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La mansarde.


Criterium

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— « Viens voir, c'est au quatrième étage. »

Ç'avaient été à la fois des mots simples, directs, et pourtant la voix hésitait. J'interprétai cela comme de l'incrédulité. Nous nous étions saluées sur le parvis de l'immeuble ; mais au lieu de marcher ensemble, comme prévu, le long de la rue jusqu'à la place où se trouvait notre salon de thé favori, nous étions rentrées dans la bâtisse miteuse, traversant le hall obscur et imprégné de l'odeur des poubelles. L'escalier du fond était si étroit que nous n'y tenions pas côte à côte ; il fallait garder une main contre le mur pour s'assurer de ne pas perdre l'équilibre, tant la spirale était raide. Et les pieds bien à gauche, là où il y avait de la surface : chaque marche étant un triangle. Le vieux bois absorbait le bruit de chaque pas. C'était très déstabilisant. L'expression "marchand de sommeil" me revenait. Ces immeubles anciens, dont les appartements des derniers étages avaient été cloisonnés et transformés en douzaines de studettes à peine salubres, donnaient bien l'impression de franchir le seuil d'un autre monde — un monde onirique, ou plutôt une capsule de cauchemar. Au dehors, une rue passante, propre, proche des bars à touristes ; au premier étage, sans doute un spacieux loft bourgeois ; dans les hauteurs, les chambres mansardées, louées au bouche-à-oreille à des étudiants ou à des ex-bagnards.

La porte donnant sur le corridor du quatrième s'ouvrait elle-même sur quelques marches avant de serpenter de porte à porte. Cela ne faisait aucun sens ; ça devait être dû à la réunion de plusieurs immeubles dont les étages ne correspondaient pas tout à fait. Au fond du couloir, les toilettes communes (avec douche). Pas très loin, la porte au 5 en fer forgé. J'eus tout juste le temps de me dire que même l'aspect de ces chiffres, à la typographie dépareillée d'un bout à l'autre de l'étage, trahissait leur origine — sauvés d'une poubelle — avant que mon amie n'ouvrît la porte. Et le chiffre put être descriptif après tout ; son appartement faisait à peu près cinq mètres carrés. Sous la lucarne, un matelas, un drap gris et quelques oreillers ; dans un coin, une sorte de lavabo début-de-siècle. Il restait juste assez de place pour un petit meuble de rangement, en plastique, rempli d'habits et de feuilles de cours. Au moins, l'appartement était lumineux ; l'angle de la lucarne s'orientait de manière idéale le matin. Nous nous assîmes sur le matelas.

C'était la première fois que je voyais le studio de Caroline. Il y avait toujours ce sentiment mixte — à la fois un peu de peine, et un peu de curiosité, à découvrir nos espaces ; mais elle savait bien que le mien n'était qu'à peine plus grand, tout comme ceux de la plupart de nos amis. Ainsi, nous n'en ressentions plus de gêne. 

— « Regarde, c'est le mur du lavabo. »

Mon regard passa de l'assiette qui y était posée, aux produits de beauté entassés sur le rebord, pour descendre le long du mur. Il était gris, et tacheté. Les mouchetures sombres. Des formes bizarres. Je réalisai que c'était un tapis de moisissures. Comme pour le confirmer, je réalisai en même temps que dans l'air flottait une odeur subtile, et inquiétante, à mi-chemin entre le lait suri et le fond de bière séchée.

— « Caro... »

— « Tu vois, en bas, un peu vers la gauche ? »

Beurk. Je m'approchai. L'écosystème de ce côté-là semblait plus touffu, le lieu de combats entre plus d'espèces. Et puis d'un coup je "le" vis. Il était assez beau, d'un ton crémeux strié de traits oranges. Dès lors, il éclipsait le reste de la scène. C'était un magnifique champignon. Sa tige était affixée au mur, s'en éloignait d'un centimètre puis se réorientait parfaitement à la verticale ; le chapeau bien lisse et strié. Il ressemblait à un joli mousseron.

— « Tu penses qu'il est comestible ? »

— « Mais enfin, c'est dégueulasse! Ce n'est pas comme si tu faisais pousser tes propres herbes aromatiques ou un jardin miniature juste sous ton espace cuisine... »

— « Il paraît que si l'on coupe un champignon et que la coupure devient bleue, c'est un psychotrope. Le locataire avant moi était un hippie bizarre — genre à la fois punk et beaux-arts. Ça se trouve, c'est un rescapé de sa collection magique. »

— « Donc tu es sérieuse ? »

Un instant plus tard, le spécimen était cueilli, et Caroline le faisait tourner entre ses doigts, observant pensivement une coloration potentielle. Au bout d'un moment, elle dut se convaincre que la teinte avait bel et bien changé ; elle cessa le mouvement. Elle me regardait avec de grands yeux, silencieuse. Je réalisai qu'elle était vraiment sur le point de faire cet essai de voyage. Une partie d'elle avait dû y penser depuis un moment, depuis sa découverte peut-être ; une autre partie savait toutefois très bien que c'était une décision débile. Et — peut-être était-ce le lieu, sûrement aussi nos circonstances de vie, la galère, les détours d'étudiantes paumées — je m'aperçus qu'elle me communiquait cette ambivalence. Je repensai à cette nouvelle de Poe, ce souvenir d'enfance : il y parlait de la tentation de se jeter dans la vide à chaque fois que l'on s'approchait trop près d'une fenêtre ouverte, comme sous l'influence d'un "démon". Là, l'on allait se jeter dans la pica et les lendemains difficiles. Elle me tendit une moitié. Il en émanait une légère odeur de renfermé, mais aussi une arrière-teinte, une envie de placebo étrange.

Nous avions laissé la porte entre-ouverte pour laisser passer un courant d'air. Un courant soudain, un peu plus froid que d'habitude, indiquait que quelqu'un avait ouvert la porte du couloir. Nous n'entendions pas de bruits de pas. Une erreur d'étage ? Ça n'arrivait sûrement pas si souvent, de se retrouver ici par hasard.

Un coussin contre le dos, une brise depuis la fenêtre — le cocon était confortable.

— « Si je le fais tu promets que tu me suis ? », fit-elle.

J'aurais dû lui dire non, fermement, catégoriquement. Mais était-ce la sourde fatigue d'une journée d'été ? Était-ce ce studio-placard qui semblait nous isoler, nous protéger, loin du tourbillon du reste du monde ? Une mollesse s'était emparée de mes facultés de décision, et les silences désormais peu à peu acquiesçaient. La brise chaude, la fatigue, et le manque de lendemains allaient bel et bien nous faire partager une expérience inconnue.

Que pourrions-nous y perdre ?

Modifié par Criterium

4 Commentaires


Commentaires recommandés

Très beau. L'ambiance est posée, et le voyage à venir vers le pays psychédélique est alléchant.

Quant à ton utilisation de la ponctuation, "trop" diraient certains, mais pas moi. J'adore.

Une remarque sur ce court extrait : "Ainsi, nous n'en ressentions plus de gêne. ". Ca me semble bancale. :)

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Diantre, c'est presque sage comparé à ce que tu écrivais auparavant... :bo: Ainsi je n'ose imaginer comment vont finir tes héroïnes à ingérer des trucs qui ne sont peut-être pas de ce monde. :alien:

"Une envie de placebo étrange" : très belle trouvaille, qui plus est en fin de paragraphe. Comme ouvrir une fenêtre dans l'imaginaire.

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Invité
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