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Une très vieille légende


koadeg

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Membre, paradoxe sur pattes, 55ans Posté(e)
koadeg Membre 4 279 messages
55ans‚ paradoxe sur pattes,
Posté(e)

A la mémoire d'April (juin 2005-février 2022)

Une très vieille légende dit que les chouettes ne doivent pas regarder la lune. Si vous demandez pourquoi à celle-ci, elles vous dévisageront de leurs grands yeux mystérieux et s'envoleront. Si vous demandez aux animaux, ils seront effrayés et s'enfuiront. Si vous demandez aux humains, ils analyseront, poseront le pour et le contre et se battrons pour des avis différents.

Mais moi je sais pourquoi vous ne voyez jamais les chouettes regarder la lune et je sais pourquoi j'ai vu une chouette la regarder. Mais le mieux, c'est que je vous raconte mon histoire.

Je suis née en 2005 chez un poissonnier. Je suppose que c'est le rêve de tous les chats. Toutefois, je n'y suis pas restée longtemps. A 4 mois, je suis adoptée par deux humains assez geek pour me donner le nom d'un personnage d'un jeu vidéo : April. Ça va, cela aurait pu être pire ! Dans cette famille, vivait déjà Satine, un colley croisé de deux ans. Contre toute attente, elle devint ma meilleure amie. Nous étions inséparables et elle m'a appris beaucoup. Les deux humains étaient cool. Sévères mais cool. Comme tous les jeunes chats, j'ai fait des bêtises mais très vite j'ai trouvé la parade pour éviter leur colère : à la moindre alerte, je courrais m'installer sur le canapé dans une posture on ne peut plus innocente. Et là, j'employais une arme à destruction massive : un regard à faire fondre le cœur le plus endurci. Ça marchait à chaque fois.

Enfin bref, entre une maison bien garnie en fauteuils, coussins, lit et un grand jardin au milieu de la campagne, c'était le paradis. Satine et moi chassions en duo. C'est à dire que je chassais et elle venait voir ce que j'avais attrapé. Nous nous moquions des chiens voisins, deux teignes mal élevées. Et après une journée bien occupée, nous passions nos soirées sur le même coussin, où je faisais ma toilette, ainsi que celle de Satine. Enfin juste son museau qui faisait quasiment ma taille. Après le repas, Satine rejoignait sa niche et moi mon canapé où la musique nocturne, mystérieuse et fantasmée, me parvenaient à travers l'opacité des murs.

Je me rappelle bien de cette nuit où je restais en éveil, enfoui dans la relative sécurité de ma couverture, à l'écoute de "Hou-Hou" graves et de plaintes glaçantes. J'avais l'impression que ces cris devenaient des regards perçants, fouillant le plus profond de mon être. Instinctivement, le prédateur que j'étais, se sentait devenir proie. Et je détestais ce sentiment.

Au matin, je rejoignis Satine. Elle étalait son contentement sur les dalles gorgées de soleil. Dans un étirement flegmatique qui cachait mon trouble, j'évoquais l'agitation inhabituelle de la nuit. A son tour, elle prit un air blasé pour cacher le sien.

- C'était une chouette, dit-elle, elle a survolé plusieurs fois le jardin, sans s'y arrêter. Et encore une fois, j'ai pu constater que la légende est vraie. J'ai suivi attentivement son vol et jamais elle n'a levé le regard vers la lune.

C'est ainsi que je pris connaissance de la légende qui disait que les chouettes ne peuvent pas regarder la lune. Lorsque moi-même, j'ai eu l'autorisation de passer mes nuits dehors, j'ai pu le constater : elles passaient comme des fantômes au-dessus du toit et des arbres bas, leurs yeux scrutant l'épaisseur de la nuit, poussant des cris déchirants puis s'éloignaient. A partir de ce jour, une sorte de rituel s'instaura entre nous : tous les matins, je saluais Satine d'un "alors as-tu vu la chouette regarder la lune ?". Et tous les matins, elle me répondait, "non April, pas cette nuit !"

Les années passèrent dans la tranquillité d'une vie agréable. Petit à petit, Satine se levait plus difficilement, était moins prompt aux jeux, se montrait plus grognon, me passait moins facilement mes caprices. Nous devenions un vieux couple pétri de routine. Nous continuons de nous saluer par un "alors as-tu vu la chouette regarder la lune ?", avec peut-être un peu moins d'enthousiasme que dans nos jeunes années.

Un soir d'hiver une chouette se déchaina dans une cacophonie de hululements lugubres, de lamentations aigres, de couinements grinçants. Toute la nuit, je la sentis sur l'avant-toit. Sa présence écrasait la moindre particule de ma volonté, me renvoyant impitoyablement dans mes terreurs de chaton. J'étais tétanisée sous mes couvertures, sentant chaque poil se hérisser sur ma peau devenue glacée. Ce concert infernal ne connut aucune trêve, semblant s'accroitre d'heure en heure, jusqu'à son paroxysme, au lever du jour. Puis ce fut le silence. Un silence total, profond et nullement réconfortant. Je me levais complètement fourbue, attendant de notre rituel matinal, une sorte de purification. Mais Satine était introuvable. Toute la journée je fouillais le jardin et ses recoins préférés, l'appelais. De temps en temps, je hurlais "Alors, as-tu vu la chouette regarder la lune ?" dans l'espoir de la faire réagir. Ce fut un échec. Elle avait disparu, tout comme notre coussin.

Les jours passèrent, puis les semaines, les mois et je continuais à garder espoir, l'appelant de temps en temps, surtout les lendemains où la chouette avait traversé la nuit. Je passais les journées dans le jardin, m'ennuyant la plupart du temps. Je n'avais plus personne pour savoir si la chouette avait regardé la lune. Je me rapprochais bien de mes humains, mais ce n'était pas pareil : ils étaient toujours occupés quand je voulais qu'ils s'occupent de moi et toujours présent quand je voulais qu'ils me laissent tranquille !

Quelques mois après avoir perdu Satine, ce furent les meubles qui commencèrent à disparaitre, puis les humains me forcèrent à entrer dans la boite à voyage et je me retrouvais dans un nouvel environnement. Si j'avais retrouvé mes meubles, je me suis vite aperçue que mon jardin était perdu à jamais et sans espoir de remplacement !

La vie a repris son cours : le chant des oiseaux fut remplacé par le vrombissement des voitures ; Satine et la légende de la chouette s'estompèrent dans mon esprit. Ne pouvant sortir, mes humains essayèrent de m'initier à truc que je m'étais toujours refusée de faire : courir après une balle ou une ficelle. Mais bon, on s'occupe comme on peut ! Et puis, de toute façon, je suis de plus en plus fatiguée et je passe une bonne partie de mon temps enroulée dans ma couette. Le manque d'activité me rend exigeante au niveau de la nourriture, et je préfère me priver pendant plusieurs jours que manger quelque chose que ne me plait pas. Je ne peux plus me purger et je vomis souvent : mes croquettes parce que je mange trop vite et parfois de la bile. En fait je vomis de plus en plus souvent de la bile au point de je n'ai même plus envie de manger. Et plus je vomis, plus j'ai droit à la boite à voyage, direction vétérinaire. J'aime pas le vétérinaire, surtout quand mes humains m'y abandonnent quelques jours, avec des tuyaux dans les pattes. C'est pas grave. Je leur ferai payer en rentrant par mille caprices. Bizarrement, mes humains sont plus patients, plus câlin et ils me servent plein de lait. J'adore le lait ! Enfin j'adorais parce que même ça, ça m'écœure. J'ai maigri. Je retrouve une seconde jeunesse et le plaisir de courir et de sauter. Mais bientôt je m'affaiblis. De plus en plus. Jusqu'à ne plus pouvoir me lever. A ce moment, j'ai de nouveau droit à un séjour dans la boite à voyage. Je suis si fatiguée. Chez le vétérinaire, je reste pelotonnée dans les bras de mon humaine. Je sens que quelqu'un me fait une piqûre dans les fesses. J'ai envie de dormir. L'espace autour de moi s'assombrit, le bruit s'éloigne. Je ne ressens plus rien, je me détache de tout, je me sens légère....

Puis tout à coup, je me réveille avec un sentiment de déjà-vu : je suis de retour dans mon jardin. Au-dessus de moi, le hululement impétueux d'une chouette me fait lever la tête. Lorsqu'elle est sûr d'avoir mon attention, elle regarde directement la lune, puis de nouveau, elle dirige son regard vers moi. Je vois alors la lune imprimée dans ses pupilles. Je suis aspirée par ce reflet. J'ai la sensation que mon âme est avalée par la puissance de ces yeux. Et pendant tout ce temps, je l'entends hululer. Je ne trouve plus ce son désagréable. Au contraire, il est sécurisant. Plus je me focalise sur ce sentiment de sérénité, plus je me noie dans le regard de la chouette. Je veux rejoindre la lune. J'ai envie de courir vers la silhouette que j'aperçois et lui dire "alors, toi aussi tu as vu la chouette regarder la lune."

Voilà. Vous savez pourquoi Satine et moi avons vu une chouette regarder la lune et pas vous. Mais si une nuit, vous l'entendez hululer, la voyez scruter le sol à la recherche d'une âme à conduire sur le chemin de la lune, ayez une pensée pour accompagner celle-ci.

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Membre, 77ans Posté(e)
Blaquière Membre 19 162 messages
Maitre des forums‚ 77ans‚
Posté(e)

Belle histoire, bien racontée et bien triste...

J'ai mené deux fois mes chats "à la piqûre" pour abréger leur souffrances... Le contraire aurait été inhumain. Pas supportable pour eux...
Et je savais qu'ils me faisaient confiance. C'est ça le plus dur à supporter. cette trahison...

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Membre, paradoxe sur pattes, 55ans Posté(e)
koadeg Membre 4 279 messages
55ans‚ paradoxe sur pattes,
Posté(e)
Il y a 8 heures, Blaquière a dit :

Belle histoire, bien racontée et bien triste...

J'ai mené deux fois mes chats "à la piqûre" pour abréger leur souffrances... Le contraire aurait été inhumain. Pas supportable pour eux...
Et je savais qu'ils me faisaient confiance. C'est ça le plus dur à supporter. cette trahison...

Oui, la décision est difficile à prendre mais je refusais de la voir souffrir. Écrire cette histoire m'a permis de faire face à ma tristesse. Habituellement, je ne partage pas mes textes. Mais là, cela m'a semblé "nécessaire". 

Merci de l'avoir lu. Il est un peu long...

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Membre, 64ans Posté(e)
Good Venins Membre 1 340 messages
Forumeur vétéran‚ 64ans‚
Posté(e)
Il y a 2 heures, koadeg a dit :

Habituellement, je ne partage pas mes textes. Mais là, cela m'a semblé "nécessaire". 

Bonjour,

Et c'est dommage, le partage est, ce qu'il reste aux gens "simples", un truc sans calcul, avec l'espoir que les lecteurs se retrouvent dans les 

émotions qui nous traversent... C'est aussi une façon de dire que l'on est fait du même bois, avec toutes nos différences, et qu'il y a de la place

pour tous le monde...

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Membre, 68ans Posté(e)
pic et repic Membre 17 504 messages
Maitre des forums‚ 68ans‚
Posté(e)
Il y a 11 heures, koadeg a dit :

ayez une pensée pour accompagner celle-ci.

bonjour,

touchante comme "histoire" ...

bonne journée quand même .

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Membre, 77ans Posté(e)
G2LLOQ Membre 26 464 messages
Maitre des forums‚ 77ans‚
Posté(e)

J'ai mis un saucisson a bouillir , je reviens un moment après :    CHOUETTE Y BOUT   ? :dance:

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Membre, paradoxe sur pattes, 55ans Posté(e)
koadeg Membre 4 279 messages
55ans‚ paradoxe sur pattes,
Posté(e)
il y a 46 minutes, Good Venins a dit :

Bonjour,

Et c'est dommage, le partage est, ce qu'il reste aux gens "simples", un truc sans calcul, avec l'espoir que les lecteurs se retrouvent dans les 

émotions qui nous traversent... C'est aussi une façon de dire que l'on est fait du même bois, avec toutes nos différences, et qu'il y a de la place

pour tous le monde...

bonjour,

Cette symbiose décrite, c'est en effet ce que je recherche dans le texte des autres, connus ou inconnus.

Mais une éducation stricte a laissé des traces profondes. Quand on entend toute sa vie qu'il ne faut pas montrer ses larmes aux autres, que les émotions sont privées, que ce que l'on fait ne sera jamais mieux que ce que font les autres, il est difficile de se livrer. Il est difficile de penser que ce que l'on écrit pourrait trouver un intérêt, voire un écho chez quiconque.

C'est certainement pour cela que j'utilise la fiction, que je me détache des personnages, que me textes sont rarement biographiques et surtout que je les garde pour moi. Parce que, quoi qu'on fasse, il y a quand même toujours une partie de soi.

J'ai beaucoup hésité à poster ce texte. Surtout quand j'ai vu sa longueur. Et je suis même étonnée de voir que des forumeurs l'ont lu (je les remercie d'ailleurs pour leur courage ;) ).

 

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Membre, 64ans Posté(e)
Good Venins Membre 1 340 messages
Forumeur vétéran‚ 64ans‚
Posté(e)
Le 04/03/2022 à 11:13, koadeg a dit :

(je les remercie d'ailleurs pour leur courage ;) ).

Bonjour,

Je comprends, mais il n'y a pas de questions de courage, peut-être un peu de voyeurisme et de curiosité ?

Pour l'éducation, d'une certaine façon, j'ai eu la même... un milieu très Macho ou il était impensable qu'un Homme

pleure... et puis avec l'age on s'affranchie de ces "conneries"...

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Membre, paradoxe sur pattes, 55ans Posté(e)
koadeg Membre 4 279 messages
55ans‚ paradoxe sur pattes,
Posté(e)

bonjour,

Éducation macho ? c'est un terme possible. L'autre, est famille de militaires (Marine).

Éducation militaire et littérature ? J'ai l'impression d'être ce jeune élève officier (je ne me souviens plus de son nom) demandant des conseils à Rilke :D

Sinon, j'aime beaucoup le mot "curiosité". Merci. Je prends ça comme un compliment.

 

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Membre, 77ans Posté(e)
Blaquière Membre 19 162 messages
Maitre des forums‚ 77ans‚
Posté(e)
Le 04/03/2022 à 10:15, G2LLOQ a dit :

J'ai mis un saucisson a bouillir , je reviens un moment après :    CHOUETTE Y BOUT   ? :dance:

Moi, si je faisais bouillir les saucissons, je m'en vanterais pas ! :wink:

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Membre, 77ans Posté(e)
Blaquière Membre 19 162 messages
Maitre des forums‚ 77ans‚
Posté(e)
Le 04/03/2022 à 11:13, koadeg a dit :

bonjour,

Cette symbiose décrite, c'est en effet ce que je recherche dans le texte des autres, connus ou inconnus.

Mais une éducation stricte a laissé des traces profondes. Quand on entend toute sa vie qu'il ne faut pas montrer ses larmes aux autres, que les émotions sont privées, que ce que l'on fait ne sera jamais mieux que ce que font les autres, il est difficile de se livrer. Il est difficile de penser que ce que l'on écrit pourrait trouver un intérêt, voire un écho chez quiconque.

C'est certainement pour cela que j'utilise la fiction, que je me détache des personnages, que me textes sont rarement biographiques et surtout que je les garde pour moi. Parce que, quoi qu'on fasse, il y a quand même toujours une partie de soi.

J'ai beaucoup hésité à poster ce texte. Surtout quand j'ai vu sa longueur. Et je suis même étonnée de voir que des forumeurs l'ont lu (je les remercie d'ailleurs pour leur courage ;) ).

 

Moi je suis un pleureur d'élite !

 L'autre jour, j'ai essayé de lire à haute voix " la rentrée du troupeau" D'Alphonse d'Audet, à la fin quand les chiens "disent" que "là haut il y a des loups", les mots se coinçaient dans ma gorge ! Tenez, même là juste en l'écrivant les larmes me viennent !

Bien sûr, j'en ai honte...

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Membre, 77ans Posté(e)
G2LLOQ Membre 26 464 messages
Maitre des forums‚ 77ans‚
Posté(e)
Il y a 1 heure, Blaquière a dit :

Moi, si je faisais bouillir les saucissons, je m'en vanterais pas ! :wink:

@Blaquière si tu connaissais le MURSON , saucisson de la Mure (isère) tu saurais qu'il faut le faire bouillir , et si tu le goutais , tu viendrais sur les genoux  en acheter  !  :miam:

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Membre, 55ans Posté(e)
guernica Membre 22 528 messages
Maitre des forums‚ 55ans‚
Posté(e)
Le 03/03/2022 à 22:13, koadeg a dit :

A la mémoire d'April (juin 2005-février 2022)

 

Une très vieille légende dit que les chouettes ne doivent pas regarder la lune. Si vous demandez pourquoi à celle-ci, elles vous dévisageront de leurs grands yeux mystérieux et s'envoleront. Si vous demandez aux animaux, ils seront effrayés et s'enfuiront. Si vous demandez aux humains, ils analyseront, poseront le pour et le contre et se battrons pour des avis différents.

 

Mais moi je sais pourquoi vous ne voyez jamais les chouettes regarder la lune et je sais pourquoi j'ai vu une chouette la regarder. Mais le mieux, c'est que je vous raconte mon histoire.

 

Je suis née en 2005 chez un poissonnier. Je suppose que c'est le rêve de tous les chats. Toutefois, je n'y suis pas restée longtemps. A 4 mois, je suis adoptée par deux humains assez geek pour me donner le nom d'un personnage d'un jeu vidéo : April. Ça va, cela aurait pu être pire ! Dans cette famille, vivait déjà Satine, un colley croisé de deux ans. Contre toute attente, elle devint ma meilleure amie. Nous étions inséparables et elle m'a appris beaucoup. Les deux humains étaient cool. Sévères mais cool. Comme tous les jeunes chats, j'ai fait des bêtises mais très vite j'ai trouvé la parade pour éviter leur colère : à la moindre alerte, je courrais m'installer sur le canapé dans une posture on ne peut plus innocente. Et là, j'employais une arme à destruction massive : un regard à faire fondre le cœur le plus endurci. Ça marchait à chaque fois.

 

Enfin bref, entre une maison bien garnie en fauteuils, coussins, lit et un grand jardin au milieu de la campagne, c'était le paradis. Satine et moi chassions en duo. C'est à dire que je chassais et elle venait voir ce que j'avais attrapé. Nous nous moquions des chiens voisins, deux teignes mal élevées. Et après une journée bien occupée, nous passions nos soirées sur le même coussin, où je faisais ma toilette, ainsi que celle de Satine. Enfin juste son museau qui faisait quasiment ma taille. Après le repas, Satine rejoignait sa niche et moi mon canapé où la musique nocturne, mystérieuse et fantasmée, me parvenaient à travers l'opacité des murs.

 

Je me rappelle bien de cette nuit où je restais en éveil, enfoui dans la relative sécurité de ma couverture, à l'écoute de "Hou-Hou" graves et de plaintes glaçantes. J'avais l'impression que ces cris devenaient des regards perçants, fouillant le plus profond de mon être. Instinctivement, le prédateur que j'étais, se sentait devenir proie. Et je détestais ce sentiment.

 

Au matin, je rejoignis Satine. Elle étalait son contentement sur les dalles gorgées de soleil. Dans un étirement flegmatique qui cachait mon trouble, j'évoquais l'agitation inhabituelle de la nuit. A son tour, elle prit un air blasé pour cacher le sien.

 

- C'était une chouette, dit-elle, elle a survolé plusieurs fois le jardin, sans s'y arrêter. Et encore une fois, j'ai pu constater que la légende est vraie. J'ai suivi attentivement son vol et jamais elle n'a levé le regard vers la lune.

 

C'est ainsi que je pris connaissance de la légende qui disait que les chouettes ne peuvent pas regarder la lune. Lorsque moi-même, j'ai eu l'autorisation de passer mes nuits dehors, j'ai pu le constater : elles passaient comme des fantômes au-dessus du toit et des arbres bas, leurs yeux scrutant l'épaisseur de la nuit, poussant des cris déchirants puis s'éloignaient. A partir de ce jour, une sorte de rituel s'instaura entre nous : tous les matins, je saluais Satine d'un "alors as-tu vu la chouette regarder la lune ?". Et tous les matins, elle me répondait, "non April, pas cette nuit !"

 

Les années passèrent dans la tranquillité d'une vie agréable. Petit à petit, Satine se levait plus difficilement, était moins prompt aux jeux, se montrait plus grognon, me passait moins facilement mes caprices. Nous devenions un vieux couple pétri de routine. Nous continuons de nous saluer par un "alors as-tu vu la chouette regarder la lune ?", avec peut-être un peu moins d'enthousiasme que dans nos jeunes années.

 

Un soir d'hiver une chouette se déchaina dans une cacophonie de hululements lugubres, de lamentations aigres, de couinements grinçants. Toute la nuit, je la sentis sur l'avant-toit. Sa présence écrasait la moindre particule de ma volonté, me renvoyant impitoyablement dans mes terreurs de chaton. J'étais tétanisée sous mes couvertures, sentant chaque poil se hérisser sur ma peau devenue glacée. Ce concert infernal ne connut aucune trêve, semblant s'accroitre d'heure en heure, jusqu'à son paroxysme, au lever du jour. Puis ce fut le silence. Un silence total, profond et nullement réconfortant. Je me levais complètement fourbue, attendant de notre rituel matinal, une sorte de purification. Mais Satine était introuvable. Toute la journée je fouillais le jardin et ses recoins préférés, l'appelais. De temps en temps, je hurlais "Alors, as-tu vu la chouette regarder la lune ?" dans l'espoir de la faire réagir. Ce fut un échec. Elle avait disparu, tout comme notre coussin.

 

Les jours passèrent, puis les semaines, les mois et je continuais à garder espoir, l'appelant de temps en temps, surtout les lendemains où la chouette avait traversé la nuit. Je passais les journées dans le jardin, m'ennuyant la plupart du temps. Je n'avais plus personne pour savoir si la chouette avait regardé la lune. Je me rapprochais bien de mes humains, mais ce n'était pas pareil : ils étaient toujours occupés quand je voulais qu'ils s'occupent de moi et toujours présent quand je voulais qu'ils me laissent tranquille !

 

Quelques mois après avoir perdu Satine, ce furent les meubles qui commencèrent à disparaitre, puis les humains me forcèrent à entrer dans la boite à voyage et je me retrouvais dans un nouvel environnement. Si j'avais retrouvé mes meubles, je me suis vite aperçue que mon jardin était perdu à jamais et sans espoir de remplacement !

 

La vie a repris son cours : le chant des oiseaux fut remplacé par le vrombissement des voitures ; Satine et la légende de la chouette s'estompèrent dans mon esprit. Ne pouvant sortir, mes humains essayèrent de m'initier à truc que je m'étais toujours refusée de faire : courir après une balle ou une ficelle. Mais bon, on s'occupe comme on peut ! Et puis, de toute façon, je suis de plus en plus fatiguée et je passe une bonne partie de mon temps enroulée dans ma couette. Le manque d'activité me rend exigeante au niveau de la nourriture, et je préfère me priver pendant plusieurs jours que manger quelque chose que ne me plait pas. Je ne peux plus me purger et je vomis souvent : mes croquettes parce que je mange trop vite et parfois de la bile. En fait je vomis de plus en plus souvent de la bile au point de je n'ai même plus envie de manger. Et plus je vomis, plus j'ai droit à la boite à voyage, direction vétérinaire. J'aime pas le vétérinaire, surtout quand mes humains m'y abandonnent quelques jours, avec des tuyaux dans les pattes. C'est pas grave. Je leur ferai payer en rentrant par mille caprices. Bizarrement, mes humains sont plus patients, plus câlin et ils me servent plein de lait. J'adore le lait ! Enfin j'adorais parce que même ça, ça m'écœure. J'ai maigri. Je retrouve une seconde jeunesse et le plaisir de courir et de sauter. Mais bientôt je m'affaiblis. De plus en plus. Jusqu'à ne plus pouvoir me lever. A ce moment, j'ai de nouveau droit à un séjour dans la boite à voyage. Je suis si fatiguée. Chez le vétérinaire, je reste pelotonnée dans les bras de mon humaine. Je sens que quelqu'un me fait une piqûre dans les fesses. J'ai envie de dormir. L'espace autour de moi s'assombrit, le bruit s'éloigne. Je ne ressens plus rien, je me détache de tout, je me sens légère....

 

Puis tout à coup, je me réveille avec un sentiment de déjà-vu : je suis de retour dans mon jardin. Au-dessus de moi, le hululement impétueux d'une chouette me fait lever la tête. Lorsqu'elle est sûr d'avoir mon attention, elle regarde directement la lune, puis de nouveau, elle dirige son regard vers moi. Je vois alors la lune imprimée dans ses pupilles. Je suis aspirée par ce reflet. J'ai la sensation que mon âme est avalée par la puissance de ces yeux. Et pendant tout ce temps, je l'entends hululer. Je ne trouve plus ce son désagréable. Au contraire, il est sécurisant. Plus je me focalise sur ce sentiment de sérénité, plus je me noie dans le regard de la chouette. Je veux rejoindre la lune. J'ai envie de courir vers la silhouette que j'aperçois et lui dire "alors, toi aussi tu as vu la chouette regarder la lune."

 

Voilà. Vous savez pourquoi Satine et moi avons vu une chouette regarder la lune et pas vous. Mais si une nuit, vous l'entendez hululer, la voyez scruter le sol à la recherche d'une âme à conduire sur le chemin de la lune, ayez une pensée pour accompagner celle-ci.

 

c'est beau, mais très triste

Le 04/03/2022 à 07:24, koadeg a dit :

Oui, la décision est difficile à prendre mais je refusais de la voir souffrir. Écrire cette histoire m'a permis de faire face à ma tristesse. Habituellement, je ne partage pas mes textes. Mais là, cela m'a semblé "nécessaire". 

Merci de l'avoir lu. Il est un peu long...

ton histoire me touche, ma minette est morte début janvier, et avec ma meilleure amie, on se disait qu'elle avait rejoint le premier chat qu'elle a eut et qu'ils filent le parfait amour ensembles

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Membre, 77ans Posté(e)
Blaquière Membre 19 162 messages
Maitre des forums‚ 77ans‚
Posté(e)
Il y a 14 heures, G2LLOQ a dit :

@Blaquière si tu connaissais le MURSON , saucisson de la Mure (isère) tu saurais qu'il faut le faire bouillir , et si tu le goutais , tu viendrais sur les genoux  en acheter  !  :miam:

Je me doutais qu'il y avait un truc dans ce genre !

Merci du tuyau, si j'en trouve, je prends !

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Membre, 77ans Posté(e)
G2LLOQ Membre 26 464 messages
Maitre des forums‚ 77ans‚
Posté(e)
il y a 53 minutes, Blaquière a dit :

Je me doutais qu'il y avait un truc dans ce genre !

Merci du tuyau, si j'en trouve, je prends !

Le Musetto    aussi , c'est Italien ;  bye

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