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L'épice.


Criterium

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— "Il faut doubler les tours, comme cela les Blancs prennent le contrôle de la colonne d."

— "Mais si le fou prend le cavalier en c3? On reprend et..."

— "Non, non. On ne reprend rien du tout: intermezzo, échec en d7, le cavalier fait échec, et ensuite seulement les Blancs reprennent en c3."

— "Oh."

Un groupe de quatre hommes âgés se pressait autour d'une table sur laquelle étaient disposées les pièces d'un jeu d'échecs en bois, formant une position de milieu de partie, qu'ils étudiaient en commentant à voix haute les possibilités de chaque camp. De temps en temps, l'un ou l'autre illustrait ses propositions par une succession rapide de coups, attrapant et bougeant avec agilité les grandes pièces; puis il les remettait de mémoire à leur position initiale; les autres hommes comprenaient les mouvements vifs, à moitié en regardant l'échiquier et à moitié juste par imagination — les explications auraient parues hermétiques à tout novice.

La pièce s'assombrissait au fur et à mesure, car le jour tombait et à l'intérieur seules quelques bougies étaient allumées; leur lueur vacillante formait des jeux d'ombres sur les murs, les tableaux et les meubles. Les hommes, réalisant que la nuit était tombée, laissèrent la position d'échecs et passèrent dans la pièce attenante, le salon. Quelques femmes y discutaient dans un canapé, surveillant de loin des enfants jouant sur le sol avec des morceaux de bois. Il flottait dans la pièce l'odeur d'un repas chaud.

Alors tout le monde se rassembla autour de la table, et l'un des hommes — celui avec une longue barbe blanche — s'avança et le silence se fit. Il avait disposé quelques objets devant lui; il y avait une coupe d'argent, finement ciselée, contenant du vin; elle était posée sur une assiette d'argent. Il y avait à côté un petit bol, également en argent travaillé; le couvercle ne laissait pas voir ce qu'il abritait. Finalement, une étrange bougie, qui était constituée de deux bougies fines entrelacées l'une avec l'autre, blanche et bleue. L'homme marmonna quelques mots et se saisit de la coupe en récitant une prière, que tous écoutèrent; puis chacun se mit à rire... C'était un rire franc, cordial, et l'on se demandait si le rituel avait été une blague... — mais alors tous se turent à nouveau et l'homme marmonna d'autres mots en se saisissant du petit bol. Celui-ci fut passé de main en main; chacun le gardait un instant, et l'approchait de son visage; alors, en ôtant le couvercle, il inspirait les effluves de ce qui y était abrité - quelques épices... Certains en gardaient une pincée, comme pour faire durer le plaisir.

L'on alluma alors la bougie; l'homme à barbe blanche approcha ses mains de la flamme, sembla les y contempler un instant; il but alors un peu de la coupe, marmonnait toujours et, y trempant un doigt, éteignit la flamme avec celui-ci, sans hésitation, comme s'il n'avait aucune peur de se brûler. Alors seulement l'atmosphère commença à revenir à la normale; il fit passer le vin dans les mains des autres hommes qui, chacun, y trempèrent leur lèvres. L'étrange magie de ce temps se dissipait petit à petit, comme si ç'avait été la fin d'une période à part, là où le sacré et le profane se rencontrent durant un instant. — Les hommes retournèrent alors dans l'autre pièce, l'étude.

Ce fut le plus jeune qui poussa un cri d'étonnement: la position d'échecs était modifiée. Les hommes y reconnurent la même partie, après quelques coups. La nature de la position était complètement changée, et leur première réaction avait été non pas d'imiter le cri de surprise, mais de s'absorber dans la contemplation de cette énigme, retraçant mentalement les coups joués en leur absence et en comprenant maintenant toute la portée. — De longues minutes de silence passèrent autour de la table, avant que l'un d'eux ne se risque à exprimer tout haut ce à quoi tous pensaient:

— "Donc c'est vrai... ha-Satan était là."

Après une courte pause, l'homme à barbe blanche sourit, cherchant à briser la tension qu'avait engendré le phénomène impossible; et son sourire leur donna un peu de baume au cœur. Puis il articula très clairement ces mots:

— "N'oublie jamais pourquoi nous rions... ce n'est pas seulement contre l'adversité, mais également contre l'Adversaire."

Moi, petite fille, je me cachais derrière les rideaux, un frisson délicieux me parcourait l'échine; parce qu'à la fois je savais que j'avais bougé les pièces, avec art; à la fois je savais maintenant que j'avais bel et bien été dans Sa Main, et senti Son souffle hideux contre ma nuque.

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