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L'Archipel du Goulag

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January

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January Modérateur 60 102 messages
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Troisième partie - L'extermination par le travail

Chapitre 20 - Les chiens au travail - Extraits choisis

Ce n'est pas de propos délibéré, pas pour en faire une offense cinglante que nous intitulons ainsi ce chapitre, mais nous sommes obligés de nous en tenir à la tradition des camps. A y réfléchir, ils ont bien choisi eux-mêmes ce destin : leur travail est le même que celui des chiens de garde et il est en rapport étroit avec les chiens. Il existe même un règlement spécial du travail avec les chiens, des commissions entières d'officiers qui surveillent le travail de tel ou tel chien et développent en lui une bonne hargne.

D'ailleurs, tout au long de ce livre, nous nous sommes trouvé embarrassés : d'une façon générale, comment les appeler ? Les "autorités", "les chefs" est trop général, s'applique aussi à l'extérieur, et puis les termes sont vraiment bien usés. Même remarque pour "les patrons". Les appeler alors carrément "les chiens", selon la tradition des camps ?

[...]

La similitude des chemins suivis dans la vie et la similitude des situations engendrent-elles la similitude des caractères ? En général, non. Pour les hommes qui ont une certaine stature par l'esprit et la raison, non ; ceux-là, leurs décisions leur appartiennent, ils ont leurs particularités, souvent fort inattendues. Mais, s'agissant des cadres des camps, passés par une rigoureuse sélection négative - morale et intellectuelle -, la similitude des caractères est frappante et nous n'aurons vraisemblablement pas grand mal à repérer quels traits fondamentaux leur sont communs.

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La morgue. [...] Chaque journée, chaque circonstance de la vie quotidienne leur fait toucher du doigt leur supériorité : devant eux on se lève, on se met au garde-à-vous, on salue ; quand ils vous hèlent, on n'y va pas, on accourt ; quand on a reçu d'eux un ordre, on ne s'en va pas, on file.

La suffisance, toujours et obligatoirement, entraîne la stupidité. Quelqu'un qui est déifié de son vivant connaît tout sur le bout des doigt, il n'a pas besoin de lire, d'étudier, et personne n'est en mesure de lui rien communiquer qui mérite réflexion.

[...]

Pouvoir absolu. Le despotisme.

[...] Innombrables sont les décisions absurdes n'ayant qu'un seul et unique but : montrer son pouvoir. Plus en on s'enfonce en Sibérie ou vers le Nord, plus on en rencontre. [...] Le commandant Volkov remarque le 1er mai que les zeks ne sont pas joyeux. Il ordonne : "Que tous s'amusent séance tenante ! Ceux que je surprendrai à s'embêter, au mitard !"

Spécifique de tous les chefs de camp est le sens du domaine. D'où leur arbitraire s'exerçant sur les vies, sur les personnes, d'où leurs assauts de vantardise. Un chef de camp à Kenguir : "Moi, j'ai un professeur de faculté qui travaille aux bains !" Un autre : "Moi, j'ai un académicien qui fait le garde-baraque, il porte les tinettes !" Ce qui coupe tous les effets du premier.

Avidité, cupidité.

[...] Dans leur soif toujours plus grande de rapines, rien, aucun des innombrables avantages et privilèges légaux ne peut les rassasier. [...] Les cadres des camps s'attribuaient des vachères, des jardiniers, des précepteurs pour leurs enfants.Quiconque avait la possibilité de manger ou de boire aux dépens des détenus le faisait immanquablement.

Lubricité. La position de chef de camp et l'ensemble des droits y attenant ouvraient un champ d'activité immense aux penchants harémiques. Le chef du camp de Bourépolom, Grinberg, chaque fois qu'arrivait une jeune femme avenante, la réclamait chez lui.

[...]

Méchanceté, cruauté. Il n'existait aucune entrave, ni dans la réalité ni dans la moralité, qui eût pu contenir ces tendances-là.

[...]

Toutefois, ceux qui crient le plus fort à propos des "bons tchékistes" des camps - il s'agit là de bien-pensants orthodoxes - ne pensent pas "bons" au sens où nous le comprenons : des gens qui auraient tenté de créer pour tous une atmosphère générale d'humanité, au prix d'entorses aux féroces instructions du Goulag. Non, les "bons" pour eux ce sont ceux qui exécutaient honnêtement toutes leurs instructions pour chiens, qui harcelaient et persécutaient toute la foule des détenus, mais avaient des bontés pour les ex-communistes.

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January Modérateur 60 102 messages
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Le personnel de surveillance des camps est considéré comme appartenant aux cadres subalternes du MVD. Ce sont les sous-offs du Goulag. Et leur travail est le même : contraindre et interdire. Ils ont aussi leur place sur l'échelle hiérarchique du Goulag, mais plus bas.

[...] Et il arrive parfois que les surveillants du bas de l'échelle se révèlent capables de causer un peu avec les zeks en leur montrant de la sympathie. Ce n'est pas si fréquent, mais c'est loin d'être rare. En tout cas, c'est avec les surveillants, de camp ou de prison, qu'on a une chance de tomber parfois sur un être humain, chaque détenu en a rencontré plus d'un sur sa route. Avec les officiers, c'est quasi impossible.

C'est là proprement un cas particulier de la loi plus générale qui veut qu'il existe une relation inversement proportionnelle entre l'origine sociale et l'humanité d'un individu.

"L'escorte ouvre le feu sans avertissement !" Cette incantation renferme tout le statut de l'escorte, ses pouvoirs sur tous au delà de la loi.

[...]

Le service d'escorte, même en l'absence de guerre, est comparable à celui du front. L'escorte ne redoute aucune enquête et elle n'aura pas à fournir d'explications. Quiconque tire a raison. Quiconque est tué est coupable d'avoir voulu s'enfuir ou d'avoir franchi la limite.

[...] Un soldat, au poste de garde, voit s'approcher un zek tenant sa feuille de contrôle (il doit être libéré le lendemain), qui lui demande : "Laisse-moi passer, je fais un saut jusqu'à la buanderie (située en dehors de la zone), j'en ai pour un instant ! - Non. - Mais enfin voyons, demain je suis un homme libre, espèce d'idiot !" Il l'abat d'une balle. Et n'est même pas traduit en justice.

En 1938, dans la région de la Vichéra, un incendie de forêt accourut à la vitesse d'un ouragan, jusqu'à proximité des camps. Que faire des zeks ? La garde ne les laissa pas sortir et tous brûlèrent. Comme ça, pas d'histoires. Tandis que si, une fois dehors, ils s'étaient enfuis dans tous les sens, c'est la garde qu'on aurait jugée.

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Troisième partie - L'extermination par le travail

Chapitre 21 - Le monde qui gravite autour des camps - Extraits choisis

Enumérer ces lieux, ces trous, ces villages ouvriers revient à peu près à répéter la géographie de l'Archipel. Aucune zone de camp ne peut exister isolément, il doit y avoir à proximité un village de citoyens libres. Parfois, ce village, jouxtant quelque camp provisoire d'abattage d'arbres, durera un certain nombre d'années et disparaîtra avec le camp. Parfois il s'incrustera, se verra doté d'un nom, d'un soviet, d'une route d'accès, et il restera là pour toujours.

[...]

Qui donc habite ce monde qui gravite autour des camps ?

1) les habitants locaux autochtones (il peut ne pas y en avoir)

2) la Vokhra : garde militarisée

3) les officiers du camp et leur famille

5) les ex-zeks (libérés de ce camp-là ou d'un camp voisin)

6) différentes espèces de brimés, de victimes d'une semi-répression, titulaires de passeports "impurs"

7) les chefs de la production : ce sont des gens haut-placés, quelques individus en tout pour un grand village

8) les citoyens libres à proprement parler, les pékins, ramassis de fortune, gens de bric et de broc, paumés amateurs de hautes paies. Car dans ces endroits putrides et situés au diable, on peut travailler trois fois plus mal que dans la métropole et gagner un salaire trois fois plus élevé : pour conditions polaires, pour éloignement, pour incommodité, sans compter qu'on s'attribue le travail des détenus. Pour ceux qui savent extraire de l'or des bordereaux de production, le monde qui gravite autour des camps est un Klondike. Il attire les porteurs de faux diplômes, il est le rendez-vous des aventuriers, des aigrefins, des profiteurs.

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Troisième partie - L'extermination par le travail

Chapitre 22 - Nous construisons - Extraits choisis

Après tout ce que nous venons de dire des camps, la question fuse d'elle-même : assez, voyons, assez ! Ce travail des détenus était-il, oui ou non, avantageux pour l'Etat ? Et, si non, cela valait-il la peine de mettre sur pied tout l'Archipel ?

[...]

Toute la pratique des décennies staliniennes - on planifiait en premier lieu les chantiers de construction, ensuite seulement l'effectif de criminels jugé nécessaire sur ces chantiers - semble confirmer que le gouvernement n'éprouvait pas le moindre doute sur le caractère avantageux des camps. L'économie précédait la justice.

[...]

Les camps étaient l'endroit idéal où expédier des millions d'hommes pour terroriser les restants. Ils se justifiaient donc politiquement. Ils présentaient également un intérêt matériel pour une énorme couche sociale, elle fournissait un "service militaire" aux innombrables officiers des camps, des rations spéciales, des taux de salaires renforcés, des appartements, une posistion dans la société.

[...]

Ce en quoi les camps allaient se révéler économiquement avantageux avait été prédit en son temps par Thomas Moore, l'ancêtre du socialisme, dans son "Utopie". Les travaux humiliants et particulièrement pénibles, ceux dont personne n'allait vouloir sous le socialisme, voilà à quoi s'est révélé bon le labeur des zeks.

[...]

Qui, sinon les détenus, travaillerait à l'abattage des arbres dix heures durant, parcourant sept kilomètres dans le petit matin pour atteindre la forêt, par trente degrés au dessous de zéro ?

Qui, sinon les indigènes, irait essoucher en plein hiver ? Qui envoyer dans les mines ? Quels sont les seuls individus au vingtième siècle pour lesquels on pouvait se dispenser de dépenses ruineuses en dispositifs de sécurité ?

Et comment dire, après ça, que les camps n'étaient pas avantageux, économiquement parlant ?

[...]

Dans les conférences de camps de l'après-guerre, les propriétaires industriels ont même été jusqu'à le reconnaître : "les zeks ont joué un grand rôle dans le travail de l'arrière, dans la victoire".

Mais, là où gisent leurs ossements, jamais une plaque de marbre ne portera leurs noms oubliés.

[...]

Autre chose est de savoir si les camps rentraient dans leurs frais.

[...] Mais on eut beau s'échiner, ruer des quatre fers, corriger jusqu'à vingt fois les bordereaux de réalisation du plan, les gommer et les regommer jusqu'à y faire des trous, l'Archipel n'a pas connu l'auto-couverture des frais, et il ne la connaîtra jamais !

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La première cause, essentielle, est l'inconscience des détenus, l'incurie de ces esclaves obtus.

[...]

Dans les années cinquante, on vient de livrer au Steplag une turbine suédoise dernier modèle. Elle est arrivée emballée dans une cage de rondins, on dirait une vraie petite isba. C'est l'hiver, il fait froid, aussi ces maudits zeks s'introduisent-ils dans cette cage entre les rondins et la turbine et y font du feu pour se réchauffer. La soudure d'argent des pales se met à fondre, la turbine est jetée aux orties. Elle avait coûté trois millions sept cent mille. Elle est belle, l'autonomie financière !

La deuxième cause, c'est le vol.

On édifiait une maison d'habitation à plusieurs appartements où les pékins avaient volé plusieurs baignoires. Or, il en avait été livré autant qu'on comptait d'appartements. Comment faire pour livrer la maison ? Le conducteur de travaux fait visiter solennellement à la commission la première cage d'escalier, il ne manque pas une baignoire. Ensuite il conduit la commission dans la deuxième cage d'escalier, la troisième, en prenant son temps. Entre-temps, des zeks dégourdis et bien entraînés démontent les baignoire des appartements de la cage n°1, les traînent par le grenier jusqu'à la cage n°4 où on les met en place et les scelle d'urgence avant l'arrivée de la commission. Un gag à montrer dans un film comique, mais on ne le laisserait pas passer !

La troisième cause est le manque d'indépendance des détenus, leur incapacité à vivre sans surveillants, sans administration, sans garde, sans zone dépourvue de miradors, sans contrôle et répartition... [...] si bien que l'entretien de chaque indigène au travail coûte à l'Etat au moins un surveillant (et le surveillant a une famille !)

Et puis, en sus de ces causes, il existe les inadvertances si naturelles et combien excusables de la Direction elle-même. Comme l'a dit le camarade Lénine, seul celui qui ne fait rien ne se trompe jamais.

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Par exemple, on a beau planifier les travaux de terrassement, ils tombent rarement en été, mais toujours, dieu sait pourquoi, en automne et en hiver, dans la boue ou quand il gèle.

Ou bien, les détenus ont charrié des masses de terre et monté une digue : les grandes eaux la font sauter immédiatement.

Ou bien encore : un centre d'abattage se voit prescrire par le plan la fourniture de meubles mais on a omis de lui planifier les livraisons du bois avec lequel lesdits meubles doivent être fabriqués. On repêche le bois en perdition sur la rivière. On lance des raids pour arracher aux flotteurs des trains entiers de bois. La voilà, l'autonomie financière...

[...]

Bon, bon, ces petites erreurs sont inévitables dans tout travail. Aucun dirigeant n'est immunisé contres elles.

[...]

Toutes ces causes aidant, non seulement l'Archipel ne fait pas ses frais, mais le pays en est même réduit à payer fort cher le plaisir de le posséder.

A. Soljénitsyne termine ce chapitre en énumérant la longue liste des travaux que les détenus ont effectués.

Canaux, voies ferrées, centrales hydro-électriques, bâtiments en tout genre, ports et villes...

Le chapitre se termine sur :

Il est plus facile d'énumérer les activités auxquelles les détenus ne se sont jamais livrés : la confection du saucisson et des articles de confiserie.

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Quatrième partie - l'âme et les barbelés

Chapitre 1 - Elévation... - Extraits choisis

Pense ! Essaie de tirer quelque chose de ton malheur ! On a cru pendant des siècles que la peine était infligée au criminel pour qu'il pût à loisir méditer sur son crime, se torturer, se repentir et, petit à petit, se corriger.

Mais les remords de la conscience, l'Archipel du Goulag les ignore ! Sur cent indigènes, cinq sont du milieu ; cinq ont raflé de grosses sommes, quatre-vingt à quatre vingt dix indigènes eux, n'ont pas le moindre crime sur la conscience. De quoi pourraient-ils se repentir ?

[...]

Mais calamité n'est pas ruine. Il faut la surmonter.

N'est-ce-pas là la raison de l'étonnante rareté des suicides dans les camps ? Oui, ils étaient rares, bien que chaque ancien détenu puisse sans doute se souvenir d'un cas de suicide. Mais il se souvient d'un plus grand nombre d'évasions. Les évasions étaient à coup sûr plus nombreuses que les suicides.

Les détenus mouraient par centaines de milliers, par millions, réduits, semblait-il, à la pire extrémité, sans se suicider pour autant. Condamnés à une existence monstrueuse, à l'épuisement par la faim, à un travail surhumain, ils ne se suicidaient pas !

Celui qui se suicide est toujours un homme en banqueroute, un homme acculé, qui a échoué dans sa vie et n'a plus la volonté de continuer la lutte. Si ces millions de créatures pitoyables, sans défense, ne se suicidaient pas, c'est qu'un sentiment invincible les habitait, une pensée à toute épreuve.

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Cet ordre que l'on se donne : "tenir !" jaillit spontanément de tout être vivant. Qui ne veut pas survivre ?

[...]

Tout bonnement "tenir" ne signifie pas "à tout prix". Cet "à tout prix" veut dire au prix d'autrui.

[...]

Si tu t'es un beau jour détourné de ce but : "survivre à tout prix", si tu t'es engagé sur la voie que prennent les âmes simples et paisibles, la captivité commence à transformer merveilleusement ton ancien caractère.

Jadis tu t'étais montré violent dans ton impatience, toujours pressé, continuellement le temps te manquait. Or, aujourd'hui, tu en as plus qu'il ne faut, tu en es saturé, tu as des mois et des années derrière comme devant toi.

Naguère, tu n'aurais rien pardonné à personne, tes condamnations étaient aussi implacables que démesurés tes éloges ; aujourd'hui, tu n'émets plus de jugements catégoriques, car ils sont fondés sur la douceur et la compréhension. Tu as mesuré ta faiblesse, tu peux comprendre celle d'autrui. Tu peux admirer la trempe d'autrui, et vouloir l'imiter.

Avec les années, la fermeté a recouvert d'une cuirasse ton coeur et toute ta peau. Tes yeux ne rayonnent pas de joie à l'annonce d'une bonne nouvelle, ils ne s'assombrissent pas non plus dans le malheur. Car il faut encore s'assurer de ce qui va en résulter. Discerner si c'est pour ton bien ou pour ton mal.

Désormais, tu auras pour règle de vie : ne te réjouis pas d'un gain, ne te désole pas d'une perte.

[...]

L'échine courbée, presque brisée, j'ai pu tirer de mes années de prison la connaissance suivante : comment l'homme devient bon ou méchant. Enivré par les succès de jeunesse, me sentant infaillible, je fus souvent cruel. Dans mes pires actions, j'étais persuadé de bien agir, bardé d'arguments solides. Sur la paille pourrissante de la prison, j'ai ressenti pour la première fois le bien remuer en moi.

Peu à peu j'ai découvert que la ligne de partage entre le bien et le mal ne sépare ni les Etats ni les classes ni les partis, mais qu'elle traverse le coeur le chaque homme et de toute l'humanité. Cette ligne est mobile, elle oscille en nous avec les années. Dans un coeur envahi par le mal, elle préserve un bastion du bien. Dans le meilleur des coeurs - un coin d'où le mal n'a pas été déraciné.

Dès lors, j'ai compris la vérité de toutes les religions du monde : elles luttent contre le mal en l'homme (en chaque homme). Il est impossible de chasser tout à fait le mal hors du monde, mais en chaque homme on peut le réduire.

Dès lors, j'ai compris le mensonge de toutes les révolutions de l'Histoire : elles se bornent à supprimer les agents du mal qui leur sont contemporains (et de plus, dans leur hâte, sans discernement, les agents du bien), mais le mal lui-même leur revient en héritage, encore amplifié.

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"Connais-toi toi-même." Rien ne favorise autant l'éveil de l'esprit de compréhension que les réflexions lancinantes sur nos propres crimes, nos ratages et nos erreurs.

C'est pourquoi je me tourne vers mes années de détention et dis, non sans étonner parfois ceux qui m'entourent : "Bénie sois-tu, prison !"

Tous les écrivains qui ont parlé de la prison sans y avoir été se sont crus obligés d'exprimer leur sympathie aux détenus et de maudire la prison. Moi j'y suis resté suffisamment, j'y ai forgé mon âme et je dis inflexiblement :

"Bénie sois-tu, prison, béni soit le rôle que tu as joué dans mon existence !"

(Mais des tombes on me répond : "Parle toujours, toi qui es resté en vie !")

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Bonjour Enchantant :)

Oui, c'est exact. Sûr que lorsqu'on est plongé dans une situation dramatique on a du mal à entendre ce genre de chose, mais avec le recul bien souvent, le dicton s'avère vrai.

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Quatrième partie - l'âme et les barbelés

Chapitre 2 - ... Ou bien dépravation ? - Extraits choisis

De nombreux rescapés des camps m'objecteront qu'ils n'ont jamais remarqué aucune "élévation" - sornettes que tout cela ! -, par contre la dépravation, ils l'ont rencontrée à tous les instants.

"Les conditions du camp ne permettent pas aux hommes de rester des hommes, les camps n'ont pas été créés pour"

"Tous les sentiments humains : amour, amitié, jalousie, charité, miséricorde, ambition, honnêteté, nous ont quittés avec la chair de nos muscles... Il ne nous est resté que la haine, le sentiment humain le plus durable"

"Nous avons compris que le mensonge est le frère de la vérité"

(Chalamov)

[...]

De quelle gale ne se recouvre pas l'âme des détenus quand on les excite systématiquement les uns contre les autres !

[...] Mais je ne vais pas examiner ici ces innombrables cas de dépravations. On les connaît bien, on les a déjà décrits, on les décrira encore. Il me suffit de les reconnaître. C'est le courant dominant, la règle générale.

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Et tous les survivants ne se souviennent-ils pas d'un tel ou d'un tel qui leur a tendu la main, qui les a sauvés en un moment crucial ?

Oui, les camps avaient pour finalité et terme la dépravation. Cela ne signifie pas qu'ils arrivaient à écraser chacun.

De même que, dans la nature, l'oxydation ne va pas sans la réduction (quand un corps s'oxyde, un autre est réduit), de même, dans les camps (et, partant, dans la vie) dépravation et élévation vont de pair. Côte à côte.

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Quatrième partie - l'âme et les barbelés

Chapitre 3 - Une "liberté" muselée - Extraits choisis

[...] essayons d'énumérer brièvement les traits de notre vie libre que déterminait le voisinage de l'Archipel ou qui avaient avec lui une communauté d'expression.

La crainte perpétuelle. Le recrutement était continu. Comme il n'est pas d'instant sans une naissance ou une mort, de même il n'y avait pas d'instant sans une arrestation.

[...] La peur n'avait pas toujours pour motif l'arrestation, il y avait des degrés intermédiaires : purge, vérification d'identité, questionnaire à remplir, licenciement, privation du droit de séjour, mesure d'éloignement ou exil.

[...] De la peur généralisée découlait inéluctablement le sentiment de n'être rien, de ne jouir d'aucun droit.

La dissimulation, la méfiance. Ces sentiments sont la défense naturelle de toute famille et de tout individu, d'autant que nul ne peut quitter son travail ni partir, et que chaque vétille est scrutée et épiée pendant des années.

[...] A peine commençais-tu à t'exprimer avec franchise que tous s'écartaient : "Provocation !"C'est ainsi que toute protestation sincère qui arrivait à percer était vouée à l'isolement et à l'incompréhension.

L'ignorance générale. Secrets et méfiants les uns envers les autres, nous avons nous-même contribué à ce que s'installe parmi nous une absence totale de transparence, une désinformation absolue, cause première de tout ce qui est arrivé : les millions d'arrestations et leur approbation massive. [...]

Comment devenir un citoyen quand on ne sait rien de ce qui se passe autour de soi ? Une fois pris au piège, on savait, mais trop tard.

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Le mouchardage, développé au delà de l'imaginable. Des centaines de milliers "d'agents opérationnels", partout... [...] Il fallait que partout se trouve un mouchard on que tous craignent qu'il y en ait un.

La traîtrise comme forme d'existence. A force de craindre, pendant des années, continuellement, pour soi et pour les siens, on devient tributaire de la peur, son vassal. Trahir continuellement apparaît alors comme la forme d'existence la moins dangereuse.

La traîtrise la plus bénigne, mais en revanche la plus répandue, consistait à ne pas faire expressément le mal, mais : à ignorer celui qui, à tes côtés, était en perdition, à ne pas lui venir en aide, à te détourner, à te faire tout petit.

[...]

La famille d'un moscovite arrêté - une mère et ses enfants - avait été amenée par la police à la gare, en 1937 : on l'emmenait en exil. Soudain, au moment où ils traversaient la gare, l'un des enfants (un gamin de huit ans) disparut. Les policiers eurent beau s'évertuer, ils ne le retrouvèrent pas. La famille fut exilée sans le gamin. Ce dernier, on le sut plus tard, avait plongé sous le tissu rouge qui enrobait le haut piédestal du buste de Staline et resta là jusqu'à ce que la menace se fût éloignée. Il revint ensuite chez lui : l'appartement était sous scellés. Il se rendit chez les voisins, chez les amis et les relations de papa et de maman, mais aucune famille ne l'accueillit en son sein, personne ne l'hébergea, ne fût-ce que pour une nuit. Et il alla se livrer à l'Assistance publique... Contemporains ! Concitoyens ! Reconnaissez-vous là votre mufle ?

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Chaque acte de résistance exigeait un courage sans commune mesure avec l'importance de cet acte. Il était moins dangereux sous Alexandre II de garder chez soi de la dynamite que d'héberger sous Staline l'orphelin d'un ennemi du peuple ; pourtant, bien des enfants dans cette situation ont été recueillis et sauvés.

[...]

Il est bien commode aujourd'hui d'affirmer que les arrestations étaient une loterie. Une loterie, soit, mais certains numéros étaient bel et bien marqués. Il y avait des coups de filet généraux, on arrêtait d'après des normes établies à l'avance, certes, mais le moindre contradicteur public était ramassé sur le champ. C'était donc bien là une sélection des âmes et non une loterie ! Les téméraires s'exposaient à la hache, prenaient le chemin de l'Archipel, et rien ne venait plus troubler le tableau monotone de la soumission des hommes restés en liberté.

Le mensonge comme forme d'existence. Le mensonge constant, à l'instar de la traîtrise, devient le plus sûr moyen de vivre sans danger. Chaque mouvement de la langue risque d'être perçu, chaque expression du visage d'être épiée par quelqu'un. [...] faire semblant de te réjouir de ce qui en réalité t'attriste, et exprimer une colère véhémente alors que tu ne te sens nullement concerné.[...] Immanquablement il le faut : car si tu hoches la tête au lieu d'opiner du bonnet, tu risques de te retrouver sur l'Archipel.

La cruauté. Comment voulez-vous qu'avec les qualités susdites se maintienne la bonté d'âme ?

[...] Cette vie, elle est devenue terrible, et l'on n'appellera plus le prisonnier, comme au temps de Dostoïevski et de Tchékov, "mon malheureux" - mais bien plutôt "charogne". En 1938, les écoliers de Magdane ont jeté des pierres sur une colonne de détenues qui traversait la ville.

Et l'on peut continuer l'énumération. On peut mentionner encore :

Une psychologie d'esclaves.

Et maints d'autres traits encore.

Mais, reconnaissons-le dès maintenant : si ça ne s'est pas fait tout seul, si Staline lui-même a élaboré tout cela point par point à notre intention, c'est qu'il était bel et bien un génie !

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Cinquième partie - Le bagne

De la Sibérie des bagnes et des chaînes

nous ferons une Sibérie soviétique, une Sibérie socialiste !

- Staline -

Chapitre 1 - Voués à la mort - Extraits choisis

[...] Staline raffolait des vieux mots, se rappelant que les Etats peuvent reposer sur eux pendant des siècles. Sans la moindre nécessité prolétarienne, il regreffa des mots qui avaient été tranchés dans la hâte : "officier", "général", "directeur", "suprême". Et vingt-six ans après que la révolution de Février eut supprimé le bagne, Staline le rétablit. On était en avril 1943. Les premiers fruits civils de la victoire du peuple à stalingrad furent donc : "l'oukase sur la militarisation des voies ferrées (qui déférait gamins et femmes au conseil de guerre) et, le surlendemain, l'oukase sur l'introduction du bagne et de la potence. La potence est, elle aussi, une bonne et antique institution, sans rien de commun avec le claquement d'un revolver, elle étire la mort et permet de l'exhiber d'un coup et dans ses moindres détails à une grande foule.

[...]

(Librement résumé)

Le premier bagne a sans doute été celui de la mine n°17, à Vorkouta. Des bagnards logés dans des tentes de sept mètres sur vingt, habillées de planches et de sciure de bois, logement pour 200 personnes sur châlit continu. Douze heures de travail par jour en deux équipes et pas de jours de repos. Une colonne de bagnards était facile à distinguer d'une colonne de simples prisonniers tant les gens s'y traînaient avec peine, l'air égaré. Les appels, les fouilles, la stimulation à la mitraillette, les chiens, le "logement" qui baigne dans une saleté et une puanteur infâme, l'humidité, pas de cabinets, de réfectoire, d'infirmerie...

[...]

Ce que manifeste le bagne stalinien des années 1943-1944 : la conjugaison du pire qui existe au camp avec le pire qui existe en prison.

En outre, bien sûr les bagnards n'avaient droit ni aux colis ni aux lettres.

A ce régime, ils flanchaient à merveille et mouraient rapidement. Les vingt huit mille bagnards de Vorkouta sont tous descendus dans la tombe en une année seulement.

[...]

A la mine n°2 de Vorkouta se trouvait un camp de bagnardes. Les femmes portaient des numéros dans le dos et sur leurs fichus. Elles prenaient part à tous les travaux souterrains.

Mais j'entends déjà mes compatriotes et contemporains qui me jettent avec colère : "Arrêtez ! De qui avez-vous le front de nous parler ? Oui ! On les exterminait à petit feu - et on avait raison ! C'étaient des traîtres, des politsaï, non ? Alors, bien fait pour eux ! Vous n'avez tout de même pas pitié d'eux ? Quant aux femmes, là-bas, mais ce sont des paillasses à Fritz ! - me lancent des voix féminines.

Vous croyez que j'exagère ? Que non : des femmes de chez nous ont bel et bien traité d'autres femmes de chez nous de paillasses.

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January Modérateur 60 102 messages
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Certaines de ces jeunes filles avaient bien retenu ce que nous leur serinions depuis quinze ans, à savoir que la patrie n'existe pas, que l'idée de patrie est une invention réactionnaires. D'autres étaient lasses du puritanisme insipide de nos réunions, de nos meetings, de nos manifestations, de notre cinéma sans baisers, de nos danses sans étreintes. Les troisièmes ont été subjuguées par l'amabilité, la galanterie de l'homme, par les détails extérieurs de sa mise et de sa façon de faire la cour, toutes choses que personne n'avait enseigné aux gars de nos plans quinquennaux et aux gradés sortis de l'Académie Frounzé. Les quatrièmes, eh bien, les quatrièmes avaient tout simplement faim, oui, faim d'une faim primitive, c'est à dire qu'elles n'avaient rien à se mettre sous la dent.

Toutes ces femmes et ces jeunes filles, peut-être fallait-il les vouer à la réprobation morale (mais après les avoir elle aussi écoutées), peut-être fallait-il les railler avec causticité - mais pour ce qu'elles avaient fait, les envoyer au bagne ? Dans cette chambre à gaz polaire ?

"Bon, bon, mais les hommes, eux, s'ils se sont retrouvés là-bas, c'était pour du sérieux, non ?! Ce sont des traîtres à la patrie et des traîtres sociaux."

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January Modérateur 60 102 messages
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"Oui, il a été commis certaines erreurs." Et toujours cette forme impersonnelle, innocemment vicelarde : il a été "commis", seulement on ne sait pas par qui. Personne n'a le cran de dire : commis par le parti communiste ! commis par les inamovibles et irresponsables dirigeants soviétiques ! Car qui accuser, sinon ceux qui détenaient le pouvoir ? Mettre tout sur le dos du seul Staline ? Il faudrait tout de même avoir le sens de l'humour. Staline a commis, bon, mais vous autres, où étiez-vous, dirigeants qui vous comptiez par millions ?

[...]

En 1946-1947, la frontière entre bagne et camp commença passablement à s'effacer : les autorités, des ingénieurs peu regardants en politique et qui couraient après la réalisation du plan de production, se mirent à muter les bagnards bons spécialistes dans des camps ordinaires.

Et c'est ainsi que de déraisonnables administrateurs auraient fait péricliter la grande idée stalinienne de résurrection du bagne si, en 1948, Staline ne s'était avisé d'une nouvelle idée, à savoir diviser en deux catégories les indigènes du Goulag, séparer les truands et droit-co socialement-proches des cinquante-huit socialement irrécupérables.

On créa les "camps spéciaux", dotés d'un statut particulier : un rien plus doux que le bagne en ses débuts, mais plus rudes que les camps ordinaires.

[...]

Ainsi, tel le grain qui meurt pour donner une plante, le grain du bagne stalinien germa en Camps Spéciaux.

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