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La tour.


Criterium

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Il y a des points sur la Terre où quelque chose d'étrange se passe. Combien au juste — impossible de le savoir. Selon la science, le phénomène n'existait pas, et ne faisait de toute façon aucun sens. Des points de pouvoir ? Impossible. Quelque chose d'inobservé, et donc sur lequel il était impossible de faire des expériences, n'existait simplement pas pour elle — comme d'autres phénomènes, réels ou non : par exemple le ball lightning jusqu'à très récemment. Les points seraient répartis çà et là comme au hasard sur la surface du globe, chacun avec sa latitude, sa longitude, et... sa hauteur/profondeur. Car ils pourraient très bien être à cent mètres de haut, ou au contraire enfermés dans une pierre à cent mètres sous terre. S'il y en existait même un à hauteur d'homme — nul ne pouvait le savoir. Tout au plus pouvait-on supposer que certains lieux sacrés avaient été construits dans des endroits précis pour une raison, et que d'aucuns alignaient avec des méridiens ou autres lignes peu convaincantes ; peut-être avaient-ils donc été érigés à côté, ou autour, de l'un de ces points de pouvoir — et que leur alignement n'était que la conséquence d'un phénomène physique sous-jacent.

Qu'étaient-ils vraiment, ces points ? — On avait entendu tant de suppositions... des trous noirs infiniment petits ; des points acoustiques où la théorie des cordes résonnerait différemment ; des espaces où différents plans de réalité se connectaient — comme le trou d'une feuille de papier passait du recto au verso — ou encore de véritables portes vers l'inconnu. Étaient-ils dangereux – étaient-ils utilisables : nul ne le savait.

L'homme resta debout, se posant à nouveau toutes ces questions. Il s'adossa contre le côté de son véhicule, se demandant où et comment il avait entendu parler de tout cela pour la première fois ; mais ça lui échappait.

Une légère brise soufflait sur la vallée et les champs. La journée d'été ne serait pas trop chaude ; et le ciel restait dégagé. Ç'aurait été le temps idéal pour une balade en nature. Mais ce n'était pas ce qu'il était venu y faire. Il s'était garé sur le côté de la route de campagne, qui traversait tout ce paysage. Il était seul. Aucune autre personne, aucune autre voiture en vue ; il n'entendait que le pépiement des oiseaux, qui passaient l'après-midi à communiquer d'arbre en arbre les dernières nouvelles de la paisible scène.

Au milieu de tout cela, seules deux constructions étaient de la main de l'homme. La première, c'était simplement ces grands pylônes qui ponctuaient le paysage, alignés le long de la route, supportant des câbles électriques. La seconde, par contre, c'était la raison de sa venue.

Là, au milieu d'un champ, à côté de quelques bottes de foin, une construction métallique avait été érigée. Les barreaux formaient des carrés et des croix, à la manière des étages d'une grue. Et, comme la tour d'une grue encore, ils s'élevaient haut dans le ciel — peut-être une trentaine de mètres — sans que rien n'orne le sommet. Une structure incompréhensible : qui voulait s'élever au milieu d'un champ, à cet endroit-, précisément ? Un artiste demi-fou installant une nouvelle œuvre d'art moderne ? Ou des athlètes qui voulaient s'entraîner à l'escalade ici et comme ça ? Ça ne faisait aucun sens. Il y avait une raison cachée à la présence de cette chose.

Des vérifications rapides l'avaient montré : la structure avait été érigée à la lumière de la lune, de nuit — sans autorisation de la mairie ou de la commune. Le vieux paysan auquel appartenait la terre ne manifesta pas le moindre intérêt à parler à un représentant de la mairie ou aux gendarmes. Il vivait à moitié déjà dans un autre monde ; l'on aurait pu mettre des douzaines de ces structures dans ces champs, puis les enlever, sans qu'il ne batte un œil. En attendant que quelqu'un prenne sur lui d'aller désassembler ce montage, l'œuvre en ferraille resterait plantée là, sifflant vaguement dans le vent lorsque celui-ci était suffisamment fort et la faisait chanter.

Lui seul avait entrevu une autre possibilité. Une alternative. — De vieux souvenirs d'enfance ; les lectures de livres écrits par des fous et des poètes. Dans leurs reliures se cachaient des mots étranges, inconnus, qui lui avaient inspiré tant de rêveries : les Bermudes, les fractemps, les evestra, l'alkahest et l'alzahir... C'était il y a longtemps, et leurs significations s'étaient toutes mêlées, obscurcies. Tout ne restait que sous la forme d'une vague impression de déjà-vu lorsqu'il se confrontait, très rarement, à l'étrange. De cet entremêlement subconscient avait réémergé l'existence supposée de ces points. À nouveau devant le structure, il ne pouvait s'empêcher de penser que la tour s'érigeait précisément puisque c'était à cette position, et à cette hauteur précise, que se trouvait la porte invisible.

Sortant de ses méditations, il vérifia à gauche et à droite qu'aucune autre voiture ne venait ; puis traversa la route pour se retrouver dans le champ. La terre était sèche et dure ; certaines plantes et brindilles craquaient sous ses pas. Le sol était quelque peu onduleux, et il devait prendre soin à ne pas aller trop vite pour ne pas perdre l'équilibre ou positionner sa cheville d'une manière inconfortable. Ainsi, il garda les yeux rivés sur le sol, jusqu'à ce qu'il arrive au pied de la structure. Qu'elle avait l'air plus élevée, en la regardant d'ici ! Le bleu franc du ciel était lumineux, et faisait cligner de l'œil. Il posa la main sur le métal — gardant soigneusement l'autre dans sa poche, ayant entendu que cela protégerait d'un arc électrique. Aucune étincelle. La structure n'était pas chargée. Il ne voyait pas d'échelle ; le seul moyen de parvenir jusqu'en haut serait d'escalader, barreau par barreau, les quelques étages. Il secoua sa main, en saisissant à nouveau le métal ; l'ensemble oscillait, mais restait ferme — c'était donc possible. Alors, après une grande respiration, il s'élança. Un bond — puis il gravit l'un des versants.

À quelques mètres du sol, la brise devenait plus soutenue, plus fraîche. Les barreaux restaient solides, même s'il était de plus en plus perceptible que son poids sur le côté de la structure la faisait à nouveau osciller, avec un léger grincement qu'il percevait maintenant bien. Il continua son ascension. Tant qu'il ne regardait pas vers le bas, le vertige ne se manifestait pas. Et, finalement, il atteint le sommet de la structure. Là-haut, au milieu de la structure, une sorte de plaque perforée avait été affixée, qui permettait de se tenir debout au milieu. Il se haussa jusqu'à la plaque, fit quelques pas en avant, et put enfin se redresser. Il était debout, sur la plateforme élevée au milieu du champ. La vue était superbe. Par contre, il n'y avait pas de rambarde, la plateforme restait ouverte. Ainsi, debout même sans être proche du bord, un petit vertige s'invitait quand même... d'autant plus que maintenant, les mouvements de l'ensemble au fil du vent se percevaient par des vibrations au niveau des pieds.

Il préféra s'accroupir à nouveau, pour promener son regard dans l'air à côté du sommet. Il y cherchait un quelconque indice du point. Il ne savait pas s'il serait exactement sur la plateforme, ou à côté, et s'il était à un mètre, à hauteur d'homme, ou encore un peu au-dessus. Quelques nuages étaient apparus ; tels de petits morceaux de coton, ils donnaient l'illusion d'être tout autant de points blancs, et il devait changer d'angle et de position pour s'assurer que ce furent bien des nuages, et non pas une manifestation de l'indice. Avec déjà une autre question vague : si le point se trouvait juste au-delà de la plateforme, devrait-il s'y élancer, s'y jeter ? Si rien ne se passait, la chute serait bien dure... de cette hauteur, elle serait peut-être même mortelle, un saut de l'ange peu recommandable...

Et soudain, il le vit.

Le Point.

C'était donc vrai...

Il était presque invisible... on le devinait plutôt par un reflet, par la vague sensation que sous un angle très précis, un faux arc-en-ciel apparaissait dans un coin du ciel. En se déplaçant sur le côté, on retrouvait la même illusion d'optique en regardant au même endroit... C'était là, au milieu de la plateforme, à peu près à un mètre cinquante au-dessus, que le phénomène se trouvait. Immobile, incompréhensible ; une illusion presque vaporeuse, très difficile à percevoir. Mais maintenant qu'il savait exactement où elle se trouvait, il la retrouvait aisément, comme il le faisait : éloignant son regard un instant, puis l'y re-dirigeant pour se convaincre que ça ne fut pas une fausse impression.

Le temps était venu de savoir ce que cela signifiait. Alors il se redressa. Il n'avait plus de vertige. Ou, plutôt : son vertige avait pris une autre forme — maintenant, il ne concernait plus la hauteur de la tour et le sol tout en bas, mais l'infini et l'indéfini de ce qui pourrait se trouver par-delà le point. Il s'y dirigea. Il était juste devant lui, maintenant. Fallait-il y apposer le doigt, la main, la tête ? Après de longs instants, il retint son souffle à nouveau et approcha sa main...

...stelfeR...

...une chatouille. La lumière changea aussitôt. Il revint à ses esprits, reconnut être toujours dans les hauteurs du champ. Par contre, il faisait maintenant nuit. S'était-il endormi sans même s'en rendre compte ? Le ciel était noir. Il s'aperçut qu'il n'y voyait aucune étoile... pas même la brillante, celle du petit chariot d'habitude si reconnaissable... Le ciel était noir et profond, encore plus immense que jamais. La brise demeurait. Les oiseaux ne chantaient plus ; sur la vallée flottait désormais un silence de mort. Il avait voyagé ; il en avait la certitude — il avait franchi un portail. Par contre, il ne savait pas si c'était dans le temps (quelques heures de plus ?) ou dans l'espace, ou par quelque autre dimension. L'horizon et le paysage était le même — la luminosité en moins et le silence en plus.

Et puis il regarda à ses pieds. Et trembla.

La tour était toujours là, certes. Mais elle n'était plus construite en barreaux métalliques. Elle s'était considérablement éclaircie. Car elle s'érigeait jusqu'ici, assemblée bizarrement par de grands os blanchâtres. Il était au sommet d'une tour d'ossements. Quelque chose d'incroyablement menaçant flottait dans l'air. Il frissonna. Il se demanda s'il devait descendre, ou à nouveau guetter à nouveau dans le ciel noir le point, avec l'espérance qu'en l'effleurant encore il rentrerait vers le premier seuil...

 

 

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