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Mandragore. (3)


Criterium

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Partie 1

Partie 2

J'étais assise à la fenêtre, grande ouverte pour que le vent circule dans mon appartement et que la chaleur ne s'y accumule pas trop, et je sentais mon cerveau encore affecté par la veille. Oui: le réveil avait été difficile – puis la marche, le retour au petit matin – et maintenant j'avais toujours la sensation que quelque chose me collait encore à la peau, une chape lourde et immatérielle; – alors je m'étais douchée deux fois, je frottais avec le savon jusqu'à m'écorcher la peau; et, surtout, je commençais à nettoyer tout l'appartement, je voulais que toutes les odeurs d'hier disparaissent. À genoux, j'avais frotté le sol, dépoussiéré les coins, rangé ce qui devait l'être. De l'encens brûlait dans la pièce, purifiait à nouveau mon espace. — Toute la matinée avait été consommée par cette remise en état. Et maintenant, je me tenais là, à la fenêtre, le regard un instant dans le vide, un instant à observer la rue et ses passants. À sa fenêtre d'en face, un étage en dessous, je voyais l'homme bodybuildé, torse nu, enchaîner d'ininterrompues séries de pompes, infatigable.

Je commençais à m'absorber à nouveau dans mes rêveries. L'effort physique aide à retrouver ses esprits; ça m'avait revigorée quelques instants auparavant; peut-être que le voisin aussi avait besoin de cela. Il avait l'air d'y être accro, ce n'était pour sa part plus une question d'aide mais une question de survie... — Je repensai au chemin accompli depuis la rencontre avec B. Je méditais sur la meilleure manière de procéder. Cela me dégoûtait, mais il me faudrait recontacter A. pour parvenir à la mandragore. — En fin de compte, il ne fallait pas tergiverser plus longtemps: il fallait le voir et le faire parler de ses pires expériences psychotropes. Je récupérai de mon manteau le petit morceau de papier sur lequel se trouvaient et son numéro de téléphone et son sang.

"Voyons-nous ce soir. F."

Peu de temps après, je reçus la réponse: "À votre service, maîtresse". — Ou il me faisait marcher, ou il se plaisait dans un rôle de soumis... ou il était sous l'effet de substances, depuis hier soir ou déjà tôt au matin. Je ne pouvais m'empêcher de ressentir le dégoût de l'imaginer, déférent et servile, se baisser et incliner l'échine devant moi. Il était plus grand que moi, mais dans mon imagination je le percevais encore comme petit, très petit. C'est étonnant comment l'image d'une personne peut se modifier entre l'instant où d'autres nous en parlent, chacun à sa manière personnelle - du fait qu'ils le fassent en fonction de la nature des interactions qu'ils ont pu avoir jusque là, ce qui est très subjectif - et l'instant où cette personne cesse d'être un inconnu, se matérialise finalement devant nous. À ce moment-là, c'est notre première impression qui entre en scène et nous affleure; parfois ce que l'on nous a dit semble ne plus revêtir aucun sens, et l'on en vient même à se demander si nos amis ont des yeux pour voir. Ou alors, l'on se demande si ce ne serait pas plutôt nous-mêmes qui n'arriveraient pas à véritablement saisir la personne en ce qu'elle est, et l'on se retrouve à ciller des yeux, ajuster son regard, dans nos tentatives de résoudre le contresens apparent... — C'était ce qui s'était passé avec A. À vrai-dire, je savais déjà depuis l'histoire que m'en avait raconté B. qu'il s'agirait vraisemblablement d'un drogué tout acquis par ses muses artificielles, un être qui s'était maudit; mais je m'en étais tout d'abord créé une représentation de psychonaute typique, le curieux explorateur des montagnes, perdu dans ses recherches de sensations fortes et inédites. Présenté comme cela, pourtant, l'on imaginerait une certaine noblesse à la quête, le regard tourné vers le ciel des poètes noirs; l'analogie présentait une certaine force, n'avez-vous pas imaginé l'homme avec un grand bâton de marche à la main? - C'était, plutôt que les faits, cette vignette mentale qui avait pâti de la rencontre effective. Immédiatement, la montagne était devenue une abysse, non pas celle, immense, absolue, qui nous fascine par sa beauté létale, mais celle qui menait vers une décharge à ciel ouvert. Le marcheur descendait la pente à quatre pattes, dans le trajet en zigzag d'un fou. Il se traînait, et son aide-marche était un sac-plastique. — Finalement, il ne devait pas être si étonnant qu'un tel être ait une propension à se jeter au sol et à ramper vers un mirage. Ça correspondait à mon image mentale de lui... S'il voulait me voir dominante, son vœu serait exaucé. Je lui donnais rendez-vous en début de nuit.

En revenant depuis le brouillard de ces pensées, je vis à nouveau le monde extérieur depuis mon poste à la fenêtre. Sur le rebord, j'avais déposé un cabochon sombre, une obsidienne. La brise me caressait le visage. L'homme avait maintenant arrêté ses exercices, et se tenait en face, sueur sur peau tatouée, reprenant souffle. Il me fixait et j'eus à nouveau la sensation d'être un spectre. Nos regards ne se détachaient pas. Encore une fois. Pourquoi me regardait-il ainsi?

*

La nuit est tombée: l'heure de la rencontre avec A... Il existe dans une partie de la vieille ville un escalier, étroit et long, qui commence au bout d'une ruelle; il mène dans les hauteurs, ses parois irrégulières suivent un tracé anarchique, en zigzag — parfois s'élargissant un peu, parfois rétrécissant, prenant tantôt une courbe pour finir par un espace aux murs plus réguliers. Peu de gens s'y aventurent. De là-haut, l'on voit la vieille ville, tout semble à la fois proche du regard, et pourtant lointain et silencieux. C'est l'un des nombreux secrets de cette ville, l'une de mes premières découvertes en arrivant ici. Au-delà, dans les hauteurs, l'escalier rejoint plus loin les chemins menant chez Erwain. Plus l'on monte dans les collines, plus l'on découvre certains de ces passages labyrinthiques... — Tout en bas, la ruelle débouchait sur le quartier festif et on y entendait les échos des soirées; il ne fallait gravir que quelques dizaines de marches pour que ceux-ci ne deviennent plus qu'un bruissement, puis disparaissent en un silence ouaté.

En bas, une ombre avait dû s'arracher des groupes de fêtards; elle avait dû gravir les marches, avec effort... Il était l'heure, j'imaginais l'ombre dans son périple petit à petit s'approcher du sommet — et enfin, elle passa de spectre à vision, se matérialisa en une silhouette qui grandissait au fur et à mesure :

C'est A. Il progresse lentement, vérifiant de brefs coups d'œil la sûreté de ses pas sur les marches suivantes; de temps à autre, il regarde plus haut, découragé d'y voir à chaque fois une montée ininterrompue. C'est ainsi qu'il s'approche petit à petit du niveau où je me tiens, droite, immobile. — Il s'arrête brusquement. Il vient juste de me voir, en arrivant quelques marches en contre-bas. Il a l'air terrifié.

Nous nous asseyons dans l'obscurité de l'étroit passage et commençons à parler. — Il parle beaucoup, et tout d'abord de peu de choses intéressantes. La conversation phatique n'a jamais été mon fort, je préfère alors hocher la tête et garder un relatif silence. Lui remue souvent les mains pendant qu'il me parle de choses et d'autres, d'autres fêtes, de son arrivée dans cette ville, d'amis. À l'occasion d'un geste, j'aperçois la zone de son cou que j'ai mordue hier: l'on distingue bien, rouge, la marque des dents...

Il me révèle alors l'histoire de la mandragore. — C'était une amie qui lui avait offert un grand livre dédié aux toxiques de Dame Nature. Ce livre était à la fois un manuel, un poème, et un herbier; tout était mélangé en une sorte d'œuvre d'art assez hermétique, alternant mots de science et de poésie. Chaque chapitre abordait une plante psychoactive différente, avec quelques chapitres spéciaux pour les substances extraites de champignons et de grenouilles. Je connaissais plusieurs de ces bibles sur les enthéogènes, celle-ci pouvait correspondre à l'œuvre de Dale Pendell; mais il ne se souvenait plus de l'auteur ni des motifs de la couverture. En revanche, il avait noté consciencieusement les noms latins de toutes les espèces et s'était donné pour mission de toutes les essayer. C'était ainsi qu'il était arrivé à Mandragora officinarum. Il me raconte qu'il avait tout simplement perdu trois jours de sa vie, sans garder souvenir de ses visions - ce qui était sans doute une chance étant donné ce que son sitter, Xavier, lui avait fait part de ses expressions terrifiées. Même par la suite, pendant quelques jours supplémentaires, sa bouche était restée affreusement sèche, et il avait eu des palpitations; ses pupilles étaient restées dilatées et il n'avait pu sortir que la nuit pour faire quelques courses, car la lumière du soleil lui faisait trop mal aux yeux: tout compte fait, c'était finalement une semaine entière qu'il avait perdu. Je lui dis en souriant qu'il avait eu de la chance que ça n'eût pas été Datura stramonium ou Brugmansia versicolor... Il me répond qu'il avait décidé après son expérience de ne plus tester les solanées.

Comment avait-il obtenu la plante? — Il avait un ami scientifique; celui-ci faisait de la recherche en physiologie végétale. Dans le cadre de son travail, celui-ci se concentrait surtout sur une espèce de la famille des moutardes, très utilisée en sciences, l'arabette. Mais comme il avait toujours voulu ne pas se retrouver hyper-spécialisé alors qu'il avait abordé ses études en pensant pouvoir s'occuper de beaucoup d'espèces différentes — et maintenant se retrouvait la plupart du temps dans un laboratoire plutôt que dans la nature — il avait décidé de pallier lui-même à ce manque en apprenant à toutes les reconnaître. De fil en aiguille, il s'était engagé dans plusieurs associations répertoriant la biodiversité de la région, organisant de nombreuses explorations en campagne, ou encore parmi les divers écosystèmes particuliers des montagnes; il était devenu un botaniste expert, et un spécialiste de la flore des environs. Un tel ami était donc un compagnon très intéressant pour identifier et obtenir des espèces rares! — C'était ainsi qu'il avait eu ouï-dire que dans un bois, proche de la ville, son ami avait trouvé quelques beaux plants de mandragore. Avec quelques questions à l'intonation choisie, j'obtiens une idée approximative de l'endroit - c'était derrière la colline au Nord.

Il me dit qu'il aimerait bien me montrer de nouvelles découvertes que son ami lui avait permis d'obtenir. Si je m'intéressais à la mandragore, celles-là devraient également me plaire; fit-il. Je n'avais pas confiance en lui mais malgré cela, je décide de le suivre. Autant la localisation approximative du bois pourrait me suffire, autant il avait pu mentir ou être volontairement imprécis; de telles cachotteries sont courantes dans le milieu des expérimentateurs de psychotropes. Idéalement je pourrais nouer contact avec l'ami chercheur. — Nous descendons l'escalier. De longues minutes de silence; seuls nos pas résonnent contre les murailles. Une fois presque en bas, un bruit de fond commence à se distinguer, jusqu'à ce que nous arrivons dans la ruelle menant au vieux quartier dans lequel les fêtards se promènent bruyamment. Nous nous frayons un chemin parmi eux, jusqu'à arriver, au bout de la vieille ville, pas très loin de chez Xavier, à son appartement.

Nous entrons. Il habite au rez-de-chaussée et garde ses rideaux toujours tirés; le réflexe de celui qui veut éviter les regards inopportuns sur ses petites collections... L'appartement est de taille moyenne, le salon est assez spacieux, il y a à gauche deux petites pièces: cuisine et salle de bains. À droite, la chambre. Il y a une légère odeur, assez particulière; c'est un mélange de renfermé et de hashish. — Il s'excuse du désordre et me demande si je veux boire quelque chose; il a des bières, du whisky, des jus, de l'eau pétillante... J'opte pour cette dernière. Je n'avais pas envie que ça devienne une fête, ni de tester des substances, juste de parler un peu; je le lui dis, voulant être claire. Pendant qu'il va chercher les verres en cuisine, je parcours du regard l'ameublement. Une bonne partie vient de l'enseigne suédoise; je m'attarde devant l'étagère de salon sur laquelle repose un poste de télévision. Là, dans chaque compartiment aux formes irrégulières, étaient disposés quelques livres et DVDs. Ça ne m'étonnait pas d'y voir un bouquin de Terence McKenna; un peu plus d'y voir quelques documentaires animaliers. Quoique, derrière, les toiles d'araignée... — Il revient et nous nous asseyons sur le canapé en poursuivant notre conversation, moi toujours assez silencieuse, lui me racontant d'anciennes cuites avec des amis que je connais pas... Il s'est servi un double-whisky, on the rocks. Little rocks... je pensais aux autres cubes qu'il avait dû consommer. — Je souris en pensant que j'avais sur moi le cabochon d'obsidienne et je sentais que cette pierre devait avoir son effet; j'étais silencieuse et lui me révélant sa vie, me donnait quelques informations supplémentaires qui me seraient utiles en temps voulu. Ce ne sont que quelques indices, semés çà et là, sans doute loin d'être nécessaires; à vrai-dire, je m'ennuie de plus en plus. C'est comme si ma tête tourne.

Il parle, il parle.

Ma tête tourne. — Je regarde A...

— Il sourit comme un gnome hideux. — Je réalise... - - - Salaud, tu essaies de me droguer.

Ce qu'il ne sait pas, c'est que des rituels secrets m'ont endurci l'esprit, et ont augmenté la résistance de mon corps contre de telles substances; si la dose aurait sans doute affecté une autre fille jusqu'à la rendre inoffensive, soumise et prête à tout, elle ne m'affectait que marginalement. - Ma tête tournait cependant... J'avais préparé à l'avance un message, en m'apercevant qu'il habitait à proximité de plusieurs connaissances; sans doute avais-je senti la possibilité d'une telle embrouille — il me suffisait de l'envoyer.

"Viens chez A. S'il te plaît."

Il s'agissait maintenant d'attendre en ne lui laissant pas voir que sa drogue commençait à agir. Il continuait à parler, cherchant sans doute à me noyer sous un déluge de conversation, d'anecdotes inintéressantes sur de précédents épisodes de sa vie peu reluisante. Il s'était rapproché de moi quelque peu, sans oser encore un quelconque geste. Manifestement il devait se dire qu'il n'avait pas préparé la bonne dose, ou alors qu'elle n'avait pas beaucoup d'effet sur moi; je le regardais avec des grands yeux sombres, et je savais qu'aussi, au fond de son être, il gardait une peur, la peur que se réveille à nouveau la vampire, celle qui hier l'avait dominé. C'était ça: il ne savait pas s'il était réellement maître de la situation. Tant que je le regardais d'un air impassible, il hésitait; si je le mordais du regard, il serait terrifié, dominé; si au contraire je relâchais ma garde, il avancerait ses mains hideuses... —

De grands coups résonnent à la porte; A. s'immobilise, son expression de visage a changé et il paraît maintenant soucieux. Une visite inopportune... Il devait répondre toutefois. Cette vermine espérait sans doute juste que cela ne serait qu'un voisin égaré, un client en manque, ou telle autre visite aisément terminée. Lorsqu'il entrebâille la porte, je vois Xavier. Nos regards se croisent et c'est aussitôt comme si chacun de nous trois devient conscient de la situation immédiatement. A. tente de fermer la porte, en marmonnant qu'il n'avait rien ce soir, mais Xavier la bloque de son pied, la pousse grande ouverte, et lui crie dessus. — Je me dirige aussitôt vers lui, afin qu'il se tienne entre l'autre et moi. Le bruit me résonne dans la tête comme dans un tunnel, et le fait de m'être mise debout aussi vite contribue au grand tintamarre qui me déchire le cerveau.

— "Ça va? F., dis-moi, ça va?", insiste-t-il.

— "Oui. On part, s'il te plaît".

Avant de partir, Xavier lui lance une dernière menace: "Si tu touches encore à un cheveu de ma copine..." — cela me fait bizarre. Se mêle maintenant au mal de tête cette sensation aigre-douce: à la fois je ne comprends pas qu'il se permette de me nommer ainsi, après un simple baiser; à la fois j'apprécie dans la circonstance qu'il se mette dans cette position du mâle protecteur, que je ne lui connaissais pas, et qui à cet instant me convient plutôt, d'autant plus qu'elle pourrait éloigner A. par la suite. Je n'avais plus besoin de A. - Nous sortons.

Pendant le trajet, chacun reste silencieux; il me soutient avec son bras, poursuivant son rôle comme un acteur consciencieux. Je me laisse faire, c'est agréable; l'air frais de la nuit réduit mes douleurs de crâne. Assez vite, nous arrivons chez lui. Comme moi ce matin, il avait dû passer la matinée à tout nettoyer, car son appartement était à nouveau immaculé, l'air était frais, et n'y restaient aucune des odeurs de la veille. Nous nous asseyons sur le canapé et il sert de grands verres d'eau que je bois l'un après l'autre.

— "Tu veux un aspirine?"

— "Non, je ne sais pas si ça va interagir."

Il tient encore son bras autour de mes épaules et me caresse le bras d'un air soucieux, en silence, attendant que je dise quelque chose. Après un moment, il me demande à voix basse ce que je faisais chez A.; je décide de lui répondre franchement, que celui-là possédait une information que je voulais, et que je l'avais extraite. Que je ne veux plus jamais le voir, et que je ne pensais pas que ça allait terminer comme cela... Je lui dis que je sais bien, au fond de moi, que si je l'ai mordu hier, c'est parce que j'avais tout de suite compris que je le haïssais. Il me répond qu'il ne lui faisait lui-même pas confiance, et qu'après ce soir il ne veut plus le voir non plus. — Pour changer le sujet je lui demande de me parler de sa journée. Il est heureux de me raconter et j'entends plutôt sa voix que ses mots; je veux juste penser à autre chose, quelque chose qui bercerait ce mal de tête qui persistait. Il me parle doucement; je sens sa main me caresser l'épaule, les cheveux; la joue...; s'enhardissant sans doute en voyant que je ne le rejette pas, il s'approche et pose son autre main sur ma hanche... serre doucement... — Je repousse son bras et lui dis que ça n'est pas vraiment le moment, et que j'aimerais qu'un ami à moi vienne me chercher pour me raccompagner.

— "Viens chez Xavier. S'il te plaît."

Le message envoyé, je me tourne vers Xavier. Son visage s'est un peu refermé; il a l'air triste. C'est comme s'il avait imaginé jouer son rôle jusque au bout, et que l'audition si importante avait été interrompue avant la fin... C'est l'air d'un petit garçon, le regard plein de tristesse. Aussitôt je ressens une forme de pitié, une tendresse presque maternelle. Je n'ai pas envie qu'il termine la soirée en déprimant à cause d'un geste mal interprété... alors je lui demande en chuchotant si tout va bien. Que j'apprécie énormément ce qu'il a fait pour moi ce soir. Qu'un prince ne cueille pas une demoiselle en détresse encore sous le coup de la pomme empoisonnée! - À chaque plante son heure de cueillette. Les saisons! Que j'étais telle une mandragore... Je le réconforte et le remet petit à petit dans le rôle maintenant plus simple; le rôle si convoité, désormais innocent... Nous nous embrassons, lentement... —

La sonnerie lointaine nous fait revenir à nos esprits. Xavier se lève et va ouvrir; à la porte se tient B. qui le salue, très courtois. Je suis contente de voir que le premier, encore frissonnant du moment passé, lui manifeste de la sympathie et l'invite à entrer. B., toujours prenant des précautions de langage, entre en disant qu'il ne voudrait certainement pas abuser de son temps et occasionner de gêne. Il me salue simplement, comme si ç'avait été tout naturel de venir me chercher.

— "Est-ce que tu peux m'amener chez Erwain?"

Je sors. B. et Xavier échangaient quelques mots au seuil de la porte; je crois que Xavier demandait qui était la personne chez laquelle il allait m'amener, à moitié par curiosité et par envie de mieux me connaître. B. lui répondit concisément que c'était "de la famille".

*

— Micro-sommeils... Des visions vaporeuses me guettent sur le seuil de la conscience, puis se dissipent comme des volutes de fumée lorsqu'un courant d'air leur parvient. En rouvrant les yeux, je vois la lumière tamisée de la pièce, dans les tons oranges. Je vois la lumière de l'écran d'ordinateur sur lequel Erwain travaille tard dans la nuit. Un instant, j'imagine qu'il s'agit encore d'un rêve, comment autrement expliquer que ce druide à la longue barbe se penche vers un tel appareil, scrutant sans doute des colonnes de chiffres? Comment imaginer l'immense celte occupé par la nouvelle technologie, plutôt qu'à couper le gui?

Sans doute m'a-t-il entendu me redresser légèrement sous la couverture, et appuyer mon dos contre le coussin du mur; il se tourne vers moi et regarde mes yeux refléter les lueurs de la pièce. Je souris; nous nous comprenons. Je crois qu'il avait dû deviner ma journée et sa quête, les errements de la nuit; fallait-il alors utiliser des mots? Il y avait ce lien occulte. — Après un certain silence qui ne nous avait aucunement paru long, nous commençons à parler; ou plutôt, nous chuchotons, comme s'il fallait s'adapter avec respect à l'atmosphère nocturne. — Je lui raconte le récit des événements, mes avancées. Je lui dis que la mandragore se trouve dans un bois derrière les collines du Nord, et que par ailleurs il y a un scientifique, un chercheur, qui est devenu expert dans la flore de la région et qu'il le connaissait peut-être? Il me répond que plusieurs bois pourraient correspondre à cet emplacement; comme ils étaient situés par-delà l'autre côté de la ville, il n'était pas si familier avec ceux-là, et donc il était tout à fait possible qu'ils abritent la plante. Nous pourrons les explorer très bientôt. Puis il réfléchit un instant, et me dit qu'il a par le passé rencontré quelqu'un qui pouvait être ce chercheur; ça n'était pas sûr du tout, étant donné que ç'avait été à une occasion étrange: une rencontre, décidée sur Internet, entre plusieurs personnes intéressées par l'occulte. Personne ne se connaissait, les discussions avaient été assez superficielles; la plupart semblaient plutôt préoccupés par l'aspect social. Ç'avait néanmoins été une après-midi plaisante. Son voisin de table s'était avéré être un biologiste, qui lui avait dit travailler sur les plantes et s'intéresser à la botanique. Ils avaient eu une discussion intéressante sur le fait que les avancées de la recherche n'étaient pas, comme l'imagine le grand public, des grands raz-de-marées ne laissant rien passer entre les mailles formidables du filet de la Science; mais plutôt des coups de burin dans une roche immense, où l'on progressait par à-coups, par pointes, dans les directions indiquées par l'agencement de la mine... — Il n'a pas ses coordonnées, mais il se souvenait à peu-près de son pseudonyme, et pourrait le recontacter par ce biais. Comme cela, l'on aura essayé les deux approches.

— Micro-sommeils... Je ne me souviens plus de quand notre conversation a commencé et de quand elle a terminé; à nouveau en ouvrant les yeux, je vois les lumières oranges baigner faiblement la pièce sombre, je vois à nouveau l'écran sur lequel le druide travaille toute la nuit. Parfois je garde les yeux entre-ouverts, sans bouger, et je l'observe un peu, tout occupé à sa tâche; et alors, le corps immobile croyant s'être endormi, ma vue se trouble et s'y invitent des lueurs hypnagogiques, dansantes aux bords de mon champ de vision; cet état me paralyse et me plonge à nouveau dans les bras de la Nuit.

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