*
À l'horizon, derrière les collines, je peux voir un grand nuage noir qui se rapproche rapidement; sans doute les derniers instants du ciel jusqu'ici relativement bleu. Ça ne servira à rien de presser le pas; il me reste encore des vieilles allées à poursuivre, étroites et perdues dans les hauteurs; des portails grinçants dont la plupart des habitants ne soupçonnent même pas l'existence ni que l'on puisse s'y aventurer; des escaliers aux marches hautes et serrées, partiellement couverts par des buissons oubliés et luxuriants. Tout le trajet est en montée et traverse ces chemins mi-traboules mi-campagne. Je me faufile à pas de loup.
— Le ciel gronde. C'est l'orage. Bientôt quelques gouttes, puis ce sont des trombes d'eau qui s'abattent du ciel – la température descend – et c'est comme si un grand volet de nuages avait soudain obscurci la scène. Une voûte grise cache désormais mon périple.
C'est tout en haut, au bout de ce chemin pour initiés, que l'on arrive alors à une sorte de clairière. Au milieu se tient une vieille maison, partiellement en bois. Au-delà, la forêt. Entre moi et la bâtisse, un potager. Il y a quelques rangées de légumes, des petits massifs de fleurs, une variété de pots où poussent des épices, plantes médicinales et autres simples; j'y reconnais par exemple du thym, de la sauge, de la menthe; de la mélisse, du mille-pertuis... Çà et là des pierres sont disposées avec choix et agrémentent le jardin fleuri. — J'imagine toutes ces plantes boire goulûment l'ondée, les racines s'abreuver... L'averse continue, mes vêtements sont trempés.
La porte vitrée s'ouvre et mon ami Erwain, le druide, me salue. Encore quelques pas et, enfin, j'arrive à l'abri sur le porche couvert. La musique des carillons à vent nous entoure. — Il y a là quelques chaises et une petite table en rotin; c'est souvent là que nous passons du temps ensemble à discuter, des heures durant.
— "Tá fáilte romhat, Flavia. Le thé est presque prêt."
Il faut se mettre sur la pointe des pieds pour lui faire la bise; je le remercie et lui demande si je peux mettre mes habits à sécher. — Quelques instants plus tard, nous sommes tous les deux confortablement assis, de retour sur le porche; le thé est servi dans des petites coupes en bois, artisanales et ornées d'ogham. Le tee-shirt qu'il m'a prêté est immense, j'ai l'impression d'être enveloppée dans une couverture... Il est agréable de garder le silence, les mains sur la coupe chaude, à regarder les volutes de fumée se dissiper dans les airs; la pluie s'était calmée, et nous entendions son bruissement doux. L'odeur de la terre mouillée nous parvenait: le petrichor. — Nous parlons de quelques amis; nous évoquons également l'étrange assemblée d'il y a quelques semaines. Il continuait de voir Aliénor et Gwenaëlle – pour des raisons bien différentes, même s'ils se rencontraient souvent ensemble – et avait décidé de planter quelques graines chez X., dont j'appris alors le nom (Yohann). Libre à celui-ci de les laisser germer ou périr! Il me demande des nouvelles de B.; alors je lui raconte la journée d'hier et la sensation aigre-douce qui me collait à la peau depuis ce matin. Je voulais que celui-ci me fraye un chemin jusqu'à la mandragore, par l'intermédiaire des gens dont il m'avait parlé; il y avait donc trois maillons entre moi et la plante: — B., Xavier, et A. le "drogué". (Je baptisais les personnes que je rencontrais avec un surnom ou un attribut, mentalement). Un maillon supplémentaire avait été franchi: Xavier le "vernisseur". Celui-ci est sympathique, mais il était de plus en plus clair pour moi pourquoi je ne lui avais pas parlé d'occulte; nos quêtes étaient complètement différentes. Lui poursuivait en ligne droite une vie normale: métier, copine, femme, voiture, maison, enfants. Ainsi, y compris dans cette vie, il était un maillon: un lien entre la génération précédente et la génération suivante. L'on transmet le flambeau dans cette course à relais, l'on transmet, et l'on oublie pourquoi l'on transmet: pour quoi — et, pour qui. — Il aurait fallu remonter à rebours la lignée, génération après génération, retrouver parmi l'ascendance le véritable ancêtre ayant acquis la flamme. Alors seulement la réponse serait remémorée. Peut-être, plus tard - peut-être son fils, peut-être sa lointaine descendance... - alors, seulement, quelqu'un se présenterait, dernier de la chaîne, et la flamme se réveillerait dans son sang. Celui-là saurait pourquoi il existe. Celui-là serait actif, un forgeron, et non plus un intermédiaire. — Et moi, j'étais une telle fin de chaîne. Cela, je le savais dans chaque cellule de mon être. Ce qui vient après le maillon: l'aboutissement - ce que tient véritablement la chaîne. Ma destinée, c'était la flamme noire.
— Mais il était également un maillon entre moi et l'un de mes outils nécessaires. Sinon, j'aurais pu lui expliquer ou lui imposer cette incompatibilité d'une façon ou d'une autre; mais, présentement, il faudrait se faufiler au moins jusqu'à l'étape suivante. Je n'avais pas envie de chercher un détour tant que ça n'était pas nécessaire, ou préférable. Lorsque l'obstacle est dur, sois doux; lorsque l'obstacle est doux, sois dur — la fluidité de l'eau peut autant être un lac immobile qu'un torrent rugissant.
Erwain m'écoute calmement, à la fois attentif et semblant réfléchir à un conseil possible. Évidemment, tout aurait été plus simple si lui avait eu de la mandragore, ou savait où en trouver dans la région; mais tout aussi évidemment, ç'avait été la première personne à laquelle j'avais formulé ma demande. Par ailleurs, les informations qui circulent sur cette solanée sont très incomplètes. Il faut absolument partir de la plante elle-même, depuis le sol, et utiliser de vieilles techniques artisanales pour en déterminer le dosage. Donc, beaucoup d'autres moyens de l'acquérir seraient inefficaces; aujourd'hui encore, une partie de moi pensait que même A. n'avait pas obtenu la plante dans de bonnes conditions et donc constituerait une fausse piste... — Nous évoquons cette possibilité; dans ce cas il faudrait voyager dans le Sud, peut-être contacter des néo-païens italiens et partir effectuer une sorte de pèlerinage. Erwain ne voyageait pas, il était lié à la terre par des obligations occultes. Il correspondait avec d'autres mages, cependant, et me dit qu'il pourra s'enquérir auprès d'eux si mes recherches n'aboutissent pas. Je lui souris; cela me soulage. — Il me raconte alors un vieux conte celte.
— — —
Je me réveille, avec une vigueur neuve. L'après-midi est chaude et ensoleillée; la lumière vive fait ressortir les couleurs du jardin, et la brise porte les fragrances de certains de ses plants et de ses fleurs. Je suis allongée dans le hamac du porche, un chapeau de paille sur la tête, et je vois au loin Erwain s'occupant avec calme de ses semis. Sur le rebord de la fenêtre, juste à côté de moi, a été placé un cristal de célestine. Pendant quelques instants, je reste là, à observer les opérations de jardinage; c'est serein. Les nombreuses parties du conte se mélangent dans ma mémoire et je me souviens surtout d'impressions et d'atmosphères, sans savoir quelle scène a précédé quelle autre; il y avait Ailill, une jeune femme qui avait trouvé l'entrée mystérieuse, derrière une source, d'un monde souterrain, le sidh — dans un palais de cristal elle avait trouvé un Mot sacré; toutes les pièces du palais étaient vides. Dans une cave, un émissaire de Dana l'avait prévenue du risque de mémoriser cette parole vivante: le prix du pouvoir, c'est le temps! De même que les écrits morts sont autant de semences traversant le temps, graines portées par le vent pour couvrir d'immenses distances et porter leurs fruits sur de lointaines plantes, le coût de connaître véritablement une parole vivante se mesurait en temps – temps prélevé d'une toute autre manière. Elle avait fait le choix; elle avait appris le secret; elle était retournée au village... Et alors que son voyage n'avait duré que quelques heures, celui-là avait vu des décades passer: les anciens se rappelaient que leurs grand-parents avaient entendu parler, il y a longtemps, d'une légende d'une jeune fille ayant disparu, capturée par les Tuatha dé Danann. Elle s'appelait Ailill. Pleine de chagrin en réalisant que personne ne la reconnaissait, et que toute sa famille, tous ses amis, tout son village, étaient morts, elle s'enfuit dans la forêt pour habiter dans une maison formée par des arbres entrelacés. Et d'autres générations passèrent, et se murmuraient que dans la forêt habitait une jeune fille qui ne vieillissait plus, qui connaissait l'art des simples et des plantes médicinales; elle était la seule, depuis que les herbes magiques avaient été dispersées par Diancecht, à posséder l'art et la connaissance d'Airmed, sa fille. Un vieux druide du village, qui avait, semble-t-il, vécu ici depuis des générations, prophétisa qu'une armée de guerriers allait arriver et déverser un flot de sang; et que grâce à la magie d'Ailill, grâce à sa parole vivante, cette armée allait être anéantie et transformée en animaux... Il y avait un héros, Criomhthann, qui contribuerait grandement à cette victoire, protégé par cette magie et connecté par un pacte secret à la terre, à Dana...; les scènes se confondent dans mon esprit, et je ne me souviens plus dans quelle mesure j'ai entendu, imaginé, rêvé, ou... vécu cette histoire.
Pleine d'énergie et d'enthousiasme, je me lève et je rejoins Erwain pour l'aider avec ses semis; je n'hésitais pas à mettre les mains dans la terre, je sentais une connexion entre ce sol et mon sang. — Lorsque ce fut fini, nous collectâmes quelques branches qu'il allait préparer dans la nuit pour des rituels; et, me glissant dans mes habits enfin secs, je m'apprêtais à repartir. Il me confia une petite bourse en cuir et me demanda de la transmettre à Gwenaëlle.
* *
La fenêtre était grande ouverte pour laisser entrer le vent. Depuis les hauteurs, on avait une vision d'ensemble des rues tout autour, et de la succession de passants qui à cette heure fourmillaient vers chaque direction. Différents mondes s'y croisaient, hommes en costume revenant du travail, groupes d'étudiants errant ou rentrant chez eux, familles, riches et pauvres... Généralement, ils ne se voyaient pas les uns les autres. En face, à une fenêtre, un homme au crâne rasé, bodybuildé, fumait en regardant lui aussi le flot humain. Je le voyais souvent là, passer des heures dans la même position; souvent je m'étais demandée ce à quoi il pensait. À une autre fenêtre un étudiant regardait la télévision. Quant à moi, j'alternais mon attention entre le dehors et un vieux livre d'Oswald Wirth. — Mon rendez-vous approchait. Je reposai le livre et jetai un dernier coup d'œil vers l'extérieur; l'homme me dévisageait. Il faisait cela souvent. J'avais l'impression qu'il regardait un fantôme... L'heure d'y aller était arrivée.
Dehors. J'arrive dans la vieille ville. Il y a, dans le recoin d'une ruelle, une échoppe pittoresque. La terrasse est petite, abritée par des buissons; l'intérieur est encore plus étroit. On peut y déguster des crêpes, y acheter des bricoles, y siroter quelques breuvages. Comme peu de personnes connaissent l'endroit, et que l'on ne pourrait guère y asseoir plus de huit personnes, l'atmosphère contraste avec le reste du quartier, car elle y est véritablement villageoise. Chaque habitué s'y connaît, et tous ont eu de longues discussions avec la propriétaire, Murielle. — C'est une femme dans la quarantaine, petite et énergique; elle a de longs cheveux bruns, ondulés. Elle a arpenté tout le pays, a fait beaucoup de théâtre et tenu plusieurs petits commerces avant de venir s'installer ici il y a quelques années. De sa vie de bohème, elle a gardé un fort caractère, se formant rapidement une opinion très positive ou très négative des personnes qu'elle rencontre. Avec les premières elle se montre très tendre; avec les secondes, intransigeante. Elle apprécie les personnes à part, ceux que la vie a tôt forcé à tracer leur propre route, les égarés et les jeunes en quête d'eux-mêmes; son favori est un adolescent métalleux, sans cesse en conflit avec sa famille: que de fois n'a-t-on pas vu celui-ci, renvoyé de chez lui, devoir passer la nuit dans l'échoppe... Souvent, il se saoulait, et elle le laissait tomber ivre sur ses genoux, et alors lui caressait les cheveux avec la tendresse d'une mère. Parfois ils pleuraient tous les deux, comme d'un commun accord. — Entre nous deux, la relation était assez différente. Nous nous apprécions beaucoup, mais il y avait une certaine réserve, une sorte de retenue; de part et d'autre, c'était comme si nous sentions que nos quêtes nous menaient vers des directions différentes. Peut-être était-ce aussi parce que nous n'avions pas le même âge ni ne recherchions la même chose chez autrui... Quelques pas encore et j'entre dans le petit espace en terrasse. La moitié des chaises sont occupées, il y a là le fils adoptif, et quelques-uns de ses amis musiciens; ils dévorent des crêpes et n'en étaient pas à leur première bière... Les jeunes me saluent timidement, Murielle m'adresse un grand sourire et vient me faire la bise et demander quelques nouvelles; puis elle m'apporte une de ses spécialités, un grog sans alcool et aux épices. Le verre est chaud, il sent la cannelle; à l'intérieur, c'est une décoction à base de citron, de miel, de girofle, de gingembre... Elle pose une petite assiette de biscuits secs sur la table. Je lui dis que j'attends une amie: c'est ici que j'avais rendez-vous avec Gwenaëlle. — De fait, celle-ci arrive alors: on entend quelques pas, puis elle glisse timidement la tête entre les plantes, comme se demandant s'il s'y trouverait réellement quelque chose derrière; réalisant que oui, elle se met à sourire aux anges, toute heureuse de découvrir cet havre si insolite. Elle est toujours aussi belle et coquette; je devine à la table d'à côté la curiosité des jeunes envers la belle nouvelle... Murielle arrive aussitôt, aimant se faire présenter nos amis, tenant à connaître tout le monde – comme dans une grande famille. Je fais les présentations, elle apporte un second grog, puis je laisse à Gwenaëlle le plaisir de nous parler de sa passion - les arts créatifs: vêtements, bijoux - puis, quelques instants plus tard, la curiosité de Murielle est satisfaite - celle-ci nous laisse alors toutes les deux. — Je trouve ma compagne enthousiaste, ingénue. Elle parle avec des expressions de visage marquées, me montre quelques-unes de ses dernières créations; cette fraîcheur est plaisante. Elle me parle également des nouvelles directions qu'elle explore; ainsi, une amie marocaine lui a appris des techniques de mehndi au henné, ce qui lui a donné l'idée d'utiliser cette application pour des motifs élaborés, incorporant des entrelacs celtiques. Elle me montre quelques photos et quelques dessins. Elle voudrait s'essayer à des mehndit plus larges, sur le corps, et me demande si cela m'intéresserait de lui servir de modèle — elle rit: "Je demande ça à toutes mes amies!". Nous parlons beaucoup. À un moment, mon téléphone vibre.
Texto: — "Je fais une petite fête ce soir chez moi, ça me ferait super plaisir si tu viens" — Xavier.
J'avais prévu de recevoir ce message. Et, en fait, il était arrivé à un moment opportun: en un instant, je sens qu'une idée germe dans mon esprit. Je demande à Gwenaëlle si elle est intéressée pour m'accompagner. Je crois qu'elle apprécie de pouvoir discuter de ses passions à quelqu'un qui en comprend aussi les symboles; je suis "dans son camp", partageant déjà des idées fondamentales — l'existence et la réalité de la magie par exemple — et donc elle n'a pas besoin de me convaincre ou de débattre, ce qui lui permet de se concentrer sur des sujets de conversation qui lui plaisent. Ainsi: elle accepte. — Un court échange de messages plus tard, je devine à une allusion que cette fête aura un autre invité: une certaine herbe... Sa substance habituelle, celle qui reste, son péché mignon. Je crois que même s'il s'avérait que A. n'est pas présent à la soirée, il n'en sera pas si loin; c'était sans doute le fournisseur. Le prochain maillon. Je demande à Gwenaëlle ce qu'elle pense de ces paradis artificiels, car je veux être honnête avec elle et m'assurer que cela ne la gênerait pas. Elle rit et me dit qu'elle a déjà accueilli cet invité plusieurs fois, et qu'elle aurait grand plaisir à le revoir dans un cadre festif...
— Je dépose la bourse en cuir sur la table. "C'est pour toi, c'est de la part d'Erwain". - Quel sourire se dessine sur ses lèvres! Quel plaisir, après avoir entendu cela, alternant son regard entre moi et l'objet, comme un enfant découvrant un cadeau-surprise! - Elle ouvre le petit sac; je le découvre en même temps qu'elle. À l'intérieur, des cabochons de bois de couleurs variées, un peu de corde fine — tressée à partir de tiges, sans doute d'ortie — et quelques gemmes; il y a aussi un petit pot de verre contenant des fleurs séchées de trèfle rouge, excellentes pour faire du thé... Ces deux-là devaient être aux anges de pouvoir se faire des petits cadeaux de produits naturels.
Je lui propose avec un grand sourire de lui servir de messagère si d'aventures elle souhaitait me confier un objet à amener dans les hauteurs... Et, hasard?, elle me dit qu'elle a justement quelque chose, et qu'elle me le donnera ce soir. Nous nous donnons alors rendez-vous à un point de rencontre du vieux quartier, une place que tout le monde utilise de cette manière, point de départ de nombreuses nuits... Murielle nous salue, nous partons. Nous rentrons chez nous, nous préparer pour tout à l'heure.
—
La sonnerie est comme lointaine, étouffée, mais immédiatement la porte s'ouvre et nous apercevons Xavier sur le seuil. Un trait de lumière éclaire la rue; la nuit vient de tomber. Je suis là, avec Gwenaëlle. Il sourit et nous invite à entrer. Lorsque nous nous faisons la bise, je sens qu'il vient d'hésiter un instant entre ma joue et ma lèvre. Je ressens à nouveau son côté gauche, sa timidité. — Il y avait déjà là quatre invités, en pleine discussion; c'était une petite soirée. Nous entrons. Le salon de la maison est spacieux, des canapés sont placés sur trois murs; il y a une cuisine ouverte, à l'américaine, avec un bar couvert de bouteilles d'alcool, certaines finies lors de précédentes occasions, d'autres encore survivantes, des liqueurs; certaines attendant leur heure. Le plancher est en bois; sur une table basse, il venait de déposer de l'houmous et des pitas, et quelques autres amuse-bouches. On entendait de la musique en arrière-plan, assez enjouée. Dans l'ensemble, cet endroit était bien aménagé, et bien placé dans la ville: il devait payer une fortune pour le loyer. — Les présentations se font, comme nous ne connaissions aucun des invités. Parmi eux, il y avait Céline et Christian: immédiatement je me les baptisais comme le "couple hippie". Elle avait des dreadlocks blonds, et portait un débardeur blanc et un baggy khaki. Lui était plutôt chétif, et flottait dans un large vêtement avec le logo d'un groupe de musique que je ne connaissais pas; ses traits paraissaient plus vieux qu'il ne devait vraiment l'être. Tous les deux se collaient l'un l'autre, leur visage et leur personnalité indolente montraient la caractéristique nonchalante typique des utilisateurs immodérés de certains stupéfiants. Il y avait aussi Guillaume. Lui ressemblait plutôt à un fils de bonne famille; il alternait moments extravertis, à faire des blagues, et moments plus silencieux, retenus. Je pense qu'il pouvait être bipolaire, tout du moins cyclothymique... À côté de lui était assise Madelaine, une étudiante infirmière, très enveloppée. Je devine qu'elle connaissait bien Guillaume, et voulait sans doute mieux le connaître; au début, elle nous jaugeait bizarrement du regard, comme pour se demander si moi ou Gwenaëlle pourrait devenir une adversaire. Mais comme nous n'étions pas venues pour jouer à ce jeu, elle redevint neutre, observatrice - sur ses gardes toutefois.
Ces fêtes finissent toujours par devenir vaporeuses dans ma mémoire; des scènes se diluent et se confondent avec d'autres soirées, d'autres endroits, d'autres personnes; comme les conversations sont souvent similaires, les mots se recombinent et forment des souvenirs chimériques. Certains parlent surtout de leurs précédents faits d'armes, ajoutant donc les nœuds un par un à cette grande corde qu'ils transportent sans rien tenir. D'autres parlent de leur vie et de leurs connaissances, de souvenirs amusants; de musique, de passions — c'était aussi ce que moi et Gwenaëlle faisions. Elle rayonnait. Xavier s'approchait de moi et nous parlions de livres que nous aimerions lire. Nous buvions, nous grignotions quelques encas, puis nous buvions à nouveau. Et, à un moment, un coup de sonnette. Je me souviens que même à l'intérieur, la sonnerie semblait étouffée, comme si elle résonnait dans une autre pièce; peut-être aussi était-ce l'alcool... toujours est-il que je savais ce qu'elle signifiait. Xavier avait discrètement mis son portefeuille dans sa poche. Il s'était levé et était allé ouvrir au messager de bonne fortune. Dans l'encadrement du seuil, je vois un jeune homme brun, mal rasé, dont la peau semblait beaucoup plus vieille que l'âge qu'il devait avoir. Lui aussi portait le stigmate de sa vie d'expériences... Son visage est tout en longueur, ce qui ne va pas tout à fait avec le fait qu'il porte un fedora. C'était A. — Avant de le faire rentrer, ils discutent un instant, et d'un mouvement habile l'on devine qu'ils effectuent une transaction. Puis, tous les deux arrivent et s'asseyent avec nous. A. a un air absent, les yeux pas tout à fait sobres. Des sensations contradictoires se bataillent dans mon esprit; d'un côté, cette personne m'inspire naturellement un certain dégoût - il a beau être moins nonchalant que le couple hippie, il me paraît physiquement comme transportant avec lui une empreinte de dégénérescence, une flétrissure invisible. De l'autre côté, j'avais besoin de lui parler. Je décide d'attendre une occasion plus tardive dans la nuit pour ce faire. En attendant, j'avais modifié son épithète — un mot différent m'était apparu: "vermine". Comme cette aversion ne s'expliquait ni vraiment par son apparence seule, ni par son caractère, le meilleur moyen de l'expliquer serait d'imaginer que chacun se déplace avec un ballot invisible, un engramme. Celui-ci transporte des expériences et des blessures, des qualités subtiles; mais aussi des croyances, des pactes, et peut-être une bannière — et c'était comme si nos fanions étaient ennemis. J'avais envie de l'hypnotiser pour le détruire. Xavier s'était tourné vers moi à ce moment-là - je réalisai qu'il avait vu sur mon visage durant ces quelques secondes quelque chose qu'il ne connaissait pas; il avait entre-aperçu un peu de cette flamme secrète et s'était brûlé. Il eut l'air effrayé, une fraction de seconde. Nous revenons à la conversation et aux sourires, la musique se fait plus lente...; le narguilé est préparé et nous commençons les uns après les autres à inspirer le toxique. — — — Il est très tard dans la nuit; je ne me souviens plus quand Guillaume et Madelaine sont partis. A. a disparu lui aussi. Dans un fauteuil dans un coin, Céline et Christian dorment l'un contre l'autre. Le canapé-lit avait été ouvert, je suis allongée là, la tête sur les genoux de Xavier, il me caresse de temps en temps les cheveux, Gwenaëlle se tient contre moi, et nous alternons longs moments de silence, encore apathiques dans des visions nébuleuses, et courtes discussions dans lesquelles les mots de chaque phrase n'ont pas toujours beaucoup de sens. Micro-sommeils médicamenteux et pensées confuses, ouatées, se suivent. J'ai un vague souvenir que quelque chose d'important s'était passé plus tôt. Et, étendant le bras, je trouve un petit bout de papier froissé que je me souviens avoir déposé là à un moment. Une écriture malhabile: A., son numéro de téléphone. Il y a une goutte de sang sur le papier. Est-ce que j'ai fait quelque chose? Je murmure une question à mes compagnons. On me chuchote que j'ai mordu A. jusqu'au sang, comme un vampire. Que c'était drôle et inattendu. Que je l'avais regardé droit dans les yeux, et qu'il avait été comme hypnotisé, soumis. Qu'il s'était laissé faire, comme si toute volonté avait été aspirée de son être, marionnette sans âme. Et que c'étaient les autres qui avaient empêché que cela aille trop loin. Qu'après, tout avait été ok. Les chuchotements se font de plus en plus faibles, de plus en plus lents; doucereusement, bercés par nos propres soupirs, nous nous endormons.
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