Eléonore est professeur de français dans le public. Elle aime ses élèves et travailler avec eux. Elle fait auprès d'eux, oeuvre subversive autant que possible depuis toutes ces années, mais ça ne suffit plus. Et surtout cela devient de plus en plus difficile, étouffant. Même si elle essaie de se convaincre que c'est pour ses élèves qu'elle travaille et non pour les représentants d'un Etat qu'elle exècre, c'est quand même d'eux que qu'elle reçoit les directives qu'il lui faut sans cesse déjouer ou surmonter, d'eux qu'elle reçoit sa paye. Elle n'en peut plus de faire semblant. Elle a envie de tout plaquer, mais pour quoi faire ? Quel moyen moins hypocrite de faire profiter les autres de ses quelques savoirs et compétences ?
Dans n'importe quel milieu, c'est mal vu de dire que tu es prof au collège. Pour les intellos tu es une ratée de maigre envergure, pour les bourgeois une feignasse assistée, pour les anars une chienne de garde de la transmission du pouvoir. Elle ne sait plus comment se mettre d'accord avec elle-même, comment se regarder en face. Si elle était seule, elle renoncerait volontiers à la vie en société, étant solitaire de nature. Mais ce qui complique, c'est deux enfants et leur père qui ne veut pas les mettre en danger, tient à leur sécurité, veut croire qu'ils auront un avenir. Parler de partir, le lointain c'est bien, mais avoir le sentiment de fuir pour... quoi ?
"Que puis-je apporter au monde ? se dit-elle.. Mon mari tient à mon poste, la "sécurité" mais quel idéal je transmets par l'exemple à mes enfants ? C'est bien beau de parler, de critiquer, de provoquer les élèves, mais ça reste du blabla et des mensonges tant que je bosse dans le système. Ce dont j'ai besoin c'est de m'unifier, il faudrait que ça prenne toutes les dimensions, spirituelles, politiques, pédagogiques", pour que je me sente enfin d'accord avec moi-même".
Eléonore s'aperçoit qu'elle n'est pas la seule à ressentir pleinement ses contradictions entre ses idéaux de justice, d'égalité, de liberté, d'autonomie et la nécessité vitale de travailler, quels que soient le secteur, la profession ou le contrat.
Elle doit pouvoir estimer même avoir beaucoup de chance, après tout, même en ouvrant sa g...., même si elle se met en conflit ouvert avec la hiérarchie (ce qui arrive rarement, étant du genre diplomate retors), y a peu de chances qu'elle perde son boulot, son salaire, et ça bien sûr quand t'as des mômes c'est inestimable. Elle a tout de même un peu honte de pleurnicher alors qu'il y a quantité de gens au RSA, au chômage, ou sous le pouvoir d'un patron...
La fonctionnaire qui la ramène, même si elle est mal payée, mal considérée et manipulée par les exigences du ventre comme tous les autres, ça gonfle ceux qui ne sont pas payés du tout, encore plus mal considérés et encore moins libres de dire et faire ce qu'ils pensent juste.
Le coup du World-Tour en camion, soupe à l'ortie cueillie dans la forêt et vente de ponchos cousus "maison" (sa première proposition au papa), c'est niet, ça ne marche pas : trop dangereux pour les enfants. "nan mais tu délires, pas d'avenir, c'est mort etc..." Elle doit en convenir, ses enfants ont 8 et 10 ans, l'idée c'est leur ouvrir des horizons, qu'ils apprennent et aiment assez pour avoir envie de construire un autre monde, de faire autrement, pas qu'ils se retrouvent paysans, pêcheurs ou bûcherons exploités par des multinationales au fond du Venezuela par manque de choix.
En tant que prof, elle fait partie des rares privilégiés qui peuvent se déplacer en conservant leur job. A son stade, ça concerne forcément les Dom-Tom, passage par Mayotte obligatoire (ou autre île pourrie où l'administration (et le fric) français font tout pour rester entre les mêmes mains tout en essayant de faire croire à la population qu'on oeuvre pour l'égalité des chances, exactement le même mensonge qu'en Métropole, sauf que là-bas les inégalités et les basses manoeuvres sont encore plus criantes/frappantes).
Du coup cette question du Néo-Colonialisme est plus brûlante que jamais.
Le Néo-Colonialisme, c'est quand tu crois que tes valeurs sont plus vraies que les valeurs des autres. Si elle s'en va, Eléonore n'apporte pas des vérités, mais seulement des questions. Quelque part, depuis longtemps, elle est sûre de l’innocuité de son enseignement, la seule chose qu'elle peut faire , si elle est efficace, c'est du bien. Elle sait qu'elle ne plaquera pas sa grille de lecture sur le réel.
C'est difficile. D'un côté, c'est l'occasion de former les jeunes qui en ont le plus besoin à faire face au monde qui les attend demain ; de l'autre, profiter à mort d'un système inique, prendre le fric là où il est si elle part à Mayotte, vivre dans un luxe relatif alors que ses élèves, qu'elle exhortera pourtant à se battre pour faire reconnaître leurs droits face à un occident profiteur, surtout quand on parle de l'Afrique, seront pour la plupart issus de milieux très défavorisés, mais c'est déjà le cas partout , là en campagne profonde avec des fils d'agriculteurs quasi analphabètes. Et lorsqu'elle partira de là-bas, elle n'aura rien changé, juste pompé un peu plus d' un système qui se nourrit des plus pauvres, de déscolariser ses enfants.
De plus en plus de ses collègues, ici ou ailleurs, mettent leurs enfants dans le privé, ce dont elle n'a pas les moyens d'une part et ce qui, d'autre part, lui pose encore d'autres problèmes de conscience, insurmontables ceux-là. Bref, pas d'école, mais une instruction libre, épanouissante, mettant au coeur des apprentissages le plaisir de l'instant, la sagesse de se contenter de rien, l'amour de son prochain, la collaboration etc. Toutes ces choses auxquelles l'Education Nationale prétend, mais sans jamais s'en donner les réels moyens, sachant que ce qui est visé au final, et à travers un mensonge institutionnel, c'est que les élèves fassent de bons petits esclaves serviteurs du Capital...
Alors, elle aura beau être la plus incitative possible, pousser ses élèves à développer leur personnalité, leur individualité, leur créativité, leur liberté... ça restera un enseignement qu'elle estimera insuffisant pour ses propres enfants...
Cette pensée c'est insupportable. Vouloir le meilleur pour ses enfants , et le meilleur c'est faire partie de l'élite (du moins en connaître les codes) tout en étant capable de t'en séparer (par l'esprit critique). Toutes choses qu 'elle va essayer , mais en vain la plupart du temps, parce que contrainte par un système pervers qui s'y connaît en injonctions contradictoires, de transmettre à ses élèves, via un mode de fonctionnement qu'elle n'estime pas digne de ses enfants ! " Mince !" se dit-elle, là, il y a un gros problème. Travailler pour l'ennemi, et en même temps contre lui, tout en tirant son épingle du jeu, c'est trop en demander".
