A∇
La station A∇ ne répond plus.
Silence radio. — — Seulement : — *cccrrrrrr crrr — crrrrrrr cccrrr crr — crrrrrrrrr crr cccrrrrccrrrrr*
C'est un bruit blanc qui grésille.
— La station ne répondait plus, et c'était un problème. À cette distance, elle constituait un point de routage essentiel pour toutes les communications en direction de Mars ou de la Terre. Sans ses émetteurs, des messages pouvaient certes être transmis, mais plus lentement, plus faiblement ; et surtout à la merci du mouvement des planètes et des astres — toute syzygie imprévue pouvant brouiller les transmissions pendant des heures entières. Ce qui embêtait le plus les ingénieurs du groupe, c'était surtout que le silence ne fût pas seulement celui de l'équipage — il y avait toujours un équipage minimum de deux hommes à bord — mais surtout celui des machines. La station avait évidemment une sorte de transpondeur, et d'autres types de balises ; un autre module indépendant était lui-même censé pouvoir toujours répondre à un "ping" sur ondes radio, et ce selon divers protocoles DTN. Or, tous ces équipements étaient eux-mêmes silencieux. Aucune communication.
Une observation visuelle, en revanche, n'avait fourni aucune information : les lumières de la station fonctionnaient parfaitement. Aucun dégât détecté dans la structure extérieure. Aucun nuage d'astéroïdes à proximité ; pas de bandes sur les scanners de fréquence — qui auraient indiqué un brouillage radio causé par quelque imprévu cosmique. Pas de vent solaire, pas de pulsation étrange. Le vaisseau flottait doucement sur la même orbite, trajectoire inchangée. Juste le vide, et le silence.
Un signal lumineux, bref, vif et rouge. — Réunion générale en "salle de crise".
Il fallait traverser le bâtiment pour s'y rendre. Il y avait plusieurs manières de le faire, étant donné le point de contrôle était construit d'une manière modulaire, comme une grille, que l'on pouvait étendre ou réduire selon les besoins. La technique avait été perfectionnée en Antarctique, puis testée sur la Lune, sur Mars ; il suffisait de déposer plus de "modules", comme de gros containers, pour ajouter de la surface. C'était le pré-fabriqué du XXIe siècle, la "brique" spatiale. Ce point-ci, un avant-poste, avait déjà été quelque peu étendu, et devait avoir nécessité plus d'une vingtaine de ces pièces détachées... Sa forme générale était devenue celle d'un octogone, avec quelques diagonales pour lier certaines arêtes ou segments entre eux : ainsi, il y avait plusieurs manières de se rendre en tout autre lieu. La "salle de crise" — un simple bureau avec quelques écrans et quelques contrôles, vraiment — se trouvait non loin du mess, mais un peu plus éloignée de la salle de contrôle. C'était voulu : un défaut de cette dernière, voire une destruction, et l'on aurait pu transformer, avec quelques efforts toutefois, la salle de crise en second contrôle. La redondance était une résilience. Les couloirs étaient blancs, longs ; de grands tuyaux accompagnaient le tracé, remplis de câbles pour les communications, une sorte d'Internet réduit à cet endroit-ci — là encore, tout module perdu n'influerait en rien sur les autres. Cette prudence caractérisait tous les avant-postes. Entre chaque grand container, un petit sas grisâtre, anguleux — ces murs-là faisaient penser à la carapace d'un pangolin — qui ré-orientait vers le prochain lieu, avec l'angle souhaité selon l'agencement de la grille.
Quelques couloirs blancs, aseptisés... personne. Cela faisait bizarre de traverser ainsi le module des "chambres". Toutes les vitres teintées, noires, ne reflétant qu'une image en miroir des lumières trop franches du long hall blanc... On avait l'impression d'y être seul au monde. Non, il n'était pas seul ; il y avait bien quelques autres personnes, bien peu en vérité... ils y étaient seuls à plusieurs, d'une certaine manière. Au-delà, un autre sas. Il avait toujours l'impression — comme la première fois — en passant ces seuils gris, moins éclairés, qu'il quittait définitivement le lieu d'où il provenait, comme si à tout instant l'accès pouvait se sceller, interdire tout retour. N'avait-il pas eu tant de ces longs cauchemars où les lumières s'éteignaient une par une, les accès eux aussi condamnés un par un, dans une station entièrement vide, et cette sorte de "présence" s'approchant de plus en plus de lui ? ... Rien qu'à y songer à nouveau, son corps frémissait. Et maintenant la station qui ne répondait plus... comme un mauvais rêve qui s'est échappé, et qui s'écoule désormais vers le monde réel. — Un tournant, une porte. Il était arrivé. Les autres étaient là.
— "Vous êtes le dernier, Ian."
— "J'étais à l'autre bout de la structure" fit-il par réflexe. Sa première tentation était de toujours s'excuser, pour tout et contre tout ; il avait lutté pour maintenant s'affirmer plus simplement.
Il s'assit à côté des trois autres personnes : tout le monde était là. Étions-nous donc si peu nombreux ? La pièce paraissait grande, mais c'était une illusion due au fait que nous n'étions que quatre. Il y avait Luc, le "chef" de la station. Nous l'appelions par son prénom plutôt que par son grade, mais chacun savait que c'était lui l'officier et le responsable ; de plus, il avait cette qualité de leader naturel qui le rappelait sans qu'il ne fallût d'efforts ou le réitérer. Éléna, la scientifique-ingénieure, surdouée mais parfois taciturne. Moi, le "consultant" — c'est-à-dire, l'homme-à-tout-faire. Nos deux autres collègues étaient "là-haut" — il fallait monter régulièrement sur la station en orbite pour s'assurer que tout était opérationnel. Quand étaient-ils partis, déjà ? Le temps ici s'écoulait d'une manière différente, fluide, difficile à saisir ; alors cela faisait peut-être une semaine, un mois, je ne savais pas. Ça me paraissait plus. Et soudain : le silence radio. Il y avait eu un problème inattendu, et nous ne savions pas de quoi il en retournait. C'était très inquiétant — on voyait bien au ton de Luc que lui aussi n'avait jamais croisé de cas semblable, et la tension nerveuse le rendait encore plus directif que d'habitude. Maintenant tous réunis, il résuma la situation générale. Silence de A∇ sur toutes les fréquences utilisables, aucun ping, aucun signal. Station a priori intacte selon une observation externe. Il lista toutes les hypothèses auxquelles il avait pensé, nous demandant de lui en proposer de nouvelles si nécessaire.
- Nuage de radiations cosmiques qui n'aurait pas été détecté par les instruments, ni de la station, ni de la surface ? C'était à son avis le plus probable. Si ç'avait été le cas, l'équipage avait peut-être été irradié, et il faudrait faire un compte-rendu médical le plus rapidement possible.
- Attaque ? C'était très peu probable, qui irait jusqu'ici ? Nous étions aux bords de l'univers explorable. De plus, il aurait suffi de perforer le vaisseau avec un projectile ou un laser, les armes habituelles, ce qui aurait entraîné sa destruction. Les réseaux étaient par ailleurs complètement étanches, impossible d'imaginer une cyber-attaque.
- Un simple bug informatique, mais avec une conséquence catastrophique sur les systèmes essentiels ? C'était là aussi plausible. Aucun d'entre nous n'arrivait cependant à comprendre ce qui aurait pu causer une telle mal-fonction. Éléna s'y connaissait très bien et elle trouvait le scénario assez improbable.
Le silence suivit la réunion tendue ; nous n'étions sûrs de rien. Une nouvelle brève tentative d'établir le contact avec la station résulta encore une fois en cet étrange grésillement, qui crépitait dans les casques et écouteurs dont nous ajustions le volume à fond, espérant entendre, au loin, un faible signal distordu qui aurait été une voix formulant une réponse. Mais non — c'était le bruit blanc, et si l'on l'écoutait trop longtemps l'on se mettait à avoir des illusions auditives, des impressions de syllabes là où il n'y avait qu'un signal vide. Sur d'autres fréquences, le bruit tenait plutôt du son des vagues... Un lointain souvenir, déjà.
— "Je pense qu'il n'y a pas d'autre choix : il faut envoyer quelqu'un à bord."
Le silence qui s'ensuivit devint rapidement assez pesant. Nous n'étions que quelques personnes, et nous savions tous que toute mission de ce type constituait une prise de risque. Il ne s'agissait pas d'une simple sortie hors de la structure, comme ces maintenances de routine que nous faisions tous régulièrement ; celles-là étaient autant pour s'assurer que l'extérieur ne présentait point de dommages que pour admirer les paysages incroyables de cet horizon étranger, et le ciel éternellement sombre qui enveloppait le tout d'une aura irréelle. Là, il s'agissait d'un décollage ! Une longue procédure pour sortir le matériel, des checklists conséquentes, l'envol, l'abordage de la station en orbite... une erreur de calcul et, si l'on eût la chance de réatterrir, l'on courrait le risque que ce fût à une centaine de kilomètres. Ce n'était pas une procédure triviale. Néanmoins, Luc avait raison ; il fallait que l'on sache ce qui n'allait pas. Si l'équipage était en détresse, le temps était peut-être compté. Tout faisait partie d'une balance entre différents risques : et en l'occurrence, la balance était celle entre le risque — jugé minime — d'une personne s'y envolant pour aller vérifier sur place le problème, et le risque — plus immédiat et conséquent, étant donné l'absence de réponse radio — de perdre les deux hommes à bord en sus d'avoir apparemment déjà perdu les capacités de communications de la station en orbite. C'était évident qu'il s'agît là de la bonne démarche. Mais qui envoyer ?
Nous avions tous du travail important à faire ici. Nous sentîmes rapidement que ç'aurait été prendre trop de risques que d'y envoyer Luc ou Éléna, ces deux-là possédant des qualités irremplaçables ; alors ce serait entre Ian et moi. Nous nous regardâmes. Il me sembla déceler dans ses yeux une lueur étrange... Je restais coi un instant, réalisant petit à petit que celle-ci était celle de la peur. Pourquoi avait-il si peur ? Après tout, il avait lui aussi, comme nous tous, effectué cet envol à de nombreuses occasions...
Je me portais finalement volontaire.
Un envol.
Le hublot tourné vers le ciel — la Nuit. Belle, sombre, infinie.
Petit à petit, un point lumineux qui s'approche.
Deux lettres.
A ∇
La station s'agrandit de plus en plus. Les deux objets s'approchent, semblent suspendus dans le vide
— un vide noir, sans haut, sans bas, une matrice sans directions.
Procédure d'abordage.
Un bruit sourd, métallique — la résonance du contact, qui à chaque fois, si douce fût-elle, faisait courir une vibration le long des parois. À la fois un expir de soulagement en réalisant que l'abordage s'était déroulé sans encombre, et à chaque fois aussi, une légère frayeur : et si ç'avait été cette fois-ci que le système de docking glisse et la manœuvre échoue ?
J'avais beau être entré dans plusieurs de ces vaisseaux par le passé, les mêmes mots me revenaient toujours à l'esprit au moment d'ouvrir la porte et de passer le sas. Une remarque, entendue il y a longtemps, un souvenir d'enfance ; ces descriptions toujours étranges de l' "odeur de l'espace" — une expression assez mal-nommée au demeurant, puisque l'on entendait par là l'odeur de l'air dans une station en orbite. J'avais entendu le terme pour la première fois en lisant de vieilles descriptions de l'International Space Station. Tant d'astronautes étaient passés par celle-ci, lorsqu'elle était toujours en service ; pourtant, aucun ne semblait pouvoir se mettre d'accord sur les mots à mettre sur l'odeur qui y flottait à bord. L'espace si renfermé, les remplacements fréquents de personnel, les diverses expériences : tout devait y avoir contribué. Pour certains, c'était l'odeur du renfermé, une sorte de mélange entre sueur et vieux habits ; pour d'autres, quelque chose de si différent, de métallique et de chaud ; pour d'autres encore, cela évoquait la viande fortement grillée. J'entrai, et refermai le sas. Un regard vers l'indicateur : l'air semblait respirable, aucune anomalie détectée.
J'ôtai mon casque — réalisant immédiatement que j'avais commis là une erreur dans le protocole, j'aurais dû demander d'abord aux autres en surface. J'avais pensé à l'odeur de l'air, ç'avait été un réflexe automatique, comme la dernière fois que j'étais parvenu ici. Je jurai intérieurement, me promettant de ne plus prendre de risque inutile comme cela, par inattention... Si le problème était venu de quelque élément non-détecté dans l'atmosphère de la station, j'aurais échoué dans ma mission et causé de nouveaux problèmes — à tout le monde. Mais, heureusement, tout allait. L'air était tout à fait normal. Je re-découvris, comme la toute première fois, ce que moi j'y sentais : l'odeur de l'ozone, l'odeur de soudure (dont je n'avais jamais su si c'était celle de la chaleur, de l'étincelle, ou de l'étain).
— "Alpha, alpha, je suis à bord."
— "Très bien, situation ?" — grésilla l'oreillette.
Il y avait très peu de "pièces" dans la station. On y deviendrait claustrophobe. Impossible d'y jouer à cache-cache ; et pourtant, je ne vis personne. Aucune trace de l'équipage. Les lumières étaient encore allumées, certains systèmes mis en stand-by. — Je fis une brève inspection du tableau de bord où se trouvaient les contrôles des transmissions. Tout avait l'air en ordre... et pourtant, essayant quelques fois d'envoyer un signal, je m'aperçus que celui-ci n'était pas émis. Ça ne pouvait pas être un brouillage, car ma propre radio marchait parfaitement.
— "Alpha. Aucune présence à bord. Transmissions kaputt, raison inconnue."
— "... aucune présence ?" — la voix qui répondait avait eu une hésitation, trahissant l'incompréhension.
C'était effectivement très étrange. Je commençais à entrevoir un autre scénario : un composant essentiel des transmissions avait soudain cessé de fonctionner. L'équipage a dû se demander duquel il s'agissait, et décidé de vérifier à l'extérieur s'il était possible de le réparer. Pourtant cela n'avait aucun sens, car déjà en me disant ceci je m'apercevais immédiatement des impossibilités. Déjà il était impossible qu'un seul composant tombe en panne et affecte l'ensemble des systèmes de transmissions, ainsi que les balises. Ensuite, toutes les combinaisons de sortie étaient en place, rangées dans des petites boîtes cubiques arrangées dans une armoire près du sas. Et ils ne seraient de toute manière pas sortis à deux — et certainement pas sans nous contacter (cela, certes, si ç'avait été possible à partir de leurs radios personnelles). Mais non — tous disparus. Incompréhensible.
— "Je ne comprends pas la situation."
— "Veuillez confirmer."
— "Je confirme, station entièrement vide, systèmes internes en état de marche, mais tous les comms sont à zéro. Aucun équipage à bord."
— "Re-vérifiez chaque recoin."
Je ne comprenais pas comment j'eusse pu ne pas remarquer quelque chose. Consciencieusement, je regardais à nouveau chaque détail de chaque tableau de bord, chaque armoire, chaque recoin des quelques "pièces" du satellite. Rien du tout. Je m'étais même demandé, horrifié, si je n'allais pas découvrir quelque couche de poussière quelque part, peut-être vaguement de forme humaine... j'imaginais qu'il fût possible qu'une sorte de rayon cosmique pût griller des tissus organiques et abîmer quelques composants des transmissions. Je ne voulais pas vraiment croire à ce scénario épouvantable, mais je m'apercevais que c'était pour le moment la meilleure explication qui me venait à l'esprit. Je ne trouvais pas de poussière, pas de traces, pas d'indices. J'imaginais donc que le rayon ait pu être si puissant que les deux hommes avaient été... atomisés ? Je frémis en réalisant que si ç'avait été le cas, c'était eux, cette odeur d'ozone qui flottait dans la pièce... Nulle tombe, nulle cendre — ils avaient totalement disparu. Comme s'ils n'avaient jamais existé. Une annihilation complète, totale. Ça ne pouvait être que cela... ce vide total, qui me rappelait le vide de l'espace et qui m'angoissait de plus en plus...
— "R.A.S." — "Revenez."
L'atmosphère à la surface était raréfiée, mais suffisante pour qu'y soufflent des vents et des brises. Celles-là étaient parfois violentes, tout du moins pas si chaotiques ou turbulentes ; nous avions étudié un peu le phénomène, et il apparaissait qu'il s'agît d'immenses vents dans une seule direction, qui se mettaient à souffler soudainement puis s'étendaient, pendant des heures, sur des milliers de kilomètres. Nous ne savions pas pourquoi ni comment ; comme c'était assez irrégulier, le phénomène ne se révélait pas trop gênant, mais nous évitions les sorties ou les envols pendant ces épisodes. Aujourd'hui — un mot qui avait perdu sa signification, étant donné qu'il n'y avait plus de journée, et que nos rythmes n'étaient plus cadrés sur 24 heures — nous n'avions pas prévu que débuterait l'un d'entre eux. La brise n'était pas si forte. Cependant, revenant depuis la station, elle fut suffisante pour décaler le lieu du réatterrissage d'à peu près un kilomètre. Le module se posa en douceur. Il faudrait marcher.
Je re-vérifiai tous les équipements. Nous reviendrons ici avec le matériel nécessaire pour transporter tout ceci vers la structure. Je soufflai avec soulagement — si le vent eût été violent, j'aurais pu être décalé de dix fois cette distance. Cela aurait rendu le retour difficile, éreintant. Et si ç'avait été de cent fois la distance... ç'aurait été moi, la personne à secourir.
Même si ça n'avait pas été ma faute, cette fois-ci, je pestai intérieurement à nouveau — nous avions déjà cet énorme et incompréhensible problème quant à la station A∇, alors je ne voulais pas devenir un second problème et laisser mes trois collègues en plan, à confronter toute la situation ainsi. D'autant plus que même si nous demandions des renforts de personnel, si ceux-là étaient acceptés, il faudrait plus d'un mois pour que quelqu'un s'approche d'ici. Je me souvenais de ces anciennes histoires, de la découverte de l'Amérique, des vaisseaux qui exploraient tous les continents du monde, mais avec des trajets qui prenaient des mois et des années... Nous étions à nouveau à cet âge-ci. L'âge de l'exploration. Sauf que la mer sur laquelle nous voguions n'était pas plate, mais une immense et éternelle noirceur, un espace vide, et solitaire.
Je revérifiai ma combinaison. Tout était en place. Une pression sur un bouton, et je sortais enfin à la surface. Ça allait, je voyais la station en surface devant moi, pas si éloignée que cela. Par-delà, l'horizon si étrange : le ciel toujours noir, l'étendue désertique, la roche et la poudre ayant partout ce ton si particulier, cette teinte similaire à l'ocre rouge. Je n'entendais pas mes pas crisser sur les gravas ; c'était comme si je me déplaçais les oreilles bouchées. — Lentement. Pas par pas. — La combinaison était légère, mais je n'avais pas l'habitude des sorties aussi longues ; cela me faisait presque mal à la tête, et il était inconfortable de couvrir une longue distance. Je sentais que je pouvais le faire — c'était juste lent, et assez épuisant. Peut-être que les rafales momentanées ralentissaient elles aussi ma marche ; c'était déstabilisant de les sentir m'opposer une résistance, mais sans entendre les sons du vent... Petit à petit, je m'approchai, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus que quelques pas de plus à faire.
Mes jambes me faisaient de plus en plus mal — l'acide lactique, l'effort. Je commençais à me dire qu'il fallait décidément que je me ré-entraîne.
— "Alpha, je suis là." — Pas de réponse, ils devaient m'attendre à l'intérieur.
Je m'approchai du côté de l'un des containers, celui que nous utilisions le plus souvent sur la face occidentale lors de nos sorties de routine. Une sorte de valve à desserrer, un panneau de contrôle extérieur — le code d'accès, et la LED verte qui indiquait que le sas était vide donc utilisable. Parfait. Je m'occupais de la procédure pour desceller la porte, et avec un grand effort l'ouvrit vers l'extérieur. Par chance, celle-là ne se situait pas à contre-vent — sinon, il aurait été impossible de passer par là, et j'aurais dû faire tout le tour de la station pour y ré-accéder... Bientôt, le sas, le ré-équilibrage, et puis pouvoir enlever cette combinaison qui me paraissait de plus en plus lourde. Effectivement, j'étais en sueur, mes habits étaient trempés.
Personne pour m'accueillir, cependant. Ils devaient tous être soit en salle de contrôle, soit dans la salle de crise. Je me dirigeai rapidement vers la première — personne. Je dus alors traverser la station entière pour rejoindre la seconde — passant le mess, passant également par le module contenant la petite pièce où nous aimions partager un café, mais ces deux endroits étaient eux aussi vides. La porte était fermée ; y toquer ne serait jamais entendu. À coup sûr, ils devaient encore s'y trouver, et avaient oublié de laisser l'accès ouvert — le protocole étant de refermer la salle lors des réunions. Il s'y trouvait une sorte d'interphone.
— "Je suis là, ouvrez."
Aucune réponse. — Un message écrit sur notre propre intranet, sur la page nous servant d'une sorte de "tchat" général : aucune réponse. Personne ne l'avait utilisé aujourd'hui — j'y voyais encore le dernier message, datant de tout à l'heure — quand ? une heure, vingt, cinquante ? — et qui avait accompagné l'alerte initiale : "Rouge : Réunion salle de crise, tout personnel". Après la réunion, tout le monde avait été trop affairé à s'occuper du décollage pour faire quoi que ce soit d'autre ; donc ils étaient forcément encore dans la salle.
Finalement, je décidai de simplement essayer le code d'urgence sur la porte.
2 6 4 0 3 6 7
Un cliquetis se fit entendre, la porte se déverrouillait pour seulement quelques secondes, le temps d'ouvrir le mécanisme. — J'entrai.
La salle était complètement vide.
Sur la table, la tasse de café de Ian. Une gorgée y restait ; le liquide était froid. Mais aucune trace de lui. Quelques documents, le manuel des protocoles d'abordage laissé à proximité, au cas où nous en aurions eu besoin. Le stylo d'Éléna déposé sur une feuille volante. Tout était parfaitement en place — mais j'étais seul. Il n'y avait plus personne.
Une sourde angoisse me saisit à la poitrine.
Je fis trois fois le tour de toute la structure. Je laissai un message sur le terminal, j'appelai dans le système connecté aux haut-parleurs parsemés à certains endroits-clés. Aucune réponse. Personne. Tous les systèmes fonctionnaient. Mais il n'y avait plus personne. J'étais seul, seul comme dans un cauchemar.
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