Aller au contenu

Gouderien

Membre
  • Compteur de contenus

    38 159
  • Inscription

  • Dernière visite

  • Jours gagnés

    69

Billets posté(e)s par Gouderien

  1. Gouderien
    Il héla un taxi pour gagner le Bolchoï. En fait, ce n’était pas très loin, mais il ne se sentait pas le courage de marcher bien longtemps sous ce soleil.
         L’illustre théâtre se trouve place Teatralnaya. Le taxi, qui fort heureusement était climatisé, le déposa devant l’impressionnante façade néo-classique, surmontée du quadrige, œuvre du célèbre sculpteur russe Peter Clodt von Jürgensburg. Il était un peu plus de 17 heures quand il pénétra dans le bâtiment. Il demanda où se trouvaient les loges, mais dut d’abord prouver son identité en montrant ses papiers avant qu’on accepte de le renseigner. Deux agents de sécurité taillés en armoire à glace montaient la garde devant la porte, et il dut encore exhiber son passeport avant qu’on daigne le laisser entrer. Comme de juste, la diva avait hérité de la plus belle loge. Quand il entra, la pièce était remplie de bouquets ou de paniers de fleurs. Il en resta bouche-bée.
    -          Et oui, commenta Cindy, c’est ça la gloire !
    - Heureusement que je ne suis pas sujette aux allergies, se contenta de dire Sophia, qui était en train de parfaire son maquillage devant un miroir.
    Le panier le plus impressionnant avait été envoyé par le président de la fédération de Russie en personne, et contenait tout un assortiment de roses de diverses couleurs, même si le rouge dominait.
    -          On dirait que vous êtes appréciée, dans ce pays ! constata Gérald.
    -          As you say it ! se contenta de dire la diva.
    A ce moment on frappa à la porte, et un employé apporta un nouveau bouquet de roses rouges, presque aussi imposant que celui du président. Cindy s’en empara ; comme une carte y était jointe, elle la parcourut rapidement puis soupira.
    -          Bad news : your stalker is in Moscow ! dit-elle à la diva.
    -          Bloody shit ! se contenta de répliquer celle-ci. Tu peux flanquer son bouquet directement à la poubelle !
    Cindy s’exécuta aussitôt, à la surprise de Gérald.
    -          Pourquoi jeter un aussi joli bouquet ? demanda-t-il.
    -          Oh, parce qu’il vient de mon admirateur secret (enfin, pas vraiment secret) : Mister M ! répondit Sophia.
    -          Mister M ? répéta-t-il, étonné.
    -          Oui, expliqua Cindy. Vous ne l’avez jamais vu ?
    -          Euh… Pas à ma connaissance.
    -          Bien sûr ce n’est pas son vrai nom. En fait il s’appelle Marcus Shepperd. C’est un américain fou. Il est très riche, il a gagné beaucoup d’argent à la bourse. Un jour il a entendu Sophia chanter à la télévision, et il est tombé instantanément amoureux d’elle – enfin du moins c’est ce qu’il raconte. Ça fait des années qu’il la suit, il parcourt le monde à sa suite et assiste à la plupart de ses spectacles.
    -          C’est un fan, quoi.
    -          Sauf qu’il est timbré. Il lui a envoyé je ne sais combien de déclarations d’amour et de propositions de mariage. Et il fait tout ce qu’il peut pour la rencontrer.
    -          Un jour, raconta la diva sur un ton mi-amusé mi-courroucé, comme la patience n’est pas ma qualité principale, je lui ai collé un direct du gauche à l’entracte de « Turandot », à Atlanta. Il a porté plainte, et vous connaissez les tribunaux américains : j’ai été condamnée à lui verser d’énormes dommages et intérêts. Il paraît que je lui avais fracturé la mâchoire. Depuis il est encore deux fois plus collant.
    -          Vous pourriez porter plainte pour harcèlement.
    -          C’est ce que j’ai fait ! J’ai obtenu une injonction, suivant laquelle il ne peut pas m’approcher à moins de 10 kilomètres. Mais ce n’est valable que sur le territoire des États-Unis.
    -          J’espère au moins qu’on ne va pas le retrouver sur le bateau! déclara miss MacLaird.
    -          S’il est là, je le jette à l'eau et je le noie, promit Sophia avec le plus grand sérieux.
    -          A quoi ressemble-t-il ? demanda le journaliste.
    -          Tenez ! dit Cindy en fouillant dans son sac à main puis en lui mettant sous les yeux la photo d’un jeune homme brun souriant, aux cheveux coupés en brosse. A part un nez un peu proéminent, il n’avait rien de spécial.
    -          Il n’est pas vilain ! commenta Gérald.
    -          Eh bien s’il vous plaît, je vous le laisse de grand cœur ! annonça la chanteuse.
    -          Non non, merci bien.
    -          En tout cas, précisa Cindy, si jamais vous le voyez, évitez-le.
    -          Entendu.
    Il faisait très chaud dans la loge, alors comme il restait un peu de temps avant le début du récital, il décida de gagner le bar du théâtre. Il salua la diva, lui dit le mot de Cambronne pour son récital, et sortit. Pour se rendre au bar, il fallait traverser l’immense Foyer impérial, avec ses lustres imposants, ses tapisseries et ses miroirs. L’endroit avait été totalement dévasté après la Révolution d’octobre, quand on voulait effacer tout ce qui rappelait le tsarisme, puis patiemment restauré au XXIe siècle. Ça aurait pu être kitsch, c’était juste grandiose. Comme de bien entendu, il y avait foule au bar. Il songea à prendre une vodka – mais le seul fait de penser au mot « vodka » lui donnait des maux de tête. Alors il se contenta d’une bière. Il réussit à trouver une place assise, ce qui tenait de l’exploit. Une bonne partie de l’assistance s’était mise sur son 31 : smoking, costume ou robe de soirée. D’autres – comme lui d’ailleurs – étaient en tenue plus décontractée. Il avait eu la flemme de passer à l’hôtel pour se changer. A quoi bon ? Il n’allait quand même pas passer les deux semaines à venir déguisé en pingouin. Tout en buvant sa bière à petites gorgées, il observait les gens, et s’émerveillait de la fabuleuse beauté de certaines femmes russes. Pour lui qui avait toujours été fasciné par les blondes, la Russie était le pays des merveilles.
    Pourtant c’est une brune qui s’approcha de lui : la charmante Rachel Roïtman. Elle était accompagnée d’un de ses collègues journalistes, le Biélorusse Vladimir Kolovalov.
    -          Hello ! lança-t-elle en l’apercevant.
    -          Sdorowo ! le salua son collègue d’un ton jovial.
    Il fit la bise à Rachel, et échangea une poignée de main virile avec le Biélorusse, qui était un grand et costaud gaillard aux cheveux coupés court et aux yeux bleus.
    Ils allèrent s’asseoir à une petite table miraculeusement inoccupée. Elle lança une phrase en russe à son collègue biélorusse, et il se leva et se dirigea vers le bar.
    -  Je lui ai demandé d’aller nous chercher deux vodkas, expliqua-t-elle. Vous allez bien ? Pas trop mal aux cheveux ?
    - Ça va. Je crois que je survivrai.
    - Vous avez une bonne descente.
    - En général oui. Mais selon les critères russes, je dois être un peu léger.
    Elle rit, puis sortit un paquet de cigarettes de son sac à main.
          - Ça ne vous gêne pas que je fume ? demande-t-elle.
    - Faites donc.
    De toute façon il régnait une telle tabagie dans ce lieu qu’un peu plus un peu moins, il ne sentirait même pas la différence.
    -          Vous êtes à l’hôtel Spartak, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.
    Mais c’était plus une affirmation qu’une question.
    -          Pourquoi ? répliqua-t-il. Vous voulez me rendre visite ?
    -          Ça vous déplairait ?
    -          Je ne pense pas.
    Le Biélorusse revint, les vodkas à la main, et leur conversation en resta là - pour le moment… On porta un toast à la musique, qui leur valait l’occasion d’être réunis dans ce lieu d’exception, puis on parla de la diva, du récital qu’elle allait donner ce soir – consacré à des airs d’opéras italiens -, de celui du lendemain, puis de la croisière qu’ils entreprendraient ensuite jusqu’à Saint-Pétersbourg.
    -          Vous avez déjà voyagé sur ce genre de bateau, Monsieur Jacquet ? demanda Rachel.
    -          Non, répondit-il. Mais j’en ai beaucoup entendu parler. Je sais que c’est une vieille tradition, qui date du temps de l’URSS.
    -          C’est vrai. Sauf que les bateaux de croisière étaient plus… spartiates, à l’époque. Vous allez voir, celui que nous allons prendre est une version de luxe. Les places se sont d’ailleurs vendues très cher.
    -          Combien ?
    -          Le prix de base était de 100.000 roubles, soit environ 10.000 de vos francs. Mais sur Internet et au marché noir, on est arrivé à des sommes très supérieures. On dit que la mafia de Saint-Pétersbourg a acheté une partie des billets, et les a revendus ensuite cinq fois plus cher.
    -          C’est ce qu’on raconte, intervint Vladimir, mais il ne faut pas exagérer.
    L’homme se mit à regarder autour d’eux avec anxiété, comme s’il craignait que des agents du FSB soient en train de les écouter – ce qui après tout était bien possible.
    Une sonnerie commença à résonner. C’était le signal qu’il fallait gagner les places, car le concert allait bientôt débuter. Ils terminèrent leurs boissons, puis se levèrent.
    -          Tout ça pour dire, poursuivit Rachel, que vous allez voir du beau monde, à bord du bateau. Vous jouez au bridge ?
    -          Euh… non. Pourquoi ?
    -          Il y aura aussi un tournoi international de bridge, avec des primes d’un million de dollars pour les gagnants.
    -          Fichtre ! Je comptais réserver ça pour mes vieux jours, mais finalement je vais peut-être m’y mettre avant !
    Une foule impatiente se pressait pour gagner les entrées. C’était l’affluence des grands jours. Puis ils pénétrèrent dans la vaste salle, de forme grossièrement circulaire, rutilante de dorures, avec son immense lustre au plafond. C’était une ruche bourdonnante. Les places réservées pour les membres de la presse se trouvaient à l’orchestre, non loin de la scène, mais Gérald n’était pas à côté de Rachel.
    Assister à ce genre de récital en Russie était toujours un moment émouvant, car pour les Russes l’art est plus important que le pain quotidien. L’orchestre se mit en place ; il serait dirigé par l’un des chefs les plus fameux du moment, Vassili Jabkine. Puis la lumière baissa et la diva apparut sur la scène ; une gigantesque salve d’applaudissements retentit, et il crut qu’elle ne s’arrêterait jamais. Enfin le concert commença, consacré à des airs d’opéras ou des lieder russes, de Glinka à Chostakovitch en passant par Borodine, Tchaïkovski et Prokofiev. C’était un répertoire qu’il maîtrisait mal, connaissant beaucoup mieux la musique allemande ou italienne. Mais il n’était nul besoin d’être familier des compositeurs russes pour apprécier la performance de Sophia Wenger. Chaque air fut acclamé de façon délirante, puis à la fin elle eut droit à dix minutes d’ovations ; bien sûr, on lui réclama un bis, et elle chanta « Im Abendrot », un des « Quatre derniers Lieder » de Richard Strauss. Elle salua la foule, tandis que deux petites filles venaient lui apporter deux immenses bouquets de fleurs, encore plus grands que ceux qui garnissaient déjà sa loge. Et ce fut l’entracte.
    Il se leva et s’étira, pour se dégourdir les membres.
    -          Vous avez aimé ? demanda Rachel.
    -          Bien sûr ! Et vous ?
    -          Évidemment. Je suis une fan absolue.
    -          Qu’est-ce que vous faites ? Vous retournez au bar ?
    -          Pourquoi pas ? Et vous ?
    -          Pareil.
    Comme ils sortaient de la salle, Gérald faillit se cogner dans un grand escogriffe qui semblait particulièrement pressé. L’homme se retourna brièvement pour bredouiller « Sorry », et il reconnut « Mister M », l’« admirateur secret » de Sophia. Il paraissait plus vieux que sur la photo que lui avait montrée Cindy ; grand et mince, il était vêtu d’un costume trois pièces impeccable, avec une chemise rose pâle et un nœud-papillon violet. A peine Gérald l’avait-il reconnu, qu’il disparut dans la foule. En y réfléchissant, il se dit qu’il avait déjà vu ce personnage quelque part - ça devait être le 15 août, lors du récital qu’avait donné Sophia à Paris. Il était au 3e ou 4e rang des spectateurs. A l’époque il avait remarqué son nœud papillon, d’un violet agressif. D’après certains psychologues, le violet – qui associe le bleu de la dépression et le rouge de la violence – serait la couleur de la folie. Bah ! l’individu avait l’air plus excentrique que dangereux. Au milieu de la foule, Gérald gagna le bar avec Rachel. Ils ne trouvèrent pas de place assise, et se contentèrent de boire une vodka au comptoir. L’endroit se remplissant peu à peu de monde, ils se trouvèrent pressés l’un contre l’autre, et elle en profita pour l’embrasser. Il lui rendit son baiser, et passa la main autour de ses épaules, puis descendit subrepticement le long de son dos pour caresser ses rondeurs. Personne ne prêtait attention à eux. La jeune femme semblait très attirée par lui. Il se demanda si elle savait ce que Sophia et lui étaient venus faire en Russie. Il supposa que non, sans quoi leur rapprochement aurait été quelque peu imprudent, et en tout cas pas très professionnel.
    Ils restèrent ainsi quelques instants, puis le portable de la jeune femme sonna. L’air ennuyé, elle répondit, en russe. Puis elle raccrocha en soupirant, finit sa vodka, et dit :
    -          Désolé, les impératifs du métier, tu sais ce que c’est.
    -          Qu’est-ce qui se passe ?
    -          C’est les incendies de forêt… Un village vient de brûler, et il y a des morts. Mon patron me demande de me rendre sur place. Tu me raconteras la fin du concert.
    -          Sois prudente.
    -          Bien sûr !
    Elle sourit puis, sur un dernier baiser, le planta là. Un peu déçu, il finit son verre, et en commanda un autre pour se consoler. Ensuite, il regagna sa place dans la salle.
    La deuxième partie du récital fut consacrée au concerto pour piano n° 2 de Rachmaninov. A la fin, il y eut un instant de silence, puis les spectateurs firent retentir une telle ovation que Gérald eut l’impression que le sol de la salle tremblait. Les applaudissements et les rappels durèrent un quart d’heure, et Sophia joua en guise de bis le fameux « Clair de lune » de Debussy. Enfin, peu à peu, comme à regret, les gens quittèrent la salle, non sans un dernier regard pour la scène, comme si la diva allait revenir une dernière fois. Cindy avait raison : le public russe était un public à part.
    Il voulut aller retrouver les deux femmes dans leur loge, mais y renonça quand il constata que celle-ci était en état de siège. Ils se retrouvèrent finalement une demi-heure plus tard à l’arrière du bâtiment, après que Sophia et Cindy aient effectué une sortie discrète par la porte des artistes. Une limousine vint les chercher pour les ramener à l’hôtel – juste le temps de prendre une douche et de se changer avant de repartir pour un grand restaurant de Moscou, où ils termineraient la soirée.
    -          Ça vous a plu ? demanda Sophia une fois à l’intérieur du véhicule.
    Pour une fois, elle était souriante.
    -          Il faudrait être difficile, dit-il.
    -          Le public semblait ravi, commenta Cindy.
    -          Oui, fit Gérald. Les Russes sont des mélomanes avertis.
    -          C’est sûr.
    -                  Au fait, dit-il au bout d’un moment, j’ai aperçu votre Mister M.
    -           Oui moi aussi je l’ai vu, confirma Sophia. Il était assis au 6e rang.
    -           A partir du moment où il a envoyé un bouquet, on pouvait se douter qu’il serait dans le coin, déclara Cindy.
    -           Tout à fait, approuva Gérald.
    -           Et alors ? Vous en avez pensé quoi ?
    -           Rien de spécial, je l’ai à peine croisé. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il porte un costume de prix et un nœud papillon violet.
    -           Oui, le nœud papillon c’est son truc. Il doit en posséder des quantités.
    -           Sans ça il n’a pas l’air bien méchant.
    -          Je ne sais pas s’il est méchant, intervint Sophia, mais en tout cas c'est un casse-pieds, comme vous dites, vous les froggies.
    -          C’est quand même un harceleur, conclut Cindy. Il ne faut pas prendre ça à la légère.
    Un peu plus tard, Gérald retrouva sa chambre, et la première chose qu’il fit fut d’allumer la télévision. Il réussit à trouver une chaîne d’infos en continu russe, et, malgré sa connaissance sommaire de la langue de Tolstoï, il comprit qu’une ville de 12.000 habitants de la banlieue est de la capitale russe était en flammes, et qu’il y avait déjà une centaine de morts et autant de disparus. Les joies du réchauffement climatique… Il eut juste le temps de se doucher et de changer de chemise avant qu’ils repartent pour dîner dans ce qui était la version russe d’un grand restaurant gastronomique. Personnellement, il se serait bien contenté d’une gargote quelconque, car il savait à quoi s’attendre. Effectivement, ce fut du délire. Décidément, la gloire de Sophia devait être lourde à gérer, même si elle paraissait avoir les épaules solides. Si jamais ils réussissaient leur mission, les Russes se sentiraient certainement trahis – mais bon, les choses étaient ainsi, il n’y avait pas moyen de faire autrement.
    Il mangea et but encore plus que de raison, et rentra à l’hôtel dans un état second. Il prit une nouvelle douche pour s’éclaircir les idées, et après cela alla un peu mieux. Il dormit mal, s’attendant à la visite de Rachel. Mais elle ne vint pas.
  2. Gouderien
    Après avoir pris sa douche, il se sentit un peu mieux. Mais rien qu’à la pensée des libations qu’il aurait encore à endurer ce soir, il avait mal à la tête. Il était en train de déballer ses affaires et de les ranger dans les divers placards et penderies, quand une phrase fulgura dans son crâne :
    « Leonarda is calling. Bien installé, cher Gérald ? »
    Cela faisait partie des nouvelles fonctions de son implant, qui avaient été activées lors du briefing de mardi : il suffisait d’accomplir un geste très simple – plier deux fois les doigts de la main gauche – puis de penser très fort à un message, et celui-ci était immédiatement transmis à l’implant d’une personne proche équipée du même système. Il suffisait ensuite de plier une fois les doigts de la main droite pour mettre fin à la transmission.
    « Ici Mallard, répondit-il. Parfaitement. Et vous ? »
    « Le grand luxe à la russe. On y passerait sa vie. Surtout ce soir, n’abusez-pas des boissons locales, on a besoin que vous soyez en forme. »
    « Merci du conseil, mais je vous le retourne. »
    « Oh pour moi ce n’est pas grave. »
    Cette réponse l’intrigua. Pourquoi la sobriété devrait-elle être une qualité plus importante pour lui que pour elle ? Il allait répliquer, quand un nouveau message arriva :
    « Bon, je vais aller prendre mon bain. La salle de bains est une merveille, il faudra que vous veniez la voir. See you soon. Over. »
    Il répondit « A toute à l’heure, terminé. », puis coupa la transmission.
    Dans la grande tradition des Services secrets, on leur avait attribué des noms de code, même s’il se demandait quelle logique étrange avait présidé à leur choix : Sophia était « Leonarda », lui-même « Mallard », enfin Cindy était « Arabelle ». Et si jamais la DGSE voulait prendre contact avec eux, alors son indicatif serait "Fort-Apache". Ils avaient été informés de ces codes lors du dernier briefing – sauf Cindy, bien entendu, qui n’était pas là et ne savait même pas qu’elle allait participer à une mission. Ce point avait d’ailleurs suscité l’étonnement de Gérald. A sa question, on lui avait répondu qu’elle n’était pas au courant des activités clandestines de sa patronne, et qu’il aurait été trop compliqué de la mettre au parfum maintenant, à quelques jours du départ pour la Russie. La version officielle était que cette ignorance était préférable pour sa sécurité, d’autant qu’il était prévu de l’exfiltrer avant que les choses sérieuses ne commencent vraiment : quand ils arriveraient à Smolensk, elle recevrait un message (faux) indiquant que l’un des membres de sa famille était malade, et elle prendrait le premier avion pour rentrer en Grande-Bretagne. Cindy MacLaird était donc le seul membre du trio à ignorer qu’elle portait un nom de code… Gérald se demandait cependant si elle n’était vraiment au courant de rien : on sous-estime souvent l’intelligence et le sens de l’observation des gens. En tout cas elle n’avait jamais jusque-là manifesté le moindre signe laissant entendre qu’elle se doutait que cette tournée en Russie ne serait pas comme les autres…
    Il ignorait quels rouages de son cerveau étaient impliqués dans un tel échange, mais en tout cas il avait encore plus mal à la tête que tout à l’heure. Histoire de se donner un peu de tonus, il se prépara un café – la chambre comportait une kitchenette, équipée entre autres d’une machine Nespresso, avec tout un choix de capsules.
    Il se demanda s’il y avait des micros dans la chambre, comme autrefois. Ce n’était pas impossible, car l’espionnage était dans l’ADN des Russes. Mais on disposait maintenant de moyens plus sophistiqués pour écouter les gens… Cette question en amenait une autre : leurs implants étaient-ils vraiment sûrs ? Ils le sauraient à l’usage.
    Il tua le temps en regardant la télévision, puis en reprenant sa documentation sur Glière, ainsi que tout ce qu’il avait imprimé ; il laissa tout ça bien en évidence sur la table de la chambre. Puis, comme il restait encore près de deux heures à tuer, il décida d’aller se promener. Il prévint Sophia par un simple message : « Je vais me balader ; à tout à l’heure. » « A tout à l’heure », répondit-elle.
    L’hôtel n’était guère éloigné de la place Rouge, et il gagna celle-ci à pied. La place Rouge portait ce nom bien avant l’arrivée des communistes au pouvoir, parce que le rouge est la couleur préférée des Russes ; la place Rouge, c’est donc la « Belle place ». Cette esplanade immense est bordée à l’ouest par la muraille du Kremlin et le mausolée de Lénine ; au sud se dresse la cathédrale de Basile le Bienheureux, avec ses coupoles de différentes couleurs ; à l’est on trouve toujours le Goum, le célèbre grand magasin qui date de l’époque soviétique, même si ses rayons sont désormais bien mieux achalandés ; autour du Goum s’alignent des boutiques de luxe qui n’ont rien à envier à celles de Londres de Paris ou de Milan, comme Dior, La Perla ou Emporio Armani ; enfin, au nord, près du musée historique d’État, s’élève encore un édifice religieux, l’église de la Vierge de Kazan. 
    Comme toujours, il y avait beaucoup de monde sur la place, en grande partie des touristes étrangers, mais aussi des Russes, y compris des gens venant du fin fond des provinces reculées de l’immense pays, et que l’on reconnaissait à leurs yeux bridés et à leur air de campagnards. Des vendeurs à la sauvette, des photographes ou des peintres proposaient leurs services. Même s’il était pour l’instant fermé, beaucoup de gens s’approchaient du mausolée de Lénine, devant lequel des soldats en grand uniforme montaient la garde. Faire un selfie devant ce monument semblait être the thing to do à Moscou. Il fit le tour de la place, jeta un coup d’œil aux vitrines des magasins, puis regagna son hôtel. Il avait fait cette promenade en partie pour s’assurer que personne ne le suivait ; mais il en fut pour ses frais : nul ne semblait s’intéresser à lui.
    Enfin, à 20h15, vêtu de son costume le plus chic, il descendit retrouver ses compagnes de voyage au rez-de-chaussée de l’hôtel. Elles l’attendaient près de l’accueil. Sophia était vêtue d’une robe de soirée rouge vaporeuse ; elle portait un foulard fuchsia autour du cou, et des escarpins violets. Plus sobre – mais après tout elle n’était que l’assistante – Cindy portait un tailleur vert foncé.
    -          Vous êtes très élégant, apprécia la diva en le voyant.
    -          Merci. Et vous, vous êtes éblouissante.
    -          Vous êtes trop bon. Il fallait bien que je fasse un effort : ce n’est pas tous les jours qu’on rencontre le maître de toutes les Russies.
    -          Effectivement.
    La limousine vint les chercher à 20 heures 30 précises. C’était une grosse berline allemande, conduite par un chauffeur peu loquace. Ils n’avaient que peu de route à faire, car le Kremlin, le centre du pouvoir en Russie depuis le Moyen Âge, était tout près. Quelques minutes plus tard, ils pénétraient dans le palais par l’une des portes monumentales.
     
    Le mot russe « kremlin » désigne une forteresse ; en fait, dans la Russie médiévale, il devait exister un kremlin par ville. Mais aujourd’hui, quand on parle du Kremlin, il s’agit naturellement de celui de Moscou, et ce mot, au fil du temps, est devenu le synonyme du pouvoir russe lui-même.
    Le Kremlin a une forme grossièrement triangulaire ; il donne au sud sur le quai de la Moskova, au nord-est sur la place Rouge et la cathédrale de Basile le Bienheureux, et au nord-ouest sur une série de parcs et de monuments. Rien d’équivalent n’existe dans les capitales des pays occidentaux, et, quand on le visite pour la première fois, cet ensemble d’édifices produit une profonde impression.
    Le Kremlin est entouré d’une muraille en brique, flanquée de dix-neuf tours. La vingtième, la Tour Koutafia, ne fait pas partie de l'enceinte. Toutes ces tours sont différentes et irrégulièrement disposées le long de la muraille – nous ne sommes pas en présence d’un château à la française. Certaines sont rondes, d'autres quadrangulaires ou polygonales. Cinq d'entre elles possèdent une porte monumentale permettant l'accès à l'intérieur de l'enceinte. Elles sont également construites en brique ; la partie inférieure est d'un aspect dépouillé conforme à leur fonction défensive, alors que la partie supérieure de certaines d'entre elles a une fonction décorative soulignée par les motifs de pierre blanche.
    A l’intérieur de l’enceinte, on trouve les bâtiments suivants :
    -          Autour de la place des cathédrales :
    ·         La cathédrale de l'Archange-Saint-Michel ;
    ·         La cathédrale de l'Annonciation ;
    ·         Le palais à Facettes ;
    ·         Le palais des Térems (résidence privée du président russe) ;
    ·         L'église de la Déposition-de-la-robe-de-la-Vierge ;
    ·         La cathédrale Verkhospasskaïa ;
    ·         La cathédrale de la Dormition de Moscou ;
    ·         Le palais du Patriarche ;
    ·         L'église des Douze Apôtres ;
    ·         Le clocher d'Ivan le Grand.
    Ce grand nombre d’édifices religieux, présent dans les lieux mêmes où s’exerce le pouvoir, éclaire sur la nature du régime tsariste, et sur les rapports entre le souverain russe et la religion orthodoxe : en fait, il s’agit d’une théocratie. Bien plus qu’en Occident, le monarque était considéré comme le représentant de Dieu sur terre. Ceci explique sans doute en partie la docilité et la soumission du peuple russe au cours des âges, même quand se fut installé à la place du tsar un régime communiste athée.
    -          Les autres bâtiments sont :
    ·         Le Grand palais du Kremlin (palais de l'investiture du président russe) ;
    ·         Le palais des Armures ;
    ·         Le palais des Menus Plaisirs ;
    ·         Le Palais Doré de la Tsarine ;
    ·         L'arsenal du Kremlin ;
    ·         Le Palais d'État du Kremlin, ancien Palais des Congrès du Kremlin ;
    ·         Le Palais du Sénat (bureau du président et siège des services de la présidence).
    En faisant des recherches archéologiques, on a découvert, dans les soubassements du Kremlin, des preuves d’installation humaine datant de la préhistoire. C’est néanmoins vers le Xe siècle qu’on commença à construire ce qui allait devenir une forteresse et le symbole du pouvoir en Russie. Les premières murailles étaient en bois ; elles furent plusieurs fois incendiées par des envahisseurs, et reconstruites à chaque fois de façon plus solide. Il fallut néanmoins attendre la Renaissance pour voir surgir une enceinte de brique, renforcée par plusieurs tours – toutes différentes. Moscou devint la capitale de la Russie, et les tsars se firent construire un palais au Kremlin. Pendant deux siècles, les empereurs de Russie préférèrent cependant résider à Saint-Pétersbourg, la ville plus moderne et tournée vers l’Europe édifiée par Pierre le Grand. En 1812, quand Napoléon occupa Moscou, c’est tout naturellement au Kremlin qu’il s’installa. La forteresse résista à l’immense incendie qui dévasta Moscou et força la Grande armée à entamer une retraite qui se transforma rapidement en débâcle. Peu après la Révolution d’octobre, Lénine décida le transfert du pouvoir à Moscou, Petrograd (qui allait bientôt devenir Leningrad) étant jugée trop proche des frontières.
    Staline résida au Kremlin, même s’il passait aussi beaucoup de temps dans la vingtaine de datchas très confortables qu’il s’était fait construire. C’est là que furent prises des décisions qui entraînèrent des famines qui firent des millions de morts, la déportation de populations entières, les purges de l’armée soviétique et les fameux procès de Moscou. C’est aussi là que, le 23 août 1939, Molotov signa avec von Ribbentrop le pacte germano-soviétique.
    Dans la nuit du 15 au 16 octobre 1941, et alors que la panique gagnait la ville, où l’on brûlait les archives et dont tout ceux qui le pouvaient s’enfuyaient, c’est au Kremlin que se tint certainement l’une des plus importantes réunions de toute la guerre. L’Armée rouge, telle qu’elle existait au 22 juin 1941, avait été pratiquement anéantie, et ses restes se battaient désespérément pour gagner du temps – le temps nécessaire à ce que de nouvelles forces apparaissent pour battre les Allemands. Des dizaines de divisions étaient en formation ou à l’entraînement, mais il faudrait encore des semaines avant qu’on puisse les jeter sur le front. Des dizaines de milliers de civils de Moscou, hommes et femmes, avaient été réquisitionnés pour édifier des barricades, creuser des fossés antichars etc., mais on savait qu’il en faudrait plus pour arrêter les Panzers, qui étaient tout près. Les membres du Politburo : Molotov, Mikoyan, Kaganovitch, Vorochilov etc., qui étaient les chefs du Parti bolchevik, du gouvernement et de l’armée, se réunirent sous la présidence de Staline, afin de décider ce qu’il convenait de faire. La discussion fut âpre, et dura longtemps. Certains voulaient évacuer la ville ; d’autres, comme Molotov, le ministre des Affaires étrangères, étaient partisans de négocier avec Hitler. Mais Staline dit non : il n’y aurait pas de négociations, et il ne quitterait pas Moscou. Il avait demandé à son meilleur général, Gueorgui Joukov, s’il se sentait capable de repousser les Allemands, à condition qu’on lui en fournisse les moyens. Joukov répondit que si on lui donnait 300.000 hommes et un millier de chars, il se faisait fort de défendre victorieusement la capitale. Staline lui dit qu’il les aurait.
    En fait, ils étaient déjà en route ; c’étaient des divisions de Sibériens, des troupes d’élite admirablement équipées et entraînées pour combattre par grand froid, qui appartenaient à l’armée d’Extrême-Orient. L’espion Richard Sorge venait de révéler que les Japonais avaient l’intention de s’en prendre aux Américains, et donc le « petit père des peuples » avait pu dégarnir les frontières orientales de son immense empire sans risquer une attaque surprise de la part de l'armée nippone.
    Plusieurs semaines plus tard, le 7 novembre 1941, alors que la situation était encore critique, Staline prononça, depuis la tribune édifiée au-dessus de l’entrée du mausolée de Lénine, lui-même adossé à la muraille cyclopéenne du Kremlin, un grand discours à l’occasion de l’anniversaire de la Révolution d’octobre, déclarant : « Il n’a jamais existé et il n’existe pas d’armée invincible », et comparant les armées de Hitler à celle de Napoléon en 1812. Puis, malgré la menace des bombardements de la Luftwaffe, les troupes qui montaient au front défilèrent devant lui sur la place Rouge, prêtes à mourir pour la « Rodina » (la patrie) et pour le « Kosiain » (le « Patron », c’est-à-dire Staline).
    Les Sibériens et les autres divisions de l’Armée rouge allaient tomber comme la foudre sur les Allemands, qui se voyaient déjà victorieux. Mais les nazis semblaient avoir oublié qu’il peut faire très froid en Russie, et ils se battaient encore en tenue d’été ; et l’hiver de 1941-42 allait être particulièrement rigoureux…
    C’est également au Kremlin que Staline reçut en grande pompe, en août 1942, Winston Churchill, jadis anticommuniste déterminé, et qui n’était pas insensible à toute l’ironie de la situation. Il raconta en détail cette visite dans ses Mémoires. Certains passages sont étonnants, comme quand Staline défend devant le Premier ministre britannique des mesures qui ont entraîné la mort ou la déportation au Goulag de millions de paysans. Mais Churchill aborde aussi des sujets plus légers : non, assure-t-il, les dirigeants soviétiques ne roulent pas sous la table à la fin de chaque banquet. D’ailleurs quand Staline porte un toast, son verre ne contient souvent… que de l’eau. On se doute qu’il n’en allait pas ainsi de celui du Premier britannique, qui ne dédaignait pas les boissons fortes.
    Staline reçut aussi au Kremlin le général de Gaulle, en décembre 1944, ainsi que beaucoup d’autres personnalités. Mais ce n’est pas là que mourut le petit père des peuples – dont les dernières années avaient été marquées par une paranoïa croissante -, il s’éteignit dans sa datcha de Kountsevo, non loin de Moscou, le 5 mars 1953.
    Le Kremlin avait ensuite été occupé par tous les dirigeants russes, de Nikita Khrouchtchev au président actuel, en passant par Brejnev, Andropov, Gorbatchev, Eltsine et bien sûr Poutine. Comme les Soviétiques n’avaient pas plus de respect pour les monuments que pour la nature – ou les hommes -, une partie de l’édifice fut rasée pour construire à la place, en 1961, un vaste palais des congrès. On avait aussi creusé le sous-sol, pour y bâtir d'immenses abris antiatomiques. Mais après la chute de l’URSS, le Kremlin fut progressivement modernisé et restauré.
     
    Comme ils descendaient de la voiture, un garde en uniforme, qui tenait en laisse un gros berger allemand, les croisa. L’animal les renifla vaguement, puis se détourna, indifférent.
    -          Vous ne faites plus peur aux chiens ? demanda Gérald à Sophia sur le ton de la plaisanterie.
    -          Non, répondit-elle. On a fait ce qu’il fallait.
    Cette réponse le laissa interloqué. Il échangea un regard avec Cindy, qui haussa les épaules en signe d’ignorance.
     
     
     
  3. Gouderien
    L’Alliance latine avait été fondée en 2021. Trois ans plus tard, Eduardo Perez-Santiago devenait gouverneur de Californie, grâce aux votes hispaniques, bien entendu. Aux élections de 2024, les premiers représentants et sénateurs du Mouvement hispanique (nouveau nom de l’Alliance latine) entraient au Congrès ; ils n’étaient alors que 7. Deux ans plus tard, ils étaient 35, 60 en 2028, 86 en 2030, 121 en 2032, et finalement 145 en 2034. Durant cette même période, un à un, tous les États de l’Ouest américain avaient élu des gouverneurs appartenant au Mouvement hispanique. Son chef s’était présenté aux élections présidentielles de 2032, troublant le duel traditionnel entre républicains et démocrates. Il n’avait pas été élu, mais avait remporté des millions de voix, surtout auprès des minorités latino et noire. On lui présidait un score encore plus important aux élections prochaines, qui devaient se tenir en novembre 2036, mais voilà, il avait décidé de renverser la table, se jugeant désormais assez fort pour lancer ce défi à la Maison blanche : déclarer l’indépendance des États gouvernés par le MH. Quand il avait annoncé cette décision quelques mois plus tôt, au cours de la convention de son parti, cela avait fait l’effet d’un séisme dans le monde politique américain. Perez-Santiago se justifiait en évoquant le racisme anti-hispanique de l’administration centrale, et aussi le fait qu’elle n’avait pas cessé de s’opposer, par tous les moyens, à la bonne gouvernance des États qui étaient dirigés par le Mouvement hispanique. Enfin – fable ou réalité, personne ne le savait -, il avait évoqué l’existence d’un complot du FBI dirigé contre sa personne. Sa péroraison avait frappé les esprits : « Cela fait des siècles maintenant que les Hispaniques, les Noirs et les Amérindiens (il avait aussi embauché ceux-ci dans sa croisade, leur promettant de faire enfin d’eux des citoyens à part entière) sont opprimés par le pouvoir yankee. Il est temps que cela cesse ! Washington est toujours prompt à dénoncer les dictatures aux quatre coins du monde, alors qu’il en existe une ici, dans ce pays que ses fondateurs avaient voulu bâtir comme la nation de la liberté, et cela nous ne pouvons plus le tolérer. Il est temps que les États hispanique d'Amérique prennent leur destin en main. » Comme certains réclamaient la tenue d'un référendum sur l'indépendance, il répondit sèchement que ceux qui n'étaient pas contents n'auraient qu'à quitter la nouvelle nation.
     
    On fit asseoir Gérald sur un siège plutôt inconfortable, au milieu de ses collègues, à deux mètres en face du grand homme. Celui-ci le dévisagea un moment sans grande sympathie, puis dit en espagnol :
    Ainsi, c’est vous qui remplacez Raoul Guilbert ?
    On va essayer !
    C’est dommage. Je connais Raoul Guilbert. J’espère au moins qu’il va bien.
    Il a été victime d’un petit accident, assez grave cependant pour l’empêcher de faire un tel voyage.
    Mais vous, je ne vous connais pas.
    Je m'appelle Gérald Jacquet. On m’a tiré de vacances en famille pour participer à cette conférence de presse.
    J’en suis navré pour vous. Buneos dias !
    Buenos Dias, senor Presidente !
    Laissez tomber ces formules pompeuses. Appelez-moi Eduardo. Vous parlez espagnol, on dirait ?
    Je me débrouille.
    Néanmoins, j’ai ma propre interprète, Maria-Luisa. Elle traduira les questions.
    Gérald haussa les épaules :
    Comme vous voulez.
    C’était un peu vexant, mais dans un sens, cela lui faciliterait la tâche. Il sortit son portable.
    Je dois vous prévenir, dit-il en français, que vous poserai les questions qui avaient été convenues avec la rédaction de mon journal. Mais, si vous n’y voyez pas d’inconvénients, j’en rajouterai une ou deux de mon cru.
    Pas de problème, assura l’homme politique, par le truchement de son interprète. Avant que nous commencions, j’ai un mot à dire. On m’a raconté que vous travaillez sur un livre à propos de la guerre de la Triple-Alliance.
    C’est exact.
    Je dois préciser que c’est un sujet qui m’intéresse beaucoup, et j’ai la plus grande admiration pour le maréchal Francisco Solano Lopez, qui était un homme largement en avance sur son temps.
    Eh bien, vaut mieux entendre ça que d’être sourd, se dit Gérald en songeant que ledit maréchal était un fou furieux, auprès de qui un Hitler ou un Staline auraient presque pu passer pour des gens normaux.
    Quand j’aurai terminé ce livre, je vous en adresserai un exemplaire, dit-il.
    J’espère bien !
    Mais il est possible que mon point de vue sur ces événements diffère du vôtre.
    C’est bien normal ! assura le leader indépendantiste avec un large sourire. Eh bien, ajouta-t-il en s’adressant à l’ensemble des personnes présentes, et si nous commencions ?
    Les journalistes américains, puis leurs collègues des pays latinos-américains, posèrent les premières questions, et comme les réponses de Perez-Santiago étaient assez longues – l’homme était du genre prolixe, et il imitait parfois Fidel Castro en prononçant des discours de plusieurs heures -, il se passa plus d’une demi-heure avant qu’on donne enfin la parole à Gérald. Certains de ses confrères avaient d’ailleurs posé des questions analogues à celles qui figuraient dans sa liste, aussi les avait-il rayées au fur et à mesure.
    Gérald se racla la gorge. Il était temps de se lancer…
    Vous vous apprêtez à déclarer l’indépendance des États latins d’Amérique, commença-t-il. Êtes-vous conscient de la solennité de ce moment ? Est-ce que ça ne rappelle pas fâcheusement le début de l’année 1861 ?
    Vous posez plusieurs questions à la fois. Bien entendu que je suis conscient que nous vivons une période cruciale pour l’avenir de ce pays qui s’appelle encore – mais pour peu de temps – les États-Unis d’Amérique. Cependant, je puis vous assurer que nous ne sommes pas en 1861, et que je ne suis pas Jefferson Davis. Cela n’a rien à voir. A la limite, votre comparaison est presque insultante. Les États du Sud avaient fait sécession pour sauvegarder l’esclavage, alors que nous, nous nous battons pour la liberté de nos concitoyens. De tous nos concitoyens, à quelque ethnie qu’ils appartiennent.
    A ce moment, le secrétaire, Adolfo Bahamonte, surgit dans la pièce, l’air préoccupé.
    Que se passe-t-il ? demanda Eduardo. J’avais demandé qu’on ne nous dérange pas.
    Bahamonte chuchota quelques mots à l’oreille de son patron. Celui-ci se leva précipitamment.
    Je crains qu’il ne faille mettre un terme à cet entretien, déclara-t-il d’une voix tendue. Croyez bien que je suis le premier à le regretter.
    Qu’arrive-t-il ? demanda Gérald.
    Pendant une fraction de seconde, mais qui sembla durer une éternité, Perez-Santiago le dévisagea avec une lueur perplexe dans l’œil, comme s’il voulait lire dans son esprit. Plus tard, quand il sut ce qui s’était passé, Gérald réalisa le genre de questions qu’avait dû se poser le leader sécessionniste à cet instant : suis-je tombé dans un piège ? L’homme n’était pas un tendre, et il était même connu pour ses fréquents et violents accès de colère. Mais là, il dut penser qu’il n’avait pas le temps de passer ses nerfs sur quelqu’un. 
    Expliquez-leur, Bahamonte. Moi je dois filer.
    Les gardes du corps et l’interprète firent écran autour de l’homme politique, tandis qu’il quittait la pièce rapidement. Journalistes et équipes TV, abasourdis, se retrouvèrent seuls avec le secrétaire.
    Je suis désolé messieurs-dames, dit-il d’un ton contrit. Nous allons devoir vous évacuer. La conférence est annulée, et nous ne sommes plus en mesure d’assurer votre sécurité.
    Mais qu’est-ce qui se passe ici? demanda d’un ton indigné un grand ponte de CNN.
    Le président Simons a trahi sa parole. Nous allons être attaqués. C’est la guerre. Voilà ce qui se passe.
    Des murmures de stupeur accueillirent cette déclaration. Tandis qu’on les reconduisait vers les voitures, les quatre phrases du secrétaire tournaient en boucle dans la tête de Gérald.
    Je peux appeler ma rédactrice en chef ? demanda-t-il.
    Quand vous serez en sûreté.
    Ceux qui possédaient leurs propres véhicules, comme les équipes de télévision, s’engagèrent rapidement vers la sortie. Les autres furent embarqués dans un minibus Volkswagen.
    - C'est insensé, insensé! disait le type de CNN, en essayant (vainement) d'appeler sa rédaction.
    Tout en grommelant, il rejoignit son car-régie, qui démarra aussitôt. Le minibus le suivit. Gérald était assis à l’arrière du véhicule, qui roulait vers Las Vegas. Tout le monde faisait une drôle de tête, y compris le chauffeur et le gardé armé qui était assis à l'avant. Il tenta de joindre Ghislaine Duringer, mais n’y parvint pas. Ce n’était pas normal. Alors, pour occuper le temps et aussi parce que c’était son métier, il filma avec son portable le trajet de retour, et surtout les têtes de ses collègues journalistes, déconcertés.
     
    Le parcours ne prit que quelques minutes. A la lisière de la ville, soldats et miliciens se regardaient en chien de faïence, et il se demanda combien de temps il faudrait pour que les premiers incidents éclatent. On notait des signes de fébrilité et d’agitation dans toute la ville. Des convois militaires parcouraient le Strip. On le lâcha, ainsi que plusieurs autres, près du Caesars Palace, et le minibus repartit aussitôt, sur les chapeaux de roue. Il tomba sur Dolores dans le hall du palace. De toute évidence, elle était au courant des événements : elle semblait avoir vieilli de dix ans.
    J’ai un message de votre patronne pour vous, dit-elle : vous rentrez en France. Tout de suite.
    Il grimaça. Ce qui allait se passer ici était dangereux certes, mais passionnant, et il se serait bien vu jouer les correspondants de guerre.
    Comment vous a-t-elle contactée ?
    Par le téléphone fixe. Les portables et le Worldnet ne fonctionnent plus. Dans toute la région.
    C’est mauvais signe.
    Très. Dépêchez-vous, si vous voulez attraper votre avion. Nous ignorons pendant combien de temps les vols seront encore assurés.
    Il faut que j’aille chercher mes affaires.
    Pas la peine, c’est fait, dit-elle en désignant la valise et son bagage de cabine, à ses pieds. Tout est là.
    Vous êtes vraiment une perle, dit-il en l’embrassant. Je vous regretterai.
    Elle eut un bref sourire :
    Moi aussi. Un bon conseil : prenez le premier avion pour l’Europe. On annonce une tempête de sable ; dans quelques heures, plus aucun appareil ne pourra décoller. Ce n’est peut-être d'ailleurs qu’un prétexte.
    Et vous, qu’allez-vous devenir ?
    Je vais rejoindre la plus proche caserne de la milice. Après… je ne sais pas.
    Je vais m’en faire pour vous. Quand vous serez en sûreté, envoyez-moi un message.
    Entendu.
    Je vous souhaite bonne chance.
    Merci, vous aussi. Vaya con dios !
    Il l’embrassa une dernière fois et la quitta, à regret. Comme d’habitude, des files de taxis attendaient près du palace, et cela tombait bien parce de nombreux clients semblaient soudain désireux de mettre fin à leur séjour au paradis du jeu. Il empoigna ses bagages, se retourna pour faire un signe d’adieu à Dolores, puis prit le taxi qui était en tête de file.
    Je vous emmène où, amigo ? demanda le chauffeur. A l’aéroport ?
    Comment avez-vous deviné ?
    C’est peu après qu’il aperçut les premiers cadavres, au coin d’une rue. Ils portaient l’uniforme de la milice, et cela ne l’étonna pas. 
     
    Le McCarran International Airport ressemblait à une ruche. La présence militaire était visible partout. On apercevait sur les pistes des gros porteurs de l’armée qui amenaient troupes et matériel, tandis que de monstrueux hélicoptères déversaient un flot de Marines et de Rangers. Mais des milliers de gens tentaient de rentrer chez eux, et une foule inquiète et bigarrée parcourait les allées en tous sens, désorientée. Il se rappela le conseil de Dolores et, comme le premier avion pour la France ne partait que dans trois heures, il choisit un vol pour Madrid, qui, lui, décollait dans un peu plus d’une heure. Par acquis de conscience, avant d’acheter son billet, il tenta encore une fois de joindre Ghislaine, et miracle ! ici, ça marchait. Le fait que l’aéroport soit entièrement sous le contrôle de l’armée n’était sans doute pas étranger à la chose - on n’apercevait aucun milicien, soit qu’ils se soient enfuis, soit qu’ils aient été neutralisés d’une façon ou d’une autre. Il composa le numéro de sa rédactrice en chef sur son portable.
    Allo ? fit une voix de femme.
    La tête de sa patronne apparut sur l’écran. Elle avait l’air fatiguée, mais elle était tout à fait habillée : il ne l’avait pas réveillée en sursaut.
    Ghislaine ? appela-t-il. C’est Gérald.
    Ah, Gérald ! Je me faisais du souci pour toi. Où es-tu ?
    A l’aéroport de Las Vegas. Je vais prendre un avion pour Madrid, et de là j’en prendrai un autre pour Paris. Mais j’aurais aussi bien pu rester ici. Ce qui va se passer s’annonce passionnant.
    Non. Je veux que tu rentres. La fille de l’hôtel t'a transmis mon message ?
    Oui. Mais tu sais, j’ai déjà couvert des conflits. Je peux…
    Elle lui coupa la parole :
    Écoutez, mon petit Gérald, tu n’y es pas. Ce n’est pas une guerre, ça va être un massacre. D’ailleurs Eduardo Perez-Santiago vient d’être tué.
    Quoi ?
    Tu n'es pas au courant ? Sa voiture a été détruite par un missile, envoyé par un drone.
    Il lui fallut quelques secondes pour réaliser que l’homme qu’il avait eu en face de lui moins d’une heure plus tôt n’était plus de ce monde.
    Je n’en reviens pas, dit-il.
    Et j’ai deux autres bonnes raisons pour te faire rentrer. D’abord, les autorités américaines me l’ont demandé.
    Ah ?
    Oui.
    Et la deuxième raison ?
    Elle parut hésiter.
    Je te la dirai quand tu seras rentré en France. Je ne peux pas te communiquer ça par téléphone.
  4. Gouderien
    Pour se venger de son repas raté, Bishop avait commandé la plus grosse glace de la carte, et il la dégustait sous l’œil consterné de son assistante, qui elle se contentait d’un petit Mystère. Gérald commençait à ressentir le poids de la fatigue, mais le grand Noir ne consentit à le relâcher que quand il lui eut fourni la liste complète des questions qu’il entendait poser lors de l’interview – qui en fait était plutôt une conférence de presse - du lendemain. En se levant il regarda sa montre ; il était 11 heures du soir passées. Il salua Bishop et son assistante, et suivit Dolores. Ils se retrouvèrent dehors ; la fraîcheur de la nuit lui fit du bien. Néanmoins il sentait qu’il était temps qu’il regagne sa chambre.
    Cela vous a plu ? demanda la jeune femme.
    Bien sûr. Vous me raccompagnez ? Sinon je me demande si j’arriverai à retrouver ma chambre.
    Desde luego.
    En regagnant l’Augustus Tower, ils passèrent devant l’une des principales fontaines du palace, et au grand étonnement de Gérald elle fonctionnait. Des projecteurs illuminaient les jets d’eau de mille couleurs, tandis que des enceintes diffusaient une musique suave. Ils s’arrêtèrent non loin d’une réplique de la Victoire de Samothrace, et, au milieu de touristes venus du monde entier qui se photographiaient les uns les autres et multipliaient les selfies, contemplèrent pendant quelques instants ce spectacle d’un autre temps.
    Ils la font marcher deux heures par jour le soir, entre dix heures et minuit, expliqua Dolores.
    Cette vision lui en rappela d’autres. La fin d’un vieux film, « Ocean’s Eleven », avec une version orchestrale du « Clair de lune » de Debussy en guise de fond sonore. Un autre voyage à Las Vegas, avec sa femme Isabelle, à l’époque lointaine où ils s’aimaient. Il se pencha vers Dolores et faillit l’embrasser, mais il se retint juste à temps. Elle lui jeta un regard étonné.
    Qu’est-ce que vous avez ? dit-elle, curieuse.
    Rien. Un souvenir du passé. Je suis déjà venu ici, il y a longtemps.
    Il faut oublier le passé, et vivre l’instant présent.
    Et ce fut elle qui l’embrassa. Dix minutes plus tard, ils étaient dans sa douche, nus, serrés l’un contre l’autre. L’espace d’un instant il eut l’impression que fatigue et décalage horaire s’envolaient. Elle avait un très beau corps, avec des seins aux larges mamelons bruns. Ils firent l’amour, sortirent de la douche, se séchèrent, puis continuèrent leurs ébats dans le lit. Il s’endormit au bout d’un moment mais se réveilla au milieu de la nuit. Dolores dormait à ses côtés. Dans l’obscurité il ne distinguait pas son corps, mais il entendait sa respiration. Une vague d’émotion le submergea. Demain il rentrerait à Paris et ne la reverrait certainement jamais. C’est pour éviter ce genre de moment qu’il avait renoncé à l’embrasser devant la fontaine. On le prenait généralement pour un gros dur, à cause de son physique et de ce stupide tatouage – tiens, Dolores ne lui avait pas fait de réflexion à ce sujet ; il est vrai que dans ce pays elle avait dû en voir d’autres – alors qu’en fait il était un sentimental. Il s’attachait. Il songea soudain que cela faisait trop longtemps qu’il était célibataire. Il posa sa main doucement sur le corps de sa compagne d’une nuit, puis ferma les yeux et tenta de se rendormir.
     
    Le téléphone de la chambre les réveilla le lendemain matin à 7 heures. Il eut juste le temps de prendre sa douche et de se raser, avant qu’un employé apporte le plateau du petit-déjeuner. Hasard heureux ou parfaite organisation, il y en avait pour deux. Ils n’échangèrent que quelques mots ; en fait, il était déjà dans son interview. A 8h30 ils descendirent au rez-de-chaussée. Dolores le conduisit à la limousine qui stationnait le long du trottoir – le même genre que celle qui l’avait attendu à l’aéroport – mais ne monta pas.
    Bonne interview, dit-elle en lui claquant une bise.
    Merci.
    Il s’installa à l’arrière. Un chauffeur noir conduisait ; à ses côtés se tenait un type de la milice en uniforme, armé d’une mitraillette.
    On y va M’sieur ? demanda le chauffeur en se tournant vers lui.
    On y va.
    La lourde voiture démarra, et rejoignit le Strip. Le célèbre boulevard tentait encore de faire bonne figure, mais les gigantesques panneaux publicitaires que l’on apercevait le long de l’artère faisaient office de cache-misère. Il aperçut sur la gauche l’Excalibur, l’un des plus fameux établissements de jeu de la ville, qui avait fait faillite et attendait vainement un repreneur. Ce n’était pas un cas isolé. Par contre le musée Liberace existait toujours, même s’il était maintenant logé dans des locaux bien plus exigus que ceux qui l’abritaient quand le célèbre et excentrique pianiste l’avait fondé, en avril 1979. On l’avait prévenu dès le départ que la rencontre n’aurait pas lieu au Caesars Palace, mais dans une villa du nord de la ville. Cela lui rappelait un peu un reportage de ses débuts, des années plus tôt, quand il avait été interviewer un parrain de la drogue en Colombie. Une drôle d’expédition, dont il avait bien cru ne pas revenir vivant, même si finalement tout c’était bien passé. Le milicien bricola la radio, testa plusieurs chaînes, puis finalement fixa son choix sur un émetteur qui passait de la soul et de vieux blues. Le fameux « Sittin’ on the dock of the bay » d’Otis Redding emplit l’habitacle. La sonorisation du véhicule était parfaite. Il avait entendu ce célèbre tube des années soixante de nombreuses fois et croyait le connaître parfaitement, mais pour la première fois il s’aperçut qu’on avait rajouté sur la musique en guise d’ambiance sonore des cris de mouettes et des bruits de ressac. Il avait découvert cette chanson quand il était à l’armée. Un de ses potes de chambrée était fan de blues. Sur le moment, il avait pensé que cet Otis Redding devait être un type de 45 ans désabusé, et qui avait derrière lui une longue vie de malheurs. Par la suite il apprit qu’il était mort dans un accident d’avion, mais il se passa encore longtemps avant qu’il en sache plus à son sujet. En fait Otis Redding était un jeune Noir de 26 ans et deux mois, et il avait écrit et enregistré le tube qui allait le rendre mondialement célèbre (mais à titre posthume) quelques jours avant sa mort. Bien loin d’être le personnage désabusé qui passait ses journées assis « on the dock of the bay » à perdre son temps, Redding était un athlète et un hyperactif, un père de famille aimant, un homme d’affaires avisé, un artiste reconnu dans son pays et à l’étranger, bref un individu à qui tout réussissait, dans tous les domaines – ce qui est rare. Fasciné, Gérald avait fait quelques recherches à son sujet, et il avait bien failli écrire un livre sur lui – d’ailleurs il l’écrirait peut-être un jour. Il avait une théorie curieuse à propos d’Otis Redding. En signant « On the dock of the bay », le chanteur avait sans doute atteint le sommet de son art – et ainsi accompli son destin. Dès lors il n’avait plus qu’à mourir, au fond d’un lac gelé, dans un avion qui lui appartenait. Cette théorie avait fait rire les quelques personnes à qui il l’avait exposée – en général des soirs où il avait trop bu – mais il avait toujours eu la sensation que ces rires sonnaient faux. Et lui ? Quand réaliserait-il son chef-d’œuvre ? Quand accomplirait-il son destin ? Parfois il avait l’impression d’être cet homme assis sur un quai et passant son temps à regarder les bateaux arriver et repartir, la marée monter et descendre.
     
    Au bout d’un quart d’heure de route, ils parvinrent devant une grande villa cernée d’un vaste parc. Au moins un bataillon de la milice la défendait, avec tout le matériel adéquat : armes automatiques, artillerie, missiles sol-air, chars de combat, et dans le ciel plusieurs hélicoptères qui tournoyaient au-dessus d’eux. Tout cela n’aurait pas suffi à protéger les occupants du lieu d’une attaque par un engin nucléaire tactique (qui aurait pulvérisé la demeure sans presque infliger de dégâts à la ville toute proche), mais c’était quand même impressionnant. La berline franchit les grilles, qui se refermèrent discrètement derrière elle, et alla se garer dans un grand parking. On l’invita à descendre, et un homme en costume trois pièces l’accueillit.
    Bonjour, je suis Adolfo Bahamonte, secrétaire particulier de Son Excellence.
    Gérald Jacquet, enchanté.
    L’homme parlait français presque sans accent.
    Venez.
    Un chemin de gravillons bordé de pelouses menait vers la villa. A l’entrée de celle-ci, deux miliciens montaient la garde, fusil-mitrailleur au poing. Un officier fit son apparition et exigea de vérifier les papiers du journaliste.
    C’est vraiment indispensable ? demanda-t-il.
    Je le crains, dit Bahamonte.
    L’examen des papiers dura cinq bonnes minutes, et comme si ça ne suffisait pas ensuite on le fouilla.
    Pourquoi une telle méfiance ? interrogea Gérald, qui sentait que la moutarde commençait à lui monter au nez.
    Malheureusement le senor Perez-Santiago a beaucoup d’ennemis. Ce qu’il s’apprête à faire ne plaît pas à tout le monde dans ce pays, vous vous en doutez.
    Bien sûr. Mais je ne suis qu’un simple journaliste.
    Naturellement, fit Bahamonte avec un petit sourire et un clin d’œil.
    L’espace d’un instant, Gérald se demanda avec des frissons si les sbires de Perez-Santiago connaissaient son appartenance aux Services secrets. Possible, après tout. Apparemment satisfaits, les gardes le laissèrent enfin passer. Il pénétra dans la villa à la suite de son guide. Ils prirent un ascenseur, empruntèrent une série de couloirs décorés de tableaux représentant des scènes de l’histoire de l’Amérique latine, enfin débouchèrent dans une grande salle. Au milieu, protégé par trois gardes du corps, était assis un homme massif dans un profond fauteuil de cuir : Eduardo Perez-Santiago. A ses côtés se trouvait une femme entre deux âges, de type indien, vêtue d’un tailleur vert ; un collier de perles rouges ornait son décolleté.  D’autres journalistes se trouvaient déjà là, et il reconnut quelques Américains, un Russe, un Anglais, la Japonaise d’hier – qui lui fit un bref salut en l’apercevant – deux Mexicains et plusieurs Sud-Américains. Bien entendu, on apercevait aussi les caméras de plusieurs chaînes de télévision, américaines ou internationales.
     
    Le futur président du nouvel Etat américain ne mesurait qu’un mètre cinquante-cinq, mais cela faisait bien longtemps que personne ne l’avait traité de « petit ». On disait d’ailleurs que ceux qui avaient eu la mauvaise idée de le faire, aux temps lointains de sa jeunesse, n’étaient plus là pour s’en vanter : le senor Perez-Santiago possédait une longue mémoire, et c’était un homme rancunier. Trapu et large d’épaules, il aurait pu jouer un Nain dans n’importe quelle adaptation de Tolkien, et on aurait à peine eu besoin de trucages. Quant à sa tête, avec ses cheveux très noirs coiffés en catogan et ses longues moustaches retombant en crocs, elle évoquait irrésistiblement pour Gérald celle de l’acteur américain Danny Trejo… ou bien d’Attila le Hun, comme on veut. Âgé de 55 ans, l’homme était ridé, avec de nombreuses tâches et grains de beauté sur le visage. Il n’était pas beau, mais son regard était frappant, un regard d’oiseau de proie.
     
    Eduardo Perez-Santiago était né le 12 avril 1981 dans les bas quartiers de Los Angeles, au sein d’une famille misérable qui comportait déjà 7 enfants. Son père, quand il travaillait, exerçait le métier de déménageur, mais il s’était abîmé une épaule, ce qui fait qu’il restait le plus souvent chez lui à boire, à battre sa femme et à lui faire d’autres enfants. A l’âge de 13 ans, le jeune Eduardo imita son frère aîné José, et entra dans le gang des Aztecs. Après une brutale initiation, on lui confia des petits trafics, et il se montra plutôt doué. Son destin était tout tracé : il allait gravir un à un les échelons de la structure très hiérarchisée du gang, dont il deviendrait un soldat et peut-être un officier. Dans tous les cas son espérance de vie était réduite, et s’il dépassait les 35 ans on pourrait dire qu’il avait de la chance. Et puis, alors qu’il avait à peine 17 ans, son frère aîné qu’il idolâtrait fut abattu devant lui par une bande rivale. Ce fut certainement le moment le plus important de la vie d’Eduardo. Il réfléchit longuement, puis prit sa décision. Il vengerait son frère, mais pas de la manière habituelle. Oh non. Tuer les assassins de son frère ne suffirait pas à assouvir sa soif de vengeance. Il anéantirait la bande adverse, les Bandidos, mais pour cela il avait besoin de gagner du pouvoir, et ce n’est pas en restant au sein des Aztecs qu’il y parviendrait. Comme la plupart des membres des gangs des rues, Eduardo se droguait et buvait, mais du jour au lendemain il stoppa toute consommation d’alcool et de produits illicites. Cela témoignait déjà d’une volonté de fer, mais la suite fut encore plus étonnante. Il sollicita une entrevue avec sa hiérarchie, et annonça qu’il quittait le gang. En général il n’y avait qu’un moyen d’abandonner cette vie de Street Warrior : les pieds devant. On ne quittait pas un gang, enfin du moins pas vivant. Quels arguments il employa pour qu’on le laisse partir, cela demeura toujours un mystère, même pour ses proches. Il est à noter toutefois que si de nombreux gangs, dont les Bandidos, furent anéantis au cours de la guerre longue et sanglante qu’il mena contre eux en tant que gouverneur de Californie, les Aztecs existaient toujours, et même ils n’avaient jamais été si prospères. De là à prétendre, comme le firent ses ennemis, qu’en fait il n’avait jamais vraiment quitté les Aztecs, il y a un pas que nous ne franchirons pas, ne disposant pas du moindre début de preuve. Au cours des années suivantes, Eduardo travailla comme serveur dans un restaurant. Il versait la moitié de son salaire à sa mère, à présent veuve et qui avait encore plusieurs enfants à charge. Le soir, il prenait des cours afin de combler son retard scolaire ; en effet, il était sorti de l’école à l’âge de 12 ans. En trois ans seulement il rattrapa son retard, puis s’inscrivit à l’université, où il apprit le droit, la sociologie et l’histoire. C’est aussi là qu’il adhéra au parti démocrate. Enfin c’est pendant ces années d’études qu’il rencontra sa femme, Eva. Quand il acheva ses études à l’âge de 26 ans, Eduardo Perez-Santiago était un jeune homme brillant, à qui tout le monde prédisait déjà un grand avenir. Et donc, tout en exerçant le métier d’avocat, il s’engagea dans la politique, d’abord à une petite échelle, puis à des postes de plus en plus prestigieux. Cependant c’est la publication de son livre « Vers une nouvelle Reconquista », en 2018, qui avait fait de lui un personnage célèbre en même temps qu’un objet de polémique. La thèse qu’il défendait était simple, pour ne pas dire simpliste : tout le malheur des États américains de l’Ouest était arrivé quand, de possessions mexicaines, ils étaient tombés aux mains des USA, à la suite d’une guerre d’agression. C’était là une vision largement déformée des choses, et on ne se pria pas de le lui faire remarquer. Depuis que les territoires de l’Ouest américain avaient été intégrés à l’Union, ils avaient connu, à tous points de vue, un développement extraordinaire. Eduardo n’était pas objectif, et il le reconnaissait lui-même. Il se définissait comme un croisé, un défenseur des Hispaniques et des catholiques contre les Anglo-Saxons protestants et les Juifs. Il fut chassé du parti démocrate, ce qui le conduisit à créer sa propre formation politique, l’Alliance latine, plus tard rebaptisée Mouvement hispanique. Au fur et à mesure qu’il se rapprochait du pouvoir, Eduardo avait mis de l’eau dans son vin, et l’antisémitisme de ses débuts n’était plus qu’un mauvais souvenir (que ses adversaires ne se privaient pas néanmoins de rappeler).
    Le reste était bien connu, c’était le récit d’une marche apparemment irrésistible vers le pouvoir.
  5. Gouderien
    Les miliciens considérèrent l’homme avec suspicion, mais les gorilles du prêtre ne lui accordèrent même pas un regard : ils devaient déjà connaître le personnage.
    Qu’est-ce que vous foutez ici ? continua Saint-André en lui tendant la main.
    Il la serra : elle était moite.
    La même chose que vous, sans doute, non ? répliqua Gérald.
    Oh sûrement pas ! Moi ça fait des années que je vis dans ce pays. Je suis ravi de l’évolution des événements : ça va faire chier un tas de monde ! Vous êtes venu interviewer Perez-Santiago ?
    C’est bien possible.
    Faites gaffe à vous. Il y a des rumeurs qui courent sur le Net comme quoi Simons veut le faire buter.
    Toujours adepte de la théorie du complot, à ce que je vois !
    Oh, mais les complots ça existe !
    Il s’assit à leur table, mais le sergent Tobias lui fit éteindre son cigare ; il s’exécuta, bien que de mauvaise grâce. Ils discutèrent pendant encore un quart d’heure, puis Tobias, qui décidément était une vraie nounou, déclara qu’il était temps de rentrer. Ils payèrent leurs consommations, puis sortirent.
    Je peux vous accompagner pour rentrer à mon hôtel ? demanda Saint-André.
    Je pensais que vous habitiez là, dit Gérald, surpris.
    Je vous remercie : je suis maso, mais pas à ce point ! Non, j’ai une chambre assez confortable au Bellagio. Vous savez, je travaille pour un journal russe et plusieurs magazines arabes, sans compter deux sites Internet français.
    Il les suivit donc, tandis qu’ils refaisaient en sens inverse le chemin parcouru précédemment. Le spectacle de la misère est un de ceux auxquels on ne s’habitue pas, que ce soit à Las Vegas, au Caire ou à Manille. Gérald avait voulu voir la favela, et son vœu avait été exaucé; et il avait fait de nombreuses photos, dont plusieurs excellentes. Mais il était bien forcé d’admettre que maintenant il avait hâte de retrouver le confort douillet et la climatisation de son palace. Un peu avant d’arriver à la frontière, ils laissèrent les dernières boissons qu’ils n’avaient pas encore distribuées à un groupe de mômes dépenaillés. L’équipe de garde avait changé, mais on leur avait passé les consignes, et ils rentrèrent sans problèmes en territoire « civilisé ». Bizarrement, c’est dix minutes plus tard, alors qu’ils approchaient de la caserne, que se produisit le seul incident de la ballade. Ils traversaient une zone d’anciens entrepôts décrépits. Un type jaillit brusquement d’une ruelle et se dirigea vers eux en chancelant. Il était sale, en haillons, et ressemblait aux zombies des films d’horreur. Il avait du sang séché sur le visage, il lui manquait une chaussure, et il émanait de lui une odeur pestilentielle. Il marcha droit sur la Japonaise, de la bave aux lèvres, marmonnant des paroles inintelligibles. La réaction des miliciens fut immédiate : quatre coups de feu claquèrent ; trois atteignirent leur cible, mais l’individu ne s’arrêta pas pour autant. Le sergent Tobias et le caporal Narcisso tirèrent à nouveau, visant la tête. Le crâne de l’agresseur explosa, et il s’effondra enfin, aux pieds de la journaliste terrorisée. Toujours galant, Gérald la prit dans ses bras pour la consoler.
    Bienvenue à Las Vegas, lança Saint-André d’un ton sarcastique, en donnant un coup de pied dans le cadavre du malheureux.
    Alors c’est vrai… ? dit Gérald.
    Quoi ? demanda Tobias. La drogue des zombies ? Oui M’sieur, c’est vrai. Les Super Bath Salts, comme on dit. Malheureusement, on trouve de plus en plus ce genre de tarés. Vous voyez, finalement la favela n’est pas l’endroit le plus dangereux de cette foutue ville. On devrait faire comme chez vous en France, fusiller tous les dealers de drogues dures. Votre présidente était quelqu’un de bien.
    C’est bien pour ça qu’ils l’ont tuée, railla Saint-André. Et sa nièce, l’actuelle présidente, est bien loin de la valoir. Qu’est-ce que vous en pensez, Jacquet ?
    Il en pensait qu’il avait de plus en plus hâte de retrouver son hôtel, et aucune envie de se lancer dans un débat sur la politique française, surtout devant des Américains.
    Désolé mon vieux, là je ne suis plus en état de penser. Je n’ai qu’une idée en tête : prendre une douche.
    Comme ils s’éloignaient du lieu de l’incident, Tobias ordonna d’accélérer le pas.
    Il peut y avoir d’autres types comme lui dans le coin, expliqua-t-il. Quand nous arriverons à la caserne, je vais demander qu’une patrouille vienne nettoyer le secteur. Dans tous les sens du terme.
    En fait ils étaient presque arrivés au bâtiment de la milice, et Gérald fut soulagé de retrouver ses affaires. En se changeant, il sentit la fatigue s’abattre sur ses épaules. Il n’y avait pas que le décalage horaire : la chaleur aussi, et puis cette rencontre inattendue avec une créature qu’on aurait dit sortie d’un film d’horreur. Il ne s’y attendait vraiment pas, et la scène l’avait marqué. La journaliste japonaise les quitta là, après force courbettes et remerciements. Par contre Saint-André grimpa avec eux dans le « Raider ». Dix minutes plus tard ils se garaient devant le Caesars Palace.
    Vous êtes content de votre balade ? demanda Dolores, curieuse.
    Assez, oui, répondit-il.
    Il serra la main de Tobias et Narcisso et les remercia chaleureusement. Il leur aurait bien laissé quelques dollars en prime, mais Dolores l’en dissuada, disant qu’il ne ferait que les vexer. Saint-André les quitta et partit de son côté, non sans avoir lancé « A la revoyure ! » Mais Gérald n’était guère pressé de le revoir. Il était 19h34 ; ils avaient respecté rigoureusement leur programme. Il avait le temps de prendre une douche et de se changer une fois de plus, avant leur rendez-vous du soir. Quand il sortit de la salle de bains, en peignoir, Dolores était assise sur son lit, les jambes croisées.
    Je peux faire quelque chose pour vous ? demanda-t-elle.
    Il sourit :
    Oui, aller me chercher un café !
    Vous êtes sûr que c’est tout ?
    Il pensait bien à autre chose, mais étant donné son état de forme actuel il avait peur de s’endormir dans ses bras, ce qui aurait été très mauvais pour la réputation des mâles et des journalistes français.
    Je crois que pour le moment, le café suffira, dit-il. A condition qu’il soit fort !
    Elle sortit. Tout en s’habillant, il alluma la télévision et chercha CNN. Et c’est ainsi qu’il apprit une nouvelle qu’il l’estomaqua : l’armée japonaise, appuyée de forces taïwanaises et d’un contingent de Singapour, venait de débarquer dans la région de Shanghai afin, disait le communiqué officiel de Tokyo, de « protéger les intérêts économiques de ces pays en Chine ». Eh bien, songea-t-il, on dirait que les Nippons renouent avec leurs vieilles habitudes ! Deux jours plus tôt, les Britanniques avaient repris le contrôle de leur ancienne colonie de Hongkong, dont la sécurité, disaient-ils, n’était plus assurée. Et dans quelques jours, les États hispaniques d’Amérique allaient déclarer leur indépendance… Fallait-il voir là une simple coïncidence ? Il n’y croyait pas beaucoup. Il achevait de mettre ses boutons de manchette, quand Dolores revint, portant un plateau avec une tasse fumante. C’était un café à l’italienne, et il était effectivement assez fort et surtout très chaud. Elle le regarda boire d’un air attentif.
    Vous êtes très élégant, dit-elle d’un ton appréciateur.
    Merci, dit-il en reposant sa tasse dans la soucoupe.
    Il avait mis un costume italien bleu clair qu’il ne sortait que dans les grandes occasions. Il consulta sa montre : 20h45. Il était temps d’y aller.
    Vous le connaissez, ce… Au fait, comment s’appelle-t-il déjà ?
    Ils sortirent, et il claqua la porte de la chambre derrière lui.
    Le chef du service de presse ? demanda-t-elle. Leonard Bishop.
    Ce n’est pas un Hispanique ?
    Non, c’est un Afro-américain. Si vous pensez que le senor Perez-Santiago ne travaille qu’avec des Hispaniques, vous vous trompez lourdement. Et pour répondre à votre question, oui je connais bien l’homme que nous allons rencontrer.
    Ils gagnèrent l’ascenseur. Tandis qu’il descendait avec un chuintement feutré, ils ne se quittaient pas des yeux. Au bout de cinq étages la porte s’ouvrit, et un couple de touristes anglais entra ; ils échangèrent un « Hello ! » poli. Arrivés au niveau du lounge, ils sortirent. Dolores le guida à travers le vaste labyrinthe du palace jusqu’au restaurant Guy Savoy. Là, un maître d’hôtel obséquieux les conduisit jusqu’à leur table, l’une des mieux situées de l’établissement. Apparemment ce n’était pas la misère pour tout le monde, car la salle était pleine, même si parmi les convives devaient se trouver de nombreux représentants de la presse internationale, attirés par l’événement. Ils étaient légèrement en avance, et Leonard Bishop n’était pas encore là. Cependant il ne tarda pas à arriver, escorté d’une assistante blonde et de deux gardes du corps et filmé par les caméras d’une chaîne d’actualités. L’homme était immense, jovial et barbu, vêtu d’un costume de prix. Gérald et Dolores se levèrent pour le saluer. Il installa son grand corps à la table, imité par sa secrétaire, tandis que les gorilles s’asseyaient un peu plus loin. L’un des garçons se précipita aussitôt pour leur apporter des cartes.
    Avez-vous fait un bon voyage ? demanda Bishop en anglais.
    Très bon, je vous remercie, dit Gérald. Et j’ai été parfaitement accueilli. Ce qui ne m’empêche pas de tomber de fatigue… La faute au décalage horaire.
    Bien sûr !
    Ils commandèrent des apéritifs, et il choisit une téquila. Le bon côté de la téquila, c’est qu’elle énerve, contrairement à la majorité des alcools, qui endorment. C’était exactement ce qu’il lui fallait s’il voulait tenir le choc jusqu’à la fin de la soirée. Il raconta son après-midi et sa visite à la favela ; Bishop l’écoutait attentivement.
    Qu’avez-vous retenu de cette visite ? demanda-t-il quand le journaliste eut achevé son récit.
    Que même si vous réussissez à obtenir l’indépendance, vous avez un immense travail devant vous.
    Oh, nous réussirons. Nous ne sommes pas en 1861, et le président Simons – malgré tout le respect que j’ai pour lui – n’est pas Abe Lincoln. Mais vous avez raison, les choses sérieuses commencerons après.
    Gérald avait l’intention de poser une série de questions à Leonard Bishop, mais à sa grande surprise les rôles furent inversés. Bishop l’interrogea à propos de son collègue Raoul Guilbert, et des raisons pour lesquelles il n’était pas venu. Puis, tandis que l’on dégustait les entrées, il eut droit à un questionnaire en règle, portant sur l’ensemble de sa vie, depuis son enfance et ses études. On en était à son passage à l’armée, quand soudain Bishop grimaça, et le journaliste comprit qu’il recevait un appel.
    Excusez-moi, dit le chef du service de presse.
    Il se leva et s’éloigna de quelques mètres, la main contre son oreille. Malgré le tumulte des conversations ambiantes, Gérald surprit quelques mots :
    What are you saying ? I’ve no time for this… Okay, I come.
    Il se rapprocha de la table, posa ses mains de part et d’autre de son assiette puis s’adressa à Gérald :
    Monsieur Jacquet, je suis désolé mais je vais devoir m’absenter. On vient de m’apprendre une nouvelle qui nécessite ma présence auprès du senor Presidente… Attendez-moi, je repasserai tout à l’heure.
    L’assistante blonde et les gardes du corps se levèrent à leur tour et suivirent leur chef. Juste à ce moment on apporta les plats principaux. Gérald se tourna vers Dolores :
    Vous êtes au courant de quelque chose ?
    Pas du tout. Je suis aussi surprise que vous.
    J’espère que cela ne remet pas en question l’interview de demain.
    Je l’espère aussi.
    Pendant la demi-heure qui suivit, ils firent honneur aux plats et aux vins, en attendant le retour de Bishop. Heureusement la cuisine du restaurant était à la hauteur de la réputation de la gastronomie française. La conversation entre eux languissait. Les tables voisines étaient occupées par des hommes d’affaires, des journalistes ou des politiciens fortunés, et Gérald avait l’impression qu’une certaine nervosité régnait. Et puis Dolores s’essuya la bouche avec sa serviette, et se leva en disant :
    Je vais me renseigner.
    Et le journaliste se retrouva seul. Elle revint quelques minutes plus tard.
    Alors ? demanda-t-il. Vous avez appris quelque chose ?
    Il semble que le président Simons ait appelé le senor Perez-Santiago. Mais personne ne sait ce qu’il lui a dit.
    Ils ne mangeaient pas spécialement vite, mais ils en étaient quand même au dessert, quand Leonard Bishop et son escorte réapparurent, vingt minutes plus tard. L’homme avait l’air maussade. Il se rassit pesamment en face de Gérald.
    Eh bien, constata-t-il, je crois que j’ai raté un bon repas.
    J’espère au moins que ça en valait la peine, dit Jacquet.
    Le grand Noir fit une moue peu convaincue. Un garçon s’approcha de lui avec la carte, mais il la refusa sèchement.
    Apportez-nous juste la carte des glaces, ça suffira, ajouta-t-il.
    Il paraît que votre patron a reçu un coup de fil de la Maison Blanche ? reprit Gérald après un instant de silence.
    Qui vous a dit ça ?
    C’est moi, répondit Dolores. Tout le monde est au courant de l’appel, mais personne ne sait ce qu’a dit le Président.
    Oh, rien de bien important, soupira Bishop. Il exige que nous reportions la proclamation de l’indépendance. Comme s’il était en position d’exiger quoi que ce soit !
    Il a avancé un motif ?
    C’est ça qui est bizarre. Il parle de la conjoncture internationale, d’un danger qui menacerait le monde… Mais il n’a pas donné plus de détails. Il révélera tout si le senor Perez-Santiago accepte de le rencontrer. Il propose un entretien à St Louis, dans le Missouri. Pourquoi St Louis, je vous le demande !
    Peut-être parce que c’est à mi-chemin ? suggéra Gérald.
    Oui, c’est possible. En tous cas c’est un piège un peu grossier, vous ne croyez pas ? Nous n’avons rien à lui dire.
    Si je comprends bien, la déclaration ne sera pas reportée.
    Naturellement.
    Et mon interview non plus.
    Votre interview se déroulera à l’heure convenue.
    Gérald sentit un poids quitter sa poitrine. Il avait sa conscience professionnelle après tout, et il avait craint un instant avoir fait le voyage pour rien. Mais apparemment ce n'était pas le cas.
    J’en suis ravi.
    Il échangea un regard avec Dolores ; elle aussi semblait soulagée.
     
×