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C'est la Mort qui m'entoure.


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Membre, nyctalope, 39ans Posté(e)
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39ans‚ nyctalope,
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La Mort m'entoure.

Dans l'étroite pièce l'on devine au-delà de l'odeur du bois de santal d'autres fragrances plus subtiles, plus indistinctes; de l'encens, de la fumée, du vernis usé. Les teints sombres couvrent les bibelots amassés çà et là, dans un ordre chaotique le long de certaines étagères de la bibliothèque, d'autres sur le sol. Ne parvient à cette pièce aucun des sons de la ville.

— "Depuis l'enfance, j'ai pensé à la Mort. Il y a longtemps que j'ai même réalisé que je le faisais malgré moi; le premier souvenir que je peux me remémorer date de mes 6 ans. Je marchais avec mes parents sur le trottoir de la ville, et l'on allait traverser un passage piéton. Devant nous, d'autres parents marchent avec d'autres enfants; sans doute était-ce après l'école. Soudain, un petit garçon lâche la main de sa mère et court en avant sans regarder — une voiture arrive — un son sec... – heureusement, malgré la violence du choc, ayant envoyé le bambin à l'autre bout de la rue, celui-ci n'a pas une seule égratignure. À l'hôpital ils confirmèrent qu'il y eût plus de peur de que mal. — Mais moi, moi je savais, qu'à cet instant, mon esprit avait été dérobé par l'image de la Mort... Elle me regardait en face et me donnait des sueurs froides durant de longues nuits sans sommeil".

En face, un regard compréhensif encourage la confidence. Après une pause, celle-ci reprend:

— "Plus tard cette pensée m'est revenue et je m'imaginais souvent comment Elle me visiterait à nouveau. J'écrivais dans mon journal des dates au hasard en me demandant si elles seraient la date, ma date. Ou alors j'imaginais des scénarios plus probables, ceux-ci où l'entourage petit à petit disparaîtrait. Ce serait d'abord un vieil oncle, souffrant depuis quelques années; puis je me suis rappelé que certains sont moissonnés jeunes. À leurs funérailles des voix brisées diraient qu'il est parti trop tôt... Chacun part trop tôt. Je crois que c'est toujours le cas, et que personne n'est prêt face à la dernière heure. Dépasser celle-ci serait dépasser son humanité en quelque sorte; se bannir soi-même du champ. – J'imaginais qui partirait sans retour, qui suivrait qui. Mais tout cela, ce n'étaient que des divagations confiées à mes journaux intimes".

— "Que s'est-il passé?"

— "J'y pensais moins. Quelques années ont passé, les événements de la vie m'occupent entièrement et accaparent mon attention: les études, le travail, le mariage... De toute part la vie s'affaire et me fait courir d'une image à l'autre, ces images que dans l'enfance l'on s'imaginait comme des étapes, longues et distinctes. En fait l'on trouve soudain l'album photo en entier - et l'on en tourne les pages à la hâte. - ...Soudain, un jour, ma mère m'appelle et m'annonce la nouvelle. C'était un oncle proche. Arrêt cardiaque. Cela nous a tous attristés. Pour être honnête cela n'avait étonné personne, car malheureusement nous nous attendions à cette conclusion après les problèmes de santé qu'il avait rencontrés jusque-là. Mais je sentais cette image qui me revenait à l'esprit; et alors, peu de temps après, une collègue qui n'avait pas trente ans ne vient pas au travail le lundi. Elle avait fait un malaise en fin de semaine dernière. Notre supérieur l'a conduite à l'hôpital; il nous annonce qu'elle a un cancer, un lymphome."

— "C'est terrible".

— "Quelques mois plus tard, après quelques greffes dont le succès fut toujours court, j'apprends qu'elle vient de mourir. Je croyais qu'elle s'en sortirait; elle avait tant de santé jusqu'à ce moment. Elle tenait bon... Et soudain je réalise que c'est elle, justement elle, celle dont je pensais qu'on dirait qu'elle est partie trop tôt. À chaque fois qu'un collègue récite ces mots, derrière mon masque, je sais que le soir-même la peur va revenir; l'obsession; les crises de larmes."

Un soupir ponctue la dernière phrase; la voix, pourtant, ne s'infléchit pas. Il y a d'autres choses à dire.

— "Mon père m'a téléphoné il y a plusieurs années déjà - le temps passe si vite - avec une voix brisée, et m'a appris que ses médecins ont détecté un cancer avancé. Je l'ai à peine vu. Nous n'habitons plus la même ville... (une pause)... — La Mort m'entoure. Dans un battement de cœur, dans une fatigue ponctuelle, dans un souffle qui trébuche, je m'aperçois que mon corps - ma machine - lui aussi s'effrite. Et alors, derrière les apparences de la vie, je scrute toutes ces images diaphanes, et je réalise que je n'ai rien fait. Tout autour, des gens meurent; au début, c'est une catastrophe; puis il ne reste que des souvenirs et des objets, parfois quelques écrits; lorsque ceux-là qui abritent ces souvenirs sont à leur tour enlevés, il ne reste que ces objets depuis longtemps vendus. L'œuvre se désagrège."

— "Faut-il nécessairement créer? - Certains diraient que c'est là une tentative bien vaine de contre-attaque, s'imaginer que quelque chose d'immortel nous survivra".

— "Je suis d'accord maintenant. Jusqu'à peu j'aurais insisté; mais j'ai compris, depuis, une différence immense entre ces deux mondes: celui de l'âme et celui de la matière".

— "Que veux-tu dire?"

— "Devant l'inéluctable trou noir, la réaction affolée est de parvenir à échapper à l'abysse, de faire en sorte que subsiste une entité immortelle... Dans le domaine matériel, ce pourrait être un ensemble d'œuvres-d'art; certains de nos classiques de littérature n'ont pas d'autre origine... Petit à petit ils se diluent. L'on se souvient de Picasso, de Gœthe; mais des autres dans leur ombre? Puis le temps passe et c'est même de l'œuvre collective dont l'on ne se souvient plus: que sait-on encore des vieux celtes, des vénètes, des peuples dont l'on a même oublié le nom? — Non: il n'y a pas d'immortalité matérielle. Mais dans le domaine de l'âme? Rejoint-on quelque chose? N'est-ce pas également l'un des enseignements les plus profonds des religions humaines?"

— "Peut-être parce que la peur est partagée et qu'il s'agit d'alléger celle-ci?"

— "Pourquoi alors présenter des morts bien plus horribles en Enfer - et le Zaqqum, l'arbre aux fruits hideux qui brûlent l'estomac des condamnés... Il s'est agi de quelque chose de plus que de forcer l'obéissance d'un peuple médiéval déjà dévot et dévoré par la foi. – Ce qui est le plus important, ce ne sont pas tant les détails fugaces des ordonnances d'une vie que l'on nous a prêtée plutôt que donnée, c'est la connexion que l'on effectue en respectant celles-là - la connexion à ce grand vaisseau que l'on se donne la possibilité de rejoindre".

Les lueurs mates de la fin d'après-midi enveloppent la pièce et annoncent une obscurité proche; en silence, une bougie s'allume.

— "Pourtant tu dis que la Mort t'entoure".

— "Je ne sais pas sur quel vaisseau je vais embarquer. Aide-moi, s'il te plaît."

— "Tu me disais que tu souhaitais que je fasse un tirage. Est-ce que tu sens que cela pourra y contribuer? Je ne voudrais pas que cela t'affecte d'une manière néfaste. Tu sais, les cartes sont un support, et pas une simple solution comme celle d'un problème d'école".

— "Ne t'en fais pas. Oui, s'il te plaît, réalise un tirage".

Des mains agiles mélangent les longues cartes, alors que la flamme stable de la bougie prend de plus en plus le dessus sur les derniers reflets du jour finissant. Pendant ces instants, la pièce semble plus petite; toute l'attention se concentre sur la table basse en bois. Alors, en silence, elles glissent en dehors du paquet trois cartes, faces cachées.

— "Je te propose ce type de tirage simple; la première carte touche au domaine du Passé; la seconde se rapporte plutôt à l'instant et aux conditions présentes; quant à la troisième, elle est la conséquence des deux premières, en quelque sorte le Futur mais elle peut symboliser autre chose, car il ne s'agit pas nécessairement d'une prophétie mais parfois d'un message, d'un avertissement, ou de l'objet de sa poursuite..."

Le souffle retenu, la première lame est retournée.

XIII - Carte Sans Nom - La Mort...

Quelque chose a changé dans l'atmosphère de la pièce; une sorte de tension; celle qui est palpable lorsqu'un sixième sens parfois nous prévient que l'instant qui va suivre est résolument important. Des formes semblent alors exister aux bords de notre champ de vision... expectatives.

— "Cela correspond bien à ce que tu as raconté. Tu as été entourée par l'image de cette Mort, celle qui, aveugle et squelettique, fauche le champ des vies humaines pour en tirer sa due récolte... Elle égalise rois et mendiants, riches et pauvres, hommes et femmes".

Une main semble hésiter un instant, puis, d'un geste soudain raffermi, soulève la seconde lame.

XVII - Les Etoiles...

Sur cet arcane, un champ d'étoiles observe, la nuit, une jeune fille déverser deux vases remplis d'eau. L'un est d'or et s'écoule dans un lac ou une mare, le second est d'argent et s'éverse sur le sol, peu loin d'une falaise.

En contemplant cette carte, la voix se rassérène:

— "Que cet arcane correspond bien à ce dont tu me parlais! Ne mentionnais-tu pas les deux directions vers lesquelles la vie se déverse? L'une sur le sol du monde matériel, à côté de l'abysse; l'autre, que tu noteras, provient du récipient en or, dans l'étendue d'eau, un élément spirituel qui a souvent symbolisé l'âme et ses domaines. Peut-être es-tu, en ce moment même, toi aussi, en train d'ajuster avec tempérance la direction que tu souhaites pour cette vie".

— "Les étoiles me guident-elles?"

— "Sans doute, dès lors que tu sais te tourner vers le ciel pour les y discerner. Elles offrent à toutes le chemin que les navigateurs savent si bien y lire".

Un doigt se porte alors sur un détail de la carte, une petite fleur rouge sur laquelle se pose un papillon.

— "Vois-tu ce détail?"

— "Le papillon?"

— "Oui. C'est peut-être un intermédiaire entre le domaine des étoiles et l'endroit matériel où tu te situes. Ou peut-être est-ce l'âme... en grec ancien, ψυχή signifie à la fois âme et papillon. L'image est restée depuis cette époque".

Après une pause, un geste hésitant semble demander à voir la dernière carte. La main maintenant plus confiante qui avait retourné les deux premières se dirige doucement vers elle, et la saisit.

Elle la retourne et aussitôt tremble...

...Dans un grand frisson revient la sensation maintenant oppressante, immense — un poids s'est abattu sur la scène, le silence se fait désormais lourd, très lourd. Tressaillante, la main aux doigts fins a lâché par épouvante l'incompréhensible, l'impossible: XIII - La Mort. Alors qu'une seule carte ne devait figurer dans le jeu. Des larmes nerveuses se forment et l'atmosphère est écrasante.

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