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De la haine de soi à la haine de l'autre

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DroitDeRéponse

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Membre, Mr.Préfait, 43ans Posté(e)
Mak Marceau Membre 6 067 messages
43ans‚ Mr.Préfait,
Posté(e)

La xénophobie est elle le rejeton de la haine de soi ?

Haaa les homosexuel et leur propagande. Les homosexuel et qui ont tant besoin de l'immigration.

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Membre, Un con qui marche ira plus loin qu'un intellectuel assis, 53ans Posté(e)
DroitDeRéponse Membre 90 681 messages
53ans‚ Un con qui marche ira plus loin qu'un intellectuel assis,
Posté(e)

Haaa les homosexuel et leur propagande. Les homosexuel et qui ont tant besoin de l'immigration.

:spam:

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Membre, 34ans Posté(e)
Name Membre 2 076 messages
Forumeur Débutant‚ 34ans‚
Posté(e)

La xénophobie est elle le rejeton de la haine de soi ?

La xénophobie est le rejeton de la mondialisation, synonyme de mixité accélérée, et d'évolution de notre identité à terme. Ce changement ne va pas sans remous psychologiques. La haine est une manifestation de peur face à ce changement radical.

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Membre, Un con qui marche ira plus loin qu'un intellectuel assis, 53ans Posté(e)
DroitDeRéponse Membre 90 681 messages
53ans‚ Un con qui marche ira plus loin qu'un intellectuel assis,
Posté(e)

http://www.dailymoti...ialisation_news

Pourquoi la vitesse est-elle à ce point ancrée dans le fonctionnement de notre société ?

La vitesse fait partie du grand mythe du progrès, qui anime la civilisation occidentale depuis le XVIIIe et le XIXe siècle. L’idée sous-jacente, c’est que nous allons grâce à lui vers un avenir toujours meilleur. Plus vite nous allons vers cet avenir meilleur, et mieux c’est, naturellement. C’est dans cette optique que se sont multipliées les communications, aussi bien économiques que sociales, et toutes sortes de techniques qui ont permis de créer des transports rapides. Je pense notamment à la machine à vapeur, qui n’a pas été inventée pour des motivations de vitesse mais pour servir l’industrie des chemins de fer, lesquels sont eux-mêmes devenus de plus en plus rapides. Tout cela est corrélatif par le fait de la multiplication des activités et rend les gens de plus en plus pressés. Nous sommes dans une époque où la chronologie s’est imposée.

Cela est-il donc si nouveau ?

Dans les temps anciens, vous vous donniez rendez-vous quand le soleil se trouvait au zénith. Au Brésil, dans des villes comme Belém, encore aujourd’hui, on se retrouve « après la pluie ». Dans ces schémas, vos relations s’établissent selon un rythme temporel scandé par le soleil. Mais la montre-bracelet, par exemple, a fait qu’un temps abstrait s’est substitué au temps naturel. Et le système de compétition et de concurrence – qui est celui de notre économie marchande et capitaliste – fait que pour la concurrence, la meilleure performance est celle qui permet la plus grande rapidité. La compétition s’est donc transformée en compétitivité, ce qui est une perversion de la concurrence.

Cette quête de vitesse n’est-elle pas une illusion ?

En quelque sorte si. On ne se rend pas compte – alors même que nous pensons faire les choses rapidement – que nous sommes intoxiqués par le moyen de transport lui-même qui se prétend rapide. L’utilisation de moyens de transport toujours plus performants, au lieu d’accélérer notre temps de déplacement, finit – notamment à cause des embouteillages – par nous faire perdre du temps ! Comme le disait déjà Ivan Illich (philosophe autrichien né en 1926 et mort en 2002, ndlr) : « La voiture nous ralentit beaucoup. » Même les gens, immobilisés dans leur automobile, écoutent la radio et ont le sentiment d’utiliser malgré tout le temps de façon utile. Idem pour la compétition de l’information. On se rue désormais sur la radio ou la télé pour ne pas attendre la parution des journaux. Toutes ces multiples vitesses s’inscrivent dans une grande accélération du temps, celui de la mondialisation. Et tout cela nous conduit sans doute vers des catastrophes.

Le progrès et le rythme auquel nous le construisons nous détruit-il nécessairement ?

Le développement techno-économique accélère tous les processus de production de biens et de richesses, qui eux-mêmes accélèrent la dégradation de la biosphère et la pollution généralisée. Les armes nucléaires se multiplient et on demande aux techniciens de faire toujours plus vite. Tout cela, effectivement, ne va pas dans le sens d’un épanouissement individuel et collectif !

Pourquoi cherchons-nous systématiquement une utilité au temps qui passe ?

Prenez l’exemple du déjeuner. Le temps signifie convivialité et qualité. Aujourd’hui, l’idée de vitesse fait que dès qu’on a fini son assiette, on appelle un garçon qui se dépêche pour débarrasser et la remplacer. Si vous vous emmerdez avec votre voisin, vous aurez tendance à vouloir abréger ce temps. C’est le sens du mouvement slow food dont est née l’idée de « slow life », de « slow time » et même de « slow science ». Un mot là-dessus. Je vois que la tendance des jeunes chercheurs, dès qu’ils ont un domaine, même très spécialisé, de travail, consiste pour eux à se dépêcher pour obtenir des résultats et publier un « grand » article dans une « grande » revue scientifique internationale, pour que personne d’autre ne publie avant eux. Cet esprit se développe au détriment de la réflexion et de la pensée. Notre temps rapide est donc un temps antiréflexif. Et ce n’est pas un hasard si fleurissent dans notre pays un certain nombre d’institutions spécialisées qui prônent le temps de méditation. Le yoguisme, par exemple, est une façon d’interrompre le temps rapide et d’obtenir un temps tranquille de méditation. On échappe de la sorte à la chronométrie. Les vacances, elles aussi, permettent de reconquérir son temps naturel et ce temps de la paresse. L’ouvrage de Paul Lafargue Le droit à la paresse (qui date de 1880, ndlr) reste plus actuel que jamais car ne rien faire signifie temps mort, perte de temps, temps non-rentable.

Pourquoi ?

Nous sommes prisonniers de l’idée de rentabilité, de productivité et de compétitivité. Ces idées se sont exaspérées avec la concurrence mondialisée, dans les entreprises, puis répandues ailleurs. Idem dans le monde scolaire et universitaire ! La relation entre le maître et l’élève nécessite un rapport beaucoup plus personnel que les seules notions de rendement et de résultats. En outre, le calcul accélère tout cela. Nous vivons un temps où il est privilégié pour tout. Aussi bien pour tout connaître que pour tout maîtriser. Les sondages qui anticipent d’un an les élections participent du même phénomène. On en arrive à les confondre avec l’annonce du résultat. On tente ainsi de supprimer l’effet de surprise toujours possible.

A qui la faute ? Au capitalisme ? A la science ?

Nous sommes pris dans un processus hallucinant dans lequel le capitalisme, les échanges, la science sont entraînés dans ce rythme. On ne peut rendre coupable un seul homme. Faut-il accuser le seul Newton d’avoir inventé la machine à vapeur ? Non. Le capitalisme est essentiellement responsable, effectivement. Par son fondement qui consiste à rechercher le profit. Par son moteur qui consiste à tenter, par la concurrence, de devancer son adversaire. Par la soif incessante de « nouveau » qu’il promeut grâce à la publicité… Quelle est cette société qui produit des objets de plus en plus vite obsolètes ? Cette société de consommation qui organise la fabrication de frigos ou de machines à laver non pas à la durée de vie infinie, mais qui se détraquent au bout de huit ans ? Le mythe du nouveau, vous le voyez bien – et ce, même pour des lessives – vise à toujours inciter à la consommation. Le capitalisme, par sa loi naturelle – la concurrence –, pousse ainsi à l’accélération permanente, et par sa pression consommationniste, à toujours se procurer de nouveaux produits qui contribuent eux aussi à ce processus. On le voit à travers de multiples mouvements dans le monde, ce capitalisme est questionné. Notamment dans sa dimension financière…

Nous sommes entrés dans une crise profonde sans savoir ce qui va en sortir. Des forces de résistance se manifestent effectivement. L’économie sociale et solidaire en est une. Elle incarne une façon de lutter contre cette pression. Si on observe une poussée vers l’agriculture biologique avec des petites et moyennes exploitations et un retour à l’agriculture fermière, c’est parce qu’une grande partie de l’opinion commence à comprendre que les poulets et les porcs industrialisés sont frelatés et dénaturent les sols et la nappe phréatique. Une quête vers les produits artisanaux, les Amap (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne, ndlr), indique que nous souhaitons échapper aux grandes surfaces qui, elles-mêmes, exercent une pression du prix minimum sur le producteur et tentent de répercuter un prix maximum sur le consommateur. Le commerce équitable tente, lui aussi, de court-circuiter les intermédiaires prédateurs. Certes, le capitalisme triomphe dans certaines parties du monde, mais une autre frange voit naître des réactions qui ne viennent pas seulement des nouvelles formes de production (coopératives, exploitations bio), mais de l’union consciente des consommateurs. C’est à mes yeux une force inemployée et faible car encore dispersée. Si cette force prend conscience des produits de qualité et des produits nuisibles, superficiels, une force de pression incroyable se mettra en place et permettra d’influer sur la production.

Les politiques et leurs partis ne semblent pas prendre conscience de ces forces émergentes. Ils ne manquent pourtant pas d’intelligence d’analyse…

Mais vous partez de l’hypothèse que ces hommes et femmes politiques ont déjà fait cette analyse. Or, vous avez des esprits limités par certaines obsessions, certaines structures.

Par obsession, vous entendez croissance ?

Oui ! Ils ne savent même pas que la croissance – à supposer qu’elle revienne un jour dans les pays que l’on dit développés – ne dépassera pas 2 % ! Ce n’est donc pas cette croissance-là qui parviendra à résoudre la question de l’emploi ! La croissance que l’on souhaite rapide et forte est une croissance dans la compétition. Elle amène les entreprises à mettre des machines à la place des hommes et donc à liquider les gens et à les aliéner encore davantage. Il me semble donc terrifiant de voir que des socialistes puissent défendre et promettre plus de croissance. Ils n’ont pas encore fait l’effort de réfléchir et d’aller vers de nouvelles pensées.

Décélération signifierait décroissance ?

Ce qui est important, c’est de savoir ce qui doit croître et ce qui doit décroître. Il est évident que les villes non polluantes, les énergies renouvelables et les grands travaux collectifs salutaires doivent croître. La pensée binaire, c’est une erreur. C’est la même chose pour mondialiser et démondialiser : il faut poursuivre la mondialisation dans ce qu’elle créé de solidarités entre les peuples et envers la planète, mais il faut la condamner quand elle crée ou apporte non pas des zones de prospérité mais de la corruption ou de l’inégalité. Je milite pour une vision complexe des choses.

La vitesse en soi n’est donc pas à blâmer ?

Voilà. Si je prends mon vélo pour aller à la pharmacie et que je tente d’y parvenir avant que celle-ci ne ferme, je vais pédaler le plus vite possible. La vitesse est quelque chose que nous devons et pouvons utiliser quand le besoin se fait sentir. Le vrai problème, c’est de réussir le ralentissement général de nos activités. Reprendre du temps, naturel, biologique, au temps artificiel, chronologique et réussir à résister. Vous avez raison de dire que ce qui est vitesse et accélération est un processus de civilisation extrêmement complexe, dans lequel techniques, capitalisme, science, économie ont leur part. Toutes ces forces conjuguées nous poussent à accélérer sans que nous n’ayons aucun contrôle sur elles. Car notre grande tragédie, c’est que l’humanité est emportée dans une course accélérée, sans aucun pilote à bord. Il n’y a ni contrôle, ni régulation. L’économie elle-même n’est pas régulée. Le Fonds monétaire international n’est pas en ce sens un véritable système de régulation.

Le politique n’est-il pas tout de même censé « prendre le temps de la réflexion » ?

On a souvent le sentiment que par sa précipitation à agir, à s’exprimer, il en vient à œuvrer sans nos enfants, voire contre eux… Vous savez, les politiques sont embarqués dans cette course à la vitesse. J’ai lu une thèse récemment sur les cabinets ministériels. Parfois, sur les bureaux des conseillers, on trouvait des notes et des dossiers qualifiés de « U » pour « urgent ». Puis sont apparus les « TU » pour « très urgent » puis les « TTU ». Les cabinets ministériels sont désormais envahis, dépassés. Le drame de cette vitesse, c’est qu’elle annule et tue dans l’œuf la pensée politique. La classe politique n’a fait aucun investissement intellectuel pour anticiper, affronter l’avenir. C’est ce que j’ai tenté de faire dans mes livres comme Introduction à une politique de l’homme, La voie, Terre-patrie… L’avenir est incertain, il faut essayer de naviguer, trouver une voie, une perspective. Il y a toujours eu, dans l’Histoire, des ambitions personnelles. Mais elles étaient liées à des idées. De Gaulle avait sans doute une ambition, mais il avait une grande idée. Churchill avait de l’ambition au service d’une grande idée, qui consistait à vouloir sauver l’Angleterre du désastre. Désormais, il n’y a plus de grandes idées, mais de très grandes ambitions avec des petits bonshommes ou des petites bonnes femmes.

Michel Rocard déplorait il y a peu pour « Terra eco » la disparition de la vision à long terme…

Il a raison, mais il a tort. Un vrai politique ne se positionne pas dans l’immédiat mais dans l’essentiel. A force d’oublier l’essentiel pour l’urgence, on finit par oublier l’urgence de l’essentiel. Ce que Michel Rocard appelle le « long terme », je l’intitule « problème de fond », « question vitale ». Penser qu’il faut une politique planétaire pour la sauvegarde de la biosphère – avec un pouvoir de décision qui répartisse les responsabilités car on ne peut donner les mêmes responsabilités à des pays riches et à des pays pauvres –, c’est une politique essentielle à long terme. Mais ce long terme doit être suffisamment rapide car la menace elle-même se rapproche.

Le président de la République Nicolas Sarkozy n’incarne-t-il pas l’immédiateté et la présence médiatique permanente ?

Il symbolise une agitation dans l’immédiateté. Il passe à des immédiatetés successives. Après l’immédiateté, qui consiste à accueillir le despote libyen Kadhafi car il a du pétrole, succède l’autre immédiateté, où il faut détruire Kadhafi sans pour autant oublier le pétrole… En ce sens, Sarkozy n’est pas différent des autres responsables politiques, mais son caractère versatile et capricieux en font quelqu’un de très singulier pour ne pas dire un peu bizarre.

Edgar Morin, vous avez 90 ans. L’état de perpétuelle urgence de nos sociétés vous rend-il pessimiste ?

Cette absence de vision m’oblige à rester sur la brèche. Il y a une continuité dans la discontinuité. Je suis passé de l’époque de la Résistance où j’étais jeune, où il y avait un ennemi, un occupant et un danger mortel, à d’autres formes de résistances qui ne portaient pas, elles, de danger de mort, mais celui de rester incompris, calomnié ou bafoué. Après avoir été communiste de guerre et après avoir combattu l’Allemagne nazie avec de grands espoirs, j’ai vu que ces espoirs étaient trompeurs et j’ai rompu avec ce totalitarisme-là, devenu ennemi de l’humanité. J’ai combattu cela et résisté. J’ai ensuite – naturellement – défendu l’indépendance du Vietnam ou de l’Algérie, quand il s’agissait de liquider un passé colonial. Cela me semblait si logique après avoir lutté pour la propre indépendance de la France, mise en péril par le nazisme. Au bout du compte, nous sommes toujours pris dans des nécessités de résister.

Et aujourd’hui ?

Aujourd’hui, je me rends compte que nous sommes sous la menace de deux barbaries associées. Humaine tout d’abord, qui vient du fond de l’histoire et qui n’a jamais été liquidée : le camp américain de Guantánamo ou l’expulsion d’enfants et de parents que l’on sépare, ça se passe aujourd’hui ! Cette barbarie-là est fondée sur le mépris humain. Et puis la seconde, froide et glacée, fondée sur le calcul et le profit. Ces deux barbaries sont alliées et nous sommes contraints de résister sur ces deux fronts. Alors, je continue avec les mêmes aspirations et révoltes que celles de mon adolescence, avec cette conscience d’avoir perdu des illusions qui pouvaient m’animer quand, en 1931, j’avais dix ans.

La combinaison de ces deux barbaries nous mettrait en danger mortel…

Oui, car ces guerres peuvent à tout instant se développer dans le fanatisme. Le pouvoir de destruction des armes nucléaires est immense et celui de la dégradation de la biosphère pour toute l’humanité est vertigineux. Nous allons, par cette combinaison, vers des cataclysmes. Toutefois, le probable, le pire, n’est jamais certain à mes yeux, car il suffit parfois de quelques événements pour que l’évidence se retourne. Des femmes et des hommes peuvent-ils aussi avoir ce pouvoir ?

Malheureusement, dans notre époque, le système empêche les esprits de percer. Quand l’Angleterre était menacée à mort, un homme marginal a été porté au pouvoir, qui se nommait Churchill. Quand la France était menacée, ce fut De Gaulle. Pendant la Révolution, de très nombreuses personnes, qui n’avaient aucune formation militaire, sont parvenues à devenir des généraux formidables, comme Hoche ou Bonaparte ; des avocaillons comme Robespierre, de grands tribuns. Des grandes époques de crise épouvantable suscitent des hommes capables de porter la résistance. Nous ne sommes pas encore assez conscients du péril. Nous n’avons pas encore compris que nous allons vers la catastrophe et nous avançons à toute allure comme des somnambules.

Le philosophe Jean-Pierre Dupuy estime que de la catastrophe naît la solution. Partagez-vous son analyse ?

Il n’est pas assez dialectique. Il nous dit que la catastrophe est inévitable mais qu’elle constitue la seule façon de savoir qu’on pourrait l’éviter. Moi je dis : la catastrophe est probable, mais il y a l’improbabilité. J’entends par « probable », que pour nous observateurs, dans le temps où nous sommes et dans les lieux où nous sommes, avec les meilleures informations disponibles, nous voyons que le cours des choses nous emmène à toute vitesse vers les catastrophes. Or, nous savons que c’est toujours l’improbable qui a surgi et qui a « fait » la transformation. Bouddha était improbable, Jésus était improbable, Mahomet, la science moderne avec Descartes, Pierre Gassendi, Francis Bacon ou Galilée était improbables, le socialisme avec Marx ou Proudhon était improbable, le capitalisme était improbable au Moyen-Age… Regardez Athènes. Cinq siècles avant notre ère, vous avez une petite cité grecque qui fait face à un empire gigantesque, la Perse. Et à deux reprises – bien que détruite la seconde fois – Athènes parvient à chasser ces Perses grâce au coup de génie du stratège Thémistocle, à Salamine. Grâce à cette improbabilité incroyable est née la démocratie, qui a pu féconder toute l’histoire future, puis la philosophie. Alors, si vous voulez, je peux aller aux mêmes conclusions que Jean-Pierre Dupuy, mais ma façon d’y aller est tout à fait différente. Car aujourd’hui existent des forces de résistance qui sont dispersées, qui sont nichées dans la société civile et qui ne se connaissent pas les unes les autres. Mais je crois au jour où ces forces se rassembleront, en faisceaux. Tout commence par une déviance, qui se transforme en tendance, qui devient une force historique. Nous n’en sommes pas encore là, certes, mais c’est possible.

Il est donc possible de rassembler ces forces, d’engager la grande métamorphose, de l’individu puis de la société ?

Ce que j’appelle la métamorphose, c’est le terme d’un processus dans lequel de multiples réformes, dans tous les domaines, commencent en même temps.

Nous sommes déjà dans un processus de réformes…

Non, non. Pas ces pseudo-réformes. Je parle de réformes profondes de vie, de civilisation, de société, d’économie. Ces réformes-là devront se mettre en marche simultanément et être intersolidaires.

Vous appelez cette démarche « le bien-vivre ». L’expression semble faible au regard de l’ambition que vous lui conférez.

L’idéal de la société occidentale – « bien-être » – s’est dégradé en des choses purement matérielles, de confort et de propriété d’objet. Et bien que ce mot « bien-être » soit très beau, il fallait trouver autre chose. Et quand le président de l’Equateur Rafael Correa a trouvé cette formule de « bien-vivre », reprise ensuite par Evo Morales (le président bolivien, ndlr), elle signifiait un épanouissement humain, non seulement au sein de la société mais aussi de la nature. L’expression « bien vivir » est sans doute plus forte en espagnol qu’en français. Le terme est « actif » dans la langue de Cervantès et passif dans celle de Molière. Mais cette idée est ce qui se rapporte le mieux à la qualité de la vie, à ce que j’appelle la poésie de la vie, l’amour, l’affection, la communion et la joie et donc au qualitatif, que l’on doit opposer au primat du quantitatif et de l’accumulation. Le bien-vivre, la qualité et la poésie de la vie, y compris dans son rythme, sont des choses qui doivent – ensemble – nous guider. C’est pour l’humanité une si belle finalité. Cela implique aussi et simultanément de juguler des choses comme la spéculation internationale… Si l’on ne parvient pas à se sauver de ces pieuvres qui nous menacent et dont la force s’accentue, s’accélère, il n’y aura pas de bien-vivre. —

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La mondialisation est un choc identitaire, mais ni la haine de l'autre ni la haine de soi n'ont attendu la mondialisation .

Peut elle au final être une chance en confrontant le soi à toutes les altérités ?

La xénophobie est le rejeton de la mondialisation, synonyme de mixité accélérée, et d'évolution de notre identité à terme. Ce changement ne va pas sans remous psychologiques. La haine est une manifestation de peur face à ce changement radical.

La xénophobie existait pourtant bien avant la mondialisation .

Qu'elle accélère le processus , soit, mais qu'elle en soit la mère , j'en doute .

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Membre, Animal sauvage, Posté(e)
Mr_Fox Membre 18 189 messages
Animal sauvage,
Posté(e)

Je ne suis pas fan des processus victimaires , il en existent déjà bien assez comme cela .

Le pouvoir est exercé en notre nom et par notre vote .

Quant aux différents processus victimaires ils sont bien plus le fait de la société civile que de nos politicards .

Bref dans tous les cas tout comme la haine de soi peut par commodité muer en haine de l'autre , les pourquoi qui dérangent peuvent parfois être portés par ceux qui nous représentent.

René Girard reprenant les travails d'ethnologues mets d'ailleurs à jour le fait que dans de nombreuses tribus, c'est le roi qui sert de victime émissaire ( ie si ca va pas , c'est de sa faute ).

Dans les sociétés autres que la France, les gens ont un nom. Avant 1983, en France les habitants étaient les français. Depuis ce sont les racistes.

L'interdiction faite aux français de se nommer et de revendiquer une existence au nom de la haine de la France (france = racisme = esclavage = colonisation = le Mal) et des français est une décision politique.

C'est une politique de long terme qui a pour but de détruire l'identité par la haine de soi. La décision symétrique a été de dire aux immigrés qu'ils étaient français, seuls détenteurs de ce nom.

Vous connaissez certainement la phrase "je suis plus français que vous" lancée d'un immigré à un non-immigré. Tel est son sens.

Ce faisant, on a interdit à ceux qui avaient des racines ici d'exister et obligé ceux qui n'en avaient pas à en revendiquer de fausses. Ce qui a fait perdre à tous leur identité et a donc engendré la haine d'eux-mêmes qui se reporte sur l'autre, celui qui a ce qui nous manque.

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Membre, 34ans Posté(e)
Name Membre 2 076 messages
Forumeur Débutant‚ 34ans‚
Posté(e)

La mondialisation est un choc identitaire, mais ni la haine de l'autre ni la haine de soi n'ont attendu la mondialisation .

Peut elle au final être une chance en confrontant le soi à toutes les altérités ?

La haine de l'autre nait surtout de la peur de ne plus être soi. Notre identité est irrémédiablement remise en cause. Nous ne savons pas ce que nous serons demain. Nous oscillons entre l'acceptation enthousiaste ou inquiète et le repli sur soi ou le rejet de l'autre. Le tout en alternance, à l'échelle de l'individu ou la civilisation selon le contexte. Que la mondialisation soit une chance ou un malheur, l'avenir nous le dira. Mais nous n'avons pas tellement le choix.

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Membre, 34ans Posté(e)
Name Membre 2 076 messages
Forumeur Débutant‚ 34ans‚
Posté(e)

La xénophobie existait pourtant bien avant la mondialisation .

Qu'elle accélère le processus , soit, mais qu'elle en soit la mère , j'en doute .

Je n'affirme pas que la mondialisation est la mère de la xénophobie. Je dis que la xénophobie, rejet de l'autre, résulte de la peur de n'être plus soi. Réflexe de préservation de l'identité pour hier, doublée aujourd'hui de la peur de perdre irrémédiablement cette identité dans l'avenir.

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Membre, 46ans Posté(e)
renard79 Membre 3 212 messages
Baby Forumeur‚ 46ans‚
Posté(e)

Dans les sociétés autres que la France, les gens ont un nom. Avant 1983, en France les habitants étaient les français. Depuis ce sont les racistes.

L'interdiction faite aux français de se nommer et de revendiquer une existence au nom de la haine de la France (france = racisme = esclavage = colonisation = le Mal) et des français est une décision politique.

C'est une politique de long terme qui a pour but de détruire l'identité par la haine de soi. La décision symétrique a été de dire aux immigrés qu'ils étaient français, seuls détenteurs de ce nom.

Vous connaissez certainement la phrase "je suis plus français que vous" lancée d'un immigré à un non-immigré. Tel est son sens.

Ce faisant, on a interdit à ceux qui avaient des racines ici d'exister et obligé ceux qui n'en avaient pas à en revendiquer de fausses. Ce qui a fait perdre à tous leur identité et a donc engendré la haine d'eux-mêmes qui se reporte sur l'autre, celui qui a ce qui nous manque.

L'analyse est plutôt pas mal. C'est juste dommage qu'on y ressente une certaine émotion car le jugement est quelque peu faussé quand tu dis que "Depuis, ce sont les racistes." Mais l'idée d'évoquer la perte d'identité est pertinent avec le sujet sur cette haine de soi, de l'autre.

Après, juger la France par rapport aux autres pays, on pourrait penser que tu as raison mais pour en être sûr, il aurait fallu avoir vécu dans plusieurs pays pour être légitime à affirmer de telles choses. Mais c'est vrai qu'en France, on peut expliquer plein de choses à partir de cette crise d'identité, cette perte d'identité.

Le FN par exemple: le vote FN peut s'expliquer par le fait que les français, ayant perdu une partie de leur identité avec l'immigration, la mondialisation etc... veuillent renouer avec celle-ci car ils n'aiment pas ce que leur pays est devenu, ce que les français sont devenus. C'est donc en quelque sorte une sorte de haine de soi qui s'est répercuté sur les autres.

On peut aussi parler de ces quelques immigrés qui votent FN. En gros, ces gens votent contre eux. Là, le cas est encore plus vicieux car en plus d'un comportement de haine, il inclut un comportement schizo.

Modifié par renard79
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Membre, Un con qui marche ira plus loin qu'un intellectuel assis, 53ans Posté(e)
DroitDeRéponse Membre 90 681 messages
53ans‚ Un con qui marche ira plus loin qu'un intellectuel assis,
Posté(e)

La haine de l'autre nait surtout de la peur de ne plus être soi. Notre identité est irrémédiablement remise en cause. Nous ne savons pas ce que nous serons demain. Nous oscillons entre l'acceptation enthousiaste ou inquiète et le repli sur soi ou le rejet de l'autre. Le tout en alternance, à l'échelle de l'individu ou la civilisation selon le contexte. Que la mondialisation soit une chance ou un malheur, l'avenir nous le dira. Mais nous n'avons pas tellement le choix.

Cette approche est la plus directe.

Mais si nous grattons un peu, ceux dont l'identité est forte sont ils ceux le plus sujet à la haine de l'autre ?

Exemple : certains identitaires musulmans français ( djihadistes ) ont une haine de l'autre alors même que leur propre identité est inexistante , fantasmée . Réciproquement des identitaires se revendiquant du judéo christianisme ou je ne sais quoi , ne connaisse pas vraiment le sens du mot, témoignant d'une identité tout autant fantasmée .

Modifié par DroitDeRéponse
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Membre, Un con qui marche ira plus loin qu'un intellectuel assis, 53ans Posté(e)
DroitDeRéponse Membre 90 681 messages
53ans‚ Un con qui marche ira plus loin qu'un intellectuel assis,
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L'analyse est plutôt pas mal. C'est juste dommage qu'on y ressente une certaine émotion car le jugement est quelque peu faussé quand tu dis que "Depuis, ce sont les racistes." Mais l'idée d'évoquer la perte d'identité est pertinent avec le sujet sur cette haine de soi, de l'autre.

Après, juger la France par rapport aux autres pays, on pourrait penser que tu as raison mais pour en être sûr, il aurait fallu avoir vécu dans plusieurs pays pour être légitime à affirmer de telles choses. Mais c'est vrai qu'en France, on peut expliquer plein de choses à partir de cette crise d'identité, cette perte d'identité.

Le FN par exemple: le vote FN peut s'expliquer par le fait que les français, ayant perdu une partie de leur identité avec l'immigration, la mondialisation etc... veuillent renouer avec celle-ci car ils n'aiment pas ce que leur pays est devenu, ce que les français sont devenus. C'est donc en quelque sorte une sorte de haine de soi qui s'est répercuté sur les autres.

On peut aussi parler de ces quelques immigrés qui votent FN. En gros, ces gens votent contre eux. Là, le cas est encore plus vicieux car en plus d'un comportement de haine, il inclut un comportement schizo.

Pour ma part j'éviterai de mélanger le sujet à la politique.

Je ne suis pas sur que le vote FN soit un vote exprimant majoritairement le rejet de l'autre .

La dimension économique ( et le rejet d'une politique fiction ) est bien trop prégnante pour y coller un discours sur la haine de l'autre .

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Membre, 46ans Posté(e)
renard79 Membre 3 212 messages
Baby Forumeur‚ 46ans‚
Posté(e)

Je parle surtout du vote historique du FN, c'est à dire celui d'un vote xénophobe et raciste.

Mais sinon, il me semble que pour que ton sujet puisse évoluer, il devient nécessaire de discuter de cette notion d'identité perdue. Et il faut dire qu'en France, nous sommes parmi les précurseurs (de cette identité perdue).

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Membre, 34ans Posté(e)
Name Membre 2 076 messages
Forumeur Débutant‚ 34ans‚
Posté(e)

Cette approche est la plus directe.

Mais si nous grattons un peu, ceux dont l'identité est forte sont ils ceux le plus sujet à la haine de l'autre ?

Le rejet de l'autre, qui me semble plus approprié que la haine, nait du sentiment d'être attaqué dans son identité. Dans le processus de la mondialisation, la mixité est perçue comme perte de l'identité actuelle. D'où la réaction de renforcement de l'identité actuelle autour de la religion pour certains, de la politique pour d'autres. Ce radicalisme entraine guerres et terrorismes, et tente de faire dégénérer la situation en choc de civilisations, pour s'imposer comme identité dominante et tenter d'éviter l'inévitable, la mixité. Par la mixité, j'entends l'ensemble des mixités possibles, et pas une mixité unique.

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Membre, Un con qui marche ira plus loin qu'un intellectuel assis, 53ans Posté(e)
DroitDeRéponse Membre 90 681 messages
53ans‚ Un con qui marche ira plus loin qu'un intellectuel assis,
Posté(e)

Je parle surtout du vote historique du FN, c'est à dire celui d'un vote xénophobe et raciste.

Mais sinon, il me semble que pour que ton sujet puisse évoluer, il devient nécessaire de discuter de cette notion d'identité perdue. Et il faut dire qu'en France, nous sommes parmi les précurseurs (de cette identité perdue).

Auparavant on va revenir aux bases :)

http://phiphilo.blog...-lautre-et.html

HAINE DE SOI, HAINE DE L'AUTRE ET TOTALITARISME.

On trouve, dans la République de Platon, exposée l'idée que l'on ne peut pas, dans le même temps, être l'ami de soi-même et l'ennemi d'autrui. Voici le passage sans doute le plus significatif de cet exposé :

"
il y a dans l'État [
polis
] et dans l'âme d'un individu [
psukhès tou ekastou
] des parties correspondantes et égales en nombre. [...] Ainsi nous dirons, je pense, mon cher Glaucon, que ce qui rend l'État juste [
dikaïon
], rend également l'individu juste [et que] l'État est juste, lorsque chacun des trois ordres qui le composent remplit le devoir qui lui est propre. [...] Souvenons-nous donc que, lorsque chacune des parties de nous-mêmes remplira le devoir [
pratteïn
] qui lui est propre, alors nous serons justes et nous remplirons notre devoir. [...] N'appartient-il pas à la raison [
logistikon
] de commander [
arkheïn
], puisque c'est en elle que réside la sagesse, et qu'elle est chargée de veiller sur l'âme tout entière ? Et n'est-ce pas à la colère [
thumoeïdès
] d'obéir et de la seconder ? [...] Ces deux parties de l'âme ayant été ainsi élevées, instruites et exercées à remplir leurs devoirs, gouverneront la partie où siège le désir [
épitumèthikon
], qui occupe la plus grande partie de notre âme et qui est insatiable de sa nature [
phuseï aplèstotaton
] ; elles prendront garde que celle-ci, après s'être accrue et fortifiée par la jouissance des plaisirs du corps, ne sorte de son domaine et ne prétende se donner sur elles une autorité qui ne lui appartient pas, et qui troublerait l'économie générale. [...] En présence des ennemis du dehors [
tous exôten polémious
], elles prendront les meilleures mesures pour la sûreté de l'âme et du corps ; l'une délibérera, l'autre, soumise à son commandement, combattra, et secondée du courage, exécutera ce que la raison aura résolu. [...] Et nous appelons l'homme courageux [
andreïos
], lorsque cette partie de l'âme où réside la colère suit constamment, au milieu des peines et des plaisirs, les ordres de la raison sur ce qui est à craindre ou ne l'est pas. [...] Nous l'appelons prudent [
sophos
] à cause de cette petite partie de son âme qui a exercé le commandement et donné ces ordres ; qui possède en elle-même la science [
logos
] de ce qui convient à chacune des trois parties et à toutes ensemble. [...] Et tempérant [
sôphronos
], par l'amitié [
philia
] et l'harmonie [
sumphonia
] qui règnent entre la partie qui commande et celles qui obéissent, lorsque ces deux dernières demeurent d'accord que c'est à la raison de commander et ne lui disputent pas l'autorité ? [...] La cause de tout cela, n'est-ce pas que chacune des parties de son âme remplit son devoir, qu'il s'agisse de commander ou d'obéir ? [
De sorte que
la justice] [
dikaïosunè
] ne s'arrête point aux actions extérieures de l'homme, et qu'elle en règle l'intérieur, ne permettant à aucune des parties de l'âme de faire quelque chose qui lui soit étranger, ni d'intervertir leurs fonctions. L’homme juste [...] établit un ordre véritable dans son intérieur, [...], il devient ami de lui-même [
philos héautoï
], il harmonise les trois parties de son âme
"(Platon,
République
, IV, 441c-443d).

Ce passage remarquable repose sur une double analogie. Une analogie tacite : l'âme individuelle est au corps individuel ce que l'âme collective (l'État) est au corps collectif (société). Et une analogie explicite : "il y a dans l'État [polis] et dans l'âme d'un individu [psukhès tou ekastou] des parties correspondantes et égales en nombre". Non seulement "égales en nombre" mais aussi "correspondantes", c'est-à-dire homologues : une "partie" intellective (la raison d'un côté, le gouvernement de l'autre), une "partie" irascible (le courage et la colère d'un côté, l'armée et la police de l'autre) et une partie concupiscible (le désir et le plaisir d'un côté, la populace et la consommation de l'autre). Dans les deux cas, donc, les rapports entre ces trois "parties" peuvent être ou ne pas être harmonieuses. "Harmonieuses" voulant dire ici, "ce qui convient à chacune des trois parties et à toutes ensemble", "que chacune des parties de son âme rempli[sse] son devoir", l'harmonie "ne permettant à aucune des parties de l'âme de faire quelque chose qui lui soit étranger, ni d'intervertir leurs fonctions". Si tel est le cas, alors l'individu et/ou la Cité sera dit "juste" (dikaïon), c'est-à-dire, tout à la fois "prudent", "courageux" et "tempérant". L'un ou l'autre sera réputé avoir "établi[...] un ordre véritable dans son intérieur", bref, être "ami de soi-même". Platon ne semble donc poser aucune différence de nature entre la philautia, le fait d'être philos héautoï, ami de soi-même et la philia, le fait d'être philos, ami d'autrui puisque, dans les deux cas, l'amitié est un ordre harmonieux, sumphonia.

Au rebours de Platon, il y a, chez Pascal, l'idée que l'on ne peut pas être en même temps ami de soi-même et ami d'autrui. En effet, demande Pascal,

"qu'est-ce que le moi ? Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier ; mais celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme ? et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités
"(Pascal,
Pensées
, B323).

Pour Pascal, le "moi" n'a rien d'aimable d'abord parce qu'il n'est rien, de sorte que, en m'aimant soi-même, c'est une chimère que j'aime. Mais, pire que cela, "la nature de l'amour-propre et de ce moi humain est de n'aimer que soi et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu'il aime ne soit plein de défauts et de misères : il veut être grand, il se voit petit ; il veut être heureux, et il se voit misérable ; il veut être parfait, et il se voit plein d'imperfections ; il veut être l'objet de l'amour et de l'estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. Cet embarras où il se trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle passion qu'il soit possible de s'imaginer ; car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend, et qui le convainc de ses défauts. Il désirerait de l'anéantir, et, ne pouvant la détruire en elle-même il la détruit, autant qu'il peut, dans sa connaissance et dans celle des autres ; c'est-à-dire qu'il met tout son soin à couvrir ses défauts et aux autres et à soi-même, et qu'il ne peut souffrir qu'on les lui fasse voir ni qu'on les voie"(Pascal, Pensées, B100). En m'aimant soi-même, je me prosterne donc devant une idole, je crois adorer ce qui est sacré, mais c'est au veau d'or qu'en réalité je voue un culte. Je dois donc choisir entre m'aimer moi-même ou aimer autrui car "le moi a deux qualités : il est injuste en soi, en ce qu'il se fait centre de tout ; il est incommode aux autres, en ce qu'il les veut asservir : car chaque moi est l'ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres"(Pascal, Pensées, B455). Dès lors, la voie du véritable amour désintéressé, "la vraie et unique vertu est donc de se haïr (car on est haïssable par sa concupiscence), et de chercher un être véritablement aimable, pour l'aimer. Mais, comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous, et cela est vrai d’un chacun de tous les hommes. Or, il n’y a que l’Être universel qui soit tel. Le royaume de Dieu est en nous : le bien universel est en nous, est nous-mêmes et n’est pas nous"(Pascal, Pensées, B485). Bref, ce n'est qu'à travers l'amour de Dieu que nous pouvons aimer autrui, et, d'une certaine manière, nous aimer nous-mêmes aussi, mais à condition de nous être haïs au préalable et d'admettre que ce qui est aimable en nous n'est pas nous-mêmes mais nous-mêmes-aimant-Dieu, car "le bien universel est en nous, est nous-mêmes et n’est pas nous".

Apparemment, ces deux paradigmes sont aussi opposés que possible. D'un côté, on a un moi potentiellement harmonieux qui est le reflet de la Cité, elle-même image d'un kosmos pur, éternel et immuable, éclairé par l'idée du Bien. Certes, il y a bien souvent du désordre dans le moi et dans la Cité. Mais c'est précisément parce qu'ils sont situés dans ce monde sublunaire qui est l'exception à la règle de l'harmonie générale de l'être et, de même que la maladie est un défaut de santé, cette exception peut toujours être corrigée et doit l'être. De l'autre, nous trouvons, à l'inverse, un moi toujours-déjà perverti par la chute originelle dans le péché, par la faute de l'Homme qui a introduit en quelque sorte une positivité du Mal, lequel n'est plus, dès lors, un défaut, une exception, mais la règle générale de l'existence humaine. La maladie n'est plus un défaut de santé : c'est au contraire la santé qui est une exception, très localisée et très temporaire, à la règle de cette maladie incurable qu'est la Mort. Pourtant, comme chez Platon, le Mal peut et doit être combattu par le haut, c'est-à-dire par l'imposition d'un ordre supérieur à celui qui produit le Mal. Et, chez Pascal comme chez Platon, le Mal, c'est la haine de l'Autre, l'injustice qui rend impossible toute existence authentiquement humaine, c'est-à-dire, au fond, authentiquement politique, authentiquement orientée vers l'Autre, car le Bien, l'amour de l'Autre, la justice, sont seuls compatibles avec notre humanité. Nous allons essayer de montrer qu'il existe bien, en effet, un lien conceptuel<a class="sdfootnoteanc" href="https://www.blogger.com/blogger.g?blogID=4205631674593131367#sdfootnote1sym" name="sdfootnote1anc">1 entre amour/haine de soi et amour/haine d'autrui, que ce lien n'est que la reformulation de la définition aristotélicienne de l'être humain comme animal politique par nature, raison pour laquelle toute entreprise de dénaturation systématique de l'humain commence toujours par distiller la haine, tout à la fois d'autrui et de soi-même.

Il est manifeste que ce lien conceptuel est attesté par et dans la littérature. Ce qui, évidemment, est un témoignage de la plus haute importance pour peu que nous considérions, comme nous l'avons fait par ailleurs, la littérature comme de l'histoire contrefactuelle et ses descriptions comme des descriptions intensionnelles2. Prenons, par exemple, le personnage d'Heathcliff, dans les Hauts de Hurlevent d'Emily Brontë. C'est un enfant abandonné et mourant de faim et de froid dans les rues de Liverpool. Le père Earnshaw tombe sur lui par hasard et, sans doute pris de pitié, le ramène chez lui où l'accueil pour ce petit être sale, maigre, fruste et en mauvaise santé est, pour dire le moins, mitigé : la mère Earnshaw et Hindley, le fils aîné, le rejettent aussitôt avec agressivité, Nelly, la servante est très réservée et très méfiante, en tout cas au début. Seule Catherine, la cadette, l'accueille d'emblée avec bienveillance. En effet, le fait qu'un homme ait besoin d'ami(e-s) n'est la preuve d'un défaut ou d'un manque contingents de son être, mais simplement la preuve qu'il appartient au genre humain dont la nature se trouve être non autarcique, non auto-suffisante. En ce sens, il n'est de pire damné de la terre, de plus parfaite crapule qui, contre toute attente, n'ait, statistiquement, toutes les chances de rencontrer la philia3 au sens où "l'ami, qui est un autre soi-même [hétéros gar autos ho philos estin], procure ce qu'on ne peut se procurer par soi-même [car] l'homme est un être social [zôon politikon] fait pour vivre en communauté. [Même] l'homme heureux a donc besoin d'amis [philôn]"(Aristote, Éthique à Nicomaque, IX, 1169b). C'est pourquoi, nous dit Aristote, même l'homme heureux (celui à qui, par définition, il ne manque rien) a encore besoin d'amis. Du coup, la philia ne témoigne pas non plus d'une qualité morale intrinsèque de celui qui en est l'objet4 : ce n'est pas parce qu'il est aimable que Heathcliff a un(e) ami(e) mais par cela seul qu'il est un "animal politique", c'est-à-dire, simplement, un être humain5. La particularité de ce personnage, c'est d'en trouver un(e) très tôt et très près de lui-même puisque c'est sa sœur adoptive et que cette amitié va l'accompagner depuis son enfance jusqu'à sa mort. Cette remarque sur la nature humaine nous permet de balayer, au passage, le lieu commun d'après lequel la haine (de soi-même ou d'autrui) serait nécessairement liée à un soi-disant isolement physique ou à une soi-disant solitude morale. C'est là un faux problème dans la mesure où, d'une part "l’essence humaine n’est point inhérente à l’individu isolé, elle est, dans sa réalité, l’ensemble des relations sociales"(Marx, Thèses sur Feuerbach, VI), d'autre part "le plaisir et l'intérêt peuvent faire que des méchants soient amis les uns des autres, [ou] que des gens honnêtes soient amis de gens vicieux"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII, 1157b). La philia est une complémentarité ontologique et non pas seulement physique (physiologique, sexuelle, etc.) ou morale (psychologique, sentimentale, etc.) des êtres non auto-suffisants que nous sommes6. C'est ce qu'exprime Catherine Earnshaw au moment de se marier avec Edgar Linton. Elle ne comprend pas qu'on puisse lui reprocher d'abandonner Heathcliff :

"
lui, tout a fait abandonné ! Nous séparer ! s'écria-t-elle avec indignation. Qui nous séparerait, je vous prie ? Celui-là aurait le sort de Milon de Crotone ! Aussi longtemps que je vivrai, Hélène, aucun mortel n'y parviendra [...]. Mes grandes souffrances dans ce monde ont été les souffrances de Heathcliff, je les ai toutes guettées et ressenties dès leur origine. Ma grande raison de vivre, c'est lui. Si tout le reste périssait et que lui demeurât, je continuerais d'exister ; mais si tout le reste demeurait et que lui fût anéanti, l'univers me deviendrait complètement étranger, je n'aurais plus l'air d'en faire partie
"(Brontë,
les Hauts de Hurlevent
, ix).

On pourrait dire que Heathcliff a une chance extraordinaire de connaître, auprès de Catherine, une philia aussi pure et profonde. Pourtant, cela ne l'empêchera nullement de lui manifester une cruauté et un cynisme inouïs et ce, jusqu'à son dernier souffle. Ses accès de fureur sont démoniaques : "je suis sans pitié ! je suis sans pitié ! Plus les vers se tordent, plus grande est mon envie de leur écraser les entrailles ! C'est comme une rage de dents morale, et je broie avec d'autant plus d'énergie que la douleur est plus vive"(Brontë, les Hauts de Hurlevent, xiv). Ils sont dirigés vers autrui autant que vers lui-même : "il frappa de la tête contre le tronc noueux ; puis, levant les yeux, se mit à hurler, non comme un homme mais comme une bête sauvage frappée à mort de coups de couteaux et d'épieux"(Brontë, les Hauts de Hurlevent, xvi). Par où l'on voit clairement que, pour être l'incarnation du Mal, comme le souligne Georges Bataille7, le personnage d'Heathcliff n'est pas un monstre, "une créature dégradée" au sens d'Aristote, mais un être humain à part entière : malgré un début de vie sans toute peu enviable, il est recueilli par une famille très ordinaire (ni particulièrement perverse, ni particulièrement charitable), il y trouve une philia typiquement humaine dans sa forme et, peut-être, surhumaine dans son intensité. Malgré cela, il n'a de cesse de désirer détruire et se détruire, ce qui n'est rien d'autre que la définition de la haine.

Apparemment, en effet, "celui qui aime, nécessairement, s'efforce d'avoir en sa présence la chose qu'il aime et de la conserver"(Spinoza, Éthique, III, 13). En particulier, lorsque la "chose" en question est un être humain, "aimer, c’est souhaiter pour quelqu’un ce que nous croyons être des biens pour lui et non pour nous, et aussi être, dans la mesure de son pouvoir, enclin à ces bienfaits. Est notre ami celui qui nous aime et que nous aimons en retour. Se croient amis, ceux qui sont dans cette disposition l’un envers l’autre"(Aristote, Rhétorique, ii, 1380b-1381a). Il semblerait donc que la haine (misos) et l'amitié (philia) d'un même objet sont absolument antinomiques. Or Heathcliff, apprenant que son amie est morte, manifestement consumée au feu de cette amitié infernale, exprime d'abord pour elle une haine féroce : "puisse-t-elle se réveiller dans les tourments ! cria-t-il avec un véhémence terrible, frappant du pied et gémissant, en proie à une crise soudaine d'insurmontable passion [...]. Catherine Earnshaw, puisses-tu ne pas trouver le repos tant que je vivrai !"(Brontë, les Hauts de Hurlevent, xvi). Puis, immédiatement après, une dévotion presque mystique pour Catherine : "ne me laisse pas dans cet abîme où je ne puis te trouver ! Oh, Dieu, c'est indicible ! Je ne peux pas vivre sans ma vie ! Je ne peux pas vivre sans mon âme"(Brontë, les Hauts de Hurlevent, xvi). On dira que c'est le propre de l'amour-passion de confondre souvent à ce point l'amour et la haine. Mais c'est là une interprétation romantique très superficielle du problème. Car de tels instants paroxystiques de confusion sont des instants de folie, parfois meurtrière, certes, mais encadrés par de longues périodes de calme normalité, dirons-nous. Tandis que, dans le cas qui nous occupe, la coexistence ambivalente de la philia et du misos (la haine) pour le même objet est permanente chez le personnage principal ainsi d'ailleurs, bien qu'à un moindre degré, chez tous les autres personnages du roman. Ce qui fait dire à Bataille que "le Mal, envisagé sous le jour d'une attirance désintéressée vers la mort, diffère du mal dont le sens est l'intérêt égoïste"(Bataille, la Littérature et le Mal, i). Le mal intéressé, égoïste, est toujours, dans une certaine mesure, curable, comme le montre Platon à travers sa conception de la justice8. Mais que penser de cette "méchanceté" qu'exprime le personnage du sous-sol chez Dostoïevski :

"
je suis un homme malade. Je suis un homme méchant. Un homme repoussoir, voilà ce que je suis. Je crois que j'ai quelque chose au foie. De toute façon, ma maladie, je n'y comprends rien. J'ignore au juste ce qui me fait mal. Je ne me soigne pas, je ne me suis jamais soigné, même si je respecte la médecine et les docteurs [...]. Oui, c'est par méchanceté que je ne me soigne pas. Ça, Messieurs, je parie que c'est une chose que vous ne comprenez pas
"(Dostoïevski,
les Carnets du Sous-Sol
, I, 1) ?

Et il est, en effet, difficile d'admettre que ce ne soit pas par ignorance intellectuelle, pauvreté matérielle ou isolement physique mais par méchanceté que le malade ne se soigne pas. Sauf si la "méchanceté", c'est ce que Bataille appelle, précisément, l'"attirance désintéressée vers la mort". Si cette attirance était "intéressée", le méchant serait curable en tant qu'il tomberait sous le coup de la loi, que ce soit la loi pénale qui prohibe le meurtre d'autrui ou bien la loi morale qui prohibe le meurtre de soi-même : celui qui hait par intérêt, peut toujours, le cas échéant, être ramené à la raison par la compréhension qu'il a plus à perdre qu'à gagner dans la destruction de l'objet de sa haine. Mais celui qui hait sans intérêt et, donc, sans raison ? Celui dont la vie a, en permanence, un avant-goût de mort, comme Heathcliff, comme l'homme du sous-sol : "non seulement je n'ai pas su devenir méchant, mais je n'ai rien su devenir du tout : ni méchant ni gentil, ni salaud ni honnête, ni un héros ni un insecte. Maintenant que j'achève ma vie dans mon trou, je me moque de moi-même [...] : vivre plus de quarante ans, c'est indécent, c'est vil, c'est immoral"(Dostoïevski, les Carnets du Sous-Sol, I, 1) ? L'homme du sous-sol dit qu'il n'est rien devenu car, ajoute-t-il, "un homme intelligent ne peut rien devenir, il n'y a que les imbéciles qui deviennent"(Dostoïevski, les Carnets du Sous-Sol, I, 1)9. Il n'est rien devenu mais s'est borné à être ce qu'il est, à savoir un glissement passif vers la mort10 dans une sorte de présent permanent. Celui-là, apparemment, n'a nul intérêt à haïr, nul intérêt à risquer de détruire sa vie ou celle d'autrui, puisque l'intérêt présuppose l'avenir. Il doit donc toujours immédiatement aimer ce qu'il hait ou, plus exactement, aimer haïr et, par conséquent, d'une certaine manière, aimer ce qu'il hait et haïr ce qu'il aime. C'est la thèse du sadisme ou du sado-masochisme, celle que défend Bataille : "c'est le sadisme qui est le Mal : si l'on tue pour un avantage matériel, ce n'est le véritable Mal, le mal pur, que si le meurtrier, par-delà l'avantage escompté, jouit d'avoir frappé"(Bataille, la Littérature et le Mal, i). Voilà qui éclairerait le paradoxe de la coexistence de la philia et du misos.

Et, en effet, on peut admettre avec Freud

"
l'existence de deux variétés d'instincts, dont l'une, formée par les instincts sexuels (Éros) est de beaucoup la plus évidente et la plus accessible à notre connaissance. Cette variété comprend non seulement l'instinct sexuel proprement dit, soustrait à toute inhibition, ainsi que les tendances, inhibées dans leur but et sublimées, qui en dérivent, mais aussi l'instinct de conservation que nous devons attribuer au moi [...]. Nous basant sur des raisons théoriques appliquées à la biologie, nous avons admis l'existence d'un instinct de mort, ayant pour fonction de ramener tout ce qui est doué de vie organique à l'état inanimé
, tandis que le but poursuivi par Éros consiste à compliquer la vie, et, naturellement, à la maintenir et à la conserver, en intégrant à la substance vivante divisée et dissociée un nombre de plus en plus grand de ses particules détachées. Les deux instincts, aussi bien l'instinct sexuel que l'instinct de mort, se comportent comme des instincts de conservation, au sens le plus strict du mot, puisqu'ils tendent l'un et l'autre à rétablir un état qui a été troublé par l'apparition de la vie. L'apparition de la vie serait donc la cause aussi bien de la prolongation de la vie que de l'aspiration à la mort, et la vie elle-même apparaîtrait comme une lutte ou un compromis entre ces deux tendances
"(Freud,
Essais de Psychanalyse
).

Mais si ce qu'il est convenu d'appeler, depuis Freud, "pulsion de mort", peut, à la rigueur expliquer les tendances morbides d'Heathcliff ou de l'homme du sous-sol, elle ne peut expliquer l'absence de ces mêmes tendances chez la plupart des être humains pourtant animés des mêmes instincts. Bref, le problème principal, à savoir cette jouissance de la mort subie et de la mort donnée dont parle Bataille n'en est pas plus compréhensible. On pourrait, certes, aller dans le sens de Freud en disant que nos deux personnages sont dotés d'une lucidité exceptionnelle au point de s'apercevoir de ce glissement fatal vers le néant. Mais Bataille y ajoute la jouissance sadique occasionnée par ledit glissement. Or celui-ci s'avère, qu'on le veuille ou non, être une diminution d'être et devrait donc, comme le dit Spinoza, se révéler un facteur de tristesse, d'abattement et non pas de joie, de jouissance : "par Perfection et Réalité, j'entends la même chose. [...] La Joie est le passage de l'homme d'une moindre perfection à une plus grande. La Tristesse est le passage de l'homme d'une plus grande perfection à une moindre"(Spinoza, Éthique, II, déf.6 ; III, 59, déf.2 et 3). Or, raconte notre homme du sous-sol,

"
quand je rentrais chez moi dans mon trou [...] et que j'avais une conscience accrue d'avoir fait une nouvelle saleté et, ce que j'avais fait étant irréparable, je me rongeais secrètement de l'intérieur, je me rongeais
de
toutes mes dents, me taraudais et me bouffais moi-même jusqu'à ce que l'amertume devienne une honteuse, une maudite espèce de douceur
et puis une jouissance, franche et grave ! Une jouissance, oui, une jouissance ! J'insiste
"(Dostoïevski,
les Carnets du Sous-Sol
, I, 2).

Il y a donc bien, chez lui, en termes spinoziens, coexistence de la tristesse et de la joie. Notre problème reste donc entier : comment peut-on jouir d'être honteux, comment peut-on aimer ce que l'on hait et haïr ce que l'on aime ?

Une réponse possible à ce problème pourrait consister dans un aspect de l'attitude qu'adopte l'homme du sous-sol. Contrairement à Heathcliff qui est un être, somme toute assez fruste, ce personnage est, en effet, un raisonneur. Il se hait et, à travers lui-même, le genre humain tout entier, mais il a de bonnes raisons pour le faire. En clair, il fait (il est) le mal et il le sait, mais, à l'instar du cobaye de Milgram dans cette fameuse expérience de soumission à l'autorité12, il est tout à fait capable de justifier ce mal et donc, d'une certaine manière, de l'apprivoiser, de le contempler avec une certaine satisfaction. "Je me console avec cette certitude aussi bilieuse qu'inutile : car quoi, un homme intelligent ne peut rien devenir, il n'y a que les imbéciles qui deviennent. Un homme intelligent du XIX° siècle se doit, se trouve dans l'obligation morale d'être une créature essentiellement sans caractère ; un homme avec un caractère, un homme d'action, est une créature essentiellement limitée"(Dostoïevski, les Carnets du Sous-Sol, I, 1). Bref, notre homme trouve intelligent de n'être que ce glissement passif, "sans caractère", vers le néant. Et peu importe qu'il y ait quelque chose de l'oxymore, voire de la contradiction, dans un tel jugement. Ce qui importe ici, c'est que le personnage considère, avec une évidente jouissance, sa supériorité qui n'est d'ailleurs pas seulement intellectuelle mais aussi morale. Supériorité méprisante qui, à l'instar des grands criminels, fait endosser à sa victime la responsabilité de la haine qu'il lui voue : "tu sais qu'on peut torturer quelqu'un par amour ? Les femmes surtout. Et elle, elle se dit « Mais après, qu'est-ce que je vais l'aimer ! »"(Dostoïevski, les Carnets du Sous-Sol, II, 6). Cette responsabilité repose, comme on le voit, sur la prémisse implicite qu'il y a des victimes "par nature", "les femmes surtout", comme par hasard. Son raisonnement est donc à peu près le suivant : oui, c'est vrai, je suis un bourreau et, à ce titre, je suis évidemment méprisable, mais ma victime est tellement dégénérée qu'elle aime souffrir, de sorte que, en la torturant, je fais preuve d'intelligence en reconnaissant l'ordre naturel des choses et, finalement, de moralité en lui faisant ce mal qui, pour elle, est un bien. Il est manifeste que la haine de l'Autre chez l'homme du sous-sol est beaucoup plus "intellectuelle" que chez Heathcliff. C'est pourquoi nous pouvons désormais parler de mépris et plus seulement de haine. Car, si l'effet de la simple haine est que "celui qui hait, s'efforce d'éloigner la chose qu'il a en haine et de la détruire"(Spinoza, Éthique, III, 13), celui du mépris semble plutôt être la condamnation, éventuellement mais non nécessairement accompagnée de destruction ou de tentative de destruction physique. "Évidemment, je haïssais tous mes collègues de bureau et je les méprisais du premier jusqu'au dernier"(Dostoïevski, les Carnets du Sous-Sol, II, 1) avoue l'homme du sous-sol qui, bien entendu, continuait à travailler avec ces mêmes collègues. Et d'énumérer les raisons de son mépris : untel à une tête monstrueuse, tel autre sent mauvais, etc. Bref, le personnage de Dostoïevski semble aller plus loin dans l'accomplissement de sa haine que celui d'Emily Brontë dans la mesure où son intention est de provoquer la honte chez sa victime à travers la tendance qu'il a à raisonner et à traiter par le mépris les faits et gestes de ses semblables. Car "la Honte est une sorte de Tristesse qui naît dans l'homme quand il voit ses actions méprisées par autrui"(Spinoza, Court Traité, II, xii) ou, si l'on préfère, "la Honte est une Tristesse qu'accompagne l'idée d'une action dont nous imaginons que d'autres la blâment"(Spinoza, Éthique, III, 59, déf.31). Le mépris, contrairement à la haine "pure" suppose donc un jugement défavorable, un blâme, une condamnation.

Plus précisément, nous dit Rawls,

"
l
a honte, c’est ce sentiment ressenti lorsque le respect de nous-mêmes est atteint : je n’aurais pas été digne d’autrui dont je dépends pourtant pour le sentiment de ma propre valeur [...]. La honte est le corrélat du mépris, sentiment qu’on éprouve à l’égard de quelqu’un qui s’est abandonné à la faiblesse et montré indigne de s’associer à nous
"(Rawls,
Théorie de la Justice
, §§67-82).

Ce jugement défavorable a donc pour objet, non pas une action quelconque, mais une incapacité majeure et particulièrement grave pour le zôon politikon que nous sommes : l'incapacité à faire société. Allons plus loin : si la honte est le sentiment ressenti par quiconque s'estime, à tort ou a raison, indigne de faire partie de la société humaine, dans la mesure où l'une des premières formes de la socialisation enfantine consiste à cacher sa nudité, alors "la honte est directement liée à la nudité, en particulier avec ses présupposés sexuels [...], la réaction de l’intéressé est de se couvrir ou de se cacher et, en général, d’éviter de se mettre dans de telles situations"(Williams, la Honte et la Nécessité, IV). Après tout, ce n'est pas autrement qu'à travers la honte de leur nudité révélée par Dieu comme une punition qu'Adam et Ève ont été chassés du Paradis. Il est donc clair que la honte n'est pas éprouvée lorsque nous nous croyons blâmés pour ce que nous avons fait ou pas fait (il se pourrait alors que nous nous sentions coupables sans pour autant nous sentir honteux), mais, beaucoup plus gravement, lorsque nous nous sentons blâmés pour ce que nous avons fait ou pas fait en tant que nos faits et gestes révèlent une profonde carence de notre nature, carence qui, de fait, nous exclut (du moins le pensons-nous) de la société. En ce sens, il nous semble que la honte n'est rien d'autre que la haine de soi-même. En effet,

"
j’ai honte de ce que je
suis
. La honte réalise donc une relation intime de moi avec moi : j’ai découvert par la honte un aspect de
mon
être.
[...]
Je viens de faire un geste maladroit ou vulgaire
[...]
Mais voici tout à coup que je lève la tête : quelq
u
’un était là et m’a vu. Je réalise tout à coup la vulgarité de mon geste et j’ai honte
[...]
: j’ai honte de moi
tel que j’apparais
à autrui. Et par l’apparition même d’autrui, je suis mis en mesure de porter un jugement sur moi-même
[...]
: la honte est, par nature,
reconnaissance
. Je reconnais que je
suis
comme autrui me voit
"(Sartre,
l'Être et le Néant
, III, i, 4).

J'ai honte de moi, cela veut dire que je me prends en haine, que je ne me reconnais plus être un humain respectable et cela parce que j'ai de "bonnes raisons" de penser (ou, du moins, j'imagine en avoir) que quiconque me verrait ou m'entendrait me jugerait méprisable en excipant des mêmes "bonnes raisons". Mais alors, si "j'ai honte de moi", cela veut dire "je me hais moi-même", cela implique aussi que je désire me détruire, sinon en tant qu'être tout court, du moins en tant qu'être méprisable. Le regard et le jugement d'autrui sont, comme le dit Bourdieu, le "jugement dernier", ici-bas :

"
le jugement des autres est le Jugement Dernier, et l’exclusion sociale la forme concrète de l’enfer et de la damnation. C’est aussi parce que l’homme est un Dieu pour l’homme que l’homme est un loup pour l’homme
"(Bourdieu,
Leçon sur la Leçon
).

En d'autres termes, l'exclusion sociale, pour le zôon politikon, la créature du Dieu social que nous sommes, n'est jamais automatique. Elle ne se présume pas. Elle se prouve et se motive. Et c'est toujours le jugement d'autrui, réel ou fantasmé, qui la prononce à travers le mépris qui engendre la honte ou haine de soi.

Un autre personnage littéraire célèbre peut être appelé à la barre pour en témoigner : c'est le Professeur Unrat dans l'Ange Bleu d'Heinrich Mann. Ce professeur de lycée dans une ville du nord de l'Allemagne est en butte aux lazzi, aux quolibets, aux moqueries incessantes de ses élèves, de ses collègues de travail, de ses concitoyens, bref, de tout le monde, tout le temps et partout. Par exemple,

"
il n'entendit pas le bout de conversation de deux de ses élèves des toutes premières années qui s'arrêtèrent au coin d'une rue et le suivirent d'un regard qu'il croyait, lui, plein d'animosité : « Qu'arrive-t-il à Unrat ? Il vieillit. » « Et devient de plus en plus crasseux de jour en jour. » « Moi, je ne l'ai jamais connu bien propre […]. Son nom doit y être pour quelque chose
. Je n'arrive pas à me le représenter autrement que crasseux. » « Voulez-vous mon avis ? Lui-même n'y arrive plus. À la longue, il est impossible de résister à un nom pareil. »
"(Mann,
l'Ange Bleu
, ii).

Toute l'histoire de ce pauvre homme peut, en effet, se lire comme l'énumération des ravages que provoquent les insultes, les comparaisons malveillantes, les noms d'oiseaux sur l'estime de soi d'un être humain. Cet homme n'a pas d'autre possibilité pour rester un être humain, c'est-à-dire un zôon politikon, que d'assumer, d'intégrer à son identité narrative15 ce comme quoi il est vu et jugé, à savoir une ordure. Aussi est-ce avec le dernier mépris et le dernier cynisme qu'il traite ses propres élèves, ses propres collègues et tous ses concitoyens16 :

"
comme il sentait son impuissance, sa colère devint fureur et haine contre ces milliers d'élèves paresseux et mauvais qui avaient toujours négligé leurs devoirs, l'avaient toujours appelé « par son nom » et n'avaient jamais que désordre en tête [...]. Il méprisait Rindfleisch. Il méprisait la chambre bleue, l'étroitesse de ces esprits, les âmes humilié
es, les excentricité piétistes et le manque de sensibilité morale [...]. Unrat examina longuement Hubbenett, la façon dont les mots sortaient de sa barbe, constata son excitation d'ivrogne, son épouvantable vulgarité. Non. Unrat n'avait rien, absolument rien de commun avec tous les gens qui peuplaient cette gargote
"(Mann,
l'Ange Bleu
, ii-iii).

Mais, bien entendu, ses pitoyables efforts pour se réinsérer dans la normalité, en jugeant sévèrement et excessivement ses propres juges le rendent bouffon, grotesque, et, finalement, encore plus méprisable. Il est d'autant plus pitoyable qu'il entend afficher, notamment en épousant une jeune danseuse de cabaret, des signes ostentatoires de sociabilité : "Unrat était une énigme pour tous ceux que sa femme attirait dans leur voisinage [...]. Il portait ses complets anglais comme des déguisements, et, à le voir, on l'eût pris pour une divertissante tête de Turc, bien plus que pour un obstacle sérieux. Il avait tout du perdant de naissance. Mais, alors qu'on était en train de flirter de près avec sa femme, il arrivait que l'on surprît à l'improviste son regard sec et moqueur"(Mann, l'Ange Bleu, xiii). On voit donc bien le rapport qui existe, chez le haineux, entre ce mépris hautain dirigé vers autrui et la honte piteuse dirigée vers soi-même : "il vivait pauvre et méconnu. On ne connaissait pas l'importance du travail qu'il poursuivait depuis vingt ans17. Il passait inaperçu parmi ce peuple et, parfois, on le tournait en dérision, mais, au fond de lui, il appartenait à la classe des dominants [...]. Être d'exception, il était naturel qu'il fût repoussé par les autres"(Mann, l'Ange Bleu, iii). C'est donc parce qu'il a honte de lui-même qu'il méprise autrui18. C'est l'inverse chez l'homme du sous-sol : "il m'est parfaitement évident que c'est moi-même, avec mon incommensurable vanité et, donc, mon exigence envers moi-même, qui me considérais plus que souvent avec cette insatisfaction furieuse pouvant aller jusqu'au dégoût et assignais cette opinion à tous les autres"(Dostoïevski, les Carnets du Sous-Sol, II, 1). Que ce soit le mépris qui engendre la honte ou la honte le mépris, il semble bien, en tout cas, que la haine méprisante qu'un être humain professe pour son semblable jusqu'à en tirer une certaine jouissance intellectuelle, soit indissociable, chez le même être humain, de la haine méprisante mais douloureuse de soi-même.

Résumons-nous. Non seulement le fait d'avoir des amis n'est pas incompatible avec la misanthropie, c'est-à-dire avec la haine du genre humain en général, mais, comme le montre l'exemple d'Heathcliff, il est tout à fait possible de haïr l'objet même de son amitié ou d'aimer l'objet même de sa haine. C'est que la haine humaine, en effet n'est en rien une simple haine animale mais s'accompagne presque toujours, chez l'être conscient que nous sommes, de "bonnes raisons" de haïr19. C'est ce que l'on appelle le mépris. Le mépris n'est rien d'autre que la haine accompagnée de blâme20, comme le dit Spinoza. Du coup, ainsi que le montre l'exemple de l'homme du sous-sol, le haineux éprouve une évidente satisfaction intellectuelle à écraser l'Autre d'un mépris raisonneur. Et, comme le corrélat du mépris, c'est la honte ou haine de soi, et que la fonction d'une raison est de convaincre, celui qui est objet de mépris va avoir tendance à se haïr soi-même à travers la reconnaissance plus ou moins consciente du bien-fondé des raisons alléguées. De plus, comme le mépris est, formellement, un arrêt moral d'exclusion sociale, celui qui a honte va, comme le montre l'exemple du professeur Unrat, s'évertuer à restaurer une ébauche d'estime pour son moi social à travers une tendance parallèle à mépriser et, donc, à abaisser autrui pour se rehausser soi-même. D'où, potentiellement, un enchaînement infernal haine-mépris-honte-haine-mépris-etc. Le mécanisme de la haine de soi et sa corrélation à la fois avec la haine de l'Autre et avec l'amour de l'Autre est donc certainement plus compliqué que la très convenue qualification de sado-masochisme que lui impute Georges Bataille. Nous voudrions, à présent, montrer que, loin d'être un simple problème psychologique, la honte ou haine de soi est, de part en part, un problème métaphysique d'une telle importance que son exploitation délibérée caractérise même ce mode particulier de régulation sociale que l'on a coutume d'appeler, depuis Herbert Marcuse et Hannah Arendt, le totalitarisme.

Pour Spinoza, la haine tout autant que l'amour sont des modalités du désir, lequel est un mode d'être (métaphysique) et pas seulement un phénomène psychologique :

"
toute chose s’oppose à tout ce qui peut supprimer son existence et s’efforce, autant qu’elle peut et selon son être propre, de persévérer dans son être [...]. L
’effort
[
conatus
]
par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’est rien de plus que l’essence actuelle de cette
chose
[...]. C
et effort, quand on le rapporte à l'esprit seul, s'appelle Volonté, mais quand on le rapporte à la fois à l'esprit et au corps, on le nomme Appétit, et il n'est, partant, rien d'autre que l'essence même de l'homme, de la nature de quoi suivent nécessairement les actes qui servent à sa conservation [...]. Ainsi,
le Désir, c’est
l’Appétit accompagné de la conscience de lui-même […]
. Il ressort donc de tout cela que
nous ne tendons pas vers une chose parce que nous la jugeons bonne, c’est l’inverse : nous la jugeons bonne parce que nous faisons effort vers elle
"(Spinoza,
Éthique
, III, 6, 7, 8, 9).

En d'autres termes, le désir n'est rien d'autre que le nom que prend l'effort (conatus) que fait un être conscient pour persévérer en son être. Par ailleurs, nous avons vu que "l'Amour est une Joie qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure [et] la Haine est une Tristesse qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure"(Spinoza, Éthique, III, 59, déf.6-7). Or, "parmi les sentiments [c’est-à-dire les affections par lesquelles la puissance d’agir du corps, et donc aussi la puissance de penser de l’esprit, est augmentée ou diminuée], il n’en est pas qui se rapportent à la Joie ou à la Tristesse"(Spinoza, Éthique, III, 59). Donc "à part ces trois passions, la Joie [laetitia], la Tristesse [tristitia] et le Désir [cupiditas] [...], toutes les passions naissent de ces trois passions élémentaires"(Spinoza, Éthique, III, 12). Et comme "la force par laquelle l’homme persévère dans son existence est limitée et surpassée infiniment par la puissance des causes extérieures, […] il s’ensuit que l’homme est nécessairement toujours soumis aux passions"(Spinoza, Éthique, IV, 4). Bref, c'est toujours par des circonstances extérieures qui leur commandent de préserver leur être avec plus ou moins d'urgence que les hommes désirent, aiment et haïssent. Malgré tout, regrette Spinoza, "les hommes ne se croient libres qu’à cause qu’ils ont conscience de leurs actions mais ne le sont pas des causes qui les déterminent [...]. Chacun, en effet, se conduit en toutes choses suivant la passion dont il est affecté "(Spinoza, Éthique, III, 2)21. Il en va de même pour René Girard : "subjectivismes et objectivismes, romantismes et réalismes, individualismes et scientismes, idéalismes et positivismes, [...] relèvent tous, plus ou moins directement, de ce mensonge qu'est le désir spontané. Ils défendent tous une illusion d'autonomie à laquelle l'homme moderne est passionnément attaché"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque22, i). Pour l'un comme pour l'autre, ce qui met en évidence le caractère mythique du dogme de l'autonomie moderne soi-disant attachée à ce centre de décision autarcique que serait l'individu libre de désirer, donc d'aimer et de haïr, c'est que

"
s
i nous venons à imaginer qu’une personne aime, désire ou hait quelque objet que nous-mêmes nous aimons, désirons ou haïssons, nous l’en aimerons, etc., d’une façon d’autant plus ferme ; si nous pensons au contraire qu’elle a de l’aversion pour un objet que nous aimons, ou réciproquement, nous éprouverons une fluctuation intérieure
"(Spinoza,
É
thique
, III, 31).

Phénomène pourtant flagrant que Girard appelle "désir mimétique" ou "mimétisme du désir". Phénomène psychologique en apparence mais dont Girard, après Spinoza, montre qu'il est, en réalité, métaphysique, c'est-à-dire ontologiquement ancré dans la nature humaine. Nous avons déjà souligné, avec Aristote, Marx et Bourdieu, l'aspect social ou politique de cette nature humaine. Chez Spinoza, cet aspect est une conséquence substantielle, non accidentelle, de la métaphysique du désir : "le Désir est l’essence même de l’homme, c’est-à-dire l’effort [conatus] par lequel l’homme s’efforce de persévérer dans son être"(Spinoza, Éthique, IV, 18) à quoi fait écho, chez Girard, l'idée que

"
l'homme désire intensément mais il ne sait pas exactement quoi, car c'est l'être qu'il désire, un être dont il se sent privé et dont quelqu'un d'autre lui paraît pourvu. Le sujet attend de cet autre qu'il lui dise ce qu'il faut désirer pour acquérir cet être
"(Girard,
la Violence et le Sacré
, vi).

Et c'est ce manque à être qui, chez Girard, comme chez Spinoza, justifie, à travers le désir d'être, l'amour, c'est-à-dire le désir de conserver et la haine, c'est-à-dire le désir de détruire.

Mais le plus important, chez l'un comme chez l'autre, c'est que le désir de A pour B, quelle que soit sa polarité (positive ou négative, aimante ou haineuse) et son intensité, est toujours médiatisé par C. Chez Spinoza, la médiation reste implicite : "la Joie accompagnée de l’idée d’une cause intérieure [l'Amour] et la Tristesse correspondante [la Haine] proviennent de ce qu’un homme se croit loué ou blâmé"(Spinoza, Éthique, III, 30). L'Autre reste, en quelque sorte, à l'arrière-plan du désir, il n'existe que sur le mode de la croyance ou de l'imagination qui ne sont, pour Spinoza, que le "premier genre de connaissance", le plus fragile, le plus confus. Tandis que, chez Girard, l'Autre passe au premier plan :

"
dans tous les désirs que nous avons observés, il n'y avait pas seulement un objet et un sujet, il y avait un troisième terme, le rival, auquel on pourrait essayer, pour une fois, de donner la primauté. [...] Le sujet désire l'objet parce que le rival lui-même le désire. En désirant tel ou tel objet, le rival le désigne au sujet comme désirable. Le rival est le modèle du sujet, non pas tant sur le plan superficiel des façons d'être, des idées, etc., que sur le plan plus essentiel du désir. [...] Nous revenons à une idée ancienne mais dont les implications sont peut-être méconnues ; le désir est essentiellement
mimétique
, il se calque sur un désir modèle ; il élit le même objet que ce modèle. Le
mimétisme
du désir enfantin est universellement reconnu. Le désir adulte n'est en rien différent, à ceci près que l'adulte, en particulier dans notre contexte culturel, a honte, le plus souvent, de se modeler sur autrui ; il a peur de révéler son manque d'être. Il se déclare hautement satisfait de lui-même ; il se présente en modèle aux autres ; chacun va répétant : « Imitez-moi » afin de dissimuler sa propre imitation
"(Girard,
la Violence et le Sacré
, vi).

Donc, non seulement l'Autre devient, "le médiateur entre moi et moi-même" comme dirait Sartre, mais, s'agissant du désir, il est aussi le modèle du moi et même le rival du moi. Dire seulement qu'il est médiateur reviendrait à rappeler, une fois encore, que la nature humaine est sociale, politique. Ce serait rappeler, à l'instar d'Aristote, que tout être humain, aussi comblé soit-il de bienfaits, a besoin d'amis. En ce sens, la médiation girardienne ne serait rien d'autre qu'un synonyme de la philia et le médiateur, un hétéros autos, un autre soi-même. Or, nous dit Girard, il est beaucoup plus que cela : il est aussi modèle et rival.

En tant que modèle du désir, le médiateur institue, d'emblée, sinon une inégalité sociale, du moins une dissymétrie ontologique entre A et C. Le médiateur, nous dit Girard, est, au sens étymologique, l'instituteur du sujet désirant. Il lui indique par son être tout entier ce qu'il convient de désirer. À cet égard, l'objet désiré n'est aimé ou haï que parce que le médiateur l'aime ou le hait. Encore une fois, c'est l'être du médiateur que désire le sujet désirant à travers l'objet désiré. Appliquons cette grille de lecture à nos trois exemples littéraires. Pour d'Heathcliff, c'est Catherine Earnshaw, la sœur adoptive, qui est le médiateur. C'est elle qui, pendant toute leur enfance, lui indique comme désirable la vie familiale, la religion et l'instruction. Mais la symétrie est aussitôt rétablie entre eux par le fait qu'Heathcliff est, lui-même, le médiateur de Catherine en ce qu'il institue son désir d'indépendance et de proximité avec la nature. D'où l'impression qu'a le lecteur du roman d'un grand parallélisme entre les destins respectifs de ces deux personnages. Mais alors, pourquoi se haïssent-ils mutuellement ? Girard fait alors une distinction très opportune entre deux sortes de médiation :

"
nous parlerons de
médiation externe
lorsque la distance est suffisant
e
pour que les deux sphères de possibles dont le médiateur et le sujet occupent chacun le centre ne soit pas en contact
. Nous parlerons de
médiation interne
lorsque cette même distance est assez réduite pour que les deux sphères pénètrent plus ou moins profondément l'une dans l'autre. [Dans le premier cas] aucune rivalité avec le médiateur n'est possible [...]. Le héros de la médiation externe proclame bien haut la vraie nature de son désir. Il vénère ouvertement son modèle et s'en déclare le disciple
"(Girard,
Mensonge Romantique et Vérité Romanesque
, i).

De ce point de vue, il est clair que les médiations réciproques d'Heathcliff pour Catherine et de Catherine pour Heathcliff sont des médiations internes : aucun des deux n'est le disciple de l'autre mais, tout au contraire, son rival. Le modèle devient rival dès lors qu'il y a, comme c'est le cas ici, non seulement désir pour l'objet désigné comme désirable par le modèle, mais aussi désir d'apparaître soi-même comme un modèle. Et c'est là le propre de la médiation interne dans laquelle "le sujet éprouve donc pour son modèle un sentiment déchirant formé par l'union de deux contraires qui sont la vénération la plus soumise et la rancune la plus intense. C'est là le sentiment que nous appelons haine"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, i). Entre Heathcliff et Catherine, la tension est permanente, en effet, entre la désirabilité de la civilisation et de sa douceur et celle de la sauvagerie et de sa violence. Et l'agressivité qui en résulte est, souvent, rien moins que latente. Sur quoi vient se greffer, s'agissant de nos deux personnages, le désir spécifiquement sexuel. Or, nous dit Girard, "la présence d'un rival n'est pas nécessaire, dans le désir sexuel, pour qu'on puisse qualifier ce désir de triangulaire. L'être aimé se dédouble en objet et en sujet sous le regard de l'amant"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, iv). Si le désir sexuel (ou sexualisé) de A pour B n'a pas à être médiatisé par C pour être, néanmoins, mimétique (ou triangulaire), c'est que ce que A désire chez B a, le plus souvent bien que pas nécessairement, été indiqué comme désirable par les manœuvres de séduction de B : c'est donc comme si B était son propre médiateur, son propre ambassadeur, auprès de A. Or ce schéma d'auto-médiation, en quelque sorte de l'un pour l'autre est déjà en œuvre, avons-nous vu, dans le cadre de la médiation interne pour le désir en général de l'un et de l'autre personnage avec les effets que nous avons analysés en termes d'agressivité. D'où, d'une part, cette haine parfois inouïe de l'un pour l'autre qui coexiste, néanmoins, toujours avec une amitié, sinon un amour tout à fait sincère, et, d'autre part, les comportements d'auto-destruction de chacun des deux héros, car "celui qui hait se hait d'abord lui-même en raison de l'admiration secrète que recèle sa haine. Afin de cacher aux autres, et de se cacher à lui-même, cette admiration éperdue, il ne veut plus voir qu'un obstacle dans son médiateur"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, i). La médiation interne est donc à la fois un facteur de haine d'autrui (comme rival) et de haine de soi (comme rival réel du modèle) et un facteur d'amour d'autrui (comme modèle) et d'amour de soi (comme modèle potentiel du rival)23.

Cette dernière remarque nous permet de faire le lien avec le cas des deux autres personnages romanesques dont nous avons étudié les manifestations de haine et de mépris : l'homme du sous-sol et le professeur Unrat. Car, respectivement amoureux de Liza et de Lola Fröhlich ils se comportent l'un et l'autre, à l'instar d'Heathcliff, de façon ambivalente à l'égard de l'objet de leur désir. Et, chez eux aussi, bien que ce ne soit pas le thème du roman dont ils sont les personnages principaux24, les accès de fureur destructrice entre les amants s'entremêlent avec les débordements de tendresse passionnée. Or nous avons vu que ce qui distingue les personnages de Dostoïevski ou de Mann, c'est qu'ils ne se bornent pas à haïr ce que, par ailleurs, ils aiment mais qu'ils traitent l'Autre, pas seulement l'objet de leur désir sexuel mais l'Autre en général, par le mépris. Un mépris raisonneur, avons-nous dit, c'est-à-dire tout à la fois condescendant, indécent, voire obscène ou grotesque. Et nous avons fait procéder ce mépris d'un jugement de valeur qui pouvait être intellectuel, mais aussi moral ou esthétique. Ceci nous renseigne précieusement sur la nature du médiateur de leur désir qui, contre toute attente, se trouve être ... la littérature. On le sait dès le premier chapitre de l'Ange Bleu qui plante, d'emblée, le décor de l'univers de ce professeur écartelé entre l'idéal de communion intellectuelle avec les plus grands esprits du passé, à commencer par Homère, et la sordide réalité intellectuelle à laquelle il est confronté, notamment à titre de professeur d'une tripotée de garnements qui n'ont cure des aspirations de leur professeur. Pour les Carnets du Sous-Sol, il faut attendre le dernier chapitre et cette ultime confession :

"
ne vaudrait-il pas mieux achever les « carnets » ici ? J'ai l'impression que j'ai commis une erreur en commençant de les écrire : [...] ce n'est plus de la littérature, c'est une peine de redressement [...]. Nous avons tellement perdu l'habitude [de la vie] qu'il nous arrive parfois de ressentir une sorte de répulsion pour la « vie vivante », c'est tout juste si nous ne la ressentons pas comme un travail, presque comme une carrière, et nous sommes tous d'accord, au fond de nous, que c'est mieux dans les livres [...]. Nous ne savons même pas où il vit, ce vivant-là, et ce qu'il est vraiment, et comme il s'appelle ! Laissez-nous seuls, sans livres, et nous serons perdus, abandonnés, nous ne saurons pas à quoi nous raccrocher, à quoi nous retenir, quoi aimer, quoi haïr, quoi respecter, quoi mépriser
"(Dostoïevski,
les Carnets du Sous-Sol
, II, 10).

Ce n'est qu'à la toute fin du livre que nous est donnée la clé de sa compréhension : et si, comme le dira plus tard Proust25, la littérature était la vraie vie ? En tout cas, voilà qui est dit : c'est la littérature qui est le médiateur du désir de l'homme du sous-sol, comme elle l'est aussi de celui du professeur Unrat. La différence entre les statuts respectifs du désir de ces deux personnages et de celui d'Heathcliff saute alors aux yeux : en termes girardiens, la médiation, pour celui-ci est interne tandis que, pour ceux-là, elle est externe. Cela implique que la structure du désir de l'un sera majoritairement physique et celle des deux autres métaphysique dans le sens où "à mesure que le rôle du métaphysique grandit dans le désir, le rôle du physique diminue, [...] la passion se fait plus intense et plus l'objet se vide de valeur concrète"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, iii). La haine physique d'Heathcliff pour ses semblables est, certes, incontrôlable et destructrice, mais c'est une haine concrète, finie, qui s'arrête dès que l'objet de la haine est détruit. Raison pour laquelle Heathcliff ne peut survivre bien longtemps à la mort de Catherine puisque, dès lors, et de son propre aveu, sa raison d'exister n'est plus. Tandis que la haine métaphysique de l'homme du sous-sol ou celle d'Unrat, beaucoup plus intellectualisée, est abstraite et, potentiellement, infinie car reposant sur un mépris insidieux non pas d'êtres de chair et de sang, mais de formes de vie que la perte de contact avec la "vie vivante" comme le dit le personnage de Dostoïevski, transforme nécessairement en représentation fantasmée. De sorte que leur haine, contrairement à celle d'Heathcliff, n'a aucune raison de prendre fin dans la disparition de ce qu'ils abhorrent. Et que leur haine d'eux-mêmes ne les conduit pas au suicide mais à l'enfoncement inexorable dans toujours plus d'absurdité grotesque pour Unrat et dans toujours plus de dégoût amer pour l'homme du sous-sol. En pointant la responsabilité de la littérature dans ce processus, il ne s'agit pas, bien entendu d'en dénoncer une perversité intrinsèque26, mais de donner un exemple de ce que Girard appelle une médiation externe dans laquelle le médiateur n'est plus un rival mais un prétexte à justifier un désir métaphysique tout à la fois d'amour pour le médiateur métaphysique et de mépris pour les objets physiques (à commencer par le sujet lui-même) qui lui sont nécessairement incommensurables. Ce qui "révèle pleinement la contradiction qui fonde le désir métaphysique. Le passionné recherche le divin à travers l'obstacle infranchissable, à travers ce qui, par définition, ne se laisse pas traverser"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, viii). Dans la médiation externe le modèle n'est jamais un rival à concurrencer mais une divinité à vénérer. La différence essentielle avec la médiation interne est donc que l'Autre qui est objet d'amour (de vénération) et celui qui est objet de haine (de mépris) ne peut pas être le même objet puisqu'ils sont situés à une distance infinie l'un de l'autre. "Seul l'être qui nous empêche de satisfaire un désir qu'il nous a lui-même suggéré est vraiment objet de haine"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, i) et, dans la médiation externe, l'Autre, comme objet d'amour, ne peut, par définition, être obstacle à quoi que ce soit. Aussi est-il objet d'amour infini, métaphysique, divin27.

Nous voudrions donc terminer cet article en exposant ce qui nous paraît être une conséquence pragmatique de l'analyse de l'amour et de la haine que nous avons développée et en montrant que, si la nature humaine est bien celle dont nous parlent Aristote, Spinoza, Marx, Bourdieu ou Girard, alors elle est toujours à la merci d'une exploitation totalitaire de la haine provoquée par l'envie économique dans le cadre de la médiation interne et, dans le cadre de la médiation externe, du mépris suscité par la désolation morale. Le développement historique du système capitaliste, de notre système capitaliste, en tant qu'il fonctionne sur l'illusion de la satisfaction de toujours plus de besoins, ne fait, en réalité, que provoquer le désir à l'infini, le désir vide, sans objet, qui fait de nous, comme le dit Deleuze dans Capitalisme et Schizophrénie, des "machines désirantes" : désir des uns de faire toujours plus de profit à travers le désir de toujours plus investir, lequel est subordonné au désir des autres de jouir toujours plus à travers le désir de consommer toujours plus, investissement et consommation étant, classiquement, les deux moteurs de l'économie capitaliste. Pour qu'une telle économie fonctionne, il faut donc susciter du désir. Pour créer du désir de consommer, qui reste le moteur principal du système, il existe une institution spécialisée : la publicité. En effet, "la publicité la plus habile ne cherche pas à nous convaincre qu'un produit est excellent mais qu'il est désiré par les Autres. La structure triangulaire [mimétique] pénètre les moindres détails de l'existence quotidienne"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, iv). Nous désirons consommer, non ce dont nous avons besoin (et dont nous n'avons, en général, pas la moindre idée), mais ce que désire consommer ce que Max Weber appellerait l'idéal-type du groupe social auquel nous nous identifions et sur les normes duquel, précisément, nous renseigne la publicité. En ce sens, cet idéal-type révélé sinon créé par la publicité fonctionne, effectivement, comme un médiateur interne au sens de Girard, c'est-à-dire à la fois modèle et rival. Ce genre de médiation est, d'ailleurs, plus tangible encore dans le désir d'investir, puisque

"
la division sociale du travail met en face les uns des autres des producteurs indépendants qui ne reconnaissent en fait d’autorité que celle de la concurrence et, de même que dans le règne animal, c’est la guerre de tous contre tous,
bellum omnium contra omnes
[...]. L
e développement de la production capitaliste exige un accroissement continu du capital sous l’effet de la concurrence que se livrent les capitalistes
"(Marx,
le Capital
, I, i).

Marx voit bien que, en matière d'investissement, c'est-à-dire de course à l'accumulation de capital productif en vue de maximiser mes profits, c'est l'autre investisseur, celui qui risque d'offrir au consommateur final, un bien ou un service potentiellement substituable au mien qui, en tant qu'il est mon concurrent, m'indique ce que je dois désirer. Et Marx n'a pas attendu les analyses de Girard pour en déduire que le résultat de cette concurrence, "c’est la guerre de tous contre tous, bellum omnium contra omnes". De tous, dit bien Marx, et non des seuls investisseurs capitalistes, puisque, dans la logique du système capitaliste, les travailleurs, en tant qu'ils vendent leur force de travail à leur employeur en contrepartie d'un salaire, sont également soumis à cette concurrence acharnée qui fait que leurs revenus d'existence subissent, en permanence, une pression à la baisse afin de minimiser les coûts de production d'un capitaliste qui a le choix entre, soit d'être compétitif, soit de disparaître en tant que producteur et donc, aussi, en tant qu'employeur29.

Donc, dans le système économique capitaliste, l'Autre en tant que consommateur ou l'Autre en tant qu'investisseur est toujours, en même temps mon modèle en tant qu'il me montre ce que je dois désirer, et mon rival en tant que, ce que je désire le plus, au fond, c'est de le supplanter comme modèle. À cet égard, l'avantage, si l'on peut dire, du système capitaliste sur tous les autres systèmes de production, c'est qu'il y existe une mesure objective du désir : c'est l'argent. D'où ce principe fondamental selon lequel "le besoin d’argent est le vrai et unique besoin satisfait par l’économie capitaliste"(Marx, Manuscrits Parisiens de 1844) : besoin d'argent pour consommer et besoin d'argent pour investir. En ce sens, effectivement, en économie capitaliste, moi comme autrui ne désirons qu'une chose : de l'argent. Nous avons donc implicitement et objectivement, le même désir. Or,

"
deux désirs qui convergent sur le même objet se font mutuellement obstacle. Toute
mimèsis
portant sur le désir débouche automatiquement sur le conflit [...]. Le
même
, le
semblable
dans les rapports humains évoque une idée d'harmonie : nous avons les mêmes goûts, nous aimons les mêmes choses, nous sommes faits pour nous entendre. Que se passe-t-il si nous avons vraiment les
mêmes désirs
? [...] Le principe fondamental, c'est que le double et le monstre ne font qu'un
"(Girard,
la Violence et le Sacré
, vi).

Il se trouve que, lorsque A et B ont le même désir d'investir ou de consommer, il faut que l'un des deux au moins se procure la somme d'argent nécessaire à la satisfaction de ce désir. Or, dans le système capitaliste, l'argent comme "équivalent universel", pour parler comme Marx, doit rester en quantité constante sous peine d'effondrement de la fonction d'accumulation (capitalisation)31. Il s'ensuit que la course à l'argent est, nécessairement, un jeu à somme nulle : ce que A va gagner, B doit le perdre et réciproquement. Nous dirons que, en tant que sujets désirants, A et B sont mutuellement envieux. Il est tout à fait symptomatique, d'ailleurs, que la notion d'envie ait, dans la novlangue publicitaire, fini par supplanter les notions de besoin et même de désir : la modernité libérée et sûre d'elle-même commande de satisfaire sans délai et, surtout, sans tabou, toutes ses envies. Or, nous dit Spinoza, "l'Envie est la Haine en tant qu'elle affecte un homme de telle sorte qu'il est triste du bonheur d'autrui et, au contraire, qu'il est content du malheur d'autrui"(Spinoza, Éthique, III, 59, déf.23). Et comment pourrait-il en être autrement dès lors que mon semblable est, non seulement mon modèle et mon rival, mais il ne peut être que cela, contrairement à ce que nous avons vu avec l'exemple d'Heathcliff et de Catherine, qui, en outre, se vouent mutuellement une amitié, voire un amour, sincères. Du coup, le mécanisme de la haine de soi change du tout au tout : Heathcliff va se haïr de haïr celle qu'il aime, il éprouve ce que Rawls appelle une honte naturelle, c'est-à-dire une honte qui n'est pas directement corrélée à un jugement ; tandis que le consommateur Lambda va se haïr de n'avoir pas su tirer parti des cours de la Bourse, de n'avoir pas pu profiter de la dernière campagne de promotion, etc. et c'est une frustration32 qu'il éprouve. L'essence même du capitalisme consiste donc à engendrer des envies impossibles à satisfaire, à la fois en raison des faibles quantités offertes et du faible niveau des revenus33 avec, comme conséquence sociale, la haine de tout être humain conditionné à désirer ce qu'il ne peut se procurer et qui est, en même temps, haine de l'Autre comme obstacle à la satisfaction et haine de soi comme frustration. La novlangue a beau parler, euphémiquement, pour caractériser cette situation, de "saine émulation" ou, simplement de "concurrence" avec toutes les connotations positives que véhiculent ces termes dans l'idéologie capitaliste, il reste que la rivalité des désirs dégénérés en envies insatisfiables provoque du misos infantile et bestial beaucoup plus sûrement que de la philia virile et rationnelle. Marcuse nomme "désublimation répressive"34 cette tendance névrotique à ne plus voir en l'Autre qu'un obstacle et en soi-même qu'une frustration. Voilà pourquoi "la désublimation répressive caractérise la tendance contemporaine à l’introduction du totalitarisme dans le travail et les loisirs de l’homme"(Marcuse, Éros et Civilisation, préf.). Car, contrairement à ce que nous avons tendance à penser,

"
le totalitarisme n’est pas seulement une uniformisation politique terroriste, c’est aussi une uniformisation économico-technique qui fonctionne en manipulant les besoins au nom d’un faux intérêt général
"(Marcuse,
l’Homme Unidimensionnel
, I).

Le système capitaliste fonctionne, en effet, sur le principe de l'organisation et de la gestion de la pénurie, à commencer par la pénurie d'argent, dans la mesure où l'abondance signifierait la surabondance de l'offre sur la demande et donc, la surproduction, spectre de l'effondrement des profits qui plane depuis toujours sur ce système économique. À l'inverse, "l’enrichissement capitaliste a pour condition l’appauvrissement du travailleur ; il y a une corrélation fatale entre l’accumulation du capital et l’accumulation de la misère"(Marx, le Capital, I, xiv). Le caractère totalitaire du capitalisme repose donc sur la nécessité de manipuler des "besoins au nom d’un faux intérêt général". Faux à la fois parce ce soi-disant "intérêt général" est, en réalité, celui des seuls capitalistes, minoritaires mais dominants, de voir la demande de biens, de services ou de monnaie excéder toujours l'offre afin de maintenir à la fois un niveau de prix et une valeur de la monnaie compatibles avec leur désir d'accumulation, et à la fois parce que les formes de consciences associées aux infrastructures capitalistes présentent celles-ci comme l'horizon indépassable de la civilisation, comme la fin de l'histoire, pour reprendre le titre d'un ouvrage célèbre de Francis Fukuyama. Il y a donc bien une exploitation totalitaire généralisée et systématique par et dans l'économie capitaliste de cette forme particulière de haine de l'Autre que constitue l'envie et de haine de soi que constitue la frustration.

Même un philosophe comme Rawls, certainement plus enclin que Marcuse à l'indulgence à l'égard de l'essence du capitalisme prend des accents spinoziens lorsqu'il craint que

"
les inégalités sanctionnées par le principe de différence
peuvent être si grandes qu'elles suscitent l'envie jusqu'à un niveau qui devient socialement dangereux. [En effet] nous pouvons définir l'envie comme la tendance à éprouver de l'hostilité à la vue du plus grand bien des autres
[...]. Quand les autres sont conscients de notre envie, ils peuvent devenir jaloux de leur contexte meilleur et prendre des précautions contre les actes hostiles auxquels notre envie peut nous conduire
"(Rawls,
Théorie de la Justice
, §80).

Là encore, les exemples littéraires abondent de haines de classe36 engendrée par la misère et qui dégénèrent en mépris, en humiliation et donc, avons-nous vu, en haine de soi. C'est Jean, le laquais qui, accablé de honte après avoir cédé aux avances de mademoiselle Julie, et donc avoir enfreint les limites du désirable assignées à sa condition, n'aura de cesse de faire payer à sa maîtresse le prix de cette haine de soi dans Mademoiselle Julie de Strindberg. C'est Claire et Solange qui mettent en scène la "cérémonie" du meurtre de leur patronne dans leur chambre après avoir "mimé" le dégoût bucco-gastrique dont elles considèrent être l'objet de sa part dans les Bonnes de Genet. Ce sont les Joad qui, dans les Raisins de la Colère, roman de Steinbeck au titre évocateur, se font traiter, en arrivant en Californie, autant dire en Terre Promise, de "fils de pute", de "chimpanzés", d'"okies", épithète péjorative leur rappelant leur Oklahoma natal dont ils ont fui le dust bowl et la misère. Etc. Dans tous les cas, la haine de l'envie frustrée chez les uns (Mademoiselle Julie, Claire et Solange, la famille Joad) se heurte, non pas seulement à la haine symétrique de ceux qui, sentant leurs avantages menacés, désirent les conserver jalousement, mais au mépris37 de ceux-ci à l'égard d'êtres qu'ils considèrent comme indignes d'appartenir au genre humain. On éprouve de la haine pour un rival, un concurrent, ou pour soi-même comme mauvais compétiteur. Mais c'est à l'égard de ce qui dégoûte, de ce qui suscite l'écœurement, la répulsion, que l'on conçoit du mépris, ainsi que le montrent les thèmes de la pourriture chez Unrat, de la vermine chez l'homme du sous-sol, du crachat et de la vomissure chez les bonnes. Dans le meilleur des cas, le mépris, plus "intellectualisé" (par exemple chez Strindberg ou Steinbeck), prend la forme d'un dégoût "esthétique" : les victimes ont de "mauvaise manières", "vulgaires", "scandaleuses", etc. Sauf que, en l'occurrence,

"
tout le langage de l'esthétique est enfermé dans un refus principiel du facile, entendu dans tous les sens que l'éthique et l'esthétique bourgeoises donnent à ce mot ; que le
"goût pur", purement négatif dans son essence, a pour principe le dégoût que l'on dit souvent
"viscéral"
(il
"rend malade"
et
"fait vomir") pour tout ce qui est
"facile", comme on dit d'une musique ou d'un effet stylistique, mais aussi d'une femme ou de ses mœurs
"(Bourdieu,
la Distinction
, post-scriptum).

Si la haine fait toujours planer une menace agressive sur l'intégrité, voire l'existence de celui qui en est l'objet, le mépris, en revanche, à travers ses connotations plus ou moins ouvertement déjectives, porte irrémédiablement atteinte à l'estime de son objet, c'est-à-dire à son essence, à sa nature même. Gabriel Chevallier a, mieux que personne, exprimé les conséquences des brimades et des humiliations militaires que les poilus ont eu à endurer dans les tranchées de la part de certains de leurs supérieurs : "j'ai roulé au fond du gouffre de moi-même, au fond des oubliettes où se cache le plus secret de l'âme et c'est un cloaque immonde, une ténèbre gluante. Voilà ce que j'étais sans le savoir : un type qui a peur, une peur insurmontable, une peur à implorer, qui l'écrase ... "(Chevallier, la Peur, II, iii). On peut donc légitimement se demander s'il n'est pas de système d'organisation sociale qui, paradoxalement, aurait intérêt au délitement partiel du lien social et qui donc, par le biais du mépris d'autrui et de soi-même, aurait politiquement intérêt à l'existence de masses populaires informelles et inorganisées, un peu sur le modèle économique de ces masses de chômeurs qui constituent, nous dit Marx, "l'armée de réserve du capital". Ce qui nous amène à envisager la possibilité d'une exploitation proprement politique de l'atmosphère d'envie haineuse engendrée par une situation économique de pénurie organisée et entretenue38.

Pour Hannah Arendt, le propre de l'humain, ce en quoi il est véritablement un zôon politikon, c'est qu'il agit39. Or,

"
a
gir, au sens le plus général, signifie prendre une initiative, entreprendre (comme l'indique le grec
arkheïn
, commencer, guider, et éventuellement, gouverner) mettre en mouvement (ce qui est le sens original du latin
agere
). Parce qu'ils sont
initium
, nouveaux venus et novateurs en vertu de leur naissance, les hommes prennent des initiatives, ils sont portés à l'action :
initium ergo ut esset, creatus est homo, ante quem nullus fuit
(
"
pour qu'il y eût un commencement fut créé l'homme avant qui il n'y avait personne
"
)
dit Saint Augustin dans sa philosophie politique
"(Arendt,
Condition de l’Homme Moderne
, v, 1).

Mais, pour agir en ce sens, encore faut-il que l'agent ait une représentation, fût-elle confuse, de la valeur putative de son entreprise au sein de l'espace public de ses semblables. C'est pour cela que "le respect de soi est un bien premier. Sans lui, rien ne semble valoir la peine d'agir ou, si quelque chose semble avoir de la valeur pour nous, c'est la force de lutter pour elle qui fait défaut"(Rawls, Théorie de la Justice, §67). A contrario, en l'absence de cette estime de soi qui n'est rien d'autre, au fond, qu'une conscience de son moi social, un être humain, sans être nécessairement confiné dans la solitude physique ni dans l'isolement moral, risque fort de se trouver désolé, comme le dit Arendt :

"
est désolé [
lonely
] celui qui se trouve entouré d’autres hommes avec lesquels il ne peut établir de contacts ou à l’hostilité desquels il est exposé [...]. La désolation [
loneliness
], fonds commun de la terreur, est étroitement liée au déracinement et à l’inutilité : être déraciné, c’est ne pas avoir de place dans le monde, reconnue et garantie par les autres ; être inutile c’est n’avoir aucune appartenance au monde
"(Arendt,
le Système Totalitaire
, iv).

Si la haine de l'Autre, notamment la haine de classe à laquelle dispose l'envie, conduit immanquablement à des désordres sociaux, le mépris de l'Autre et donc, corrélativement, comme nous l'avons dit, la haine de soi est beaucoup plus insidieuse en ce qu'apparemment, elle ne menace pas l'ordre social établi puisqu'elle détermine la désolation, traduction française qui possède, sur le terme originel "loneliness" l'avantage de donner un aperçu de son enjeu éthique : le désolé n'est pas seulement, en un certain sens, solus comme le rappelle l'étymologie du mot, il est aussi épuisé. Or, nous dit Deleuze, "l'épuisé, c'est beaucoup plus que le fatigué [...]. Seul l'épuisé peut épuiser le possible parce qu'il a renoncé à tout besoin, préférence, but ou signification"(Deleuze, l’Épuisé). L'homme du sous-sol, le professeur Unrat nous paraissent bien moins dangereux, bien moins démoniaques qu'Heathcliff. C'est que leur mépris d'eux-mêmes est si avancé que, contrairement à ce qui se passe avec les personnages de Strindberg, de Genet ou de Steinbeck que nous avons évoqués, il ne semble plus devoir engendrer autre chose que de la passivité et de l'abstention. Ce qui, on en conviendra, est pain bénit pour une organisation potentiellement totalitaire. Il n'est pas nécessaire, en effet, d'être fin sociologue ou historien pour comprendre que "la désolation d’individus atomisés, non seulement fournit la base du règne totalitaire au niveau des masses, mais encore s’étend jusqu’au faîte de tout l’édifice"(Arendt, le Système Totalitaire, iii). La désolation, comme forme achevée de la haine de soi, fournit la base du totalitarisme politique dans la mesure où cette forme d'organisation de la Cité présuppose, paradoxalement, la disparition de l'homme comme zôon politikon, comme facteurs d'initiative, de nouveauté :

"
le mal radical est, peut-on dire, apparu avec un système où tous les hommes sont, au même titre, devenus superflus [...]. Les hommes, dans la mesure où ils sont plus que la réaction animale et que l'accomplissement de fonctions, sont entièrement superflus dans les régimes totalitaires. Le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont de trop
"(Arendt,
le Système Totalitaire
, iii).

Mais, d'un autre côté, si les hommes désolés se haïssent eux-mêmes jusqu'à se nier en tant qu'animaux politiques pour ne plus laisser s'affirmer que des comportements animaux, il demeure néanmoins en eux la forme vide d'une nature humaine qui, comme René Girard nous l'a fait remarquer, exige qu'on lui indique en permanence ce qui est désirable.

De fait, "les mouvements totalitaires sont possibles partout où se trouvent des masses qui, pour une raison ou une autre, se sont découvert un appétit d’organisation politique. Les masses ne sont pas unies par la conscience d’un intérêt commun et elles n’ont pas cette logique spécifique des classes qui s’exprime dans la poursuite d’objectifs communs précis, limités et accessibles"(Arendt, le Système Totalitaire, i, 1). Cet "appétit d'organisation politique" est, en quelque sorte, le degré minimal, qui n'est cependant pas tout à fait un degré zéro, d'humanité des masses désolées et atomisées. Le délitement du lien social peut, en effet, être tel que

"
c
hacun prétend redresser lui-même la situation mais personne n'y parvient : le dépérissement même de la transcendance fait qu'il n'y a plus la moindre différence entre le désir de sauver la Cité et l'ambition la plus démesurée, entre la piété la plus sincère et le désir de se diviniser. Chacun voit dans l'entreprise rivale le fruit d'un désir sacrilège. [...] Pour que la violence finisse par se taire, il faut qu'il y ait un dernier mot de la violence et qu'il passe pour divin
"(Girard,
la Violence et le Sacré
, v).

Or si, en raison même du niveau de délitement social, le recours religieux à la transcendance divine40 ou le recours culturel à la katharsis41 s'avèrent impossibles, ce degré minimal d'organisation politique va consister, pour les masses atomisées, à s'abandonner corps et âme à une providence sans transcendance ni effet cathartique afin de conserver, néanmoins, une raison d'être humain, c'est-à-dire, au minimum, comme le montre Spinoza, une fonction désirante. Or, rétablir cette fonction désirante suppose que les désirs frustrés des rivaux potentiels soient, en quelque sorte, sublimés par un désir métaphysique supérieur. Il importe au plus haut point que ce désir soit métaphysique et non physique afin que "les victimes du désir métaphysique [...] convoitent la divinité du médiateur et [...] pour cette divinité qu'elles accept[ent], s'il le faut -et il le faut toujours-, ou même qu'elles recherch[ent] la honte, l'humiliation et la souffrance"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, viii). C'est en ce sens que l'organisation totalitaire42 a pour vocation d'assumer essentiellement une fonction de médiateur externe, pour parler comme Girard, qui conditionne le désir de ses membres ou adhérents à éprouver une sorte de désir vide, de désir sans contenu autre que de permettre à un "sauveur" fantasmé de se conserver comme "sauveur" suffisamment puissant pour mettre fin à la violence intra-communautaire :

"
[la]
caractéristique la plus apparente
[des organisations totalitaires]
est leur exigence d’une loyauté illimitée, inconditionnelle et inaltérable de la part du militant individuel, [...] fidélité qui est vidée de tout contenu concret duquel pourraient naturellement naître certaines révisions [...]. L’objectif du mouvement totalitaire est donc d’encadrer autant de gens que possible dans son organisation, et de les mettre et les maintenir en mouvement. Quant à l’objectif politique qui constituerait la fin de ce mouvement, il n’existe tout simplement pas
"(Arendt,
le Système Totalitaire
, i, 1).

Le totalitarisme, en effet, n'est pas, à proprement parler, une option politique parmi d'autres mais plutôt ce qui reste de la nature de l'animal politique qu'est l'être humain lorsque celui-ci a, à ce point, perdu l'estime de lui-même, qu'il tend inexorablement à se détruire comme animal politique43 en voyant son semblable, non comme un alter ego, mais comme un obstacle. C'est pourquoi "obstacles et mépris ne font donc jamais que redoubler le désir parce qu'ils confirment la supériorité du médiateur"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, viii) : ce mépris de soi-même qui, jusqu'alors, annihilait la fonction désirante proprement humaine alimente désormais un désir d'ordre et de puissance qui est d'autant moins susceptible d'être menacé qu'il est un désir formel vide de tout contenu matériel qui autoriserait une évaluation objective de la "supériorité du médiateur".

Dès lors, l'agressivité latente des agents sociaux atomisés par la haine de soi qui se sont donné un sauveur providentiel est disponible pour se tourner vers un adversaire supposé "commun" mais qui se trouve être, en réalité, celui de la seule organisation totalitaire. Nous voilà typiquement confrontés au phénomène bien connu du fanatisme chauvin qui résulte de ce qu'une foule composée d'êtres dont le seul lien social est, désormais, la vénération commune d'un médiateur métaphysique à qui chacun demande de restaurer, a minima, l'estime de soi qu'il a perdue, contribue à satisfaire la soif de pouvoir et de richesses dudit médiateur. La chasse au bouc émissaire peut alors commencer en toute quiétude :

"
t
oute communauté en proie à la violence ou accablée par quelque désastre auquel elle est incapable de remédier se jette dans une chasse aveugle au ''bouc émissaire''
[par lequel] les hommes veulent se convaincre que leurs maux relèvent d'un responsable unique dont il sera facile de se débarrasser
"(Girard,
la Violence et le Sacré
, iii).

Cette "chasse" commence toujours par un mépris qui, nourri, comme nous l'avons vu, de ratiocinations relatives au caractère parasitaire et dégoûtant du bouc émissaire, doit aboutir (c'est le seul objectif du mouvement) à la haine de cet Étranger sans lequel la vie serait immanquablement un long fleuve tranquille : Étranger de l'intérieur (le juif, le tutsi, l'arménien, le koulak, le palestinien, etc.)44, Étranger de l'extérieur (le barbare, le Boche, l'Arabe, etc.)45 ou, même, Étranger fantasmé (le pestiféré, l'infidèle, le terroriste, etc.)46. C'est ce qui distingue cette forme de totalitarisme superstructurel, pour parler comme Marx, ou externe, pour parler comme Girard, du totalitarisme infrastructurel ou interne, lequel produit, en quelque sorte spontanément, la haine de l'Autre vu comme obstacle à la satisfaction des envies, mais sans en passer par le mépris "argumenté", organisé et orienté47. Pour le totalitarisme superstructurel ou externe, le bouc émissaire, la bête à abattre, c'est toujours l'Étranger qui est un dégénéré à mépriser avant d'être un rival à haïr et, le cas échéant, à exterminer. À noter que, à l'instar de la guerre, l'extermination de l'Étranger, la solution finale, peut tout à fait, notamment dans le cas où l'Étranger est une construction fantasmatique, rester virtuelle sans qu'il soit porté atteinte à la raison d'être de l'organisation totalitaire. L'important est que les masses en proie à la désolation éprouvent le désir de conjurer la menace avec des moyens propres à les rassurer en ce qu'ils reflètent la puissance de ladite organisation à laquelle elles se sont vouées corps et âme. À la limite, bien entendu, "les moyens tendent à prendre une importance disproportionnée par rapport à la fin qui doit les justifier. [Ce qui explique que] la révolution technologique, révolution dans la fabrication des outils a revêtu une importance particulière dans le domaine militaire"(Arendt, du Mensonge à la Violence, iii). D'ailleurs, Hannah Arendt prophétisait déjà, en 1951, anticipant l'obsession sécuritaire qui nous est, hélas, aujourd'hui, si familière, que "les solutions totalitaires peuvent d'ailleurs fort bien survivre à la chute des régimes totalitaires, sous la forme de tentations fortes qui surgiront chaque fois qu'il semblera impossible de soulager la misère politique, sociale et économique d'une manière qui soit digne de l'homme"(Arendt, le Système Totalitaire, iii-iv). Preuve que le mal, à savoir l'auto-destruction par haine de soi de l'homme en tant qu'animal politique, est radical tout autant que banal48.

C'est donc en tant qu'il est un zôon politikon, un animal politique, et non en tant qu'il serait vertueux que l'homme est ami d'autrui et, par conséquent aussi, ami de soi-même. Ce qui explique que la philia, l'amitié ou l'amour, puisse coexister avec le misos, la haine, et parfois pour l'objet même d'amitié ou d'amour. D'autant que le mépris, tant pour autrui que pour soi-même, constitue un puissant vecteur de haine dans la mesure où il en est une forme intellectualisée s'accompagnant d'un jugement dépréciatif de son objet, ce qui rend la haine tout à la fois plus profonde et durable mais aussi moins directement menaçante pour lui. Or, dans la mesure où la philia, tout autant que le misos, sont des modalités du désir et où, pour l'animal politique que nous sommes, celui-ci est nécessairement médiatisé par autrui, il existe deux sortes de médiation du désir de conserver (amour, amitié) ou de détruire (haine), selon que le médiateur est, dans le même temps, modèle et rival (médiation physique ou interne) ou seulement modèle (médiation métaphysique ou externe). Ces deux sortes de médiation, qui relèvent pleinement, l'une et l'autre, de notre nature humaine, peuvent toutefois se transformer en processus de domination totalitaire des lors que le modèle n'est plus qu'un facteur d'envie et devient donc un rival à écarter ou que le modèle se présente comme le dernier rempart contre la menace de l'Étranger. Ce qui caractérise ces deux formes d'exploitation totalitaire de la nature humaine, c'est que le misos, de soi comme d'autrui, y est hégémonique et ne laisse plus la moindre place à la philia.

------------------------------------------------------------------------------

Que ce soit le mépris qui engendre la honte ou la honte le mépris, il semble bien, en tout cas, que la haine méprisante qu'un être humain professe pour son semblable jusqu'à en tirer une certaine jouissance intellectuelle, soit indissociable, chez le même être humain, de la haine méprisante mais douloureuse de soi-même.

Là on en arrive à la problématique de l'oeuf ou de la poule ( généralement la théorie des doubles permet d'en sortir ).

Sur ce je vais relire , nous voilà dans le vif du sujet .

PS : le blog est militant ( je ne partage pas tous les commentaires ) , mais a le mérite de synthétiser tous les éléments . Chacun y prendra ce qu'il voudra , et peut être pourrons nous faire avancer le sujet :)

Modifié par DroitDeRéponse
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Membre, Un con qui marche ira plus loin qu'un intellectuel assis, 53ans Posté(e)
DroitDeRéponse Membre 90 681 messages
53ans‚ Un con qui marche ira plus loin qu'un intellectuel assis,
Posté(e)

Le rejet de l'autre, qui me semble plus approprié que la haine, nait du sentiment d'être attaqué dans son identité. Dans le processus de la mondialisation, la mixité est perçue comme perte de l'identité actuelle. D'où la réaction de renforcement de l'identité actuelle autour de la religion pour certains, de la politique pour d'autres. Ce radicalisme entraine guerres et terrorismes, et tente de faire dégénérer la situation en choc de civilisations, pour s'imposer comme identité dominante et tenter d'éviter l'inévitable, la mixité. Par la mixité, j'entends l'ensemble des mixités possibles, et pas une mixité unique.

N'est ce qu'un sentiment ?

Le jugement négatif porté sur autrui ( ex c'est un tire au flanc qui vit des allocs ) ne peut il pas mener au mépris de soi , mépris intolérable qui est transféré sur l'autre ?

Qu'entendez vous par ensemble des mixités possibles ?

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Membre, 114ans Posté(e)
stvi Membre 20 709 messages
Mentor‚ 114ans‚
Posté(e)

Tu y tiens ,à tes théories ...et name est en train de te les mettre à mal ....

tu n'as pas l'impression d'être un tout petit peu manichéen ? ...

tant que tu n'arrives pas à faire entrer une catégorie dans une boite étanche ,tu es inquiet et ça te met mal à l'aise ....

tellement mal à l'aise que tu te sens obligé de faire ingurgiter un pavé (#35) aux intervenants en punition de leur indiscipline ...

mais j'ai relevé quelque chose d'intéressant (qui ne relève pas de la démonstration par l"absurde )...

">Au rebours de Platon, il y a, chez Pascal, l'idée que l'on ne peut pas être en même temps ami de soi-même et ami d'autrui

..........

Modifié par stvi
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Membre, 34ans Posté(e)
Name Membre 2 076 messages
Forumeur Débutant‚ 34ans‚
Posté(e)

N'est ce qu'un sentiment ?

Le jugement négatif porté sur autrui ( ex c'est un tire au flanc qui vit des allocs ) ne peut il pas mener au mépris de soi , mépris intolérable qui est transféré sur l'autre ?

Je pense que ce n'est qu'un sentiment. Il nait de l'illusion identitaire. Sentiment que notre identité est quelque chose de figé, d'intemporel, quand elle est en constante évolution.

Qu'entendez vous par ensemble des mixités possibles ?

Qu'il y a de multiples possibilité de mixité.

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Membre, Un con qui marche ira plus loin qu'un intellectuel assis, 53ans Posté(e)
DroitDeRéponse Membre 90 681 messages
53ans‚ Un con qui marche ira plus loin qu'un intellectuel assis,
Posté(e)

Je pense que ce n'est qu'un sentiment. Il nait de l'illusion identitaire. Sentiment que notre identité est quelque chose de figé, d'intemporel, quand elle est en constante évolution.

Qu'il y a de multiples possibilité de mixité.

Vous parliez de l'ensemble des possibilités , c'est assez différent .

Quant à l'identité elle peut être en constante evolution sans pour autant être une illusion non ?

Personnellement mon sentiment identitaire est très fort il n'en est pas pour autant figé .

Je pense que s'il était plus faible , les racines moins profondes , j'en ressentirai une insécurité qui me rendrait moins ouvert à autrui.

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Membre, Un con qui marche ira plus loin qu'un intellectuel assis, 53ans Posté(e)
DroitDeRéponse Membre 90 681 messages
53ans‚ Un con qui marche ira plus loin qu'un intellectuel assis,
Posté(e)

Je pense que ce n'est qu'un sentiment. Il nait de l'illusion identitaire. Sentiment que notre identité est quelque chose de figé, d'intemporel, quand elle est en constante évolution.

Qu'il y a de multiples possibilité de mixité.

Je pars du texte proposé pour échanger plus avant :

Une remarque finale concernant le racisme. Je trouve étonnant que, pour autant que je sache, la caractéristique principale et déterminante du racisme, visible immédiatement à l'oeil nu, n'ait pas été remarquée par les écrivains qui s'en sont occupés. Cette caractéristique est l'inconvertibilité essentielle de l'autre. Tout fanatique religieux accepterait avec joie la conversion des infidèles; tout nationaliste"rationnel" devrait se réjouir lorsque des territoires étrangers sont annexés et leurs habitants"assimilés". Mais tel n'est pas le cas du raciste. Les juifs allemands auraient été contents de rester des citoyens du Troisième Reich; la plupart d'entre eux l'auraient demandé et accepté. Mais les nazis n'en voulaient rien savoir.

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La haine du juif allemand était elle liée à un peur identitaire ?

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C'est précisément parce que dans le cas du racisme, l'objet de la haine doit demeurer inconvertible que l'imaginaire raciste doit invoquer ou inventer des caractéristiques prétendument physiques (biologiques), donc irréversibles, chez les objets de sa haine; la couleur de la peau, les traits du visage, sont l'étayage le plus approprié de cette haine à la fois parce qu'ils signeraient l'étrangeté irréductible de l'objet et élimineraient tout risque de confusion entre lui et le sujet. D'où aussi la répulsion particulièrement forte à l'égard du métissage, qui brouille les frontières entre les purs et les impurs et montre au raciste qu'il s'en faudrait de peu pour qu'il se trouve de l'autre c™té de la barrière de la haine. Enfin, il serait certainement justifié de lier cette forme extrême de la haine de l'autre à la forme la plus obscure, la plus sombre et la plus refoulée de la haine : la haine de soi.

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Il y a du vrai, non ?

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