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De Mysterium.


versys

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Membre, Posté(e)
versys Membre 18 358 messages
Maitre des forums‚
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Le frère Jean est désormais le dernier moine de cette abbaye….

Il vient d’enterrer le pauvre frère Michel qu’il assista du mieux qu’il put jusqu’à son dernier soupir, dans un coin du cimetière du monastère…. mais qui l’enterrera, lui… ?

Le frère Jean a soixante seize ans. L’ année dernière, avec Michel, ils avaient mis en terre le Père abbé Dominique qui dirigeait l’abbaye depuis trente cinq ans. Ils avaient tenté de contacter l’ordre des bénédictins qui gérait le monastère pour les informer, mais le téléphone ne fonctionnait déjà plus depuis longtemps, de même que l’électricité, et le courrier qu’ils envoyèrent depuis le village voisin, apparemment désert au demeurant, resta sans réponse.

Le monastère St Arnaud est une abbaye fortifiée du VIIIème siècle dotée d’une superbe église romane construite au XIIème siècle. Il est isolé dans la campagne, à trente kilomètres de Limoux et à cinq du village le plus proche.

C’est une abbaye bénédictine qui, a sa grande époque, abritait une soixantaine de moines. Elle dispose de quelques champs et d’un bois attenants. Elle dispose aussi de deux réfectoires avec chaire centrale, d’un grand cloître auc chapiteaux de colonnes richement ornementés et le sarcophage de St Sernin repose dans une crypte sous la nef de l’église.

Cela faisait bien longtemps que le monastère ne recevait plus de visites de touristes en recherche d’un lieu de retraite, ni de groupes en séminaire. Bien longtemps aussi que les moines ne produisaient plus leur fameuse « Crème Mandarine », une liqueur à base d’alcool vinique et d’écorces de mandarine qui connut un certain succés dans la région à la fin du dix neuvième et début vingtième siècles. Une vigne attenante au monastère continua à dispenser un petit vin blanc sans prétention.

Cela faisait longtemps aussi que le rituel des sept messes quotidiennes en vigueur dans cette abbaye bénédictine avait été assouplie par le père Dominique. Ne restaient plus que laudes à sept heures quinze, sexte à onze heures quarante cinq et vêpres à dix sept heures quinze. Jean décida naturellement de respecter ces trois célébrations réduites à un moment de recueillement au sein de l’église. Juste avant ces célébrations, Jean sonnait un coup de cloche… ce simple geste et tout ce qu’il représentait procuraient joie et fierté dans son coeur. La montre du père Dominique ne fonctionnant plus, ainsi que les deux horloges murales du monastère, Jean se fiait désormais à la course du soleil dans le ciel pour évaluer l’heure de ces messes rituelles, mais l’approximation inévitable de leurs horaires n’avait finalement aucune importance.

La tenue des bénédictins est simple, une tunique noire avec capuche, une ceinture de cuir marron et des sabots de bois. La cellule de Jean était tout autant dépouillée, neuf mètres carrés environ, murs peints à la chaux blanche, une petite table et une chaise en bois, un lit métallique. Une petite fenêtre placée en hauteur donnait peu de lumière du jour. Au mur, un simple crucifix de bois sombre.

Jean avait la main verte et prenait beaucoup de plaisir à cultiver des légumes de saison dans le grand potager. Il cuisinait ainsi des soupes de légumes variés qu’il faisait mijoter pendues à le crémaillère de la cheminée de la grande cuisine. Le bois attenant lui procurait tout le bois mort nécessaire et une source jaillissant dans ce même bois, astucieusement captée, fournissait depuis toujours toute l’eau nécessaire aux commodités du monastère. Il passait aussi beaucoup de temps dans la bibliothèque de St Arnaud richement dotée en manuscrits anciens, sa maîtrise du latin lui permettait d’accéder aux plus anciens ouvrages, mais ce ne fut pas dans cette bibliothèque qu’il prit connaissance de l’ouvrage qui déstabilisa la croyance qui l’animait depuis soixante ans entre ces murs… orphelin, Jean intégra la communauté monastique à l’age de seize ans, plus par hasard que par vocation, la révélation d’une foi sincère vint progressivement…

Lors du décés du Père Dominique, les frères Jean et Michel le préparèrent pour son enterrement. Ils lui enlevèrent sa montre et une petite clé pendue à son cou qu’ils rangèrent dans un tiroir de sa cellule, puis ne revinrent plus ni dans cette cellule, ni dans le bureau de Dominique qui correspondaient par une porte toujours ouverte.

Mais lorsque Michel disparut, Jean eut l’idée de retourner dans le bureau des Pères supérieurs de l’abbaye pour y consulter, par simple curiosité, les divers dossiers témoins de la vie du monastère depuis des siècles, certains tombaient en poussière, d’autres, beaucoup plus récents n’étaient pas sans intérêt. Il eut la surprise, en cherchant des documents dans un beau secrétaire en noyer, d’y trouver un tiroir fermé à clé, c’était bien le seul tiroir, la seule porte d’accés aux registres, fermé à clé dans ce bureau. Il repensa alors à celle petite clé pendue par un cordon au cou du Père Dominique… il la retrouva dans le tiroir de la cellule voisine de Dominique où ils l’avaient rangé Michel et lui.

La clé ouvrit le tiroir sans difficultés. A l’intérieur, un simple livre… un gros manuscrit de quarante centimètres sur trente, très épais, à couverture de cuir. Son titre « De Mysterium » était déjà évocateur, ne serait-ce que par l’endroit et les circonstances de sa découverte par le frère Jean… Comme souvent, aucun nom d’auteur ne figurait. Jean posa le lourd manuscrit sur le bureau et commença à l’examiner. Les enluminures étaient de facture simple et la calligraphie appliquée, assez serrée.

Au début de sa lecture, le frère Jean fut surpris par le style alambiqué des formulations et il dut faire appel à ses talents de latiniste pour en capter les subtilités… en fait, il lui fallait relire, et relire encore certaines phrases, certains paragraphes, pour en saisir la finalité. Comme si l’auteur avait voulu réserver l’accés de cet ouvrage à une catégorie supérieure, une élite seule digne d’en prendre connaissance.

Ce livre était consacré au Mystère, concept cher à la religion chrétienne, incluant l’ensemble des perspectives philosophiques et théologiques que cette particularité supposait. Le sujet était donc déjà pointu et propice aux plus nombreuses interprétations et analyses possibles, et l’auteur ambitionnait rien moins qu’en faire l’inventaire et qu’en proposer sa propre analyse sous des angles et selon des approches plurielles…. Le texte se répandait donc en longues synthèses sur des points particuliers, puis les recoupait avec d’autres qui venaient souvent en contradiction avec les premiers…

Si Jean était tombé par hasard sur ce manuscrit dans la bibliothèque de l’abbaye, il aurait abandonné sa lecture au bout de trois ou quatre pages, découragé par son style exclusif qui desservait quelque peu le potentiel d’intérêt d’un sujet d’un abord déjà complexe. Mais le fait d’avoir découvert cet ouvrage précieusement dissimulé dans un meuble du Père supérieur de ce monastère séculier intriguait le frère Jean et il tenait à en savoir plus. Car, au point où il en était de sa lecture, il n’y avait rien là qui justifiait la « mise à l’index » de cet ouvrage qui, après tout, se répandait en considérations religieuses certes, possiblement contestables sur plusieurs aspects, mais finalement pas davantage que d’autres écrits ouvrant la porte à interprétations diverses. Jean continua donc, durant quelques jours à progresser dans sa lecture qui tournait parfois à un véritable décryptage, intellectuellement et physiquement épuisant… Il prenait des notes, établissant un genre de liste des point forts et particuliers et des affirmations qui n’avaient pourtant rien de vraiment péremptoires ni définitives qui concluaient certains chapitres. Toutefois, plus on s’avançait dans le dur de l’ouvrage, plus l’auteur s’efforçait de considérer le Mystère comme pièce maîtresse sur laquelle se fondait le Nouveau Testament, socle inébranlable de la religion chrétienne.

Et, brusquement, le ton changea… Dans un nouveau chapitre, l’auteur commença à éclairer le Mystère sous une approche beaucoup moins vertueuse et porteuse de toute la lumière illuminant depuis toujours la chrétienté.

Une phrase que Jean relut trois fois pour être bien sûr d’en avoir saisi le sens le frappa de la plus profonde stupeur : « Pourquoi ne pourrait on pas considérer tout ce qui entoura l’existence de Jésus de Nazareth comme une légende à même de provoquer la profonde émotion qui s’ensuivit et la croyance idolâtre qui en résulte ? » A la lecture de cette phrase, Jean blêmit, levant les yeux, il eut la vision d’un homme élégant, assis sur une des deux chaises face au bureau, vétu d’un costume blanc sur une chemise noire, une jambe croisée sur l’autre, la main gauche posée sur le pommeau d’une canne, le visage halé, les yeux d’un bleu profond, une barbe parfaitement taillée et les cheveux longs, un sourire narquois éclairait son visage… Jean ferma les yeux un moment, quand il les rouvrit, la vision avait disparu… ne restait plus face à lui qu’un crucifix en bois clair accroché au mur.

Sur l’instant, Jean fut pris de l’envie impulsive de refermer ce livre porteur d’un tel blasphème… puis il comprit la raison pour laquelle le Père supérieur avait enfermé ce manuscrit et voulut en savoir plus, tenter de comprendre par quel obscur cheminement l’auteur en était arrivé à une telle probabilité au point de la consigner par écrit risquant au moins l’excommunication, au plus le bûcher… de fait, Jean comprit aussi l’anonymat volontaire de l’écrivain.

Il poursuivit donc sa lecture… à aucun moment, depuis qu’il vivait entre ces murs, Jean n’avait été saisi par le doute. Sa foi était inébranlable et n’offrait pas la moindre prise à une quelconque tergiversation, au moindre questionnement sur la teneur des Livres, ancien et nouveau testament étant pour lui porteurs de la Lumière divine, seule voie possible devant garantir le Salut éternel pour chaque créature humaine.

C’est pourquoi, cette interprétation, cette approche impensable du concept de Mystère développée dans cet ouvrage ne cessait de le plonger dans un trouble, un tourment inédits… La seule éventualité de s’abandonner dans de telles éventualités lui paraissant, jusque là, impossible.

Car l’auteur se complaisait à affirmer que la seule évocation et invocation d’un « Mystère », supposait que le contenu, en particulier des évangiles, posait question… et les propos de cet auteur s’enfonçaient, avec une certaine délectation, dans le plus infâme blasphème, suggérant que Jésus, qui avait bien existé, n’était autre qu’un individu à la moralité douteuse, se complaisant en activités improbables et pour le moins équivoques, multipliant les aventures, y compris adultères, et escroquant nombre de personnes naïves tombant sous son charme.

Car l’auteur dépeignait aussi Jésus comme un charmeur surdoué en tours de magie, ce qui lui valait une notoriété et une popularité certaines auprès d’une population de personnes simples attirées par tout ce qui pouvait offrir de quoi nourrir leur imagination et les divertir de leurs tristes vies.

Thèses qui ruinaient surtout l’ensemble du contenu prodigieux du nouveau testament, de l’Annonce faite à Marie jusqu’à la Résurrection…

Mais Jésus n’attirait pas que le chaland et les personnes tombant sous son charme, il attira également l’attention de l’administration romaine qui s’intéressa à son cas, administration qui ne crucifiait pas seulement les faux prophètes... mais aussi les criminels…

C’en fut trop pour le frère Jean qui referma violemment ce livre maudit et le descendit au jardin dans un coin duquel il alluma un grand feu de branches sèches et y lança le manuscrit dont il s’assura de la complète destruction.

Cet acte offrit à Jean un moment de répit dans les tourments qui l’habitaient depuis la lecture de l’ouvrage qu’il n’aurait jamais dû sortir de sa cache . Jusque là, sa foi sans tâche le tenait à l’abri du moindre doute, mais ce qu’il avait lu, cette incroyable éventualité, le plongeait dans un trouble dont il ne parvenait pas à se débarrasser… Au soir de sa vie consacrée aux prières et à une dévotion sans ombres, pourquoi ce livre maudit était il tombé entre ses mains ? Etait ce la volonté de Dieu qui souhaitait mettre sa foi à l’épreuve ? Etait ce l’oeuvre de Satan qui tentait de salir son âme trop pure à son goût et qui perturbait cette même foi en l’opposant au doute perfide instillé dans l’esprit de Jean.

Et Jean dut convenir que sa foi ne mettait pas son esprit, malgrè une vie de certitude, à l’abri du poison du doute.

L’évidence de cette « perméabilité » plongea tout d’abord le frère Jean dans une certaine colère, puis dans un sentiment de fatalité devant cette dernière épreuve qui tourmenta ses derniers jours, le Mystère étant porteur de ce combat permanent qui pousse parfois le croyant le plus habité au bord du gouffre…

En ce sens, le Mystère n’abrite t il pas en son sein les concepts, les principes les plus troublants de la religion chrétienne, à la fois porteurs de la plus lumineuse sublimation et en même temps prêtant le flanc sans le moindre échappatoire possible à ses détracteurs ?

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Membre, 68ans Posté(e)
pic et repic Membre 17 519 messages
Maitre des forums‚ 68ans‚
Posté(e)

bonjour,

comme quoi, toute religion n'est que l'acceptation pleine et entière de faits pas forcément établis !

reste le doute ....celui qui s'insinue quand on prend conscience d'un défaut dans la réflexion , dans la croyance, dans l'acceptation .

les mystères de la pensée humaine .......

bonne journée .

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Membre, à crocs? accroc?, Posté(e)
Elfière Membre 550 messages
Forumeur accro‚ à crocs? accroc?,
Posté(e)

J'aime bien l'histoire mais Frère Jean me fait pitié.

Seul survivant de sa confrérie (mais où est passée le reste de l'humanité?), il faut qu'il tombe sur un manuscrit tendancieux. J'aurais tendance à croire que sa foi n'est pas si solide pour être ébranlée par une simple suite de thèses, car là non plus, pas de preuves tangibles. La vieillesse proche le rend-il plus vulnérable au doute?

Et l'abandon à la fatalité ne fait que confirmer cette fragilité. Sa foi n'était-elle solide que soutenue par le partage de sa pratique avec les autres moines?

Pauvre homme. Allez, Jean! Prends ton sac et va-t-en. Il reste peut-être de quoi te raviver l'espoir (même en d'autres choses) hors les murs de ta prison antique.

Merci, Versys.

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Membre, nyctalope, 40ans Posté(e)
Criterium Membre 2 873 messages
40ans‚ nyctalope,
Posté(e)

Merci Versys :)

— J'ai eu une impression un peu similaire à celle d'Elfière ; c'est intéressant, au début on peut voir Jean comme quelqu'un d'assez fort, qui fait perdurer seul ce qu'il peut, même si petit à petit des indices de délitement se font voir, comme les heures qui ne sonnent plus à l'heure (quoique se baser sur le soleil, ne serait-ce pas au contraire un rapprochement avec les origines et une religion plus naturelle ?). L'isolement le rend finalement assez fragile, puisque quelques phrases osées suffisent à lui faire préférer les flammes au questionnement.

C'est dommage, j'aurais bien voulu savoir si le livre des Mystères recelait d'autres soudains changements et révélerait d'autres perspectives. Mais il faut garder le mystère... :) — Un peu triste aussi que le livre soit confié au feu, puisqu'un scénario assez similaire à ce que tu nous contes ici a dû survenir trop de fois par le passé...

:vava:

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Membre, 64ans Posté(e)
Good Venins Membre 1 352 messages
Forumeur vétéran‚ 64ans‚
Posté(e)
Le 06/05/2021 à 06:54, versys a dit :

le Mystère étant porteur de ce combat permanent qui pousse parfois le croyant le plus habité au bord du gouffre…

Bonjour,

J'aime assez les gens qui s'engagent, religions, militaires, même si cela semble contradictoire, c'est une sorte de serment fait a soi-même et 

aux autres, après, l'age venant , consciemment ou non ,l'heure d'un bilan s'annonce, et ceux qui doivent y faire face, bien sure avec une

certaine honnêteté, auront la liste des possibles qui se sont offerts a leurs choix... et connaître ainsi leur propre vérité ... le courage et la

lâcheté sur leurs engagements, les questions, la mise en doute de leurs cheminements, les possibles manipulations extérieurs ou dues

a leurs propres aveuglements ... et si c'était a refaire, le referiez-vous ? ... :zen:

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  • 8 mois après...
Membre, 64ans Posté(e)
Good Venins Membre 1 352 messages
Forumeur vétéran‚ 64ans‚
Posté(e)

bonjour,

Je fais remonter ce sujet, dans la mesure ou Versys manque comme quelques autres (Crève, Criterium, Zeyas, Good, Guernica, ... )

a la rubrique "littérature" ; les uns pour leurs textes, les autres pour des propositions de débats littéraires... 

Il y a également quelques "invités" qui sont toujours les bienvenus ... Ce n'est en rien, du clientélisme, mais si une rubrique doit

être ouverte a un maximum de personnes c'est bien celle-ci... j'aime vos différentes façons, de nous faire voyager au pays des mots, et

des histoires qui  vont avec...

je vous souhaite a tous une bonne année, et une santé d'acier, afin de nous régaler de petites ou grandes Histoires:)

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