Aller au contenu

Dompteur de mots

Membre
  • Compteur de contenus

    1 842
  • Inscription

  • Dernière visite

Tout ce qui a été posté par Dompteur de mots

  1. À tout prendre comme tu le fais, il faut bien admettre que si je dis que le ciel est bleu, il y a bien une part de théorie là-dedans. Par exemple, la théorie qui veut que l’information que me font parvenir mes sens est vraie. Cette affirmation suppose la théorie selon laquelle la perception décrite est vraie et ne découle pas d’un mauvais fonctionnement de mes sens ou n’est pas par exemple un simple rêve. Sans compter la théorie qui voudrait que ce phénomène puisse être reproductible, que je puisse faire changer le décor à chaque fois que j’agite les jambes. Cela est très discutable. Essentiellement, une observation nous permet de constater l’état d’un système de choses à un instant X, tandis qu’une théorie nous permet de prévoir, par le biais d’un calcul probabiliste, l’état de ce système de choses dans des moments ultérieurs. Si nous n’acceptions jamais de théoriser dans l’incertitude, nous ne ferions rien du tout. Ou alors, nous nous mouvrions dans le monde de manière passive, comme des plantes. La théorie 1 est de loin la plus probable, parce que mon observation n’est pas seulement extérieure, mais elle est intérieure aussi : je conçois le projet de marcher, je sens mes muscles, ma chair s’agiter, etc. Et comme cela est invariable d’occurrence en occurrence, je peux adopter, en tout respect des probabilités, la théorie selon laquelle c’est bien moi qui se déplace. Non, les théories permettent essentiellement de donner de la cohérence à nos actes. Un enfant, à force d’observer que les enfants qu’il mord pleurent et s’éloignent de lui, va former la théorie selon laquelle mordre nuit à ses relations sociales. Et par conséquent, si son intention est d’avoir des relations sociales, il va arrêter de mordre. La science n’est jamais que la compilation des théories les plus probables quant au comportement prévisible des choses. On admet une théorie comme « avérée » scientifiquement parce que les probabilités qu’elle soit infirmée sont minimes. Mais au bout du compte, cela ne reste tout de même qu’un jeu probabiliste.
  2. Ce n'est pas une question d'être intéressant ou non. C'est une question d'avoir une teneur philosophique ou non. Il y a beaucoup de discussions intéressantes à avoir dans la vie. Toutes n'ont pas une teneur philosophique. Or, l'intitulé de cette section du forum laisse croire que ce pourrait être une exigence que les discussions y aient une teneur philosophique. Or, les discussions prennent souvent ici la forme d'une compilation de clichés, opinions, déblatérations, certes joyeux - d'une joie bonhomique, mais peu philosophiques.
  3. Il faut d'abord noter que certains thèmes de la philosophie n'ont pas de connotation éthique. Quand Aristote par exemple édicte les principes ce qui pourrait constituer une science physique, la question de l'exemple vivant de sa personne ne se pose pas*. Secundo, il y a tout le pan de ce que Nietzsche appelait l'inactualité de la philosophie. C'est-à-dire qu'un philosophe peut très bien partir de l'idée qu'il travaille à modeler le monde de demain, en admettant par exemple que sa culture, ses habitudes et ses déterminations affectives en ont déjà fait un individu pour lequel l'idéal souhaité est inatteignable. D'où le choix de se dédier à une vie contemplative: renoncer à la vie active pour mieux poser les bases d'une vie active renouvelée pour ceux qui suivront. Un message d'une telle sorte pourrait avoir la forme suivante: "écoute ce que je dis afin de ne pas faire les mêmes erreurs, ou afin de faire mieux". Évidemment, à ne pas se donner en exemple, on risque toujours de se faire questionner quant à l'authenticité de sa parole, quant à la force de ses convictions, etc. Rousseau semble avoir fait le pari de l'inactualité quant à sa conception par exemple de l'éducation des enfants, et il a pris le risque de ne pas se donner en exemple. Aussi le résultat produit-il un effet mitigé, ce qui ne veut pas dire que ses idées soient mauvaises pour autant. Sinon, c'est surtout la cohérence des paroles et des gestes que le sens commun exige - avec raison, car le sens commun détecte bien qu'une pensée authentique est une pensée qui n'est pas séparée du corps mais qui en est au contraire le prolongement. Mais d'exiger qu'un philosophe ait des convictions éthiques définies est un non-sens, ne serait-ce que par ce qu'on l'empêcherait de la sorte de se positionner par-delà les différents systèmes éthiques. L'essentiel est que ses convictions soient clairement définies et qu'il soit apte à les défendre sur une base rationnelle. J'ajouterai toutefois que de façon générale, plus un individu se conforme aux grands principes moraux de sa société, et plus son message aura de chances d'être bien reçu, ce qui n'est pas une considération déontologique, mais bien conséquentialiste. *Ou pas dans un premier temps, mettons. Car il est possible après de défendre la thèse selon laquelle toute prise de parole philosophique contient de manière implicite une prise de position quant à ce que doit être la vie bonne. Par exemple, nous pourrions dire qu'Aristote défend implicitement l'idée que la constitution d'une science physique est nécessaire pour rendre la vie meilleure.
  4. En jouant sur la définition de la liberté et sur les perspectives d'analyse du thème, je pense qu'on peut arriver à peu près à n'importe quelle conclusion. En conséquence de quoi, si ce topic ne se trouve pas recadré au minimum, la discussion va continuer de glisser, inconséquente, inintéressante et inutile. Le fait est qu'un "thème" ne constitue pas un sujet de discussion philosophique. La logique peut devenir un étouffoir à pensée si elle est utilisée avec trop de force mais lorsqu'elle est sous-utilisée, alors la pensée se répand dans l'air du vide et ne trouve plus de points de focalisation à partir desquels elle peut agir. À bonne dose, elle crée des points d'intensification de la pensée, comme des carrefours où les différents intervenants peuvent se rencontrer et convenir d'une façon de partir à l'aventure.
  5. Je pense que ce Tegmark n'a aucune idée de ce qu'il raconte.
  6. Il semble qu'il faille distinguer la loi, comme systématisation logique, de la réalité qu'elle décrit. De la même manière que la nature n'est pas faite de nombres, mais bien de choses. *** Peut-être que nous pourrions distinguer 3 stades d’appréhension des phénomènes physiques. Prenons l’exemple de la gravitation : 1. Le stade intuitif : un enfant, pour se déplacer et agir, n’a pas besoin de connaître quelle que loi que ce soit. Il n’a besoin que d’acquérir quelque chose comme l’intuition d’une efficacité pratique prévisible par la répétition. 2. Le stade principiel : où ce qui n’avait qu’une nature intuitive acquiert une forme systématique. L’homme dit alors : « tout ce qui monte redescend ». 3. Le stade quantitatif : où le phénomène devient carrément décomposable en une infinité de moments X (ou de points de l’espace). L’homme pose alors par exemple : Fg=G (Ms m) / r2 Ce qui change de l’un à l’autre de ces stades d’appréhension, ce n’est pas le degré de « vérité » de l’appréhension du phénomène par l’homme, mais bien plutôt le degré de résolution de cette appréhension : l’homme dépasse les limites de ses sens par la pensée afin de mieux maîtriser le phénomène de la gravitation. De la même manière, si l’on veut, que l’appréhension de la pomme sur ma table n’est pas moins « vraie » avec mes yeux qu’elle ne le serait si je l’observais avec un microscope suffisamment puissant pour que j’en voie les atomes. *** Nous appelons par commodité les lois de la science « lois de la nature » mais en fait, il faudrait dire « lois de l’intrication de l’action humaine avec les phénomènes de la nature », puisque ces lois ne nous livrent pas de vérités quant aux phénomènes naturels, mais bien plutôt des facilités quant à la manière d’y poser notre patte. *** La vérité des lois de la nature a une nature qui est plutôt relative. On dira que ces lois sont vraies relativement à quelque conception erronée ayant été adoptée précédemment. Par exemple, la conception de la terre comme étant plate est rendue fausse par la découverte de sa rotondité. Plus « vraie » signifie alors essentiellement « plus efficace »: la conception de la rotondité de la terre permet une intrication plus efficace de l’action humaine dans les phénomènes de la nature. Cependant, la notion de vérité acquiert le plus souvent une consonance normative. C’est-à-dire que le « vrai » devient ce qui doit être à l’esprit. En l’occurrence, dans le système de pensée moderne, les lois de la nature sont ce qui devrait être à l’esprit des individus quant à leur appréhension des phénomènes du monde. Mais ce contenu normatif n’est pas consubstantiel aux lois de la nature : il y est ajouté par des volontés singulières. Les lois de la nature ne font que nous dire ce que nous pouvons attendre des choses en frais d’efficacité technique. Elles nous disent par exemple qu’on ne saurait attendre une efficacité technique de la prière : Dieu n’interviendra pas, ne changera pas notre vie, techniquement parlant – c’est-à-dire qu’il ne modifiera pas l’ordre de la matière autour de nous, il ne changera pas magiquement les interconnexions de nos neurones de façon à ce que notre esprit s’en trouve modifié et amélioré. Mais cela ne signifie pas par contre que la prière ne soit pas une occasion positive de recueillement avec soi-même et avec la puissance de la nature ou de l’existence qui nous entoure – celle-ci n’étant pas appréhendée sous son aspect technique, mais bien plutôt sous son aspect affectif. Il faudrait peut-être ici dire « matériel » au lieu de « technique », dans la mesure où il y a aussi des techniques de gestion des contenus affectifs (que l’on me pardonne cette formulation quelque peu bâtarde) de notre esprit. La prière peut à ce titre contenir une certaine technique – de la répétition, de la méditation, etc. Mais le terme « matériel » ne me satisfait pas, dans la mesure où il nous fait retomber dans la vieille dichotomie du matériel et du spirituel. Disons plutôt que la science vise à améliorer la technique de nos intrications avec le monde dans l’optique d’une maîtrise de la nature par l’homme, tandis que les techniques de gestion des contenus affectifs visent plutôt à nous permettre de nous maîtriser nous-mêmes dans le monde tel qu’il est. Mais je reviens à ce que je disais : dans la modernité, il se rajoute souvent à ce contenu de la science une consonance normative. Nous pouvons maintenant la reformuler de la sorte : « il faut d’abord et avant tout que l’homme travaille à maîtriser la nature ». Voilà l’injonction qui habite (peut-être faudrait-il aujourd’hui dire « hante ») toute la modernité, depuis Descartes. C’est dans ce contexte là que l’idée de vérité acquiert une certaine charge affective, et c’est aussi, paradoxalement, dans ce contexte-là de confusion des horizons que l’idée de vérité semble perdre tout son sens à nos yeux. Quand une découverte majeure récente de la science prend le surnom de « particule de Dieu », on se demande un peu où on est rendus. *** Ah oui, l’ontologie ! Et bien je dirai que les lois de la nature ne sont ni immanentes ni transcendantes : elles sont confluentes.
  7. Je pense que l’avènement de la démocratie est liée à l’affaissement des religions et des grandes idéologies, dans la mesure où la démocratie amène avec elle un développement de l’éducation, de la vie individuelle, de l’émancipation individuelle, de la notion de justice, de la liberté individuelle, etc. Lier la crise démocratique à l’affaissement des religions et des grandes idéologies, et remettre en cause cet affaissement revient pratiquement à remettre en cause la démocratie elle-même. Bien sûr, dans les relations entre le peuple et le pouvoir, il demeure immanquablement au sein du monde démocratique des racines archétypales dont les pointes s’étendent jusqu’à l’aube de l’humanité, mais cela ne signifie pas qu’une régression vers des formes plus anciennes de ces racines aurait pour effet de diluer la crise. Il est plus probable que c’est d’une synthèse nouvelle de ces racines archétypales avec les contraintes d’aujourd’hui qu’a besoin le monde démocratique.
  8. Je pense que la réponse est beaucoup plus complexe et que les causes sont multiples. - Tout d’abord, l’explosion médiatique, conjuguée avec le rôle traditionnel de la presse comme chien de garde des dérives politiques fait en sorte qu’il y a autour de nous un incessant commentaire sur les agissements des politiciens, sans compter que vu la compétitivité du monde médiatique, ceux-ci ont tendance à sensationnaliser des nouvelles qui autrement n’ont qu’une importance limitée. - Le propre du monde démocratique, c’est qu’il admet une pluralité d’opinions et qu’il met donc en place le terreau propice pour qu’il y ait une contestation perpétuelle de la compétence des élus – ce qui, en soi, est quelque chose de sain. Ce phénomène a toutefois été amplifié par la chute des nationalismes, la prégnance de l’immigration depuis 2 siècles, l’implantation d’un libéralisme de plus en plus flexible, ainsi que le narcissisme social. Avec pour résultat que le tissu social des nations occidentales se trouve très morcelé, très diversifié et que les gouvernements sont, le plus souvent, élus par une minorité d’électeurs. Dans ce contexte, l’affaissement des religions et des grandes idéologies n’est qu’un facteur de morcellement du tissu social parmi d’autres. - L’explosion médiatique a du mauvais, mais elle a aussi du bon. Conjuguée aux systèmes éducatifs universels, elle fait en sorte que les citoyens sont mieux informés mais aussi plus exigeants quant à ce qu’ils attendent des gouvernements. Je ne pense pas que le niveau de corruption des gouvernements démocratiques ait augmenté depuis le début du XXe siècle. En fait, il a probablement diminué avec le foisonnement des mesures de vérification et de surveillance. Seulement, la marge de tolérance a diminué. - Le narcissisme social, s’il peut être compté comme facteur de morcellement du tissu social, mérite à lui seul une entrée à part, puisqu’il déplace les préoccupations collectives des individus vers des préoccupations égoïstes. Dans ce contexte, l’État est vu comme une nuisance à la liberté, comme en fait foi par exemple le fait que plusieurs individus perçoivent les impôts comme une extorsion pure et simple. D’où la montée des courants libertariens. - La bureaucratisation de notre monde rend le gouvernement omniprésent dans nos vies, avec pour résultat que nous nous ressentons davantage des contraintes qu’il nous impose, de ses inévitables inefficacités, etc. - Nous semblons présentement nous trouver dans une zone de transition, où d’une part les enjeux se mondialisent (écologie, guerres, répartition des richesses, etc.) mais où les pays demeurent liés à une optique de compétition, ce qui expliquent qu’ils ne parviennent pas à travailler à ces enjeux de manière vraiment constructive. Les citoyens en ressentent un malaise. - Une bonne partie de la crise démocratique découle de faits qui ne sont pas forcément liés à la démocratie. Notre système capitaliste génère du malheur, cela est maintenant entendu en ce XXIe siècle : nous vivons dans l’abondance, mais nous ne sommes pas plus heureux. Les gouvernements démocratique n’y peuvent, pour le moment, absolument rien, mais vers qui d’autre peuvent se tourner les citoyens ? Et vers qui d’autre peut ainsi se décharger la frustration générale ? Je m’arrête là pour l’instant mais je suis sûr que nous sommes capables d’ajouter des causes à cette liste.
  9. Pourquoi un homme est-il plus touché que les autres par les bêtises que font ses semblables ? Qu'est-ce qui fait qu'il est plus enclin que d'autres à ne pas se détourner le regard ? Considères-tu que tu avais alors raison ? Que ton attitude était la bonne ?
  10. Désir fantasmatique de perfection ? À vrai dire, il suffit d’aimer la vie. Aimer la vie, c’est-à-dire rechercher la puissance d’exister. L’ineptie de ses semblables étant une cause de tristesse, c’est-à-dire de diminution de la puissance d’exister, elle provoque la haine, puisque nous haïssons naturellement ce qui nous rend triste. Si on pose l’hypothèse que d’habitude, chacun aime plus ou moins la vie sans détester les hommes, je suppose que dans le cas du misanthrope, cela suppose un amour particulièrement aigu de l’existence. Ou alors a-t-il une capacité perceptive de l’ineptie de ses semblables particulièrement fine ? Un peu des deux sans doute. On peut établir une distinction entre une misanthropie de renoncement (que j'ai qualifiée de « pathologique » auparavant) et une misanthropie d’adhésion (que j'ai appelée « spirituelle », mais ce n'était pas un terme satisfaisant). Le misanthrope du renoncement est un homme qui, excédé par sa haine des hommes, vaque à accélérer la faillite du monde en se faisant agent du chaos. C’est typiquement un homme faible, lâche et confus, pour qui les hommes sont effectivement coupables de leur propre ineptie. Mais par suite, puisque les hommes sont partie de la nature, c’est la nature elle-même qu’il condamne et du coup, la vie elle-même ou, ce qui revient au même, sa vie elle-même. Cet homme-là renonce donc au monde – non pas forcément à l’existence terrestre mais plutôt à l’élan interne des choses qui fait tout le sel de la vie, cet élan qui nous pousse, pour retomber sur cette petite formule philosophique étriquée, à augmenter notre puissance d’exister. Car, qu’est-ce que l’existence terrestre sans cet élan interne qui nous pousse, sinon un long convoi funéraire ennuyant et inutile ? Tandis que le misanthrope de l’adhésion ne pense pas une seconde que l’homme soit responsable ou coupable d’être ce qu’il est (en ce qui me concerne, je pense avoir très bien exposé ma position là-dessus dans le topic sur l’altruisme, qui a d’ailleurs dérivé en topic sur le libre-arbitre). Voilà tout le nœud du malheur du misanthrope de l’adhésion : maudire une engeance qui ne peut être tenue responsable de sa propre ineptie. Et parallèlement, aimer la vie – la vie dont les hommes font partie. Cela donne à la vie une étrange saveur, qui se manifeste par une tension constante entre le mépris et l’amour de ses semblables. (Soit dit en passant, j’utilise les termes de mépris, de maudissement, de détestation ou autres comme autant de variétés de haine, qui expriment des nuances particulière de haine – la haine étant entendue au sens spinozien (c’est-à-dire comme affect manifesté envers la cause de sa tristesse (j’ai défini plus haut la tristesse)) et non au sens d’une volonté brute de destruction, ce qui est une chose différente.) Donc, il s’installe dans le cœur d’un tel homme misanthrope une double perspective. Comment la décrire ? Parlons de mépris urticarien des hommes mais d’amour viscéral de la vie, celle-ci, au sens global, incluant les hommes. En somme, le misanthrope de l’adhésion est allergique aux hommes mais il est incapable de s’empêcher de les aimer. Ou le serait-il ? Le laisser-aller n’est-il pas après tout l’apanage naturel des hommes ? Disons plus justement qu’il choisit d’aimer les hommes, qu’il en fait son grand engagement. Mais bref, il devrait fuir les hommes comme la peste, aller s’isoler dans la forêt ou s’expatrier sur mars mais voilà : il est accroc aux humains. Le misanthrope de l'adhésion est confronté à deux dangers : tout d’abord, si sa foi et son engagement faiblissent, celui de sombrer dans le cynisme. Et ensuite, s’il perd le contact avec son mépris fondamental pour l’espèce humaine, le danger que son amour devienne indolent. On peut voir dans ce contexte comment un misanthrope de l’adhésion est sujet à développer une conception religieuse de l’existence, en ce sens où, pour réguler la tension qui est caractéristique de sa vie intérieure, il aura besoin de substantialiser son amour pour les choses et donner ainsi un support plus palpable à son grand engagement. La perte de cet amour et de cet engagement et de cette foi peut par suite se manifester sous le phénomène de l’idolâtrie – une idolâtrie dirigée vers l’objet de la substantialisation qu’il aura préalablement donnée à ces choses de l’esprit. C’est la forme principale du cynisme misanthropique : l’idolâtrisation de l’élan interne ou, son équivalent sur le plan collectif, son institutionnalisation – en quoi consistent sous une forme particulièrement exemplaire les religions organisées. Passé un certain point de rupture, le misanthrope de l’adhésion cynique devient un misanthrope du renoncement. C’est peut-être pour cela que l'on voit que, dans la trajectoire inverse, les criminels repentis – ces misanthropes du renoncement qui ne veulent plus renoncer, deviennent souvent de grands croyants non dénués de cynisme. Quant au défaut d’indolence, il est plus difficile à saisir. Et il est plus difficile à saisir sans doute parce que dans l'esprit commun, le fait de perdre son allergie à l'espèce humaine ne constitue pas un mal, au contraire. Mais au fait, comment devons-nous traiter le mépris qui est au cœur de l'esprit du misanthrope? Comme quelque chose qui lui est contingent mais souhaitable ou alors comme quelque chose qui s'impose à lui avec une nécessité implacable et que, bien ou mal, il lui faut apprendre à connaître et à fréquenter? Un peu des deux sans doute. Autant semble-t-il que pour évoquer le caractère douloureux du dilemme qui est au cœur du misanthrope il faille en faire valoir le caractère nécessaire, autant l'apologie morale d'une telle posture semble nécessiter d'en souligner le caractère contingent afin qu'elle ait l'allure d'un possible qui est à la portée de chacun (ne faut-il pas à ce titre d'ailleurs considérer que la doctrine du libre-arbitre est d'abord et avant tout une doctrine rhétorique?). Un misanthrope de l'adhésion tient au mépris qui l'habite, voilà tout. Ou disons plutôt qu'il tient à la lucidité qui induit la constitution de ce mépris dans les profondeurs de son âme, les deux étant consubstantiels. Et cette lucidité, n'est-elle pas elle-même consubstantielle à son amour viscéral de la vie? Amour qu'il veut lucide – car les plus grands amours se veulent lucides, puisque la lucidité amoureuse est la manifestation d'une volonté d'augmenter sa puissance d'aimer. Fermer les yeux, c'est aimer à la petite semaine, c'est renoncer, d'une certaine manière, c'est s'enfermer dans un petit bonheur d'amour égoïste. Enfin, c'est aimer avec sa peau. Le misanthrope veut aimer les yeux ouverts, c'est-à-dire aimer avec ses viscères. Qui veut aimer avec ses viscères doit s'entraîner le corps de deux manières : il doit cultiver sa faculté urticarienne afin de rendre sa peau dure et intolérante, et il doit ouvrir les yeux afin que la substance du monde lui entre dans le corps, au lieu de seulement frapper la surface de sa peau. Et alors ce qui n'était que vibration de surface peut se transmuer en une véritable tectonique de l'amour. Cela ne signifie pas, concrètement, que le misanthrope de l'adhésion se refuse à tout contact corporel. Puisqu'il fait de l'amour des autres son grand engagement, il s'engage aussi à aimer avec sa peau, mais seulement, il exige que les effusions cutanées prennent leur source dans les profondeurs viscérales de son anatomie. Un peu à l'instar du karatéka dont le mouvement de la main doit découler d'un engagement total du corps, à partir des pieds. Le misanthrope de l'adhésion prend, caresse, serre, fait l'amour par explosions volcaniques. Finalement, on peut voir dans la philosophie amoureuse du misanthrope de l'adhésion l'écho d'une philosophie du silence. Dans celle-ci, il s'agit d'une parole qui est retardée dans l'optique d'un développement de la pensée, alors que dans celle-là, il s'agit d'un amour qui est retardé dans l'optique d'un développement de la lucidité amoureuse. Moins aimer pour aimer mieux. Tel est l'exigence d'un cœur qui bat de cette manière. Petit vermisseau ! Tu n'as pas le droit d'affirmer qu'il s'agit d'une conception « soft ». Ce qui est soft, c'est de renoncer, c'est d'accélérer la faillite du monde, c'est de se laisser aller. Choisir la vie par contre, ça c'est un défi. Il y a certes une fraternité guerrière naturelle entre misanthropes optimistes. Mais sa préférence ne découle pas d’une valeur en soi variable qu’il accorderait à l’humain, mais plutôt sur la nature plus ou moins partagée d’une lutte. Je veux dire que l'attitude fondamentale du misanthrope ne varie pas en fonction des individus. C'est plutôt qu'il est facilité dans l'atteinte de ses exigences par les circonstances. Peut-être suis-je réticent à admettre l'idée que la valeur ou que l'état de perfection des individus peut varier de la sorte ? Est-ce à cause du caractère désespéré de ces sentiments ? N'y a-t-il pas une partie du coeur du misanthrope, pourrie jusqu'à l'os, qui ne croit pas tout à fait aux bonnes intentions même des âmes qui en apparence sont les plus pures, à commencer par les siennes ? Quant à ses enfants, ils sont, aux yeux du misanthrope, des instruments, des armes secrètes de magnification massive, dans une vaste entreprise terroriste de vivification du monde. Il n’est donc que logique qu’il leur accorde un engagement total. Cela dit, même dans ses rapports avec ses enfants, il y a une part de mépris et de cruauté qui lui sont nécessaires, ne serait-ce que cette dose de mépris qui l'empêche de chérir l'inhabileté et la naïveté de ses enfants (son oeil, la surface de son oeil s'en réjouit, et il en rit, d'autant plus qu'au fond de lui-même, il n'en reconnaît que trop bien la nature provisoire), ainsi que cette dose de cruauté nécessaire à l'annihilation de ce qui en l'enfant aspire au déversement et au repli narcissique, et empêche l'élévation jusqu'à la vie adulte.
  11. Il est éminemment utile qu'un type comme Diogène ait incarné la pensée alternative du cynisme de manière si typée car il a justement établi le type et le caractère de cette pensée. Ce qui ne signifie pas qu'elle n'ait pas évolué depuis et qu'elle n'ait pas revêtu des formes autrement plus nuancées. L'exemple de Nietzsche s'impose ici: il a su habiter le costume du philosophe tout en démontant allègrement de l'intérieur tous les acquis de cette discipline. Que dire de l'exemple de Freud qui a su, en se parant du costume scientifique, introduire de manière définitive dans l'esprit commun la notion de l'animalité irréductible de l'homme ? Plus clément ? Plus rusé, oui !
  12. Encore une fois, le déterminisme n'est pas le fatalisme. Il ne signifie pas que tout est déjà décidé - ce qui, dans une perspective existentielle, serait en effet dénué de sens: il n'y aurait plus alors qu'à attendre que la vie passe. Le caractère changeant des choses n'est pas incompatible avec le déterminisme. En ce sens, le libre-arbitre n'a aucune utilité explicative, causalement parlant. Nous pourrions potentiellement expliquer l'émergence des esprits criminels ou novateurs sans le libre-arbitre (mais nous ne le pouvons jamais complètement car nous n'avons jamais accès à la totalité des informations - ce qui fait que tout nous semble entaché d'une teinte de chaos). Son utilité se pose uniquement dans une optique morale. *** Par ailleurs, j'ajoute que si le mode causal est le seul par lequel nous pouvons nous efforcer d'expliquer le phénomène de notre volonté, nous avons néanmoins accès à ce mode de connaissance direct de notre volonté - que Schopenhauer décrivait dans la Quadruple racine du principe de raison suffisante, soit celui par lequel nous sentons qu'en nous, quelque chose veut. Une autre manière de le dire serait que d'une part nous sommes aptes à nous saisir de l'extérieur, à nous situer dans un ensemble de facteurs qui nous déterminent, à saisir notre volonté comme un phénomène, et que d'autre part, il y a une partie de nous qui s'identifie directement et immédiatement avec notre volonté, et qui par conséquent demeure réfractaire à accepter l'idée que cette volonté puisse être déterminée. Par exemple, si j'ai faim et que je veux du pain, il y a une partie de moi qui peut se détacher et analyser la situation, déterminer quelles sont les causes de cette faim et de cette idée de manger du pain. Une telle analyse déclenche immanquablement un sentiment d'étrangeté, car on s'y saisit soi-même comme un phénomène alors que parallèlement, on peut aussi saisir le phénomène de l'intérieur: je peux vivre ma volonté de manger du pain de manière immédiate: je me sens poussé vers le pain et c'est lorsque je m'abandonne à ce vécu intérieur des choses que mes actes prennent leur plein sens. De plus, ce vécu intérieur de la volonté me semble impérieux et impérial: j'ai l'impression qui rien ne peut l'entacher. Or, c'est ce sentiment de puissance qui est illégitimement transposé à autrui dans la thèse du libre-arbitre, et qui devient soudainement partie prenante d'un principe explicatif causal - qui passe soudainement d'un mode de perception à un autre.
  13. On juge usuellement de la moralité d’un acte en tant que son auteur puisse être capable de le justifier selon des éléments moraux reconnus, ce qui ne suppose pas le moins du monde que l’individu ait pu agir différemment. L’absence de justification est caractéristique des actes qui seront dit abrutis, c’est-à-dire qui n’impliquent pas une économie de la fin et des moyens. Ces actes-là sont plus amoraux qu’immoraux. L’absence d’éléments moraux reconnus est caractéristique quant à elle de l’immoralité à proprement parler. Par exemple, le diable est dit immoral parce que ses actes, qu’il est pourtant à même de justifier amplement, ne répondent pas à des codes moraux reconnus. Ma foi, il n’aurait pas tort de penser de la sorte. Ce qui est inscrit dans le passé est immuable. On peut affirmer du passé qu’il fallait qu’il arrive – ce qui ne nous empêche pas d’examiner le passé pour en tirer des leçons. « Qu’il fallait que ça arrive » ne signifie pas « qu’il était souhaitable que ça arrive ». Mais le fait que les actes une fois commis sont indélébilement inscrits dans le livre de la nature ne résout pas du tout la question de savoir ce qu’il convient de faire ici, maintenant. Comment élève-t-on un enfant à bien agir ? Simplement, il s’agit de lui faire voir quels sont les problèmes qui sont liés aux choix qu’il fait. De lui faire voir en quoi ses choix peuvent ne pas aller dans le sens de ses propres intérêts. Et lorsque l’on ne peut lui montrer en quoi ses actes sont problématiques, par exemple parce que les conséquences en sont trop abstraites, il s’agit de lui créer des problèmes qu’il peut facilement saisir: on fronce les yeux lorsqu’il projette de la nourriture au sol, on hausse le ton de la voix, on met un terme au repas, etc. De sorte qu’à la longue, il acquiert l’habitude d’élaborer ses actes selon une économie de la fin versus les moyens. Je précise que cette économie de la fin versus les moyens doit s’accompagner aussi d’un retour rétroactif sur la définition de la fin (c’est donc une dialectique) : au regard des résultats, la fin souhaitée était-elle la bonne ? J’ai voulu m’amuser en projetant la nourriture au sol mais était-ce le bon moment pour m’amuser ? Est-il toujours souhaitable de s’amuser ? Etc. Le déterminisme indique que tous les évènements s’inscrivent dans une chaîne causale, ce qui n’est pas la même chose que la fatalité, qui indique que tout est décidé à l’avance. Comme je le disais plus haut, on élève un enfant à bien agir en lui montrant en quoi ses choix sont problématiques. Dans ce contexte, l’interdiction devient utile car elle fixe clairement les circonstances dans lesquelles les problèmes commencent. Par exemple, avec un enfant, il est important de verbaliser : « si tu jettes la nourriture au sol, Papa va arrêter le repas ». De cette manière, via le recours à des supports langagiers, le problème se fixe dans l’esprit de l’enfant et avec la pratique, il en vient à anticiper le problème avant qu’il ne survienne. Cela ne fonctionne pas autrement pour toutes les interdictions qui relèvent de la Loi.
  14. Je suis avec Déjà et Théia là-dessus. Et même, j'ai toujours tenu la misanthropie comme un signe de santé mentale. J'aime les gens qui ont une lourdeur dans les yeux: la lourdeur de celui qui porte une exigence de vie plus haute que celle à laquelle les hommes se sont élevés jusqu'ici. La lourdeur de celui que le réel ne rassasie pas. Ce pourquoi aussi j'ai de la compassion pour ce que ressent Savonarol, et qu'il me semble qu'il ne faille à aucun prix moraliser ce ressenti, mais plutôt faire ressortir ce qu'il recèle de beau et d'important. À la lumière de certaines interventions, peut-être conviendrait-il de distinguer deux types de misanthropie: a) une misanthropie pathologique: celle qui découle d'un évènement traumatisant devenu le déclencheur d'une haine généralisée et au fond injustifiée. Cette misanthropie-là repose donc sur le préjugé. b) une misanthropie spirituelle: celle qui découle d'une exigence vitale que l'on porte en soi, négativement manifestée par un dégoût général à l'égard de l'indolence des hommes. Selon cette définition, même un type comme Jésus était misanthrope - il détestait tant les hommes qu'il lui était impératif de consacrer sa vie à les transformer. Les misanthropes de ce genre sont des inactuels, en ce sens qu'ils ont besoin de se faire une idée du potentiel de transformation de l'homme pour vivre et croire en l'humanité. Il peut s'agir d'une issue créative à la misanthropie pathologique.
  15. Ça c’est la méthode idéaliste. Il y a la méthode kunique aussi. Le misanthrope peut faire comme Diogène : pisser, se branler, déféquer sur la place publique pour que l’homme se voit dans son animalité, dans sa nature primaire. Le kunique ne veut pas édifier l’homme, il veut plutôt tuer les illusions qu’il se fait à son propre sujet. Et si notre misanthrope devenait un Montreur de laideur ? Paradoxalement, c'est précisément parce que tu ne l'es pas que tu l'es.
  16. Nous le sommes tous un peu je crois. Nous sommes tous déçus que le monde ne soit pas ce que nous voudrions qu'il soit, que les choses ne soient pas plus simples, que les gens ne soient pas plus lumineux, que la vie réelle ne soit finalement pas aussi enchantée que l'était notre monde d'enfant. Les psychiatres vont te dire que ça devient une pathologie mentale à partir du moment où ça t'empêche d'avoir une vie normale, c'est-à-dire travailler, avoir des amis, une vie amoureuse, écouter la télé le soir, etc. Dans toute pathologie, il y a à l'oeuvre une force de conviction fantastique dont il s'agit je crois d'exploiter l'énergie. Le misanthrope ne ressent-il pas avec une conviction étonnante le contraste entre ce qu'il attendait du monde et ce que le monde est effectivement ? Son premier réflexe est de s'abattre sur ce que le monde est, mais ne devrait-il pas prendre toute la mesure de la grandeur de ce qu'il attendait du monde ? N'est-il pas le porteur d'une vision fantastique ? Il pourrait alors peut-être s'agir d'assumer cette vision, de la porter et qui sait, peut-être de la transmettre à d'autres (parce que d'autre part, si le misanthrope haït si bien, c'est parce que secrètement, il aime d'autant plus férocement).
  17. Je ne vois pas en quoi ce fait peut induire le sentiment de responsabilité. Car la responsabilité n’est pas seulement un terme rationnel, c’est surtout un état d’esprit. Et ce qui participe le plus à faire naître ce sentiment dans l’esprit des hommes, c’est bien le fait que leurs actes ont des conséquences. Comment induit-on le sens de la responsabilité de ses actes à un enfant ? Non : on ne lui explique pas qu’il est à l’origine de ses actes. Simplement : on lui montre les conséquences de ses actes, et on en crée lorsque nécessaire. Non, l’intention est de développer une vision lucide de la manière dont nous agissons et dont nous développons les motifs de nos actes, puisque cela est capital à une philosophie de l’altruisme. Bien sûr que non. Mais si nous avons cette sensation de non-passivité, ce n’est pas en vertu d’une quelconque faculté rationnelle susceptible de briser des chaînes causales ou de démarrer des chaînes causales. Si nous avons cette sensation, c’est plutôt parce que parallèlement à notre appréhension causale du monde, nous appartenons aussi à l’essence « intérieure » des choses. Le libre-arbitre est la production chimérique à laquelle arrive l’esprit lorsqu’il cherche à expliquer rationnellement ce qu’au fond il ne peut que savoir intuitivement : à savoir qu’en lui, quelque chose veut, ou mieux : qu’il [l’esprit] est la manifestation même de cette volonté. Déterminisme ? Je ne crois pas. Mais je ne pense pas que le débat doive se diviser entre le déterminisme d’une part et une pleine liberté rationnelle d’autre part. Ce sont là des enfantillages. D’ailleurs, le point de vue psychique là-dessus est assez accessoire. Il n’est que le rendu segmentaire d’une intuition dont l’ampleur est beaucoup plus importante : soit l’intuition – cela va faire plaisir à Lucy Van Pelt – que nous sommes des créatures bien insignifiantes, et que le monde nous façonne bien plus que nous le façonnons, quoi que nous en pensions. Évidemment, à ne regarder que les éléments rationnels d’un discours, on oublie son contenu intuitif, de la même manière qu’en ne regardant que les arbres, on rate la forêt. Le libre-arbitre, c’est de la merde parce qu’il nous laisse croire que nous aurions un pouvoir d’affirmation tout prêt en nous alors que l’affirmation de soi ne se développe que dans un rapport dialectique avec le monde (quoique c’est peut-être déjà trop s’avancer que d’affirmer que ce rapport est « dialectique »). L’injonction narcisso-existantialiste qui nous pousse au déversement n’est possible que sous ce régime-là du libre-arbitre. Il nous pousse à un frénétisme désidératif. Quelle est l’intuition qui est au cœur du principe de causalité ? Celle qui veut que les choses du monde soient liées entre elles. Que par exemple la feuille de l’arbre ne tombe pas parce qu’elle décide de tomber, ou parce qu’une divinité quelconque l’aurait ordonné, mais bien parce que son existence s’inscrit dans un tout dont elle dépend. Ou encore que ce que nous appelons notre volonté n’est pas une sorte de faculté autonome, mais qu’elle aussi s’inscrit plutôt au sein d’un tout dont elle dépend. Or, ma foi, tout indique que l’univers fonctionne réellement ainsi.
  18. Je ne crois pas, car ce n’est pas un processus qui est purement rationnel; il ne s’agit pas d’une délibération qui aurait pour objet d’atteindre une certitude parfaite, qui elle ne serait en effet atteignable que par une divinité omnisciente. « Tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment » disait Pascal. En effet : nous sommes avant tout des êtres de désir. Une délibération telle que celle que je décris ne peut qu’avoir une nature provisoire, destinée à céder dès que la nécessité intérieure atteint une tension telle qu’elle nous contraint à agir. L’idée est ici d’induire une robustesse, d’endurcir l’esprit contre les imprécations de l’agir hâtif. « Agis peu mais agis bien » serait notre maxime. « Tiens bon contre les injonctions du monde narcissique qui te poussent à te déverser de toute part. » Ou comme Voltaire : « cultive d’abord ton propre jardin ». Cela est cohérent avec un éloge du silence : « parle lorsque cela compte ». J’ai toujours été d’avis que ce qui compte dans une philosophie, c’est beaucoup plus son atmosphère que ses principes rationnellement établis* – ce qui ne signifie pas par ailleurs que l’ordonnance des concepts n’y ait pas d’importance, au contraire. Par exemple, l’impératif catégorique de Kant est bien joli sur papier, mais ne transpire-t-il pas finalement de la Métaphysique des mœurs une odeur de clownerie ? * J’essaie depuis quelque temps, dans la foulée d’une discussion avec Déjà-utilisé dans l’Éloge du silence, de développer une théorie (avec toute la prétention qui me caractérise) du fond et de la forme, où je contesterais leur distinction traditionnelle – avec les répercussions que ceci entraîne sur la perception du matériel philosophique. Mais c’est une entreprise difficile. Je ne pense pas du tout que ce soit là l’essence de la technique. C’est plutôt l’essence de la rationalité. Ou peut-être même de la sagesse, si ce n’est pas de l’esprit humain. Ne cherchons-nous pas toujours par défaut la solution la plus économe et la plus efficace à nos problèmes ? Je ne crois pas qu’il soit exact de dire que le technicisme recherche les solutions les plus économes et les plus efficaces aux problèmes de notre monde. À vrai dire, c’est souvent tout le contraire. Le technicisme devient souvent une manière de fuir la simplicité désarmante mais cruelle des choses. Je reformule donc ta question : « l’altruisme ainsi défini cherche-t-il la solution la plus économe et la plus efficace ? » Si l’objectif est l’accroissement de la puissance d’exister, alors oui : l’altruisme ainsi défini vise la solution la plus économe et la plus efficace. Si ça nous chante, on peut bien la qualifier de « technique », dans la mesure du moins où l’éthique peut être vue comme une « technique de vie ». Mais n’est-ce pas très réducteur comme catégorisation ? Je ne suis pas sûr de comprendre où est le lien avec la discussion que nous menons. Pourquoi supposer d’emblée que les deux soient incompatibles ? Je suis un jeune papa et franchement, je n’ai aucune certitude quant à la façon dont il convient d’élever ma fille. C’est un perpétuel travail de questionnement et de repositionnement mais parfois, non souvent plutôt, ou même tout le temps, ça agit malgré moi. Le corps sait lorsqu’il vaut mieux court-circuiter la réflexion. Et alors, tout mon raisonnement se réduit effectivement à céder au sentiment. Un sentiment qui aura néanmoins été travaillé par la réflexion. Car il n’y a pas de choses telles qu’une nature rationnelle séparée d’une nature irrationnelle ou émotive. Toute réflexion n’est jamais qu’un philtre affectif que l’on ingère et qui teinte notre vie sentimentale – dans la mesure où sa substance est effectivement nutritive est n’est pas composée que de calories vides. Se questionner, rechercher, douter, ce n’est pas se comporter comme un rat de bibliothèque qui parcourt frénétiquement les bouquins afin d’augmenter la somme de ses connaissances, tout en oubliant de vivre. Douter, c’est aussi parfois douter de la raison. L’expérience doit faire partie d’un processus de recherche constante. Peut-être pourrait-on évoquer ici l’idée d’une scientificité de l’altruisme ? Où l’altruiste aurait à poser des hypothèses, puis à les tester, puis à réviser ses hypothèses en fonction des résultats et ainsi de suite. En même temps, l'esprit scientifique, s’il nous est ici utile pour illustrer le rapport dialectique entre la réflexion et l’expérience que devrait comporter l’altruisme, n’est pas pour autant apte à rendre compte de l’ampleur réflexive qui doit être celle de l’altruisme – à savoir une ampleur proprement philosophique. Là où le scientifique est scotché au fait qu’il tente d’expliquer (ce qui n’est pas dépréciatif pour autant), le philosophe lui en vient à se demander pourquoi il a choisi de porter son esprit sur ce fait précisément, et s’il s’agit là de l’utilisation la plus judicieuse de sa faculté de penser. C’est-à-dire qu’il questionne la pensée qui est derrière sa pensée, si on veut. De même que l’altruiste devrait parfois questionner les motifs qui sont derrière son altruisme. Ou, pour le dire autrement, questionner l’idée qu’il se fait des motifs de son altruisme.
  19. Déçu de la non-intervention de la modération sur ce topic que j'ai dénoncé dès le départ. 19 pages de grosses insignifiances n'ont pas leur place dans un forum de philosophie.
  20. Par la fumisterie du libre-arbitre, c'est la mauvaise conscience que les hommes induisent. La responsabilité individuelle, la vraie, celle-là n'appartient qu'à la conscience de chacun, en tant qu'ils subissent les conséquences de leurs actes. En ce sens, la responsabilité est naturelle: nous subissons nécessairement les conséquences de nos actes et à moins d'être crétins, nous en tenons compte dans l'élaboration de nos intentions futures. Ce que nous entendons usuellement par "responsabilité" n'est en fait rien d'autre que la mauvaise conscience. In-conscient: cela se dit par la négative d'une chose qui n'est pas consciente. J'agis de telle manière en étant incapable d'en établir la cause ou tiens: je rêve à telle chose sans pouvoir en établir la cause exacte. La cause n'est pas consciente. Cela suffit. Je n'ai pas besoin de substantialiser l'inconscient pour que la thèse selon laquelle nous sommes habités par des processus qui échappent à notre conscience soit validée. Ce qui peut devenir dogmatique, ce sont les thèses qui sont censées expliquer ces processus non-conscients - comme celle du familialisme freudien - car c'est en ça que tient au fond l'originalité de la doctrine freudienne. Faut-il que l'homme ait une finalité ? Les gens ajustent leurs actions en fonction des calculs de leur conscience mais quant à ce qui sous-tend ces actions, nous marchons tous dans le noir. Cette sensation se cristallise souvent en nous sous la forme d'un questionnement existentiel global insoluble: "pourquoi vit-on ? À quoi sert la vie ? Qui suis-je ? Où vais-je" mais en définitive, cette insolubilité se réfracte dans tous les gestes de notre vie. C'est simplement que nous nous laissons aller au courant qui coule en nous.
  21. C'est d'ailleurs ce qui tend actuellement à s'imposer dans les sociétés les plus progressistes, sous le concept de réhabilitation.
  22. C'est une méthode qui peut fort bien convenir à un cadre public, par exemple celui de la justice. Mais dans une perspective d'éthique individuelle, plutôt que de s'intéresser à la valeur morale des actes, il semble plus intéressant de considérer la valeur morale de sa conduite et ce, dans une perspective évolutive. En une sorte de façon de mettre l'accent sur le voyage plutôt que la destination si tu veux. On part du point donné où j'agis dans une relative ignorance et dans un flou relatif quant à mes intentions. Or, la moralité de ma vie s'évalue alors à la constance de l'effort que j'ai mis à affiner ma connaissance du monde et par suite ma connaissance des conséquences plausibles de mes actes ainsi que la profondeur de résolution de mes intentions. Ici, l'activisme acharné tant que l'immobilisme peuvent être des synonymes d'échec - le premier n'étant au fond que l'immobilisme de celui qui tourne en rond. De même qu'en philosophie, dogmatisme et passivité réflexive sont des synonymes d'échec. Je finissais dans mon intervention d'ouverture avec la notion de projet. Et bien maintenant, je retombe sur celle de voyage, où l'altruisme pourrait être défini comme une constance et une recherche permanentes (et qui plus est, une recherche rigoureuse, philosophique, profonde, sceptique, etc.) sous le régime qui veut que l'accroissement en puissance d'exister des autres fasse accroître ma propre puissance d'exister et vice-versa. Je suis égoïste dès que je m'arrête. Dès que j'établis mon campement. Dès que je pose les limites de mon territoire. Dès que je définis trop étroitement. Dès que je prends pour acquis. Dès que je ne suis plus attentif aux soubresauts de l'âme de mes semblables. Dès que je me pose comme modèle de raison. Dès que je deviens complaisant dans ma gentillesse. Dès que je me désolidarise. Dès que j'établis une distinction entre "eux" et "nous", entre "toi" et "moi" qui n'est pas fondée sur autre chose que les seules sensations qui me permettent d'affirmer que je suis moi et que tu es toi, et qui n'est pas alignée sur l'impératif que j'ai de conduire mon désir de manière à exalter l'existence, mais qui n'est que le résultat d'une complaisance éthique. Une complaisance éthique qui découle de quoi au fond ? D'une hâte. Qui elle-même découle de quoi ? De la peur ? De la peur de voyager, de faire un pas de travers et de tomber dans le précipice des choses sans avoir pu parvenir à destination ? N'est-ce pas toujours la même vieille rengaine ? Prendre son temps, prendre le chemin le plus long. Envoyer paître les étoiles Michelin. Être attentif aux choses inutiles. Vaquer à la perfection de chacun des petits gestes du quotidien, comme le fait le samouraï. Bref, être à l'écoute de Dieu. C'est tout ça et bien davantage être altruiste. Dans l'aventure de la philosophie, la définition n'est qu'un véhicule que l'on emprunte pour avancer. Elle nous fait aller d'un point A à un point B. Mais le voyage, c'est tout le reste !
  23. Tout le monde comprend ce que signifient "altruisme" et "égoïsme". Il s'agit plutôt de voir quelles sont les limites de ces mots que nous utilisons souvent à tort et à travers dans la vie de tous les jours, comme s'ils avaient une signification absolue ou une valeur morale immédiate. La philosophie sert beaucoup à ça: démystifier ce que nous tenons pour acquis, lever le voile sur ce monde d'illusions qui constitue notre vie quotidienne. En l'occurrence, la réflexion et l'analyse nous apprenne que la réalité est complexe: ce qui nous apparaît égoïste à première vue peut avoir une saveur différente selon si on la prend du côté des intentions ou des conséquences par exemple, ou si on examine les conséquences à court ou à long terme, etc. Cela nous permet d'approfondir notre perception de la psychologie humaine et des jugements qui sont passés autour de nous. De les sasser de manière plus profonde à l'avenir. Etc. Personne n'est tenu de vulgariser. Deux interlocuteurs particulièrement érudits peuvent très bien mener une discussion savante sans que cela permette pour autant de la taxer de superficielle ou de pelletage de nuages. De même que les philosophes en herbe peuvent très bien mener une discussion dans des termes plus terre-à-terre, ce qui n'en garantit pas pour autant la profondeur, loin s'en faut.
  24. Un philosophe ne doit rien du tout. Il ne doit surtout pas être un saint ni un modèle de vertu. Qu'est-ce que j'exige d'un philosophe ? Qu'il soit intéressant. Quelles sont les conditions sous lesquels un philosophe devient intéressant ? J'ai beaucoup de difficulté à établir des lignes directrices claires parmi tous les exemples qui peuplent ma bibliothèque. Certains furent des ermites, d'autres étaient engagés dans le monde. Certains furent des rêveurs, d'autres des esprits pragmatiques qui ne faisaient qu'exprimer dans leurs livres les résolutions qu'ils prenaient pour eux-mêmes, dans leur vie de tous les jours. Certains demeurèrent de parfaits inconnus de leur vivant, d'autres récoltèrent les distinctions. Certains vécurent dans la pauvreté, d'autres dans l'abondance. Certains furent des personnes tout à fait gaies et heureuses, d'autres d'éternels souffrants. Certains voulurent rendre la société plus belle et plus vertueuse et d'autres ne voulurent qu'en dévoiler le visage réel, tant sous ses bons que ses mauvais aspects. En fait, ce qui rassemble tous ces hommes, c'est qu'il avaient des visions quant à la nature du monde (à commencer par leur propre monde intérieur) et quant à son potentiel de transformation, et aussi qu'ils avaient une capacité hors du commun à transposer leurs visions en concepts. Ils étaient aussi tous habités par un tyran intérieur leur imposait de partager ces visions.
  25. Est-ce que l'un s'oppose forcément à l'autre ? Pourquoi serait-il exclu qu'un geste altruiste puisse inclure des motifs égoïstes ? Celui qui travaille à des oeuvres de charité parce que cela donne un sens à sa vie, n'est-il pas à la fois altruiste et égoïste ? Il faut sans doute ici faire intervenir la notion d'instrumentalisation. Ne peuvent être dits altruistes les gestes qui en ont l'apparence mais qui au fond visent à obtenir des résultats qui ne dépendent pas cet acte seul. Comme par exemple pour ce qui est de ce requin des finances qui donne à des organismes de charité afin de lustrer une image qui lui permet de continuer à dérober secrètement les citoyens. Par contre, celui qui donne à des organismes de charité parce qu'il veut faire advenir un modèle de société davantage axé sur des valeurs communautaires donne aussi à son geste une saveur instrumentale. La différence est ici que le 2e considère que son plus grand bénéfice découlera de l'accroissement en puissance (je parle de puissance en sens spinozien du terme: la puissance d'exister) de ses semblables, ou encore, pour le formuler autrement, que son accroissement en puissance découlera de l'accroissement en puissance de ses semblables. Alors que le 1er considère plutôt que son accroissement en puissance passe nécessairement par une diminution de la puissance d'autrui ou du moins par une limitation de son accroissement en puissance. Le 1er aligne ses actes "altruistes" sur une pensée axée sur la compétition, alors que le deuxième les aligne plutôt sur une pensée axée sur la coopération: "plus le groupe est fort, et plus je serai fort". On pourra m'opposer ici qu'un individu peut légitimement penser que la compétition est nécessaire à l'accroissement en puissance du groupe, qu'elle permet aux individus de se dépasser. Mais je rétorquerai dans ce cas que la notion de compétition intervient ici non pas comme projet, mais bien comme instrument d'un projet coopératif, ce qui n'était pas le cas de notre requin des finances, dont le projet le plus profond était de s'enrichir, matériellement parlant. J'étais donc parti de la notion d'instrumentalisation, mais j'arrive plutôt à celle de projet. Ainsi, pour analyser un autre exemple, la nature supposément altruiste du geste d'un occidental consumériste qui donne à une oeuvre de charité venant en aide aux défavorisés du tiers-monde peut être mise en doute en vertu du fait que ce geste s'inscrit plausiblement au sein d'un projet compétitif: se donner bonne conscience tout en continuant dans le consumérisme qui assoit l'impérialisme occidental sur le tiers-monde. Évidemment, il n'est pas exclu que notre individu adhère sincèrement à un projet coopératif visant à rompre l'impéralisme dont je parlais, en adoptant et en promouvant par exemple des habitudes visant à éliminer la surconsommation. Se pose ensuite toute la question de savoir si les projets que nous formons en notre conscience relèvent d'intentions sincères ou alors s'ils relèvent d'élans superficiels n'ayant pour but que de lustrer notre propre conscience à nos propres yeux. Est-ce que je suis sérieux dans mon projet coopératif ou alors ne sont-ce que des mots qui me procurent une certaine contenance, une certaine satisfaction morale ? Suis-je un cynique ou suis-je sincère ? À suivre..?
×