Aller au contenu
  • billets
    55
  • commentaires
    25
  • vues
    9 002

2036. Chapitre Trois : Las Vegas (6).


Gouderien

776 vues

Pour se venger de son repas raté, Bishop avait commandé la plus grosse glace de la carte, et il la dégustait sous l’œil consterné de son assistante, qui elle se contentait d’un petit Mystère. Gérald commençait à ressentir le poids de la fatigue, mais le grand Noir ne consentit à le relâcher que quand il lui eut fourni la liste complète des questions qu’il entendait poser lors de l’interview – qui en fait était plutôt une conférence de presse - du lendemain. En se levant il regarda sa montre ; il était 11 heures du soir passées. Il salua Bishop et son assistante, et suivit Dolores. Ils se retrouvèrent dehors ; la fraîcheur de la nuit lui fit du bien. Néanmoins il sentait qu’il était temps qu’il regagne sa chambre.

  • Cela vous a plu ? demanda la jeune femme.

  • Bien sûr. Vous me raccompagnez ? Sinon je me demande si j’arriverai à retrouver ma chambre.

  • Desde luego.

En regagnant l’Augustus Tower, ils passèrent devant l’une des principales fontaines du palace, et au grand étonnement de Gérald elle fonctionnait. Des projecteurs illuminaient les jets d’eau de mille couleurs, tandis que des enceintes diffusaient une musique suave. Ils s’arrêtèrent non loin d’une réplique de la Victoire de Samothrace, et, au milieu de touristes venus du monde entier qui se photographiaient les uns les autres et multipliaient les selfies, contemplèrent pendant quelques instants ce spectacle d’un autre temps.

  • Ils la font marcher deux heures par jour le soir, entre dix heures et minuit, expliqua Dolores.

Cette vision lui en rappela d’autres. La fin d’un vieux film, « Ocean’s Eleven », avec une version orchestrale du « Clair de lune » de Debussy en guise de fond sonore. Un autre voyage à Las Vegas, avec sa femme Isabelle, à l’époque lointaine où ils s’aimaient. Il se pencha vers Dolores et faillit l’embrasser, mais il se retint juste à temps. Elle lui jeta un regard étonné.

  • Qu’est-ce que vous avez ? dit-elle, curieuse.

  • Rien. Un souvenir du passé. Je suis déjà venu ici, il y a longtemps.

  • Il faut oublier le passé, et vivre l’instant présent.

Et ce fut elle qui l’embrassa. Dix minutes plus tard, ils étaient dans sa douche, nus, serrés l’un contre l’autre. L’espace d’un instant il eut l’impression que fatigue et décalage horaire s’envolaient. Elle avait un très beau corps, avec des seins aux larges mamelons bruns. Ils firent l’amour, sortirent de la douche, se séchèrent, puis continuèrent leurs ébats dans le lit. Il s’endormit au bout d’un moment mais se réveilla au milieu de la nuit. Dolores dormait à ses côtés. Dans l’obscurité il ne distinguait pas son corps, mais il entendait sa respiration. Une vague d’émotion le submergea. Demain il rentrerait à Paris et ne la reverrait certainement jamais. C’est pour éviter ce genre de moment qu’il avait renoncé à l’embrasser devant la fontaine. On le prenait généralement pour un gros dur, à cause de son physique et de ce stupide tatouage – tiens, Dolores ne lui avait pas fait de réflexion à ce sujet ; il est vrai que dans ce pays elle avait dû en voir d’autres – alors qu’en fait il était un sentimental. Il s’attachait. Il songea soudain que cela faisait trop longtemps qu’il était célibataire. Il posa sa main doucement sur le corps de sa compagne d’une nuit, puis ferma les yeux et tenta de se rendormir.

 

Le téléphone de la chambre les réveilla le lendemain matin à 7 heures. Il eut juste le temps de prendre sa douche et de se raser, avant qu’un employé apporte le plateau du petit-déjeuner. Hasard heureux ou parfaite organisation, il y en avait pour deux. Ils n’échangèrent que quelques mots ; en fait, il était déjà dans son interview. A 8h30 ils descendirent au rez-de-chaussée. Dolores le conduisit à la limousine qui stationnait le long du trottoir – le même genre que celle qui l’avait attendu à l’aéroport – mais ne monta pas.

  • Bonne interview, dit-elle en lui claquant une bise.

  • Merci.

Il s’installa à l’arrière. Un chauffeur noir conduisait ; à ses côtés se tenait un type de la milice en uniforme, armé d’une mitraillette.

  • On y va M’sieur ? demanda le chauffeur en se tournant vers lui.

  • On y va.

La lourde voiture démarra, et rejoignit le Strip. Le célèbre boulevard tentait encore de faire bonne figure, mais les gigantesques panneaux publicitaires que l’on apercevait le long de l’artère faisaient office de cache-misère. Il aperçut sur la gauche l’Excalibur, l’un des plus fameux établissements de jeu de la ville, qui avait fait faillite et attendait vainement un repreneur. Ce n’était pas un cas isolé. Par contre le musée Liberace existait toujours, même s’il était maintenant logé dans des locaux bien plus exigus que ceux qui l’abritaient quand le célèbre et excentrique pianiste l’avait fondé, en avril 1979. On l’avait prévenu dès le départ que la rencontre n’aurait pas lieu au Caesars Palace, mais dans une villa du nord de la ville. Cela lui rappelait un peu un reportage de ses débuts, des années plus tôt, quand il avait été interviewer un parrain de la drogue en Colombie. Une drôle d’expédition, dont il avait bien cru ne pas revenir vivant, même si finalement tout c’était bien passé. Le milicien bricola la radio, testa plusieurs chaînes, puis finalement fixa son choix sur un émetteur qui passait de la soul et de vieux blues. Le fameux « Sittin’ on the dock of the bay » d’Otis Redding emplit l’habitacle. La sonorisation du véhicule était parfaite. Il avait entendu ce célèbre tube des années soixante de nombreuses fois et croyait le connaître parfaitement, mais pour la première fois il s’aperçut qu’on avait rajouté sur la musique en guise d’ambiance sonore des cris de mouettes et des bruits de ressac. Il avait découvert cette chanson quand il était à l’armée. Un de ses potes de chambrée était fan de blues. Sur le moment, il avait pensé que cet Otis Redding devait être un type de 45 ans désabusé, et qui avait derrière lui une longue vie de malheurs. Par la suite il apprit qu’il était mort dans un accident d’avion, mais il se passa encore longtemps avant qu’il en sache plus à son sujet. En fait Otis Redding était un jeune Noir de 26 ans et deux mois, et il avait écrit et enregistré le tube qui allait le rendre mondialement célèbre (mais à titre posthume) quelques jours avant sa mort. Bien loin d’être le personnage désabusé qui passait ses journées assis « on the dock of the bay » à perdre son temps, Redding était un athlète et un hyperactif, un père de famille aimant, un homme d’affaires avisé, un artiste reconnu dans son pays et à l’étranger, bref un individu à qui tout réussissait, dans tous les domaines – ce qui est rare. Fasciné, Gérald avait fait quelques recherches à son sujet, et il avait bien failli écrire un livre sur lui – d’ailleurs il l’écrirait peut-être un jour. Il avait une théorie curieuse à propos d’Otis Redding. En signant « On the dock of the bay », le chanteur avait sans doute atteint le sommet de son art – et ainsi accompli son destin. Dès lors il n’avait plus qu’à mourir, au fond d’un lac gelé, dans un avion qui lui appartenait. Cette théorie avait fait rire les quelques personnes à qui il l’avait exposée – en général des soirs où il avait trop bu – mais il avait toujours eu la sensation que ces rires sonnaient faux. Et lui ? Quand réaliserait-il son chef-d’œuvre ? Quand accomplirait-il son destin ? Parfois il avait l’impression d’être cet homme assis sur un quai et passant son temps à regarder les bateaux arriver et repartir, la marée monter et descendre.

 

Au bout d’un quart d’heure de route, ils parvinrent devant une grande villa cernée d’un vaste parc. Au moins un bataillon de la milice la défendait, avec tout le matériel adéquat : armes automatiques, artillerie, missiles sol-air, chars de combat, et dans le ciel plusieurs hélicoptères qui tournoyaient au-dessus d’eux. Tout cela n’aurait pas suffi à protéger les occupants du lieu d’une attaque par un engin nucléaire tactique (qui aurait pulvérisé la demeure sans presque infliger de dégâts à la ville toute proche), mais c’était quand même impressionnant. La berline franchit les grilles, qui se refermèrent discrètement derrière elle, et alla se garer dans un grand parking. On l’invita à descendre, et un homme en costume trois pièces l’accueillit.

  • Bonjour, je suis Adolfo Bahamonte, secrétaire particulier de Son Excellence.

  • Gérald Jacquet, enchanté.

L’homme parlait français presque sans accent.

  • Venez.

Un chemin de gravillons bordé de pelouses menait vers la villa. A l’entrée de celle-ci, deux miliciens montaient la garde, fusil-mitrailleur au poing. Un officier fit son apparition et exigea de vérifier les papiers du journaliste.

  • C’est vraiment indispensable ? demanda-t-il.

  • Je le crains, dit Bahamonte.

L’examen des papiers dura cinq bonnes minutes, et comme si ça ne suffisait pas ensuite on le fouilla.

  • Pourquoi une telle méfiance ? interrogea Gérald, qui sentait que la moutarde commençait à lui monter au nez.

  • Malheureusement le senor Perez-Santiago a beaucoup d’ennemis. Ce qu’il s’apprête à faire ne plaît pas à tout le monde dans ce pays, vous vous en doutez.

  • Bien sûr. Mais je ne suis qu’un simple journaliste.

  • Naturellement, fit Bahamonte avec un petit sourire et un clin d’œil.

L’espace d’un instant, Gérald se demanda avec des frissons si les sbires de Perez-Santiago connaissaient son appartenance aux Services secrets. Possible, après tout. Apparemment satisfaits, les gardes le laissèrent enfin passer. Il pénétra dans la villa à la suite de son guide. Ils prirent un ascenseur, empruntèrent une série de couloirs décorés de tableaux représentant des scènes de l’histoire de l’Amérique latine, enfin débouchèrent dans une grande salle. Au milieu, protégé par trois gardes du corps, était assis un homme massif dans un profond fauteuil de cuir : Eduardo Perez-Santiago. A ses côtés se trouvait une femme entre deux âges, de type indien, vêtue d’un tailleur vert ; un collier de perles rouges ornait son décolleté.  D’autres journalistes se trouvaient déjà là, et il reconnut quelques Américains, un Russe, un Anglais, la Japonaise d’hier – qui lui fit un bref salut en l’apercevant – deux Mexicains et plusieurs Sud-Américains. Bien entendu, on apercevait aussi les caméras de plusieurs chaînes de télévision, américaines ou internationales.

 

Le futur président du nouvel Etat américain ne mesurait qu’un mètre cinquante-cinq, mais cela faisait bien longtemps que personne ne l’avait traité de « petit ». On disait d’ailleurs que ceux qui avaient eu la mauvaise idée de le faire, aux temps lointains de sa jeunesse, n’étaient plus là pour s’en vanter : le senor Perez-Santiago possédait une longue mémoire, et c’était un homme rancunier. Trapu et large d’épaules, il aurait pu jouer un Nain dans n’importe quelle adaptation de Tolkien, et on aurait à peine eu besoin de trucages. Quant à sa tête, avec ses cheveux très noirs coiffés en catogan et ses longues moustaches retombant en crocs, elle évoquait irrésistiblement pour Gérald celle de l’acteur américain Danny Trejo… ou bien d’Attila le Hun, comme on veut. Âgé de 55 ans, l’homme était ridé, avec de nombreuses tâches et grains de beauté sur le visage. Il n’était pas beau, mais son regard était frappant, un regard d’oiseau de proie.

 

Eduardo Perez-Santiago était né le 12 avril 1981 dans les bas quartiers de Los Angeles, au sein d’une famille misérable qui comportait déjà 7 enfants. Son père, quand il travaillait, exerçait le métier de déménageur, mais il s’était abîmé une épaule, ce qui fait qu’il restait le plus souvent chez lui à boire, à battre sa femme et à lui faire d’autres enfants. A l’âge de 13 ans, le jeune Eduardo imita son frère aîné José, et entra dans le gang des Aztecs. Après une brutale initiation, on lui confia des petits trafics, et il se montra plutôt doué. Son destin était tout tracé : il allait gravir un à un les échelons de la structure très hiérarchisée du gang, dont il deviendrait un soldat et peut-être un officier. Dans tous les cas son espérance de vie était réduite, et s’il dépassait les 35 ans on pourrait dire qu’il avait de la chance. Et puis, alors qu’il avait à peine 17 ans, son frère aîné qu’il idolâtrait fut abattu devant lui par une bande rivale. Ce fut certainement le moment le plus important de la vie d’Eduardo. Il réfléchit longuement, puis prit sa décision. Il vengerait son frère, mais pas de la manière habituelle. Oh non. Tuer les assassins de son frère ne suffirait pas à assouvir sa soif de vengeance. Il anéantirait la bande adverse, les Bandidos, mais pour cela il avait besoin de gagner du pouvoir, et ce n’est pas en restant au sein des Aztecs qu’il y parviendrait. Comme la plupart des membres des gangs des rues, Eduardo se droguait et buvait, mais du jour au lendemain il stoppa toute consommation d’alcool et de produits illicites. Cela témoignait déjà d’une volonté de fer, mais la suite fut encore plus étonnante. Il sollicita une entrevue avec sa hiérarchie, et annonça qu’il quittait le gang. En général il n’y avait qu’un moyen d’abandonner cette vie de Street Warrior : les pieds devant. On ne quittait pas un gang, enfin du moins pas vivant. Quels arguments il employa pour qu’on le laisse partir, cela demeura toujours un mystère, même pour ses proches. Il est à noter toutefois que si de nombreux gangs, dont les Bandidos, furent anéantis au cours de la guerre longue et sanglante qu’il mena contre eux en tant que gouverneur de Californie, les Aztecs existaient toujours, et même ils n’avaient jamais été si prospères. De là à prétendre, comme le firent ses ennemis, qu’en fait il n’avait jamais vraiment quitté les Aztecs, il y a un pas que nous ne franchirons pas, ne disposant pas du moindre début de preuve. Au cours des années suivantes, Eduardo travailla comme serveur dans un restaurant. Il versait la moitié de son salaire à sa mère, à présent veuve et qui avait encore plusieurs enfants à charge. Le soir, il prenait des cours afin de combler son retard scolaire ; en effet, il était sorti de l’école à l’âge de 12 ans. En trois ans seulement il rattrapa son retard, puis s’inscrivit à l’université, où il apprit le droit, la sociologie et l’histoire. C’est aussi là qu’il adhéra au parti démocrate. Enfin c’est pendant ces années d’études qu’il rencontra sa femme, Eva. Quand il acheva ses études à l’âge de 26 ans, Eduardo Perez-Santiago était un jeune homme brillant, à qui tout le monde prédisait déjà un grand avenir. Et donc, tout en exerçant le métier d’avocat, il s’engagea dans la politique, d’abord à une petite échelle, puis à des postes de plus en plus prestigieux. Cependant c’est la publication de son livre « Vers une nouvelle Reconquista », en 2018, qui avait fait de lui un personnage célèbre en même temps qu’un objet de polémique. La thèse qu’il défendait était simple, pour ne pas dire simpliste : tout le malheur des États américains de l’Ouest était arrivé quand, de possessions mexicaines, ils étaient tombés aux mains des USA, à la suite d’une guerre d’agression. C’était là une vision largement déformée des choses, et on ne se pria pas de le lui faire remarquer. Depuis que les territoires de l’Ouest américain avaient été intégrés à l’Union, ils avaient connu, à tous points de vue, un développement extraordinaire. Eduardo n’était pas objectif, et il le reconnaissait lui-même. Il se définissait comme un croisé, un défenseur des Hispaniques et des catholiques contre les Anglo-Saxons protestants et les Juifs. Il fut chassé du parti démocrate, ce qui le conduisit à créer sa propre formation politique, l’Alliance latine, plus tard rebaptisée Mouvement hispanique. Au fur et à mesure qu’il se rapprochait du pouvoir, Eduardo avait mis de l’eau dans son vin, et l’antisémitisme de ses débuts n’était plus qu’un mauvais souvenir (que ses adversaires ne se privaient pas néanmoins de rappeler).

Le reste était bien connu, c’était le récit d’une marche apparemment irrésistible vers le pouvoir.

0 Commentaire


Commentaires recommandés

Il n’y a aucun commentaire à afficher.

Invité
Ajouter un commentaire…

×   Collé en tant que texte enrichi.   Coller en tant que texte brut à la place

  Seulement 75 émoticônes maximum sont autorisées.

×   Votre lien a été automatiquement intégré.   Afficher plutôt comme un lien

×   Votre contenu précédent a été rétabli.   Vider l’éditeur

×   Vous ne pouvez pas directement coller des images. Envoyez-les depuis votre ordinateur ou insérez-les depuis une URL.

Chargement
×