avec quelques efforts toutefois, la salle de crise en second contrôle. La redondance était une résilience. Les couloirs étaient blancs, longs ; de grands tuyaux accompagnaient le tracé, remplis de câbles pour les communications, une sorte d'Internet réduit à cet endroit-ci — là encore, tout module perdu n'influerait en rien sur les autres. Cette prudence caractérisait tous les avant-postes. Entre chaque grand container, un petit sas grisâtre, anguleux — ces murs-là faisaient penser à la carapace d'un pangolin — qui ré-orientait vers le prochain lieu, avec l'angle souhaité selon l'agencement de la grille. Quelques couloirs blancs, aseptisés... personne. Cela faisait bizarre de traverser ainsi le module des "chambres". Toutes les vitres teintées, noires, ne reflétant qu'une image en miroir des lumières trop franches du long hall blanc... On avait l'impression d'y être seul au monde. Non, il n'était pas seul ; il y avait bien quelques autres personnes, bien peu en vérité... ils y étaient seuls à plusieurs, d'une certaine manière. Au-delà, un autre sas. Il avait toujours l'impression — comme la première fois — en passant ces seuils gris, moins éclairés, qu'il quittait définitivement le lieu d'où il provenait, comme si à tout instant l'accès pouvait se sceller, interdire tout retour. N'avait-il pas eu tant de ces longs cauchemars où les lumières s'éteignaient une par une, les accès eux aussi condamnés un par un, dans une station entièrement vide, et cette sorte de "présence" s'approchant de plus en plus de lui ? ... Rien qu'à y songer à nouveau, son corps frémissait. Et maintenant la station qui ne répondait plus... comme un mauvais rêve qui s'est échappé, et qui s'écoule désormais vers le monde réel. — Un tournant, une porte. Il était arrivé. Les autres étaient là. — "Vous êtes le dernier, Ian." — "J'étais à l'autre bout de la structure" fit-il par réflexe. Sa première tentation était de toujours s'excuser, pour tout et contre tout ; il avait lutté pour maintenant s'affirmer plus simplement. Il s'assit à côté des trois autres personnes : tout le monde était là. Étions-nous donc si peu nombreux ? La pièce paraissait grande, mais c'était une illusion due au fait que nous n'étions que quatre. Il y avait Luc, le "chef" de la station. Nous l'appelions par son prénom plutôt que par son grade, mais chacun savait que c'était lui l'officier et le responsable ; de plus, il avait cette qualité de leader naturel qui le rappelait sans qu'il ne fallût d'efforts ou le réitérer. Éléna, la scientifique-ingénieure, surdouée mais parfois taciturne. Moi, le "consultant" — c'est-à-dire, l'homme-à-tout-faire. Nos deux autres collègues étaient "là-haut" — il fallait monter régulièrement sur la station en orbite pour s'assurer que tout était opérationnel. Quand étaient-ils partis, déjà ? Le temps ici s'écoulait d'une manière différente, fluide, difficile à saisir ; alors cela faisait peut-être une semaine, un mois, je ne savais pas. Ça me paraissait plus. Et soudain : le silence radio. Il y avait eu un problème inattendu, et nous ne savions pas de quoi il en retournait. C'était très inquiétant — on voyait bien au ton de Luc que lui aussi n'avait jamais croisé de cas semblable, et la tension nerveuse le rendait encore plus directif que d'habitude. Maintenant tous réunis, il résuma la situation générale. Silence de A∇ sur toutes les fréquences utilisables, aucun ping, aucun signal. Station a priori intacte selon une observation externe. Il lista toutes les hypothèses auxquelles il avait pensé, nous demandant de lui en proposer de nouvelles si nécessaire. Nuage de radiations cosmiques qui n'aurait pas été détecté par les instruments, ni de la station, ni de la surface ? C'était à son avis le plus probable. Si ç'avait été le cas, l'équipage avait peut-être été irradié, et il faudrait faire un compte-rendu médical le plus rapidement possible. Attaque ? C'était très peu probable, qui irait jusqu'ici ? Nous étions aux bords de l'univers explorable. De plus, il aurait suffi de perforer le vaisseau avec un projectile ou un laser, les armes habituelles, ce qui aurait entraîné sa destruction. Les réseaux étaient par ailleurs complètement étanches, impossible d'imaginer une cyber-attaque. Un simple bug informatique, mais avec une conséquence catastrophique sur les systèmes essentiels ? C'était là aussi plausible. Aucun d'entre nous n'arrivait cependant à comprendre ce qui aurait pu causer une telle mal-fonction. Éléna s'y connaissait très bien et elle trouvait le scénario assez improbable. Le silence suivit la réunion tendue ; nous n'étions sûrs de rien. Une nouvelle brève tentative d'établir le contact avec la station résulta encore une fois en cet étrange grésillement, qui crépitait dans les casques et écouteurs dont nous ajustions le volume à fond, espérant entendre, au loin, un faible signal distordu qui aurait été une voix formulant une réponse. Mais non — c'était le bruit blanc, et si l'on l'écoutait trop longtemps l'on se mettait à avoir des illusions auditives, des impressions de syllabes là où il n'y avait qu'un signal vide. Sur d'autres fréquences, le bruit tenait plutôt du son des vagues... Un lointain souvenir, déjà. — "Je pense qu'il n'y a pas d'autre choix : il faut envoyer quelqu'un à bord." Le silence qui s'ensuivit devint rapidement assez pesant. Nous n'étions que quelques personnes, et nous savions tous que toute mission de ce type constituait une prise de risque. Il ne s'agissait pas d'une simple sortie hors de la structure, comme ces maintenances de routine que nous faisions tous régulièrement ; celles-là étaient autant pour s'assurer que l'extérieur ne présentait point de dommages que pour admirer les paysages incroyables de cet horizon étranger, et le ciel éternellement sombre qui enveloppait le tout d'une aura irréelle. Là, il s'agissait d'un décollage ! Une longue procédure pour sortir le matériel, des checklists conséquentes, l'envol, l'abordage de la station en orbite... une erreur de calcul et, si l'on eût la chance de réatterrir, l'on courrait le risque que ce fût à une centaine de kilomètres. Ce n'était pas une procédure triviale. Néanmoins, Luc avait raison ; il fallait que l'on sache ce qui n'allait pas. Si l'équipage était en détresse, le temps était peut-être compté. Tout faisait partie d'une balance entre différents risques : et en l'occurrence, la balance était celle entre le risque — jugé minime — d'une personne s'y envolant pour aller vérifier sur place le problème, et le risque — plus immédiat et conséquent, étant donné l'absence de réponse radio — de perdre les deux hommes à bord en sus d'avoir apparemment déjà perdu les capacités de communications de la station en orbite. C'était évident qu'il s'agît là de la bonne démarche. Mais qui envoyer ? Nous avions tous du travail important à faire ici. Nous sentîmes rapidement que ç'aurait été prendre trop de risques que d'y envoyer Luc ou Éléna, ces deux-là possédant des qualités irremplaçables ; alors ce serait entre Ian et moi. Nous nous regardâmes. Il me sembla déceler dans ses yeux une lueur étrange... Je restais coi un instant, réalisant petit à petit que celle-ci était celle de la peur. Pourquoi avait-il si peur ? Après tout, il avait lui aussi, comme nous tous, effectué cet envol à de nombreuses occasions... Je me portais finalement volontaire. Un envol. Le hublot tourné vers le ciel — la Nuit. Belle, sombre, infinie. Petit à petit, un point lumineux qui s'approche. Deux lettres. A ∇ La station s'agrandit de plus en plus. Les deux objets s'approchent, semblent suspendus dans le vide — un vide noir, sans haut, sans bas, une matrice sans directions. Procédure d'abordage. Un bruit sourd, métallique — la résonance du contact, qui à chaque fois, si douce fût-elle, faisait courir une vibration le long des parois. À la fois un expir de soulagement en réalisant que l'abordage s'était déroulé sans encombre, et à chaque fois aussi, une légère frayeur : et si ç'avait été cette fois-ci que le système de docking glisse et la manœuvre échoue ? J'avais beau être entré dans plusieurs de ces vaisseaux par le passé, les mêmes mots me revenaient toujours à l'esprit au moment d'ouvrir la porte et de passer le sas. Une remarque, entendue il y a longtemps, un souvenir d'enfance ; ces descriptions toujours étranges de l' "odeur de l'espace" — une expression assez mal-nommée au demeurant, puisque l'on entendait par là l'odeur de l'air dans une station en orbite. J'avais entendu le terme pour la première fois en lisant de vieilles descriptions de l'International Space Station. Tant d'astronautes étaient passés par celle-ci, lorsqu'elle était toujours en service ; pourtant, aucun ne semblait pouvoir se mettre d'accord sur les mots à mettre sur l'odeur qui y flottait à bord. L'espace si renfermé, les remplacements fréquents de personnel, les diverses expériences : tout devait y avoir contribué. Pour certains, c'était l'odeur du renfermé, une sorte de mélange entre sueur et vieux habits ; pour d'autres, quelque chose de si différent, de métallique et de chaud ; pour d'autres encore, cela évoquait la viande fortement grillée. J'entrai, et refermai le sas. Un regard vers l'indicateur : l'air semblait respirable, aucune anomalie détectée. J'ôtai mon casque — réalisant immédiatement que j'avais commis là une erreur dans le protocole, j'aurais dû demander d'abord aux autres en surface. J'avais pensé à l'odeur de l'air, ç'avait été un réflexe automatique, comme la dernière fois que j'étais parvenu ici. Je jurai intérieurement, me promettant de ne plus prendre de risque inutile comme cela, par inattention... Si le problème était venu de quelque élément non-détecté dans l'atmosphère de la station, j'aurais échoué dans ma mission et causé de nouveaux problèmes — à tout le monde. Mais, heureusement, tout allait. L'air était tout à fait normal. Je re-découvris, comme la toute première fois, ce que moi j'y sentais : l'odeur de l'ozone, l'odeur de soudure (dont je n'avais jamais su si c'était celle de la chaleur, de l'étincelle, ou de l'étain). — "Alpha, alpha, je suis à bord." — "Très bien, situation ?" — grésilla l'oreillette. Il y avait très peu de "pièces" dans la station. On y deviendrait claustrophobe. Impossible d'y jouer à cache-cache ; et pourtant, je ne vis personne. Aucune trace de l'équipage. Les lumières étaient encore allumées, certains systèmes mis en stand-by. — Je fis une brève inspection du tableau de bord où se trouvaient les contrôles des transmissions. Tout avait l'air en ordre... et pourtant, essayant quelques fois d'envoyer un signal, je m'aperçus que celui-ci n'était pas émis. Ça ne pouvait pas être un brouillage, car ma propre radio marchait parfaitement. — "Alpha. Aucune présence à bord. Transmissions kaputt, raison inconnue." — "... aucune présence ?" — la voix qui répondait avait eu une hésitation, trahissant l'incompréhension. C'était effectivement très étrange. Je commençais à entrevoir un autre scénario : un composant essentiel des transmissions avait soudain cessé de fonctionner. L'équipage a dû se demander duquel il s'agissait, et décidé de vérifier à l'extérieur s'il était possible de le réparer. Pourtant cela n'avait aucun sens, car déjà en me disant ceci je m'apercevais immédiatement des impossibilités. Déjà il était impossible qu'un seul composant tombe en panne et affecte l'ensemble des systèmes de transmissions, ainsi que les balises. Ensuite, toutes les combinaisons de sortie étaient en place, rangées dans des petites boîtes cubiques arrangées dans une armoire près du sas. Et ils ne seraient de toute manière pas sortis à deux — et certainement pas sans nous contacter (cela, certes, si ç'avait été possible à partir de leurs radios personnelles). Mais non — tous disparus. Incompréhensible. — "Je ne comprends pas la situation." — "Veuillez confirmer." — "Je confirme, station entièrement vide, systèmes internes en état de marche, mais tous les comms sont à zéro. Aucun équipage à bord." — "Re-vérifiez chaque recoin." Je ne comprenais pas comment j'eusse pu ne pas remarquer quelque chose. Consciencieusement, je regardais à nouveau chaque détail de chaque tableau de bord, chaque armoire, chaque recoin des quelques "pièces" du satellite. Rien du tout. Je m'étais même demandé, horrifié, si je n'allais pas découvrir quelque couche de poussière quelque part, peut-être vaguement de forme humaine... j'imaginais qu'il fût possible qu'une sorte de rayon cosmique pût griller des tissus organiques et abîmer quelques composants des transmissions. Je ne voulais pas vraiment croire à ce scénario épouvantable, mais je m'apercevais que c'était pour le moment la meilleure explication qui me venait à l'esprit. Je ne trouvais pas de poussière, pas de traces, pas d'indices. J'imaginais donc que le rayon ait pu être si puissant que les deux hommes avaient été... atomisés ? Je frémis en réalisant que si ç'avait été le cas, c'était eux, cette odeur d'ozone qui flottait dans la pièce... Nulle tombe, nulle cendre — ils avaient totalement disparu. Comme s'ils n'avaient jamais existé. Une annihilation complète, totale. Ça ne pouvait être que cela... ce vide total, qui me rappelait le vide de l'espace et qui m'angoissait de plus en plus... — "R.A.S." — "Revenez." L'atmosphère à la surface était raréfiée, mais suffisante pour qu'y soufflent des vents et des brises. Celles-là étaient parfois violentes, tout du moins pas si chaotiques ou turbulentes ; nous avions étudié un peu le phénomène, et il apparaissait qu'il s'agît d'immenses vents dans une seule direction, qui se mettaient à souffler soudainement puis s'étendaient, pendant des heures, sur des milliers de kilomètres. Nous ne savions pas pourquoi ni comment ; comme c'était assez irrégulier, le phénomène ne se révélait pas trop gênant, mais nous évitions les sorties ou les envols pendant ces épisodes. Aujourd'hui — un mot qui avait perdu sa signification, étant donné qu'il n'y avait plus de journée, et que nos rythmes n'étaient plus cadrés sur 24 heures — nous n'avions pas prévu que débuterait l'un d'entre eux. La brise n'était pas si forte. Cependant, revenant depuis la station, elle fut suffisante pour décaler le lieu du réatterrissage d'à peu près un kilomètre. Le module se posa en douceur. Il faudrait marcher. Je re-vérifiai tous les équipements. Nous reviendrons ici avec le matériel nécessaire pour transporter tout ceci vers la structure. Je soufflai avec soulagement — si le vent eût été violent, j'aurais pu être décalé de dix fois cette distance. Cela aurait rendu le retour difficile, éreintant. Et si ç'avait été de cent fois la distance... ç'aurait été moi, la personne à secourir. Même si ça n'avait pas été ma faute, cette fois-ci, je pestai intérieurement à nouveau — nous avions déjà cet énorme et incompréhensible problème quant à la station A∇, alors je ne voulais pas devenir un second problème et laisser mes trois collègues en plan, à confronter toute la situation ainsi. D'autant plus que même si nous demandions des renforts de personnel, si ceux-là étaient acceptés, il faudrait plus d'un mois pour que quelqu'un s'approche d'ici. Je me souvenais de ces anciennes histoires, de la découverte de l'Amérique, des vaisseaux qui exploraient tous les continents du monde, mais avec des trajets qui prenaient des mois et des années... Nous étions à nouveau à cet âge-ci. L'âge de l'exploration. Sauf que la mer sur laquelle nous voguions n'était pas plate, mais une immense et éternelle noirceur, un espace vide, et solitaire. Je revérifiai ma combinaison. Tout était en place. Une pression sur un bouton, et je sortais enfin à la surface. Ça allait, je voyais la station en surface devant moi, pas si éloignée que cela. Par-delà, l'horizon si étrange : le ciel toujours noir, l'étendue désertique, la roche et la poudre ayant partout ce ton si particulier, cette teinte similaire à l'ocre rouge. Je n'entendais pas mes pas crisser sur les gravas ; c'était comme si je me déplaçais les oreilles bouchées. — Lentement. Pas par pas. — La combinaison était légère, mais je n'avais pas l'habitude des sorties aussi longues ; cela me faisait presque mal à la tête, et il était inconfortable de couvrir une longue distance. Je sentais que je pouvais le faire — c'était juste lent, et assez épuisant. Peut-être que les rafales momentanées ralentissaient elles aussi ma marche ; c'était déstabilisant de les sentir m'opposer une résistance, mais sans entendre les sons du vent... Petit à petit, je m'approchai, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus que quelques pas de plus à faire. Mes jambes me faisaient de plus en plus mal — l'acide lactique, l'effort. Je commençais à me dire qu'il fallait décidément que je me ré-entraîne. — "Alpha, je suis là." — Pas de réponse, ils devaient m'attendre à l'intérieur. Je m'approchai du côté de l'un des containers, celui que nous utilisions le plus souvent sur la face occidentale lors de nos sorties de routine. Une sorte de valve à desserrer, un panneau de contrôle extérieur — le code d'accès, et la LED verte qui indiquait que le sas était vide donc utilisable. Parfait. Je m'occupais de la procédure pour desceller la porte, et avec un grand effort l'ouvrit vers l'extérieur. Par chance, celle-là ne se situait pas à contre-vent — sinon, il aurait été impossible de passer par là, et j'aurais dû faire tout le tour de la station pour y ré-accéder... Bientôt, le sas, le ré-équilibrage, et puis pouvoir enlever cette combinaison qui me paraissait de plus en plus lourde. Effectivement, j'étais en sueur, mes habits étaient trempés. Personne pour m'accueillir, cependant. Ils devaient tous être soit en salle de contrôle, soit dans la salle de crise. Je me dirigeai rapidement vers la première — personne. Je dus alors traverser la station entière pour rejoindre la seconde — passant le mess, passant également par le module contenant la petite pièce où nous aimions partager un café, mais ces deux endroits étaient eux aussi vides. La porte était fermée ; y toquer ne serait jamais entendu. À coup sûr, ils devaient encore s'y trouver, et avaient oublié de laisser l'accès ouvert — le protocole étant de refermer la salle lors des réunions. Il s'y trouvait une sorte d'interphone. — "Je suis là, ouvrez." Aucune réponse. — Un message écrit sur notre propre intranet, sur la page nous servant d'une sorte de "tchat" général : aucune réponse. Personne ne l'avait utilisé aujourd'hui — j'y voyais encore le dernier message, datant de tout à l'heure — quand ? une heure, vingt, cinquante ? — et qui avait accompagné l'alerte initiale : "Rouge : Réunion salle de crise, tout personnel". Après la réunion, tout le monde avait été trop affairé à s'occuper du décollage pour faire quoi que ce soit d'autre ; donc ils étaient forcément encore dans la salle. Finalement, je décidai de simplement essayer le code d'urgence sur la porte. 2 6 4 0 3 6 7 Un cliquetis se fit entendre, la porte se déverrouillait pour seulement quelques secondes, le temps d'ouvrir le mécanisme. — J'entrai. La salle était complètement vide. Sur la table, la tasse de café de Ian. Une gorgée y restait ; le liquide était froid. Mais aucune trace de lui. Quelques documents, le manuel des protocoles d'abordage laissé à proximité, au cas où nous en aurions eu besoin. Le stylo d'Éléna déposé sur une feuille volante. Tout était parfaitement en place — mais j'étais seul. Il n'y avait plus personne. Une sourde angoisse me saisit à la poitrine. Je fis trois fois le tour de toute la structure. Je laissai un message sur le terminal, j'appelai dans le système connecté aux haut-parleurs parsemés à certains endroits-clés. Aucune réponse. Personne. Tous les systèmes fonctionnaient. Mais il n'y avait plus personne. J'étais seul, seul comme dans un cauchemar.
  21. Criterium

    Les poèmes à se pendre

    Ci-gît l'épitaphe De l'homme qui crève, Dernier autographe Aux enfants qui rêvent. Il nous confiait Quelques mots gravés Où il indiquait Qu'il a bicravé De nombreux romans, De nombreux poèmes, De nombreux élans, Un vaste phloème. "Ne m'oubliez pas" — Voilà sa dernière ; Timide tracas, Comme une prière. Chez les Immortels, Une lente descente, Situation telle Que les lancinantes Complaintes égyptiennes : Pour que la mémoire Aux autres reviennent, Il fallait prévoir Tous les hiéroglyphes. On vit et on meurt - Seul si s'y souffle Un dernier lecteur...
  22. Criterium

    Journal extime.

    Oui, en quelque sorte ! — Inspiration toute droite venue de young Criterium et de ses épisodes secrets...
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