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2036. Chapitre Trois : Las Vegas (5).


Gouderien

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Les miliciens considérèrent l’homme avec suspicion, mais les gorilles du prêtre ne lui accordèrent même pas un regard : ils devaient déjà connaître le personnage.

  • Qu’est-ce que vous foutez ici ? continua Saint-André en lui tendant la main.

Il la serra : elle était moite.

  • La même chose que vous, sans doute, non ? répliqua Gérald.

  • Oh sûrement pas ! Moi ça fait des années que je vis dans ce pays. Je suis ravi de l’évolution des événements : ça va faire chier un tas de monde ! Vous êtes venu interviewer Perez-Santiago ?

  • C’est bien possible.

  • Faites gaffe à vous. Il y a des rumeurs qui courent sur le Net comme quoi Simons veut le faire buter.

  • Toujours adepte de la théorie du complot, à ce que je vois !

  • Oh, mais les complots ça existe !

Il s’assit à leur table, mais le sergent Tobias lui fit éteindre son cigare ; il s’exécuta, bien que de mauvaise grâce. Ils discutèrent pendant encore un quart d’heure, puis Tobias, qui décidément était une vraie nounou, déclara qu’il était temps de rentrer. Ils payèrent leurs consommations, puis sortirent.

  • Je peux vous accompagner pour rentrer à mon hôtel ? demanda Saint-André.

  • Je pensais que vous habitiez là, dit Gérald, surpris.

  • Je vous remercie : je suis maso, mais pas à ce point ! Non, j’ai une chambre assez confortable au Bellagio. Vous savez, je travaille pour un journal russe et plusieurs magazines arabes, sans compter deux sites Internet français.

Il les suivit donc, tandis qu’ils refaisaient en sens inverse le chemin parcouru précédemment. Le spectacle de la misère est un de ceux auxquels on ne s’habitue pas, que ce soit à Las Vegas, au Caire ou à Manille. Gérald avait voulu voir la favela, et son vœu avait été exaucé; et il avait fait de nombreuses photos, dont plusieurs excellentes. Mais il était bien forcé d’admettre que maintenant il avait hâte de retrouver le confort douillet et la climatisation de son palace. Un peu avant d’arriver à la frontière, ils laissèrent les dernières boissons qu’ils n’avaient pas encore distribuées à un groupe de mômes dépenaillés. L’équipe de garde avait changé, mais on leur avait passé les consignes, et ils rentrèrent sans problèmes en territoire « civilisé ». Bizarrement, c’est dix minutes plus tard, alors qu’ils approchaient de la caserne, que se produisit le seul incident de la ballade. Ils traversaient une zone d’anciens entrepôts décrépits. Un type jaillit brusquement d’une ruelle et se dirigea vers eux en chancelant. Il était sale, en haillons, et ressemblait aux zombies des films d’horreur. Il avait du sang séché sur le visage, il lui manquait une chaussure, et il émanait de lui une odeur pestilentielle. Il marcha droit sur la Japonaise, de la bave aux lèvres, marmonnant des paroles inintelligibles. La réaction des miliciens fut immédiate : quatre coups de feu claquèrent ; trois atteignirent leur cible, mais l’individu ne s’arrêta pas pour autant. Le sergent Tobias et le caporal Narcisso tirèrent à nouveau, visant la tête. Le crâne de l’agresseur explosa, et il s’effondra enfin, aux pieds de la journaliste terrorisée. Toujours galant, Gérald la prit dans ses bras pour la consoler.

  • Bienvenue à Las Vegas, lança Saint-André d’un ton sarcastique, en donnant un coup de pied dans le cadavre du malheureux.

  • Alors c’est vrai… ? dit Gérald.

  • Quoi ? demanda Tobias. La drogue des zombies ? Oui M’sieur, c’est vrai. Les Super Bath Salts, comme on dit. Malheureusement, on trouve de plus en plus ce genre de tarés. Vous voyez, finalement la favela n’est pas l’endroit le plus dangereux de cette foutue ville. On devrait faire comme chez vous en France, fusiller tous les dealers de drogues dures. Votre présidente était quelqu’un de bien.

  • C’est bien pour ça qu’ils l’ont tuée, railla Saint-André. Et sa nièce, l’actuelle présidente, est bien loin de la valoir. Qu’est-ce que vous en pensez, Jacquet ?

Il en pensait qu’il avait de plus en plus hâte de retrouver son hôtel, et aucune envie de se lancer dans un débat sur la politique française, surtout devant des Américains.

  • Désolé mon vieux, là je ne suis plus en état de penser. Je n’ai qu’une idée en tête : prendre une douche.

Comme ils s’éloignaient du lieu de l’incident, Tobias ordonna d’accélérer le pas.

  • Il peut y avoir d’autres types comme lui dans le coin, expliqua-t-il. Quand nous arriverons à la caserne, je vais demander qu’une patrouille vienne nettoyer le secteur. Dans tous les sens du terme.

En fait ils étaient presque arrivés au bâtiment de la milice, et Gérald fut soulagé de retrouver ses affaires. En se changeant, il sentit la fatigue s’abattre sur ses épaules. Il n’y avait pas que le décalage horaire : la chaleur aussi, et puis cette rencontre inattendue avec une créature qu’on aurait dit sortie d’un film d’horreur. Il ne s’y attendait vraiment pas, et la scène l’avait marqué. La journaliste japonaise les quitta là, après force courbettes et remerciements. Par contre Saint-André grimpa avec eux dans le « Raider ». Dix minutes plus tard ils se garaient devant le Caesars Palace.

  • Vous êtes content de votre balade ? demanda Dolores, curieuse.

  • Assez, oui, répondit-il.

Il serra la main de Tobias et Narcisso et les remercia chaleureusement. Il leur aurait bien laissé quelques dollars en prime, mais Dolores l’en dissuada, disant qu’il ne ferait que les vexer. Saint-André les quitta et partit de son côté, non sans avoir lancé « A la revoyure ! » Mais Gérald n’était guère pressé de le revoir. Il était 19h34 ; ils avaient respecté rigoureusement leur programme. Il avait le temps de prendre une douche et de se changer une fois de plus, avant leur rendez-vous du soir. Quand il sortit de la salle de bains, en peignoir, Dolores était assise sur son lit, les jambes croisées.

  • Je peux faire quelque chose pour vous ? demanda-t-elle.

Il sourit :

  • Oui, aller me chercher un café !

  • Vous êtes sûr que c’est tout ?

Il pensait bien à autre chose, mais étant donné son état de forme actuel il avait peur de s’endormir dans ses bras, ce qui aurait été très mauvais pour la réputation des mâles et des journalistes français.

  • Je crois que pour le moment, le café suffira, dit-il. A condition qu’il soit fort !

Elle sortit. Tout en s’habillant, il alluma la télévision et chercha CNN. Et c’est ainsi qu’il apprit une nouvelle qu’il l’estomaqua : l’armée japonaise, appuyée de forces taïwanaises et d’un contingent de Singapour, venait de débarquer dans la région de Shanghai afin, disait le communiqué officiel de Tokyo, de « protéger les intérêts économiques de ces pays en Chine ». Eh bien, songea-t-il, on dirait que les Nippons renouent avec leurs vieilles habitudes ! Deux jours plus tôt, les Britanniques avaient repris le contrôle de leur ancienne colonie de Hongkong, dont la sécurité, disaient-ils, n’était plus assurée. Et dans quelques jours, les États hispaniques d’Amérique allaient déclarer leur indépendance… Fallait-il voir là une simple coïncidence ? Il n’y croyait pas beaucoup. Il achevait de mettre ses boutons de manchette, quand Dolores revint, portant un plateau avec une tasse fumante. C’était un café à l’italienne, et il était effectivement assez fort et surtout très chaud. Elle le regarda boire d’un air attentif.

  • Vous êtes très élégant, dit-elle d’un ton appréciateur.

  • Merci, dit-il en reposant sa tasse dans la soucoupe.

Il avait mis un costume italien bleu clair qu’il ne sortait que dans les grandes occasions. Il consulta sa montre : 20h45. Il était temps d’y aller.

  • Vous le connaissez, ce… Au fait, comment s’appelle-t-il déjà ?

Ils sortirent, et il claqua la porte de la chambre derrière lui.

  • Le chef du service de presse ? demanda-t-elle. Leonard Bishop.

  • Ce n’est pas un Hispanique ?

  • Non, c’est un Afro-américain. Si vous pensez que le senor Perez-Santiago ne travaille qu’avec des Hispaniques, vous vous trompez lourdement. Et pour répondre à votre question, oui je connais bien l’homme que nous allons rencontrer.

Ils gagnèrent l’ascenseur. Tandis qu’il descendait avec un chuintement feutré, ils ne se quittaient pas des yeux. Au bout de cinq étages la porte s’ouvrit, et un couple de touristes anglais entra ; ils échangèrent un « Hello ! » poli. Arrivés au niveau du lounge, ils sortirent. Dolores le guida à travers le vaste labyrinthe du palace jusqu’au restaurant Guy Savoy. Là, un maître d’hôtel obséquieux les conduisit jusqu’à leur table, l’une des mieux situées de l’établissement. Apparemment ce n’était pas la misère pour tout le monde, car la salle était pleine, même si parmi les convives devaient se trouver de nombreux représentants de la presse internationale, attirés par l’événement. Ils étaient légèrement en avance, et Leonard Bishop n’était pas encore là. Cependant il ne tarda pas à arriver, escorté d’une assistante blonde et de deux gardes du corps et filmé par les caméras d’une chaîne d’actualités. L’homme était immense, jovial et barbu, vêtu d’un costume de prix. Gérald et Dolores se levèrent pour le saluer. Il installa son grand corps à la table, imité par sa secrétaire, tandis que les gorilles s’asseyaient un peu plus loin. L’un des garçons se précipita aussitôt pour leur apporter des cartes.

  • Avez-vous fait un bon voyage ? demanda Bishop en anglais.

  • Très bon, je vous remercie, dit Gérald. Et j’ai été parfaitement accueilli. Ce qui ne m’empêche pas de tomber de fatigue… La faute au décalage horaire.

  • Bien sûr !

Ils commandèrent des apéritifs, et il choisit une téquila. Le bon côté de la téquila, c’est qu’elle énerve, contrairement à la majorité des alcools, qui endorment. C’était exactement ce qu’il lui fallait s’il voulait tenir le choc jusqu’à la fin de la soirée. Il raconta son après-midi et sa visite à la favela ; Bishop l’écoutait attentivement.

  • Qu’avez-vous retenu de cette visite ? demanda-t-il quand le journaliste eut achevé son récit.

  • Que même si vous réussissez à obtenir l’indépendance, vous avez un immense travail devant vous.

  • Oh, nous réussirons. Nous ne sommes pas en 1861, et le président Simons – malgré tout le respect que j’ai pour lui – n’est pas Abe Lincoln. Mais vous avez raison, les choses sérieuses commencerons après.

Gérald avait l’intention de poser une série de questions à Leonard Bishop, mais à sa grande surprise les rôles furent inversés. Bishop l’interrogea à propos de son collègue Raoul Guilbert, et des raisons pour lesquelles il n’était pas venu. Puis, tandis que l’on dégustait les entrées, il eut droit à un questionnaire en règle, portant sur l’ensemble de sa vie, depuis son enfance et ses études. On en était à son passage à l’armée, quand soudain Bishop grimaça, et le journaliste comprit qu’il recevait un appel.

  • Excusez-moi, dit le chef du service de presse.

Il se leva et s’éloigna de quelques mètres, la main contre son oreille. Malgré le tumulte des conversations ambiantes, Gérald surprit quelques mots :

  • What are you saying ? I’ve no time for this… Okay, I come.

Il se rapprocha de la table, posa ses mains de part et d’autre de son assiette puis s’adressa à Gérald :

  • Monsieur Jacquet, je suis désolé mais je vais devoir m’absenter. On vient de m’apprendre une nouvelle qui nécessite ma présence auprès du senor Presidente… Attendez-moi, je repasserai tout à l’heure.

L’assistante blonde et les gardes du corps se levèrent à leur tour et suivirent leur chef. Juste à ce moment on apporta les plats principaux. Gérald se tourna vers Dolores :

  • Vous êtes au courant de quelque chose ?

  • Pas du tout. Je suis aussi surprise que vous.

  • J’espère que cela ne remet pas en question l’interview de demain.

  • Je l’espère aussi.

Pendant la demi-heure qui suivit, ils firent honneur aux plats et aux vins, en attendant le retour de Bishop. Heureusement la cuisine du restaurant était à la hauteur de la réputation de la gastronomie française. La conversation entre eux languissait. Les tables voisines étaient occupées par des hommes d’affaires, des journalistes ou des politiciens fortunés, et Gérald avait l’impression qu’une certaine nervosité régnait. Et puis Dolores s’essuya la bouche avec sa serviette, et se leva en disant :

  • Je vais me renseigner.

Et le journaliste se retrouva seul. Elle revint quelques minutes plus tard.

  • Alors ? demanda-t-il. Vous avez appris quelque chose ?

  • Il semble que le président Simons ait appelé le senor Perez-Santiago. Mais personne ne sait ce qu’il lui a dit.

Ils ne mangeaient pas spécialement vite, mais ils en étaient quand même au dessert, quand Leonard Bishop et son escorte réapparurent, vingt minutes plus tard. L’homme avait l’air maussade. Il se rassit pesamment en face de Gérald.

  • Eh bien, constata-t-il, je crois que j’ai raté un bon repas.

  • J’espère au moins que ça en valait la peine, dit Jacquet.

Le grand Noir fit une moue peu convaincue. Un garçon s’approcha de lui avec la carte, mais il la refusa sèchement.

  • Apportez-nous juste la carte des glaces, ça suffira, ajouta-t-il.

  • Il paraît que votre patron a reçu un coup de fil de la Maison Blanche ? reprit Gérald après un instant de silence.

  • Qui vous a dit ça ?

  • C’est moi, répondit Dolores. Tout le monde est au courant de l’appel, mais personne ne sait ce qu’a dit le Président.

  • Oh, rien de bien important, soupira Bishop. Il exige que nous reportions la proclamation de l’indépendance. Comme s’il était en position d’exiger quoi que ce soit !

  • Il a avancé un motif ?

  • C’est ça qui est bizarre. Il parle de la conjoncture internationale, d’un danger qui menacerait le monde… Mais il n’a pas donné plus de détails. Il révélera tout si le senor Perez-Santiago accepte de le rencontrer. Il propose un entretien à St Louis, dans le Missouri. Pourquoi St Louis, je vous le demande !

  • Peut-être parce que c’est à mi-chemin ? suggéra Gérald.

  • Oui, c’est possible. En tous cas c’est un piège un peu grossier, vous ne croyez pas ? Nous n’avons rien à lui dire.

  • Si je comprends bien, la déclaration ne sera pas reportée.

  • Naturellement.

  • Et mon interview non plus.

  • Votre interview se déroulera à l’heure convenue.

Gérald sentit un poids quitter sa poitrine. Il avait sa conscience professionnelle après tout, et il avait craint un instant avoir fait le voyage pour rien. Mais apparemment ce n'était pas le cas.

  • J’en suis ravi.

Il échangea un regard avec Dolores ; elle aussi semblait soulagée.

 

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