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Le village. (5)


Criterium

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Partie 1 - 2 - 3 - 4

Nous arrivâmes à la maison de "la Marie", après avoir traversé le village et longé le lac. C'était là, à l'orée des bois, que se tenait la bâtisse de petite taille, au toit rouge comme les autres, dont toutefois les contours présentaient une apparence plus défraîchie; ainsi une partie de la voûte paraissait être sur le point de s'affaisser, et par ailleurs une grande partie des murs était recouverte de lierre et d'autre plantes grimpantes. L'on voyait parmi elles de très belles fleurs oranges, de la bignone. À côté de la maison était entretenu un vaste potager; il y avait également en face de l'entrée une variété de pots en terre cuite pour la culture de nombreuses plantes.

Dans l'encadrement de la porte la silhouette d'une vieille femme nous observait d'un air méfiant. Elle avait dû nous suivre du regard depuis que nous fûmes visibles aux abords du lac. Sa stature était voûtée, elle semblait néanmoins entière, faite d'un seul bloc, une impression que rehaussait sa vieille robe bleue. Sous de longs cheveux blancs frisés, son visage portait l'âge d'une manière qui m'impressionna, tant les traits étaient burinés. L'on sentait en elle une grande force intérieure — celle des paysannes et des sorcières.

— "Holà, Marie!", fit Jean.

Elle répondit d'un bref mouvement de tête, comme hésitant entre nous parler et simplement retourner à ses occupations en nous ignorant. Je me sentais tout d'un coup quelque peu gêné, et j'espérais que, ainsi placé en retrait, elle ne prenne pas trop ombrage de notre présence inopportune. Un instant passa avant qu'elle ne se réanime. – Finalement elle sembla disposée à nous répondre.

— "Ah çà, Jeannot", fit-elle, avant d'ajouter après une courte pause: "Qui s'y est là le mônsieur?"

Il me présenta rapidement, comme un collègue du "dehors" venu aider, lui et le maire, dans le cadre d'une recherche qui allait nécessiter d'analyser des documents historiques du village, et qu'il serait très appréciable de pouvoir s'entretenir par la même occasion avec les habitants connaissant bien celui-ci et ses alentours. En lui parlant Jean usait parfois d'un mot en patois qui m'échappait, je n'étais pas habitué encore à tous les accents de la campagne. La vieille femme me regarda de la tête aux pieds et semblait avoir décidé que j'étais une présence acceptable, puisqu'elle me salua; elle nous invita dans sa demeure. — Dès que nous entrâmes, une odeur de lavande nous enveloppa. À l'intérieur de la petite pièce qui servait de salon, et s'organisait autour d'une table en bois au milieu de la pièce, tous les murs étaient couverts de bibelots anciens, et autour de ceux-ci l'on voyait de nombreuses autres plantes dans des pots de terre. Elle nous fit signe de nous asseoir et se dirigea lentement vers une porte étroite dans un recoin de la pièce, qui menait vraisemblablement à une cuisine; un moment plus tard, elle était revenue avec quelques gâteaux secs et une théière ciselée, en métal. En définitive, elle s'avérait causeuse, car elle commença alors à nous conter sa vie.

Elle était née ici, ses parents avaient connu la guerre. Enrôlé dans l'armée, son père était mort au front; sa mère avait attrapé la tuberculose et l'on l'avait soignée comme à l'époque, en faisant un trou dans le poumon et y mettant de l'huile — ce qui l'avait tuée peu après. Elle se retrouva orpheline, et ce fut alors sa grand-mère qui l'avait accueillie. Celle-ci était une ancienne; une très vieille dame qui connaissait encore les remèdes à base de simples et les plantes médicinales; toutes les deux maudissaient le docteur qui n'avait pas prêté gare à ses conseils et se moquait des cataplasmes de la vieille sorcière. — Comme le village évitait celle-ci à l'époque, la petite fille en souffrit également, souvent exclue des jeux de ses camarades; les moqueries revenaient toujours. Elle était devenue intouchable. "Môdite", grogna-t-elle. Alors, en grandissant, elle avait passé la plupart de ses heures de temps libre à apprendre le savoir de son aïeule, à s'occuper de ses plantes, à identifier et ramasser dans la forêt les types de branches qui serviraient aux emplâtres, à reconnaître les fougères dont le suc possédait des propriétés médicinales et se préparait en liniment. — Elle n'était pas sortie de l'adolescence lorsque sa grand-mère mourut à son tour, la laissant seule au monde. Elle garda la maison et vécut depuis de petits travaux, passant la plupart de son temps à cultiver ses plantes, et ses propres fruits et légumes — elle était végétarienne depuis plus de cinquante ans, nous dit-elle. — Elle n'avait jamais ressenti l'envie ni le besoin de trouver un mari ni de fonder une famille: son caractère s'était forgé aux marges de la société. Elle savait bien qu'aujourd'hui encore l'on chuchotait des choses sur elle, et ça la faisait rire que ces mêmes commères viennent la voir le soir ou la nuit, bien à l'abri des regards, lorsqu'elles avaient besoin d'une médecine ou d'un conseil. Oh, elle ne jugeait pas; toutefois, elle aurait bien souhaité que vînt à elle une apprentie-herbaliste, une jeune femme pour transmettre ses secrets aux générations futures. Elle se faisait vieille, dit-elle en finissant son histoire.

Nous écoutions, prenant de temps en temps une gorgée de thé, hochant parfois la tête pour lui montrer que nous suivions la conversation. Au fur et à mesure de son récit, je commençais à me poser quelques questions et me demandais s'il y aurait une manière habile pour lui exposer sans paraître intrusif; c'était, en particulier, si elle pouvait nous éclairer sur la décoction végétale retrouvée, et si elle avait bien connu la fille du maire. — Jean avait dû comprendre, car il plaça, l'air de rien, un "Tu parlais bên un peu avec l'Églantine non?".

La vieille femme acquiesça: oui, elle avait pensé que Églantine aurait peut-être pu devenir la dépositaire de son savoir, car elles s'appréciaient à l'époque et elle était la seule qui s'intéressât en effet aux plantes et à leurs vertus; son père, M. Griboux, ne le voyait pas vraiment d'un bon œil, préférant plutôt que sa fille passe son temps à travailler sur des choses utiles, lui souhaitant de se préparer un bon avenir et une bonne situation. Hélas, ses ambitions avaient été anéanties par le crime horrible... Elle n'avait que quatorze ans. C'était une histoire tragique.

Après une pause, je lui posa alors l'autre question que je tentais de mettre en mots depuis:

— "Est-ce qu'il existe un remède à base de sauge, rhubarbe, basilic et jasmin?"

Elle prit un air sombre et j'eus l'impression d'avoir commis en écart. Je m'empressai de préciser que dans le cadre de mes recherches historiques j'avais eu vent d'un tel mélange, mais que ne m'y connaissant pas du tout en herboristerie, celui-ci me paraissait complètement hermétique, et que tout indice qu'elle pouvait me donner me serait bien utile; qu'au demeurant ça n'était pas nécessaire non plus, donc je comprendrais parfaitement si elle souhaitait ne pas divulguer de secret. — Un nouveau silence, insondable, s'était emparé de l'instant; pourtant, à nouveau, elle décida de me répondre, et je me répétais alors plusieurs fois ses mots: "Ça dépend de quelle sauge... Il faut utiliser de la sauge des devins; y joindre rhubarbe et sucre pour contrer l'amertume, et la macérer dans un thé épais de basilic et de jasmin pour obtenir un mélange qui donne le pouvoir de communiquer avec les animaux, la forêt, et l'au-delà". —

Nous étions songeurs en longeant le lac, sur le chemin du retour; j'avais l'impression que certains aspects de cet affaire étaient liés d'une manière plus subtile que ce que j'avais imaginé à première vue. Je comprenais également pourquoi Jean m'avait suggéré de rencontrer la Marie en premier lieu; il savait qu'il y existait une relation entre elle et la fille du maire, une relation plus signifiante que celle que l'on trouve entre chaque habitant — dans ces villages, tout le monde se connaît.

Une fois que nous fûmes hors de vue de la maison, Jean sortit quelque chose de sa poche pour me le montrer. C'était une feuille de basilic. Il l'avait cueillie dans un des pots, discrètement, ayant reconnu la plante; je pourrais l'analyser ce soir avec les autres indices que nous collecterions. Il nous restait encore du temps avant midi; nous pourrions aller rencontrer un autre ancien du village, le vieux maître d'école. Il habitait près de mon auberge — nous nous y dirigeâmes.

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