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[Deux heures à tuer]


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Deux heures à tuer

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Son reflet lui semblait étranger. Ce regard dans le miroir de courtoisie, insondables eaux dormantes, c'était le sien.

Mais elle ne le reconnaissait pas.

Elle mit le contact, sa main ne tremblait plus.

Le renflement du petit calibre à crosse de nacre, à son côté gauche lui rappela qu'elle avait une mission à accomplir. Dans moins de deux heures. Un homme à tuer.

Et cet homme dont elle avait choisi d'interrompre brusquement l'existence, c'était son père.

*

Elle venait de fêter ses sept ans. Et pour marquer l'événement, il avait ramené pour elle d'Irlande un sauvageon gris fer qui lui avait arraché des cris de ravissement. Avec acharnement et sur les conseils de son père, elle l'avait habitué au poids de la selle, puis à la contrainte du mors. Ce jour là, pour la première fois, l'animal connaissait l'étrange sensation du poids mouvant d'un corps sur son dos, elle avait décidé qu'il était temps. Elle lui faisait confiance, et espérait le sentiment réciproque. Elle n'avait jamais peur de rien, ça faisait la fierté de cet homme au charisme glaçant, qui n'avait jamais un geste d'amour à son égard. Sa fille unique. Sa fierté et sa joie disait-il. Son petit garçon manqué, qui n'avait jamais peur de rien.

Mais ce jour-là, pour la première fois, c'est lui qui avait eu peur. Elle avait entendu son cri quand le poney l'avait mise à terre, brutalement, intentionnellement.

Elle avait senti le choc terrible de la barrière sur son corps. Puis celui des sabots de l'animal sur son corps d'enfant.

Puis l'unique détonation.

Les cris de son père.

Puis plus rien.

*

Quand elle avait été suffisamment rétablie pour retourner à l'écurie, elle avait cherché en vain l'étalon gris. Le box était vide, propre, aucune trace de l'animal. Elle n'avait pas pleuré, elle n'avait pas voulu que ses yeux embués trahissent sa faiblesse. Il le lui aurait reproché dans l'instant.

Elle n'avait pas posé de questions.

D'ailleurs, personne ne lui posait jamais de questions. Il n'était pas homme à donner des réponses.

Quand elle avait eu douze ans, il avait tenu à lui apprendre à conduire. Elle s'y était pliée bien sûr, comme elle s'était pliée auparavant à l'apprentissage du tir, et à l'art de tricher aux cartes.

Et quand elle avait quitté le Kent et ses prairies humides pour la ville et l'université, il avait insisté pour qu'elle accepte le petit revolver à crosse de nacre.

Sa petite fille. Son petit garçon manqué, qui n'avait jamais peur de rien.

*

Son père n'avait jamais aimé celui qui était son premier véritable amour. Il l'avait même farouchement détesté. Et il l'avait mise en garde, cet homme ne lui était pas destiné, il allait la faire souffrir. Mais elle s'était montrée totalement hermétique à ses mises en garde, aveuglée par l'amour infini qu'elle portait alors à celui s'annonçait comme son avenir.

Ils s'étaient quittés fâchés, alors même qu'elle avait espéré que ces retrouvailles consolideraient le lien qui s'était tant distendu ces dernières années. C'est les yeux embués qu'elle avait parcouru le chemin du retour aux côtés de son amant, il n'avait rien dit, elle avait pris son silence pour une preuve de tact et l'en avait intérieurement remercié.

Et elle avait fermé les yeux quand l'évidence l'avait frappée.

Les jours passés sans avoir de nouvelles, puis les réapparitions, les cadeaux honteusement hors de prix, les explications vagues, les regards qui se dérobent.

Elle avait pensé à une autre femme, légitime ou pas, et cela avait provoqué chez elle une douleur intense, lancinante, que rien ne pouvait apaiser.

C'est ce qui l'avait poussée à être curieuse.

Et cette nuit là, elle l'avait vu tuer un homme, de sang froid.

Elle était restée deux heures derrière le volant de sa voiture, tremblante et remplie d'une totale incompréhension, puis elle avait mis le contact et était rentrée à l'appartement.

Il l'y attendait. Et il savait qu'elle savait.

Il lui raconta tout. Les contrats. Les armes qu'il dissimulait. L'argent. L'absence de sentiment face à la mort de ces hommes qui ne manquaient à personne.

Elle accepta tout, lui affirma qu'elle comprenait tout. Qu'elle l'aimait plus que tout. Que quoiqu'il fasse, rien n'était différent. Et il la crut.

*

Il lui avait assuré qu'il serait de retour à Londres le lendemain, l'affaire de quelques heures.

Un gros contrat, qui lui permettrait de mettre fin à tout ça. Une possible rédemption après des années sur le chemin de la damnation. Elle en avait pleuré de joie, de terreur, d'espoir.

Il avait refusé de lui en dire davantage, en dépit de ses demandes répétées. Elle s'était résignée, l'horizon lui semblait enfin se dégager, le rivage n'était plus inaccessible.

Il l'avait doucement allongée sur le lit, l'avait embrassée plus doucement encore, l'avait appelée de ce surnom qui la faisait toujours sourire, et il avait fui.

Après son départ, elle s'était retournée sur le lit, cherchant l'oubli dans le sommeil. Quand sa main avait rencontré l'objet froid et métallique dans son dos, elle avait comprit dans l'instant.

Pour la première fois depuis leur rencontre, elle avait enfin eu l'occasion d'avoir accès à tout un pan de sa vie dont elle était jusqu'alors étrangère. Sa liste de contacts. Ses messages.

Messages reçus.

Aujourd'hui à 22h32

Une adresse.

Une somme.

Et un nom.

Celui de son père.

*

Elle avait, à son côté gauche, le petit calibre à crosse de nacre, facile à dissimuler sous sa veste de cuir noir.

La route lui avait semblée interminable. Deux heures. Une éternité de souffrances, d'interrogations. Mille fois elle s'était demandée ce qui pouvait justifier la mort de cet homme qui l'avait élevée. Et elle avait trouvé mille réponses. Et mille fois elle avait désiré être déjà là-bas.

Elle avait choisi. Son amour pour lui dépassait tout, même l'amour filial ne pouvait rivaliser avec le sentiment qui l'emportait, la brûlait, la rendait enfin totalement vivante. Avec lui, elle n'avait plus besoin d'être la petite fille si forte, elle pouvait s'abandonner, totalement, ouvrir son c¿ur, accepter d'avoir peur. Et il serait toujours là.

Mais ce soir la peur la dévorait.

Quand elle referma la portière de la voiture et vit les deux silhouettes se dessiner derrière la baie vitrée, elle su qu'il était déjà trop tard.

Elle entendit l'unique détonation.

Le cri de son amant.

Et puis plus rien.

*

Elle ne posa pas de question ; il n'était pas homme à donner des réponses. Contournant le corps, elle s'approcha de son père. Elle n'avait plus peur. Elle était sa petite fille, son petit garçon manqué, qui n'avait jamais peur de rien. Elle ne pleurait pas, les larmes seraient pour plus tard. Elle ne voulait pas prendre le risque de voir sa vue se troubler.

Il lui sourit, et fit un pas en avant.

C'était son père.

Il vit le petit revolver à crosse de nacre dans la main qui ne tremblait pas.

Ma fille.

Ma fierté et ma joie.

Mon petit garçon manqué .

Qui n'a jamais peur de rien.

Elle eut une seconde d'hésitation.

Elle entendit l'unique détonation.

Son propre cri.

Et puis plus rien.

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*

Viola, in Illyria, February 27th, 2011

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