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Membre+, Posté(e)
Doïna Membre+ 19 537 messages
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Bonjour,

1917, de regrettables missives ébranlent la ville de Tulle, commune de 13.000 habitants. Des courriers un peu verts, qui dénoncent avec constance les coucheries et les cocus d'un tel ou d'un autre, et sont signés "L'œil du Tigre".

Cela pourrait prêter à sourire, sauf que cela va se perpétrer pendant quatre ans, trainer dans la boue des maris jaloux, des épouses volages, des notables véreux, de simples ménagères, des commerçants, des artisans, et autres tullistes de toutes conditions, mais surtout : va pousser trois personnes au suicide.

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C'est une journée comme les autres qui commence chez les Laval -une veuve et sa fille unique-. Le facteur apporte une enveloppe, la mère la prend, l'ouvre et... stupéfaction ! Elle voit une lettre noircie de fiel, illustrée de dessins pornographiques. Avec dédain, elle s'empresse de détruire ce torchon dégoulinant d'infamie.

Dans le même temps, les notables de Tulle réceptionnent des correspondances similaires. Le maire en a pour sa part déjà reçues et, comme les autres, a préféré les ignorer, s'empressant de les faire disparaître. Des réactions d'indifférence qui doivent irriter au plus haut point le mystérieux expéditeur puisqu'en 1920, il décide de passer à la vitesse supérieure :

Au mois d'avril, jour des Rameaux, des enveloppes en nombre sont posées à l'attention des fidèles sur les prie-Dieu des églises de la ville. Chacun s'attend avec insouciance à découvrir de délicats messages religieux à l'intérieur de ces enveloppes, mais en sort les copies des joyeusetés envoyées les semaines passées, avec les noms des malheureux destinataires précisés de façon à ce qu'ils soient tous parfaitement diffamés.

Le corbeau ira encore plus loin en poussant le vice jusqu'à afficher des listes de 14 noms réunis deux par deux : ceux des femmes infidèles et de leurs amants respectifs. Le bougre est donc si bien renseigné, cela fait froid dans le dos !

Cette fois c'en est trop : le commissariat est pris d'assaut, les agents croulent sous les plaintes. Pourtant rôdés à la verdeur verbale, le raffinement ordurier de l'anonymographe les laisse pantois.

L'enquête est ouverte, mais les courriers injurieux continuent de tomber à un rythme de tous les deux jours dans les boîtes aux lettres, que les policiers à l'affût ont beau surveiller en vue d'interpeler tout individu y glissant une enveloppe.

Mais l'affaire dérape dans le drame quand le greffier Auguste Gibert, harcelé par de méchantes épîtres lui aussi, perd la raison et se suicide.

Un deuxième suivra en 1921 : un employé de la préfecture découvre la véracité d'une "confidence" du corbeau au sujet de sa femme, qui le coiffe depuis des années à son insu. Révoqué et placé au cœur du scandale, désespéré, le fonctionnaire se donne la mort.

Ces terribles évènements font d'ores et déjà du coupable un criminel, aussi les enquêteurs décident de donner du collier : toutes les écritures de tous les expéditeurs de lettres, traqués à tout moment, sont analysées, à cette heure où la graphologie n'en est qu'à ses balbutiements. En vain, car rien n'arrête le corbeau : il est sans pitié !

La machine judiciaire est en marche, l'affaire prend une dimension nationale et les journalistes affluent à Tulle.

Le juge, impuissant, s'en remet aux esprits lors de séances de spiritisme, hélas les esprits ne lui apprennent rien, et finalement il baisse les bras. Il est remplacé par un autre juge, plus technique, qui missionne un graphologue, le Docteur Edmond Locard, directeur du laboratoire technique de Lyon, qui se penche sur l'écriture de l'anonymographe.

L'affaire prend cependant un heureux tournant le jour où le curé de la cathédrale de Tulle vient dénoncer en personne une certaine Angèle Laval, de ses plus dévouées paroissiennes, chargée du catéchisme des filles. Une demoiselle d'une trentaine d'années décidemment toute à l'image de Justine Putet du roman de Gabriel Chevallier : Clochemerle, alors pas encore paru, mais qui sait si l'écrivain ne s'inspira pas, quelque part, du cas de cette Angèle Laval ?

Le prêtre justifie son accusation par le fait qu'à l'occasion d'une visite chez ces gens, les Laval mère et fille, il avait aperçu une lettre identique à celles du corbeau, mais seulement à moitié écrite et placée encore sur le bureau.

L'intéressée, convoquée sans délai au commissariat, nie farouchement, et rien ne permet de la confondre.

Or elle a négligé la surveillance étroite de sa mère qui, soupçonneuse, n'avait eu de cesse de l'épier depuis un certain temps, étonnée de tant de journées passées enfermée dans sa chambre. Elle exige des explications. Angèle Laval passe aux aveux, justifiant ses actes par une déception sentimentale l'ayant brisée : amoureuse d'un certain Moury, son chef de service à la préfecture où elle avait exercé un poste, elle avait eu envie de se venger des hommes dès l'instant où celui-ci lui avait annoncé son mariage... avec une autre. La mère Laval, déshonorée, exige de sa fille qu'elle mette fin à ses jours. Angèle accepte, à la condition qu'elle l'accompagne dans la mort. La mère accepte. Ensemble, elle vont se jeter dans un étang, mais tandis que la mère se laisse couler à pic, la fille se débat comme un beau diable en agitant frénétiquement les bras. Des pêcheurs viennent à leur secours et sauvent la fille. La mère, quant à elle, repêchée, décède.

Le docteur Locard, qui a bien remarqué les majuscules soulignées d'un double trait propre à l'écriture de l'anonymographe, soumet Angèle Laval à des tests graphologiques éprouvants : il lui dicte toute une nuit des textes jusqu'à ce qu'épuisée, elle ne parvienne plus à dissimuler son écriture, et commence à rédiger en majuscules soulignées de deux traits.

En 1922, Angèle Laval, auteur des 110 lettres anonymes qui ont éclaboussé toute une ville, passe devant les assises de Tulle, où, fidèle à sa stratégie, elle nie tout en bloc, même lorsqu'elle est confrontée à l'évidence. Le tribunal signale d'ailleurs l'absence de courriers anonymes depuis qu'elle est incarcérée.

Un psychiatre s'exprime sur la personnalité de cette vieille fille, vierge bigote et mythomane à la sexualité refoulée : elle est décrite comme fruste et naïve, profondément blessée, et devait avoir glané ses termes obscènes et ses dessins pornographiques dans quelques lectures interdites ou dans des conversations grivoises.

Cela joua en sa faveur puisqu'elle s'en tira avec un mois de prison et une amende de cent francs. A sa libération, elle alla séjourner pour un an dans un établissement psychiatrique, avant de s'en retourner dans le logis maternel, évidemment vide, où elle passa seule les 45 années qui lui restaient à vivre.

Son cas inspira à Jean Cocteau sa pièce "La Machine à écrire", et au cinéaste Clouzot son film "Le Corbeau", qui sortit dans les salles en 1943, donc en pleine occupation allemande, ce que tout le monde ne trouva pas du meilleur goût.

img106.jpg

Source : La Police scientifique (Arnaud Lévy, collections Toutes les clés, Hachette)

Source 1

Source 2

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Modérateur, ©, 108ans Posté(e)
January Modérateur 62 287 messages
108ans‚ ©,
Posté(e)

Effrayant, surtout pour l'époque. Clouzot a été bien téméraire en pleine période de délation !

Merci :)

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Membre+, Posté(e)
Doïna Membre+ 19 537 messages
Maitre des forums‚
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Longtemps après Cocteau et Clouzot, l'affaire a également inspiré le groupe de rap Svinkels : (le texte de leur chanson se compose de réels extraits des courriers diffamants d'Angèle Laval)

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