Les triolets

Les triolets

Je viens de croiser un copain, Pierre, sur le trottoir devant chez moi.

Il m'en a appris une qui m'a stupéfait :

-- Je me suis marié avec Joséphine ! Qu'il m'a dit tout de go.

-- Joséphine ? Mais c'est la femme de Jean !

-- Mais Jean est mort !

-- Jean est mort ?

-- Il y a deux mois !

En effet, je réalise soudain que ça fait bien quelque temps que je ne le vois plus. Il passait parfois sur la route, à vélo.  Il s'arrêtait et on discutait un moment... On était bien copains et même plus que copains. A une époque on a fait  de la musique ensemble. Il  jouait du violon et moi je l'accompagnais à la guitare. Le violon c'était sa première passion. Même avant le vélo. Et il fabriquait ses violons lui-même ! Et je vous prie de croire que ça n'était pas du bricolage. Il était très doué ! Ses violons, on aurait juré que c'était de vrais violons faits par un luthier professionnel !

-- Mais comment ça se fait que jean soit mort ? Qu'est-ce qu'il a eu ?

-- Il s'est suicidé !

Je le revois chaque fois qu'il venait de finir un nouveau violon, comme il était fier de me le dire. De me le décrire. C'est lui qui m'a appris que le violon a une âme. Une petite quille de bois juste coincée et surtout pas collée, entre la table du dessus et celle du dessous. Pour que les vibrations s'uniformisent et que les pressions s'équilibrent... "Si tu entendais ce son !" qu'il me disait. Du coup je le vois mal se suicider... C'était un enthousiaste ! Certes il avait un problème avec les triolets. je n'avais jamais vu ça chez un musicien. C'était sa patte si on peut dire. Les triolets. Il n'y arrivait pas. Vous voyez ce que je veux dire ? Le binaire c'est plus simple, il le maitrisait : un, deux ; un, deux ; un, deux... Mais les triolets, c'est dans le même temps trois notes au lieu de deux : un, deux, trois ; un, deux, trois.  Le ternaire tout seul aussi c'est facile : un, deux, trois ; un, deux, trois ; un, deux, trois...C'est la valse !  Le difficile c'est quand on mélange les deux : ça donne un, deux ; un, deux ; un, deux, trois ; un, deux, trois ; un, deux ; un, deux... Il n'y arrivait pas et ça donnait  : un, deux ; un, deux ; un, deux-trois, par exemple... Je sais que c'est difficile à expliquer. Il faut anticiper, penser avant les trois notes qu'il va y en avoir trois de la même durée et pas deux et encore une... caser à l'avance dans le même temps, trois au lieu de deux dans sa tête. Mais enfin il n'y a pas de quoi se suicider !!!

-- Et il s'est suicidé comment ?

-- Il a respiré du gaz !...

-- Du gaz ? Et là je me souviens que pour vernir ses violons "au tampon",  il m'avait dit qu'il utilisait un alcool au cyanure ! Qu'il devait même passer avec un masque à gaz ! Ca doit être ça... Une erreur de manipulation ?

 A ce moment, Pierre me dit que Jean était quand même un peu bizarre. Autrement dit un peu anormal.

-- Comment ça anormal ? On a souvent fait de la musique ensemble, et --mis à part pour les triolets je me dis en aparté-- Il était tout-à-fait normal, Jean !

-- Parfois, quand il parlait à sa femme, de temps en temps, au lieu de la tutoyer, il la vouvoyait !

-- Tu m'étonnes ! Je ne l'ai jamais remarqué ça !

-- Ben oui ! Du genre : "Joséphine passe-moi le sel !" et à la suite immédiate "Vous pouvez me dire où sont les clés de la voiture ?"

C'est en effet assez étrange, me  dis-je. Mais est-ce qu'à cet instant il était bien seul avec sa femme ? S'il y avait une autre personne peut-être ?

Là tout de même, je dis à Pierre :

-- Il est mort il y a seulement deux mois et vous vous êtes déjà mariés ensemble ?

-- Oui ! Il faut dire qu'on se voyait déjà avant !...

-- Ah bon ? je n'étais pas du tout au courant...

Le Pierre alors a continué sa route...

"Merde ! Je me suis dit : ils se font pas chier, les deux !"

Et soudain, j'ai senti une sorte de désespoir, un chagrin terrible m'envahir et je me suis mis à pleurer et à hurler : "Mais Jean est mort : Il est mort !" Et mes pleurs et mes cris redoublaient ! "C'est pas possible : IL EST MORT ! MORT ! MORT ! C'est fini pour lui ! Les larmes me brouillaient les yeux... Comme si j'avais reçu un coup de poing dans l'estomac... Même si on ne se votait plus  autant... Et je me le reprochais..."

Je ne sais pas vous, mais moi, cette histoire me semble étrange. Vous en pensez quoi ? 

La première idée qui me vient c'est qu'il faudrait vérifier le masque à gaz que Jean utilisait pour passer  son vernis au cyanure...

Est-ce qu'il n'aurait pas été trafiqué ce masque ?

Arroser un peu le charbon actif avec du cyanure, ça aurait suffit à mon avis... Ou légèrement dévisser la cartouche...

Et Hop  ! Le tour est joué !  Et les deux tourtereaux vont filer le parfait amour !

Du trio-triolet, ils ont supprimé la note qui gênait !

Est-ce que je ne devrais pas aller signaler ça à la Police ? 

Je ne sais pas si les gendarmes étudient le solfège... 

Donc, Joséphine, Jean et Pierre formaient un triolet, et c’est celui qui ne supportait pas les triolets qui a disparu. Logique.

il y a 2 minutes, Tequila Moor a dit :

Donc, Joséphine, Jean et Pierre formaient un triolet, et c’est celui qui ne supportait pas les triolets qui a disparu. Logique.

Tu me rassures, je trouvais un peu qu'elle était absurde mon histoire ! 

Vous fûtes stupéfié.

il y a 23 minutes, Talon 1 a dit :

Vous fûtes stupéfié.

D'accord ! C'est futé ! Ca m'a stupéfié et j'en suis resté stupéfait ! 

Merci quand même ! 

On peut même plus se permettre une licence prosaïque !

Coucou,

c'est l' évasion, du mec qui a passer toute sa vie au violon...

Il y a 7 heures, Blaquière a dit :

Je ne sais pas si les gendarmes étudient le solfège... 

Ils passent des nuits blanches à faire des rondes

Il y a 14 heures, hybridex a dit :

Ils passent des nuits blanches à faire des rondes

Respect ! 

En tout cas, au niveau émotionnel, je trouve que le texte fonctionne. C'est assez prenant. Bon les détails triviaux, après c'est ce qui sillonne le plus la mémoire, je suis d'accord.

Après, je connaissais pas avant, hein. Mais bon j'ai rentré "âme du violon" sur Google :

Citation

Avant tout, l'âme du violon est une fine baguette d'épicéa qui se trouve coincée entre la table d'harmonie et le fond.

Je trouve que c'est poétique, parce que je pense que cela se réfère vraiment à petit objet. Je veux dire, c'est pas l'âme du vin de Baudelaire.