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Mandragore. (4)


Criterium

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Partie 1 - 2 - 3

Je lisais, accroupie dans un coin de mon salon. Les fenêtres étaient ouvertes, on entendait le pépiement des oiseaux du matin; je me sentais déjà beaucoup mieux après ces dernières journées qui semblaient toujours vouloir se terminer de façon nébuleuse. Il est plaisant de s'asseoir là, sur un tapis à même le sol, un livre ancien sur les genoux, frôlée par la brise. Le temps se diluait quelque peu, et je ne savais plus quand exactement j'étais revenue de chez Erwain - à l'aube, sans doute. Les lignes écrites captivent mon attention pendant un moment, puis tout glisse vers une rêverie méditative, imperceptiblement... un effet secondaire. Parfois je détaille un mot et l'épelle intérieurement jusqu'à ce que chaque lettre semble isolée, et le mot une coque vide dont j'ai oublié le sens; il disparaît, se transforme. Lorsqu'il revient, il porte une force différente, vidée de ses connotations — de ce double-tranchant qui à la fois affine et estompe le langage. Parfois je fais de même avec une phrase, la déconstruit et la reconstruit. Solve et coagula... Cette façon de lire, très rêveuse, ne convient ni à tout le monde ni à tous les textes; elle est très lente; mais elle devient un processus créatif — une lente capture. — Puis c'est le bruit d'un message qui arrive.

"Bonjour F., tu vas mieux? Je peux venir te voir?"

C'était Xavier. J'acceptai. Il avait été très sympathique, hier, et dès notre première rencontre; et en fin de compte, j'étais déjà venue chez lui deux fois, il serait normal de lui rendre la pareille. De plus, l'appartement était bien rangé. — Quelques minutes plus tard, il était là. Il s'était sans doute levé tôt, avait dû boire un café dans les environs; il avait dû se trouver juste à côté. En passant le seuil, il me fit la bise — à nouveau je l'avais deviné hésitant entre joue et lèvre — et embrassait du regard le salon. C'était une petite pièce, assez claire dans ses tons; il y avait un canapé, une table basse entourée de coussins, sur le tapis — j'aimais à lire comme à l'instant, assise à même le sol, ou allongée. Deux étagères basses, couleur crème, étaient remplies de livres. Je l'invitais à entrer, il comprit un geste et retira ses chaussures.

— "Tiens, j'ai pris cela"; il me tendit un sac avec deux croissants.

— "Chouette, je vais préparer du thé... Merci."

L'eau chauffait. Il s'était accroupi et parcourait du regard les titres d'une rangée de bouquins. Il avait l'air étonné, il ne reconnaissait pas les auteurs. Lévi, Khunrath, Wirth, Bois, Agrippa, Guaita... Il devinait qu'il s'agissait d'ésotérisme, il n'avait pas dû s'attendre à découvrir chez moi autant de livres consacrés à ce genre de sujet. Je devinais qu'il remarquait également les gemmes que je disposais à des coins choisis de l'appartement, parsemées. Le cabochon de malachite sur l'une des étagères; une améthyste sur un tabouret dans un recoin; l'œil-de-tigre sur le rebord de la fenêtre... Il jouait intérieurement à en déceler d'autres, je le sentais. Il avait également posé les yeux un instant sur une reproduction miniature accrochée au mur, du beau tableau de Leighton, Tristan et Iseult. - Il observait tout, curieux de découvrir mon domaine. Rompant le silence, un sifflement indiqua que l'eau était prête. Je revins avec des tasses et des petites assiettes pour les croissants. La cuillère à thé diffusait un parfum subtil; un mélange de plantes séchées, des fleurs de trèfle et de la verveine. Je lui souris; nous fîmes "tchin" en touchant nos croissants l'un à l'autre, et commençâmes à grignoter. Il continuait son observation de la pièce, comme un enfant curieux. Je le sentais timidement poser parfois les yeux sur mes jambes. Il faisait chaud, j'étais en short. — Ce n'est qu'après quelques instants qu'il parla à nouveau. – Il me dit que j'étais mystérieuse. Je souriais en silence, n'évitant pas le regard. Ces moments de quiétude ne me gênaient pas; j'appréciais l'instant – tout en attendant qu'il joue une carte.

— "J'ai très envie de te connaître plus", me dit-il. — Et, après une pause: "J'attendrai le temps que tu voudras..." - Cette retenue me plaisait plutôt. En même temps, je sentais qu'il avait envie d'une sorte de clarification. Il ne voulait pas que son geste enhardi d'hier fût mal interprété; pour autant, il ne voulait pas nier les sentiments qui en étaient à la source. – Je sentais que l'on pourrait débuter ainsi une conversation qui pourrait définir le reste de notre relation; c'était le moment où l'on pouvait arrêter, commencer, ou même couper les cheveux en quatre avec des mots plutôt qu'avec des expériences. Or je ne savais pas vraiment ce que je voulais à cet instant... Réfléchis. L'impulsivité cohabite avec le plan - à quelle intuition se fier le plus? J'avais besoin de méditer un instant. D'un côté, je le voyais encore comme ce maillon ne sachant pas qui il est ni où il va - ce vaisseau tâché de la transmission d'une génération à l'autre, pourtant lancé à l'aveugle; c'était donc notre essence-même qui différait. D'un autre côté, il était agréable et plutôt attachant. Des navires différents peuvent faire un peu de chemin ensemble sur ce vaste océan — mais je n'allais pas le forcer à dévier de sa route, même s'il ignorait celle-ci... tout au plus peut-être avais-je pour rôle de lui donner une graine qu'il utiliserait plus tard. Lui n'infléchirait pas ma destination. — Qu'en conclure? Que veux-tu? Ç'aurait été trop facile de remettre un choix à plus tard; ça n'aurait eu que l'apparence de la tempérance, quand ça n'était qu'un délai. Le plus honnête et à la fois le plus difficile serait de lui faire comprendre, même bien imparfaitement, mon point de vue, ma perspective si différente de la sienne. Ça n'aurait été que de la lâcheté que de se soumettre à un rôle qu'il s'imaginait exister pour moi; pour lui; ç'aurait été efforts inutiles que de prendre le contrôle, l'emprise. Que veux-tu? - Voilà; s'il me posait la question, il n'y aurait qu'une seule voie qui fût satisfaisante, comme souvent: la vérité. — Il me toucha un instant la main, qui s'était arrêtée en l'air avec la tasse pendant que je me perdais dans ces pensées; cela me fit revenir dans la pièce. Il avait dû sentir, comme plusieurs fois auparavant, que mon esprit pouvait s'évader comme cela quelques secondes.

— "Tu veux me demander quelque chose, n'est-ce pas?", fis-je d'un ton doux pour l'inviter à parler. Cela l'aida; il me demanda effectivement, d'un ton qu'il souhaitait à la fois affectueux et sérieux, la question: Qu'est-ce que nous étions? - Nous commençâmes à discuter de tout ça. Les mots me venaient plus facilement, une fois le sujet médité; je lui exposai ma vision des relations humaines. À la fois nécessaires, à la fois illusoires: nous partageons toujours des moments — et les illusions de nos constructions mentales. Celles-ci reconnues comme telles, seuls les moment restent. Je ne pouvais pas être celle qui s'était construite dans son esprit petit à petit. Toutefois... nous pourrions partager quelque chose. J'utilisais l'expression "faire un peu de chemin ensemble" en hésitant, celle-ci ne signifiant pas toujours la même chose pour tout le monde; pourtant c'était celle qui correspondait le mieux à ma façon d'imaginer ces relations. Il fallait utiliser des mots simples et clairs, ce que je fis; lui de même. À la fin de la conversation, je me demandais s'il avait tout à fait compris la portée de nos paroles. Il devait surtout être heureux, s'il se focalisait sur l'instant: d'accord; nous étions ensemble.

Notre discussion devint alors plus légère, il me demanda si j'avais progressé sur mes projets d'écriture, et il me dit qu'il aimait bien l'aménagement de mon petit appartement. Il trouva sur la partie inférieure de la table un cabochon de grenat rouge et, me le montrant en souriant, me confia qu'il avait été étonné de voir que je m'intéressais tant à l'occultisme et aux pierres. Je lui exposai la version courte: qu'on trouvait parmi la fange de véritables perles, à la frontière où tant de courants se brouillaient ensemble: philosophie, science, mysticisme. Inutile de lui révéler que j'avais déjà depuis longtemps franchi le fleuve séparant l'intérêt académique et la pratique: que j'étais donc magicienne. Il s'en apercevrait en temps voulu... Je lui demandais également s'il aimait les randonnées. J'avais prévu de commencer à explorer les bois avec Erwain cet après-midi; nous pouvions en faire une activité ludique en compagnie de nos "+1" bourgeonnants. Moi, Xavier; Erwain, Gwenaëlle.

*

Il faut traverser le pont pour arriver aux collines du Nord de la ville. C'est un ouvrage ancien, en pierres claires; les constantes rénovations font presque briller le grès blanc, lorsqu'il fait beau comme aujourd'hui. En revanche, les maçonneries de l'entre-deux ne laissent plus voir distinctement ce qu'elles avait dû représenter il y a 150 ans. Gargouilles? Symboles maçonniques? Au-delà, une fois les travées franchies, un vaste escalier commence immédiatement à amener en haut de la colline, un peu vers la gauche; il n'y a là que quelques résidences. L'on pouvait, plus aisément, contourner le massif en pénétrant dans ce qui avait été un ancien village, maintenant annexé à la ville. Les rues chaotiques mènent à une sorte de grand-place, où l'on trouve maintenant les hauts-lieux de chaque centre urbain: commerces, supermarché, bars... C'est le chemin le plus court. Je traverse toutes les zones de cette ville-dans-la-ville, jusqu'à arriver à un curieux mélange de campagne et de résidences modernes parsemées çà et là; chacune avait une voiture garée à proximité, l'endroit n'est desservi que par un seul arrêt de bus. Par-delà, derrière le quartier, les bois. J'arrive à la place en face de l'orée — quelques bancs, un petit muret de pierre; le sol désherbé se transforme immédiatement en petit sentier étroit, encombré de racines noueuses et bordé de mousses.

Je vis alors mes compagnons de voyage. — Erwain avait l'air imposant du druide ; un grand bâton de marche à la main, sac médiéval affixé à la ceinture en cuir. Gwenaëlle avait manifestement voulu s'assortir à lui, en blouse médiévale rouge, petite ceinture, longue jupe noire. Si ce n'étaient les maisons modernes que l'on voyait encore d'ici, l'on se serait senti à une autre époque avec ces deux-là... Nous n'eûmes pas à attendre beaucoup de temps avant de voir une voiture noire, au loin, s'approcher, ralentir, laisser descendre un homme, et repartir; je remarquai rapidement à sa démarche qu'il s'agissait de Xavier. Il était bien habillé, encore plutôt en tenue de ville qu'équipé pour une longue randonnée. Nous ne savions pas encore à quel point il faudrait sortir des sentiers pour trouver la plante, il fallait espérer que ce ne soit pas trop le cas! - Il s'approcha, me déposa un rapide baiser, et je le présentai au druide. C'est toujours un peu étrange de voir se rencontrer des personnes appartenant à des cercles assez différents de sa vie - ça peut très bien ou très mal se passer. Tout avait l'air, en l'occurrence, de très bien commencer. Erwain avait compensé son aspect impressionnant par une humeur enjouée, pour mettre Xavier à l'aise. — Un panneau de bois, à moitié effacé et vermoulu, présentait un tracé approximatif des sentiers traversant le bois. Nous l'étudiâmes quelques instants, décidant à peu près de l'itinéraire que nous pourrions suivre; il s'agissait d'explorer le plus de recoins possibles en commençant par ces points de repère. J'avais amené un minuscule spray, avec des huiles essentielles contre les moustiques: citronnelle, eucalyptus citronné... Gwenaëlle et moi nous en aspergions généreusement les bras, les jambes — et nous nous mîmes en route.

Certaines parties du sentier sont si étroites et encombrées de racines qu'il faut progresser lentement et en file indienne, les yeux fixés au sol — le sol surélevé de chaque côté laisse voir ses couleurs brunes et ocres sous l'épaisse couche d'humus. L'odeur de la terre nous enchante. L'air est frais. À d'autres endroits, le sentier s'élargit et se recouvre d'herbe, les rayons du soleil revenant illuminer le sol; à ces moments, nous marchons côte-à-côte. Nous observons la nature à chaque endroit; régulièrement moi ou le druide pointons une fleur du doigt et la nommons à nos amis. Cette petite plante à fleurs jaunes et aux feuilles taillées en cœur, c'est une oxalide, sans doute Oxalis corniculata. Cet arbuste aux fleurs violettes ressemble à de la sauge candélabre. Il y en a beaucoup d'autres, des plantes et des fougères; mais lorsque seules les feuilles sont visibles, il est très difficile d'identifier l'espèce, à part pour certaines molènes, au soleil. — Un tournant débouche soudain sur une grande clairière; il y a là des grands rocs entassés les uns sur les autres, un peu plus loin, et les restes d'une barrière en bois, maintenant moisie. En nous approchant, nous nous apercevons que c'étaient sans doute les ruines d'un muret, peut-être d'un bâtiment ancien dont on aurait retiré la plupart des pierres, comme cela a souvent eu lieu par le passé lorsque l'on voulait reconstruire... Impossible maintenant d'imaginer exactement ce dont la structure avait eu l'air; son temps était révolu. Sur le bois, je trouve de jolis lichens formant de petites colonnes grises coiffées de chapeaux d'un rouge particulièrement vif; c'est un Cladonia, celui que l'on appelle le "soldat britannique". Lorsque je le montre aux autres, c'est sans doute moi que l'on trouve maintenant ingénue, captivée par la flore et ses secrets.

— Nous nous aventurions à travers tous ces sentiers et chemins; personne ne voyait le temps passer. Nous avions traversé tout le bois; de l'autre côté, on voyait au loin à l'horizon: des champs et une autoroute. Nous revînmes sur nos pas, préférant les bruits de la nature; là, plus loin, il y avait des souches sur lesquelles s'asseoir ensemble. Nous fîmes une pause.

Nous discutions alors. Gwenaëlle était enjouée, aux anges d'avoir passé un moment dans la nature. C'était à la fois plaisant et un bon exercice. Nous lui dîmes qu'il y avait beaucoup d'autres endroits intéressants aux alentours de la maison du druide, dans les dédales des hauteurs. Certainement nous aurons de nouvelles occasions. Nous parlions du temps, de cet appel de la forêt que ressentent certaines personnes; l'importance de fuir le béton et l'asphalte, de sentir l'humus et la terre.

À un moment, Xavier demanda quels étaient nos liens de parenté; Erwain répondit que nous faisions effectivement partie d'une grande famille, dispersée çà et là; mais que c'était compliqué d'en expliquer les détails. Je remarquais que Gwenaëlle prêtait elle aussi bien attention à ces mots; il avait dû lui présenter notre lien occulte d'une manière similaire - cela devait contribuer au fait qu'elle me perçût comme une amie plutôt qu'une rivale. Cette posture me convenait bien mieux. — Plus tard, en aparté, Xavier me fit la remarque que je n'avais jamais mentionné ma famille, et me demanda si j'avais frère et sœur, père et mère. Je lui dis que je préférerais ne pas en parler. Il n'insista pas — il eut même l'air gêné; je devinais qu'il se disait maintenant qu'il devait s'agir d'un sujet épineux pour moi, peut-être une souffrance encore proche, peut-être une rupture d'avec les miens... - peut-être même étais-je orpheline? Il acceptait de ne pas savoir pour le moment. Sans doute par pudeur, il ne me parla pas de sa famille, et changea le sujet vers quelque chose de plus gai. Des histoires de campement en forêt, des situations amusantes.

— Nous nous apprêtions à rentrer; l'exploration avait été captivante, un très bon moment passé - et il était plaisant de voir que notre groupe s'entendait bien. Malgré cela, je ne pouvais pas m'empêcher de me sentir déçue de ne pas avoir trouvé la mandragore. Peut-être se trouvait-elle dans un autre bois de la région? Et si A. avait menti? Cela ne m'aurait pas étonnée. Petit à petit, nous retracions nos pas.

Erwain me fit un signe. Je le rejoignit.

— "J'ai une surprise pour notre beansídhe."

— "Oh?", fis-je avec de grands yeux.

Il me dit à voix basse qu'il avait reçu des nouvelles du botaniste. Il lui avait expliqué qu'une amie cherchait des solanées dans la région et souhaitait trouver les espèces les plus diverses, dans le cadre d'une recherche personnelle. Celui-ci — D. — l'avait sans doute compris dans un contexte biologique, et révéla donc quelques-unes de ses localisations précieuses; parmi elles - la plante circéenne: la mandragore. Il s'en trouvait quelques exemplaires au fond de la grande clairière, derrière la vieille structure croulante. Nous n'avions pas eu le loisir de tout explorer de ce côté-là... mon espoir renaquit.

Nous arrivâmes à nouveau dans le grand espace. Nos compagnons ne s'attendaient pas à s'arrêter là à nouveau; la longue randonnée semblait être arrivée à sa fin, et voilà que nous changions de direction, tous deux en tête, pour revenir au muret ancien. Ils nous suivirent, déconcertés. Nous passâmes la structure et nous approchâmes du fond de la clairière, devant des buissons de balsamines. C'est là, dans ce coin à l'écart, que nous l'aperçûmes: une touffe de grandes feuilles d'un vert profond. — Moi et Erwain nous accroupîmes. Les feuilles et les petits fruits verts et jaunes de la plante étaient caractéristiques. Je m'approchai du sol pour la sentir; l'odeur était doucereuse, distinctive, correspondant aux descriptions que j'avais longuement étudiées. C'était clair – Mandragora officinalis.

— "Vous avez trouvé quelque chose?", fit Gwenaëlle.

Je lui expliquai. Nous avions trouvé une mandragore, et c'était une plante que précisément je cherchais. Elle eut l'air étonné, regarda de plus près la plante; elle avait l'air contente de voir pour la première fois celle-ci dont tant de légendes parlent. Elle nous demanda si nous allions la cueillir. Erwain et moi avions alors pris un air plus sérieux, nous nous regardions et nous comprenions sans un mot. Il fallait établir le plan. On ne cueille pas la mandragore sans rituel magique. — Il s'agissait maintenant de s'occuper de celui-ci. — Xavier s'était lui aussi approché, mais n'avait pas fait de remarque. Un moment en silence, nous nous tenions en cercle. Puis ce fut le druide qui expliqua: cette plante doit être récoltée la nuit, à la clarté de la Lune - il y a également une sorte de cérémonie. Si vous le voulez, vous pouvez y participer, proposa-t-il en alternant son regard entre nos deux compagnons. Cette nuit. Gwenaëlle sautilla presque sur place, l'excitation de pratiquer un rituel à nos côtés avait directement parlé à son côté romantique; aux rêves d'une jeune fille intéressée par le paganisme. Xavier, lui, avait hoché de la tête sans vraiment répondre. Il semblait soudain comprendre quelque chose. Il prit un air légèrement distant, presque mélancolique, lorsque nous réempruntâmes le chemin du retour.

Ce ne fut qu'arrivés à l'orée des bois qu'il cessa d'être temporairement taciturne. Nous nous arrêtâmes et chaque paire se souhaita une bonne soirée. Le druide et sa compagne allaient rentrer, préparer quelque chose à manger, se reposer. Xavier me réaccompagnerait. En prenant congé, Erwain me chuchota: — "Tu sais que nous devons être quatre, Flavia."

*

Le soir.

Xavier m'avait invitée au restaurant. Il me tint la porte, gentleman; j'entrai. À nouveau, il avait voulu m'amener dans un endroit où se retrouvaient les gens de bonne société; les lumières tamisées, les serveurs très bien habillés, toujours souriants et qui allaient manifestement guetter les moments auxquels remplir nos verres d'eau, avec cette retenue presque servile; le jeune artiste qui, au fond du restaurant, interprétait un air lent et nostalgique sur un piano de qualité; les banquettes de cuir où de nombreux couples discutaient tranquillement; c'était classieux. S'il ne m'avait pas amené à un vernissage dès le premier soir, j'aurais pensé qu'il me sortait le grand jeu. En fait, c'était un milieu qu'il devait connaître et régulièrement croiser, sans doute de par sa tante et ses relations artistiques. Il devait penser que c'était l'endroit naturel où emmener son amie. À nouveau, j'en avais eu l'intuition, et j'étais passée chez moi en coup de vent mettre une jolie tenue.

Nous nous installâmes à l'une des banquettes. — La carte aussi était en cuir; les noms des plats s'allongeaient, riches en épithètes, calligraphiés avec des lettres ornées. Je n'avais pas très faim, la boulimie de mots n'aidait pas; je me contentais d'une salade. Lui avait hésité entre différentes idées, et finalement opta pour la description la plus étrange - l'humeur exploratrice. Il insista pour me faire découvrir un vin italien qu'il appréciait particulièrement, un prosecco. — Les notes du piano coloraient l'atmosphère; je ne connaissais pas l'air qu'il jouait, cela tenait à la fois du jazz lent, du blues... J'aimais le tempo de ces notes, avec de riches pauses: l'on se prend au jeu d'imaginer des mélodies entre les rares accords.

Le serveur obséquieux fit goûter Xavier au vin; celui-ci s'amusa à en observer la couleur et les bulles, y trempa les lèvres; puis il hocha la tête afin que l'autre s'éloigne. Il ria et me dit que c'était une cérémonie bien étrange que ces ouvertures de bouteille. Enfin seuls, nous pouvions commencer à discuter. C'étaient d'abord quelques échanges d'impressions sur cet endroit, quelques remarques sur le pianiste...

À un moment, il me regarda d'un air plus sérieux.

— "Pourquoi est-ce que tu cherches une mandragore?".

— "J'en ai besoin pour quelque chose."

— "Tu ne veux quand même pas faire comme A.? Il a déliré pendant trois jours, c'était affreux. F., je ne dis même pas ça par rapport à moi, je veux bien te servir de sitter si tu veux tester quelque chose – mais pour toi... De son point de vue, ça n'était pas agréable, c'est clair. Franchement, ne fais pas ça. Ça n'en vaut pas la peine. Et tu ne te souviendras même pas du trip."

— "Écoute... A. est un idiot. Il m'a raconté, il a juste trouvé un livre avec des noms de plantes et ça lui a suffit pour avaler n'importe quoi. – Je ne fais pas la même chose."

— "Justement, qu'est-ce que tu veux faire?"

— "Tu me fais confiance?"

— "Oui... Je pense... Ai-je vraiment le choix?"

Je lui répondis par un sourire difficile à lire. Puis je continuai:

— "Xavier, tu as vu chez moi beaucoup de livres d'occultisme."

— "Oui."

— "Ce sont des outils. - J'ai... quelque chose, appelle cela un lien, une inclination, des capacités; bref, ce quelque chose qui fait que je peux m'en servir. Est-ce que tu comprends?"

— "Pas vraiment... Tu veux dire que tu fais de la magie, ou un truc du genre?"

— "Tu trouves cela bizarre."

— "Je... non... oui...; sans doute."

— "Écoute. Je ne peux pas tout expliquer maintenant. Oui, je pratique la magie. Ça ne veut pas non plus dire que j'agite une baguette en écorchant des mots latins. - Disons que... Nous ne connaissons pas la nature de la réalité. La science fait l'hypothèse qu'elle est objective: toi et moi, on voit la même chose. Pour moi, elle est subjective - et donc modelable, multiple, vaporeuse. Il y a des façons de l'influer. Il y a également d'autres plans - d'autres facettes de celle-ci, si tu préfères.

Pour aider à exercer ces... 'effets', l'on peut utiliser des intermédiaires, des outils.

Il y a un mot tibétain: le terma. Un terma, ça peut être un objet, une pensée, une graine, un point minuscule dans l'espace; bref une chose immanente, qui est contenue soit dans le monde physique, soit dans le monde des pensées. Le mot est impossible à traduire; souvent l'on dit un 'trésor', parce que cela en traduit le fait que ce soit rare et précieux... Certains sont des rouleaux dissimulés, couverts de lettres secrètes, qu'un moine-découvreur doit décrypter pendant des années avant de révéler au monde... le plus connu, c'est le Bardo Thodol. D'autres sont des pensées ou des lieux."

Je traçai avec un doigt mouillé des lettres tibétaines sur une serviette de papier:

གཏེར་མ་

"Ce sont des trésors, mais ce sont aussi des indices et des outils. – Diverses Traditions en ont découvert. Ils se sont transmis depuis trois mille ans, quatre mille ans, tu imagines? - Avec des rites vivants, et des lettres mortes, qui survivent aux destinées individuelles. — Les légendes ont souvent une histoire occulte. Parfois ce ne sont que des paraboles. Parfois un vieux mot donne un indice. Il y a beaucoup de légendes qui entourent certaines plantes, souvent à cause de leur dangerosité ou de leurs effets médicaux. Mais ça n'est pas la seule origine. Enfin...

Bref: j'ai besoin de la mandragore pour effectuer quelque chose.

Voilà. Je ne vais pas en avaler un morceau comme si c'était un trip."

— "Je ne te comprends pas bien, F.", me dit-il, certainement surpris par ces histoires. Je me contentai de lui répondre par un sourire, désormais silencieuse. Les mots sont un faible vecteur pour ce qui nécessite une expérience intérieure pour acquérir une compréhension réelle: le concept-même de l'ésotérisme. Je devais surtout lui paraître bizarre, parlant de choses folles. Toutefois il m'avait écouté. D'une certaine façon, aimait mes mystères.

— "Je ne comprends pas. Mais... si ce n'est pas pour faire comme A., si tu sais ce que tu fais...", reprit-il; "J'imagine que tu as tes raisons. Je ne voudrais juste pas qu'il t'arrive quelque chose."

— "Ne t'en fais pas, Xavier."

Après une pause, il me demanda:

— "Je crois qu'il y a une légende: il faudrait attacher la plante à un chien pour la déterrer, car elle crie une fois sortie du sol et le hurlement tue la première personne qui l'entend. Vous... y croyez?"

— "C'est un folklore tardif, les premiers textes n'ont pas de chien. D'ailleurs chez certains il s'agit d'un autre animal. Si tu lis Dioscoride et Théophraste, il n'y a pas ça. Tu trouveras notre rite beaucoup plus anodin. On la cueille nous-mêmes, évidemment." - puis je ris en ajoutant: "Par contre tu entendras le cri." - Il pensait que j'avais fait une blague et rit de bon cœur. Notre repas presque terminé, l'atmosphère s'était détendue et nous nous amusions à échanger quelques plaisanteries, à parler de choses plus superficielles.

Finalement, il me regarda dans les yeux et me dit: — "D'accord."

J'envoyai un message à Erwain: nous étions au complet. Tout pourrait se dérouler cette nuit-même. — — Le dîner se termina. Nous sortîmes. Au-dehors, il faisait déjà nuit; un vent s'était levé et l'atmosphère était fraîche. Nous fîmes quelques pas pour s'éloigner des terrasses peuplées, nous ralentissions notre marche au fur et à mesure. Puis, en silence, je m'arrêtai et me tournai vers Xavier. Un instant, nous nous regardâmes en silence. Je lui dis qu'il y avait des objets que je devais chercher chez moi, et que j'allais me changer; nous nous retrouverions plus tard. - Cette fois, ce fut moi qui m'approcha de lui, et l'entoura de mes bras. Nous nous embrassâmes... et nous restions de longs instants simplement blottis l'un contre l'autre.

*

* *

* * *

Le clair de lune baignait les sous-bois d'une lueur spectrale; nos yeux s'y étaient progressivement habitués, nous voyions tout en nuances de gris. Une odeur de champignon et de terre. Des bruits d'animaux; le plus souvent lointains, parfois le bruit soudain des feuilles sur le sol trahissait leur présence toute proche. Nous progressions lentement dans l'obscurité, à pas de loup. C'est ainsi que, silhouettes nocturnes, nous nous avancions jusqu'à la clairière... Dans celle-ci, de brefs petites lumières apparaissaient et disparaissaient — des lucioles.

L'odorat, affiné par la mise en veille de notre sens de la vision, nous indiqua alors la présence de la plante: une odeur doucereuse et très particulière. La clarté lunaire illuminait le milieu de la clairière dans des tons gris et foncés. Les ruines du muret se devinaient à une silhouette sombre, presque menaçante. Les insectes phosphorescents scintillaient sur les feuilles comme pour attirer notre attention.

Nos rôles avaient été décidés à l'avance. — Avec un athamé, je traçai un cercle autour de la plante. Puis nous nous affairâmes avec de petites bêches, à creuser le sol l'entourant, afin de lentement libérer la racine; nos efforts demandèrent de longues minutes, chacun s'occupant d'un angle: nous avions réparti le cercle en quatre quarts. La lumière sépulcrale laisse à peine deviner les traits de mes compagnons: Erwain en face de moi, Gwenaëlle à ma droite, Xavier à ma gauche.

Puis j'entourai la racine avec une corde fine que Gwenaëlle avait offerte au druide, et qu'il avait ornée d'ogham; le nœud fut fait; nous nous tenions prêt pour le moment... Il faut se placer à un angle spécifique par rapport à la direction du vent. Nos regards se croisèrent et se comprirent sans un mot. Le druide s'était saisi du shofar, et l'amena à sa bouche... — Un léger hochement de tête... — — Un son perça l'obscurité – l'appel puissamment soufflé, exactement à l'instant auquel je tirai d'un coup sec sur la corde afin d'arracher la plante du sol. Mes oreilles battaient encore, le cri strident enfin tu, à cause du volume sonore... Mon cœur battait la chamade. Autour de moi, je sentais que les autres aussi avaient ressenti la puissance de cet instant; assourdis; les traits immobiles dans la pénombre, le silence total – même les sons de la forêt la nuit s'étaient tus...

— J'avais la mandragore!

Je vais pouvoir désormais presser la racine et en extraire les essences; en doser la teneur à l'aide d'un procédé artisanal, une tradition encore gardée secrète; et en former un cataplasme puissant... Toutes ces opérations pour un liniment. Celui-ci — cet outil — utilisé d'une certaine manière (appliqué aux jambes, aux tempes) à des temps nocturnes spécifiques, choisis en fonction de l'aspect de la Lune, donnait des pouvoirs relatifs au "voyage"... Beajiñ war-zug ar hentoù dianavez. — Mon bâton de sorcière. — — —

* * *

* *

*

2 Commentaires


Commentaires recommandés

Je me mets à jour sur tes premiers écrits ici.

Observes-tu ta chronologie d'écriture? Je veux dire, publies-tu tes textes dans l'ordre où tu les as créés?

Parce que là, j'y sens une "timidité" (pas déplaisante) qui n'apparait que peu dans les derniers textes que j'ai lus.

Merci

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